Topique 2010/2 n° 111

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Article de revue

Performance, publicité et psychanalyse

Pages 129 à 137

Notes

  • [1]
    Jornal do Brasil. Rio de Janeiro, le 15 juin 2005, p. 1.
  • [2]
    - Le SBT est une chaîne de télévision très importante au Brésil qui appartient à Silvio Santos, le père de la jeune fille kidnappée.
  • [3]
    - Il faut rappeler que entre le Real, la monnaie brésilienne, et l´Euro, la monnaie européenne, la rapport est de 1 (un) par 3 (trois). Ainsi, le montant de R$ 500.000,00 vaut €166.000,00.
  • [4]
    - Weber, M., L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Paris, Plon, 1964.
  • [5]
    - Weber, M., Sociologie et Religions. Paris, Gallimard, 1996.
  • [6]
    - Lacan, J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu ». In : Monzie, A., Febvre, L. Encyclopédie française sur la vie mentale. Volume VII. Paris, Société de Gestion de l´Encyclopédie Française, 1938.
  • [7]
    - Freud, S., Malaise dans la civilisation. Paris, PUF, 1971.
  • [8]
    - L´État de São Paulo est le plus riche du Brésil, du point de vue économique.
  • [9]
    - Il s´agit d´un parti social-démocrate qui a élu auparavant le Président de la République, mais qui a perdu la dernière élection pour le Parti des Travailleurs, lorsque Lula a remporté l´élection.
  • [10]
    - En fait, Geraldo Alckmin a disputé après l´élection présidentielle contre Lula.
  • [11]
    - Boltanski, L. La souffrance à distance. Paris, Métailié, 1993.
  • [12]
    - Zizek, S., Welcome to the Desert of the Real ! Five Essais on September 11 and Related Dates. Londres, New York, Verso, 2002.
  • [13]
    - Gabler, N., A vida é um filme. São Paulo, Companhia das Letras, 1999.
  • [14]
    - Lasch, C., The Culture of Narcissism : American Life in an Age of Diminishing Expectations. New York/London, WW Norton & Company, 1991.
  • [15]
    - Debord, G., La société du spectacle. Paris, Gallimