Topique 2015/1 n° 130

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Article de revue

L’enfant et la violence familiale. La création à l’œuvre par le symptôme

Pages 125 à 134

1 Notre pratique clinique se spécifie d’être, à chaque fois, une rencontre singulière avec un être humain aux prises avec son corps et son espace psychique. Quand il s’agit d’un enfant, il est accompagné de la présence d’autres qui viennent chacun dire, articuler, dans l’ici et maintenant, des récits de sa vie. L’enfant présent y montre sa sensibilité par tout un ensemble de paroles, d’attitudes, de mouvements corporels, de retraits, d’adresses directes ou implicites à l’autre, parent ou clinicien. Il est appelé à se situer dans ce cadre et au regard de ceux qui le composent. Dans l’espace clinique proposé, une scène se met à exister sous les formes aussi diverses que peuvent prendre les relations intersubjectives dans les mouvements transférentiels qui les animent. Cette création qui prend corps est mise en jeu de la place et de la fonction de chacun au travers du dire. Des mouvements psychiques opèrent pour laisser, empêcher, moduler l’expression, et leurs effets se lisent dans les éruptions signifiantes. L’enfant découvre là une place, un lieu où de lui l’on parle mais aussi une temporalité singulière où il lui est offert de se risquer à exister dans sa parole, sur les versants langagier et corporel. La rencontre avec l’enfant est un travail attentif d’écoute de ce qu’il a jusqu’ici déjà engagé comme mouvements pulsionnels dans ses différents lieux de vie et maintenant dans la rencontre clinique. Paula Heimann (1952) dans un ouvrage écrit avec M. Klein, nous dit que « le travail psychologique ne révèle pas directement l’action de la pulsion. Ce que nous voyons, ce sont les pulsions en tant qu’elles donnent naissance aux émotions, aux espoirs, aux craintes, aux conflits, aux comportements et aux actes » (p 304). L’inconscient parle, agite le corps, trouble les affects et la pensée. Notre travail clinique commence là où il se révèle et se poursuit par la possibilité offerte de mise au jour de ces points tumultueux afin de leur donner un nouvel éclairage et une nouvelle forme d’expression. C’est l’approfondissement de cette réflexion sur la créativité à l’œuvre dans le travail psychique que je souhaiterais ici exposer à partir de l’écoute et de l’accompagnement d’un garçon de huit ans que je nommerai Alexis, venu me rencontrer dans un centre de consultations pour enfants et adolescents.

UNE HISTOIRE DE VIE QUI SE DONNE À ENTENDRE

2 Alexis se présente, pour la première fois avec sa mère, calme et réservé. Ses troubles du comportement et ses difficultés dans les apprentissages scolaires sont à l’origine de la demande maternelle. À la maison, il ne veut pas se mettre au travail en rentrant de l’école, ni montrer son cahier de correspondance dans lequel sont notées les remontrances de la maîtresse au sujet de son attitude en classe. Les punitions s’allongent et en réponse à ce comportement, de plus en plus d’activités lui sont interdites chez lui. J’apprends alors qu’Alexis vient de commencer une prise en charge de sa dysorthographie par une orthophoniste qui a proposé à la mère de venir également me rencontrer pour parler davantage des difficultés que rencontre son fils à l’école et à la maison. L’espace que je proposais, encore inconnu pour chacun, a été rapidement habité par une plainte maternelle associée à l’épuisement d’un quotidien qu’elle décrivait rythmé par la répétition des mêmes comportements opposants dont l’issue, selon elle, ne pouvait être pour son fils qu’un avenir sans horizon, pire qu’aujourd’hui. Mais au fil de la parole se révéla la construction, pas à pas, de vies personnelles et familiales habitées de points de souffrance et de mystère liés à une histoire commune émaillée de violences et d’insultes. C’est la force de ces énigmes ne laissant pas le psychisme en « paix » que nous souhaitons aborder à partir des rejetons symptomatiques en tant qu’ils viennent rendre compte de la vitalité du travail psychique engagé par cet enfant pour trouver existence au milieu des siens.

3 Appréhendé du côté de la création propre d’un sujet, le symptôme ne vient-il pas non seulement révéler, par une figuration minimale et étrange, l’existence d’un point de réalité historique énigmatique logé dans l’espace psychique, mais également tenter de le mettre en scène sous l’effet de la pulsion, venant signifier la vitalité essentielle de l’être ? C’est de cette question dont nous allons ici débattre à partir de l’étude de la manière dont cet enfant, Alexis, a mis en acte et en mouvement dans le cadre d’une psychothérapie, ce que sa vie psychique le conduisait à être.

MISE EN PLACE DU TRAVAIL CLINIQUE : DU REPÉRAGE DES SYMPTÔMES À LA MISE EN MOUVEMENT D’UNE PAROLE

4 Lors de notre première rencontre Alexis s’installe près de sa mère, à la fois présent et assez triste. Il ne dit rien puis saisit une feuille et se met à dessiner alors que sa mère engage la relation avec moi. Rapidement elle met en avant son impuissance, mais aussi sa lassitude à voir se reproduire au fil des jours la résistance de son fils à répondre aux sollicitations et aux exigences scolaires, et les conflits que cela génère à l’école et à la maison. Elle décrit Alexis avant tout comme un enfant qui ne veut pas travailler, qui n’obéit pas et qui répond sans respect aux adultes et à ses camarades. Les réprimandes ne servent à rien et la mère craint qu’il tourne mal. Son inquiétude porte aussi sur les fréquentations qu’il a : il se laisse, dit-elle, régulièrement entraîner par un autre enfant – son meilleur copain – dont la réputation n’est plus à faire. Tour à tour sont évoqués la désobéissance d’Alexis, son impertinence, et surtout son refus quotidien de se mettre le soir au travail scolaire. La mère est très inquiète pour son avenir. Deux images de lui sont cependant décrites par elle avec un certain attendrissement : un « diable » et un « être adorable » qu’elle nomme parfois « le petit ». J’apprends au cours de ce premier entretien, qu’elle a mis le père à la porte il y a déjà quelques mois, suite à des violences répétées envers elle, associées à des propos injurieux et à une attitude méprisante envers son fils.

5 Pendant le temps où sa mère évoque sa vie et qui est son fils pour elle, Alexis écoute et régulièrement intervient pour donner sa version des faits vécus en famille ou à l’école, pour justifier ses attitudes, saisissant l’espace qui lui est offert par ma présence dans ce cadre inhabituel pour émettre une parole. Il ne contredit pas vraiment ce que sa mère dit, lui donnant en quelque sorte caution, mais par ses interventions, il contextualise les dires maternels et fait revivre le passé en le reconstruisant à sa manière sur la scène thérapeutique. Il justifie certaines attitudes en classe mais ne parle pas de ses difficultés scolaires. Il attire surtout l’attention sur des faits qui l’ont marqué dans la relation à son père quand celui-ci était encore à la maison comme l’absence d’intérêt qu’il portait, même tout petit, aux dessins qu’il lui montrait. Il s’agit aussi de revenir sur les paroles maternelles concernant le père afin de les faire préciser. Mais Alexis semble chercher aussi, par l’exposé des questions qu’il se pose, à tenter de comprendre l’attitude de chacun de ses parents envers lui. Devant moi, lors du premier entretien, je vois un enfant très attentif, calme, pleinement présent à son histoire, qui écoute, et prend la parole en échos à ce qui est évoqué, un enfant capable de se positionner et de s’adresser à l’autre pour dire.

6 Ce qu’il a dessiné en silence lors de cette première rencontre, est tout à fait étonnant : il s’agit d’une tombe, celle de son oncle maternel sur laquelle il a mis des fleurs. Ceci est sa production, ce que de plus inattendu il est venu apporter : un oncle qui n’avait pas été évoqué jusqu’à présent, et dont il a dit qu’il l’aimait bien. Un bonheur avec lui avait existé et il va le justifier en nous parlant d’une photo qu’il avait chez lui où on les voyait heureux ensemble. Plus même, il se souvenait d’une parole qui lui avait été transmise au sujet de cet homme dont on rapportait qu’il s’occupait bien de lui quand il avait deux, trois ans. Une image, une parole : ces éléments importants de son histoire précoce dont il faisait part comme signifiant de la vitalité de sa vie psychique.

7 Alexis m’est apparu dans ce premier temps cependant assez déprimé par une vie habitée aujourd’hui de tous ses symptômes, comme en lutte pour tenter de s’en sortir. Sa difficulté ne m’apparaissait pas tant être celle rencontrée dans l’actuel de son monde environnant scolaire et familial, qui au quotidien, ne lui était pas directement hostile, mais avec son monde interne avec lequel il semblait chercher tous les jours à pactiser. Quelque chose de vital semblait le pousser à agir, à se mettre régulièrement dans une position où inévitablement, de façon répétitive, il pourrait éveiller l’attention de l’autre tant à l’école qu’à la maison. Là où il faisait signe, c’était par ses symptômes dont il avait certainement pressenti la force mobilisatrice. Ceci se confirmera par la suite. De semaine en semaine, la mère venait effectivement s’en plaindre. Sans doute savait-il bien doser le désir qui l’animait pour que désarroi et impuissance maternelle puissent composer avec le lien qui les unissait. Que cherchait-il à dire ? Quelle histoire était-il en train de bâtir ?

8 Les débuts de séance étaient, au commencement du travail thérapeutique, rythmés par la mère qui souhaitait redire ses griefs envers son fils. Mais cependant progressivement elle s’est mise à associer sur le fait qu’elle craignait qu’Alexis devienne comme son père. Ainsi, en se maintenant riche de ses symptômes, n’était-ce pas une parole de la mère attendue dans le cadre thérapeutique qu’Alexis provoquait et voulait questionner ? Or cette parole cette fois convoquait l’image du père, mais de quel père s’agissait-il ? L’identification imaginaire du fils au père violent était supposée par la mère et cela suffisait à l’affoler, elle qui souhaitait l’en éloigner. Elle visait juste cependant en pensant au père, car c’est bien lui qu’Alexis tentait de remettre en scène, mais cependant d’une toute autre manière. Ce qu’il voulait, me dira-t-il, resté seul avec moi, c’était le revoir et il confiera que c’est pour cette raison qu’il ne travaillait plus à l’école. Ne plus apprendre, s’agiter, c’était la manière trouvée par lui, dans le social, pour déplacer ce dire concernant ce père qui lui manquait. Ce pas de côté lui permettait sans doute d’éviter ce face à face avec la mère sur une question si sensible pour elle et de déranger suffisamment ces autres du champ social pour qu’ils interviennent. Il avait certainement pressenti, sans pouvoir le formuler, la difficulté qui allait être la sienne d’évoquer à sa mère son désir envers son père et le symptôme avait ici bien sa fonction. Dans l’espace thérapeutique ouvert désormais à la présence psychique du père, la mère a réussi progressivement à entendre sa demande et a consenti à y répondre, même si elle en appréhendait les effets sur lui mais aussi et surtout sur elle-même. La demande d’Alexis avait trouvé sa forme et son adresse, lui permettant d’« être » face à l’autre et de commencer à s’éloigner de l’état de dépendance à la mère concernant son père.

9 Les retrouvailles avec le père ont pu se mettre en place mais leur réalité fut cependant émaillée, pour Alexis, d’illusions au travers des cadeaux offerts, et de désillusions face à une parole paternelle non tenue après quelques rencontres. Au travers de l’attitude de son père, il a perçu, par les questions ou les exigences qu’il lui adressait, qu’il l’utilisait dans le conflit avec sa mère et il en conclura : « J’ai l’impression que papa il ne m’aime pas. » Ainsi avait-il tenté là, par la mise en mouvement de l’autre dans un nouveau cadre de rencontre, d’approcher une des énigmes essentielles de sa vie. Les symptômes dans ce temps-là se sont un peu apaisés, principalement à l’école.

10 Cependant, progressivement, les plaintes maternelles ont repris du fait du retour de son comportement opposant mais cette fois, en plus, à la maison, il l’insultait ; cela était trop pour la mère et là encore il lui rappelait la figure du père. Les injures de son fils étaient, nous dira-t-elle, ce qu’il y avait de plus douloureux pour elle. Elle évoquera, par association, en avoir été également l’objet dans son parcours de vie. J’apprendrai plus tard, que le père de son fils, était aussi pour elle support des figures qui l’ont, durant son histoire, fait souffrir en raison de moqueries concernant son physique ou la non reconnaissance de ses capacités. Cependant le message contenu aujourd’hui dans l’attitude de son fils était pour elle à décrypter, comme une recherche à engager dans le lieu même de l’intime d’Alexis. Ce qui se répétait, elle l’a désormais associé à l’idée que son fils pouvait chercher à être puni. Ainsi une seconde fois, la mère avait une intuition de la valeur symbolique du symptôme et y était impliquée. Quelque chose de lui, mais aussi d’elle qui y répondait en le punissant, était là à l’œuvre et mis en mots par la mère. Quelque chose insistait chez Alexis au point d’attirer l’attention maternelle sur la vie psychique de son fils. Et c’est sans doute bien parce qu’elle y avait reconnu des souffrances passées, qu’elle y était sensible. Et les frustrations auxquelles elle le soumettait régulièrement, seul mode de résolution envisageable pour elle jusqu’à présent, venaient renforcer le symptôme.

11 Mais quel était le désir d’Alexis ? Souhaitait-il s’engager dans une position sado-masochiste sachant qu’avant d’être puni il allait précédemment atteindre psychiquement sa mère ? Mais pour quelle raison ? Être puni pour exister auprès d’elle, ne serait-ce que de cette façon, donnerait-il une valeur érogène à ce comportement ? Souhaitait-il questionner la loi ordonnant le désir maternel pour lui ? Voulait-il se faire punir pour tenter d’expier sa responsabilité supposée dans les conflits familiaux auxquels il était toujours mêlé comme il l’a lui-même repéré ? Ou engageait-il un mouvement régressif de détresse, trouvant dans le masochisme primaire un moyen de survie permettant l’articulation de pulsions de vie et de mort à l’œuvre en lui ? « On n’attachera jamais trop d’importance, dans l’analyse d’un enfant, au caractère de compulsion à la répétition que représentent ses actions et ses fantasmes » nous dit M. Klein (1932, p. 22) quand elle nous relate sa pratique clinique avec l’enfant.

12 J’ai soutenu du côté maternel la naissance de cette intuition sur la valeur symbolique du symptôme et le proposai à penser à l’enfant. N’était-ce pas bien, lui, là, dans toute sa subjectivité, qui, de façon insistante, récurrente, déclenchait cette réaction maternelle conduisant à la punition ? Un désir inconscient n’était-il pas là bien à l’œuvre dans un contexte pour lui tout à fait spécifique dont il se saisissait pour tenter de l’exprimer ? L’enfant a acquiescé, et cette reconnaissance a fait bouger la psychothérapie. Il s’agissait dès lors d’éclairer ce contexte qui avait pour lui tant d’importance ; de le soutenir pour qu’il se raconte, qu’il raconte la manière dont il créait cette situation relationnelle et qui est apparue subitement toujours identique. Le contexte était celui du travail à faire pour l’école et le facteur déclenchant était la demande de la mère : il fallait faire les devoirs et il ne voulait pas. Voilà le positionnement qu’il amenait, une résistance à la mère, une entrée en conflit avec elle qui allait prendre des proportions exagérées. Ne s’agissait-il pas de mettre la mère en colère, hors d’elle ? Et cela il réussissait à l’atteindre car la mère avait aussi différentes blessures en elle notamment celle liée au fait qu’elle n’avait pas su apprendre à lire. En grande difficulté, elle voulait tout faire pour que son fils, lui, s’en sorte. Et alors s’il ne voulait pas se mettre au travail, les choses s’enclenchaient : la mère réagissait, elle lui répétait quel était son devoir à faire, elle insistait, lui résistait, l’insultait, elle s’énervait, elle le grondait, elle le punissait. La création d’un climat de violence était réussie pour Alexis. Cet enchaînement de faits rapportés s’est progressivement chargé d’émotions en présence de la mère qui écoutait ce dont son fils était en train de se rendre compte. Mais ce qui est apparu derrière cette scène, c’est qu’il cherchait à joindre un point de réel. « L’inconscient est mémoire, oui, mais mémoire en acte, mémoire-événement et non pas mémoire des événements. Un acte dans la vie présente du sujet, le retour aujourd’hui, sans passer par la conscience, d’un événement oublié de l’enfance » nous dit encore J.-D.Nasio (1993, p. 164). Si Alexis produisait cette situation de montée de violence, nous allons percevoir ensemble que ce n’était pas la violence elle – même qu’il recherchait, mais le fait qu’elle contienne en elle une image : le bras levé de la mère, une image à laquelle il pensait souvent a-t-il dit ensuite. Ainsi pour satisfaire le retour de cette image, plus précisément pour lui en donner une traduction dans la réalité, il produisait et répétait une scène où immanquablement sa mère, il devait en être sûr, allait lever le bras. Ceci ne vient-il pas rappeler ce que Freud nous disait à propos de la maladie en nous demandant de la traiter « non comme un événement du passé mais comme une force actuellement agissante » (Freud, (1953), 1985, p. 110). Dans L’Homme Moïse et la religion monothéiste (1939), il définit également l’inconscient comme une mémoire : « Tout ce qu’un enfant de deux ans a déjà pu voir sans le comprendre peut bien ne jamais revenir à sa mémoire, sauf dans ses rêves. Le traitement analytique seul sera capable de lui faire connaître ces événements. Mais à un moment donné, ces derniers (…) peuvent surgir dans la vie du sujet, lui dicter ses actes (…). L’éloignement dans le temps est ici le facteur essentiel en ce qui concerne cet état spécial de la mémoire que nous appelons « inconscient. » (p. 169-170).

13 L’irruption de l’image dans l’espace thérapeutique a été suivie d’un silence. Je ne saurai rien de plus sur ce bras levé de la mère : une image condensant sans doute, comme dans le rêve, différentes facettes de sa vie pulsionnelle. Je n’ai pas engagé l’enfant à en dire davantage peut-être en pensant à ce qu’évoque Winnicott (1971) au sujet de l’importance de préserver « l’espace potentiel » et ce qui s’y joue. Ce qui a été notable c’est l’effet sur le corps d’Alexis de cet épisode où ce point énigmatique, l’image du bras levé de la mère, est venu prendre existence dans le lieu où il pouvait se dire. La simple mise en mots par lui-même a suffi pour amener un mouvement important d’apaisement. Alexis s’est alors centré sur lui-même quelque temps, sans rien dire de plus, en présence de sa mère qui l’écoutait en silence. Dans ce moment, c’est aussi son propre corps qui était convié : il s’est doucement appuyé sur le bureau, la tête entre les bras, dans une attitude qui faisait penser qu’il était avec lui-même, en présence de quelqu’un, comme le dirait Winnicott (1958). La mère a alors fait le choix de se retirer en silence.

REJOINDRE CE QUI EST RESTÉ EN VIE DU PASSÉ

14 Nasio (1993) ne dirait-il pas au regard de ce que vit Alexis, que « c’est une autre façon de poser le paradoxe du traumatisme : d’une part, il y a quelque chose de nouveau, de métaphoriquement nouveau qui surgit : l’événement signifiant ; et d’autre part, cet événement porte en lui la permanence de la même jouissance déjà présente dans le supposé moment traumatique. Voilà l’aporie du trauma : le nouveau fait exister l’ancien et, malgré leur différence, tous deux sont traversés par une même jouissance » ? (p. 176). Pour cet enfant, répéter quotidiennement ce qui était source de jouissance, ce qui faisait mystère dans la relation à l’autre, construire cette image, m’est apparu essentiel pour fonder sa propre identité. « La répétition est l’être même du désir » nous dit P.L.Assoun (p. 212), désir soutenu par une pulsion de vie articulée de façon énigmatique à la pulsion de mort. Il s’agissait d’apaiser la tension, de figurer et de symboliser par le langage ce qui faisait énigme dans l’espace psychique. Il s’agissait de faire revivre dans le corps sensations, perceptions articulées à cette image pour que celle-ci s’habille d’un contexte afin de se transformer en élément signifiant d’une histoire. Tout comme un élément de langage ne prend de valeur signifiante qu’articulé à l’ensemble des signifiants.

15 Ainsi, une image habitait avec insistance sa vie psychique depuis un temps que je ne connais pas, une image cristallisant sans doute aujourd’hui ce qu’il vivait et ce qui restait en vie, en lui, de ces temps énigmatiques où trop jeune il ne savait pas situer ce qu’il voyait et ce qu’il lui arrivait. Je n’en savais pas plus mais le silence qui a suivi et l’émotion perceptible sur son corps venait dire qu’un pas important venait d’être franchi. Mais ce qui a été particulièrement étonnant ensuite, c’est qu’un espace de création s’est ouvert. Seul avec une détermination que je ne lui connaissais pas, il a pris l’initiative de dessiner, en silence, avec une minutie également inhabituelle, sans gommer, d’un seul trait assuré. Alors qu’il n’était jamais content de lui, ici il n’y avait pas de doute. C’est bien lui qui s’exprimait, attentif à ce qui émergeait pour le traduire en figure. Engagé dans son dessin, je le regardais en silence. Il m’a ensuite demandé de l’aider en reproduisant comme lui certains dessins, me rendant co-participante et sans doute aussi contenante de ce qu’il réalisait. Cette application à la tâche, c’était pour sa mère à qui il voulait dédier ce dessin. Hors de mon regard il a écrit au bas de sa feuille : « Je t’aime maman. » De quel amour s’agissait-il ? La mère dira, en le regardant ensuite quand il lui apportera en salle d’attente, qu’il en faisait comme celui-là quand il était petit. Ainsi faisait-elle ce rapprochement avec l’histoire d’autrefois et c’est ce qu’elle en a dit à son fils. Ce lien avec le passé pouvait-il aussi s’engager par l’intermédiaire du dessin ? Quelle histoire était-il donc en train de (re) construire dans ce don à la mère ? Ou mettait-il en place ce processus de réparation dont nous a tant parlé M. Klein (1957) ? Quel amour allait-il chercher du côté maternel ?

16 Les séances qui ont suivi ont conduit spontanément la mère et le fils, à la remémoration de faits de vie de la toute petite enfance, de moments de plaisir mais aussi de violence. À tour de rôle, les faits étaient évoqués par chacun. L’histoire d’Alexis se racontait, se construisait ensemble. Alexis posait des questions, cherchait à savoir, à comprendre. Il s’agissait de rechercher les faits, de confronter son savoir intime au savoir de l’autre ; de mettre en lien ce qui restait de bribes de sensation, de perception, de parole, de geste ; « ça veut dire que… », « j’ai aussi entendu et vu quand… » et « on m’a raconté… », « comment ça se fait que, dans chaque histoire, je sois dedans », mais aussi « je suis pas encore adulte pour comprendre les grands ». Il semblait entamer une nouvelle tâche : celle de la construction de son histoire et de sa place d’enfant dans ses liens de désirs à chacun de ses parents. Ceci me rappelle ce que nous dit J.-D. Nasio quand il évoque, dans le travail clinique, le premier temps de l’étonnement, puis celui du surgissement de l’énigme et ensuite du désir de savoir ce que recouvre cette énigme (p. 162).

17 Parallèlement, il s’est mis à investir le scolaire avec plus d’intérêt. « Lorsque (ces) fantasmes refoulés se trouvent libérés par l’analyse, on voit le petit enfant se mettre à jouer, l’enfant plus âgé à étudier et à manifester des sublimations et des intérêts de toutes sortes. » (Klein, (1932) 2006, p. 126). Reproduisant sur une feuille ce qu’il avait appris à l’école, il était à la recherche d’une règle graduée et d’un modèle non pour effectuer pour lui-même un dessin mais pour affiner ce qu’il souhaitait me transmettre. Désormais il pouvait savoir et partager le savoir. Puis il s’est appliqué à faire dans l’esthétique où se conjuguaient la créativité mais aussi la reprise de dessins appris auprès de sa mère. Il semblait créer sa place dans ce monde qui l’avait devancé. Ce n’était pas la perfection qu’il cherchait, mais le beau. Progressivement, sur ce beau, il s’est mis à accepter la possibilité que ce ne soit pas tout à fait comme il le souhaitait, mais acceptable en aménageant la petite faute de crayonnage. L’imperfection était possible, lui qui avait préféré pendant longtemps au niveau du scolaire ne rien faire plutôt que de se confronter à la faute. Il était fier de lui, il le disait avec insistance, comme s’il réalisait qu’il pouvait désormais se construire sur une base narcissique plus solide, lui qui avait dit avoir le souvenir que son père le traitait de « bon à rien » quand il était petit.

18 La mise en mouvement de son monde psychique fait d’images et de paroles dont le bras levé de la mère devait condenser une des figures de l’énigme, n’était-elle pas l’objectif visé par la pulsion de vie ? Ce choix, si tant est qu’il puisse en être un, paraissait représenter pour Alexis ce qui allait faire lien entre son présent et son passé. Par cette figure, n’avait-il pas saisi qu’un trait d’union entre autrefois et aujourd’hui pouvait se faire si toutefois l’Autre pouvait le reconnaitre ? Sans doute s’agissait-il, au travers de la vitalité de ce parcours, de poursuivre sa quête identificatoire, de questionner le désir de l’Autre, de construire sa propre trajectoire subjective entre dépendance et confrontation à la castration.

19 Comme le dit Thomas C. Colin (2004), « l’idéal de vie (…) serait de maintenir un certain niveau d’excitation ou de tension propice aux mouvements ou aux changements, lesquels seraient, d’après Freud, le propre de la vie » (p. 172). À partir de cet exemple clinique, il me semble que pour Alexis, l’image créée a participé à maintenir vivace la dynamique psychique. Il n’en reste qu’articulée intimement aux mouvements de vie et de mort, elle ne peut devenir efficiente pour la poursuite de la construction subjective que dans la mesure où elle est débusquée de sa niche intime, en étant reconnue par l’Autre, mise en mots et intégrée par la parole dans l’histoire subjective lors du travail autour du symptôme.

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

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  • WINNICOTT, D. W., Jeu et réalité, (1971), Gallimard, 1975.

Mots-clés éditeurs : Travail psychique, Symptôme, Violence, Espace thérapeutique, Créativité

Mise en ligne 03/06/2015

https://doi.org/10.3917/top.130.0125

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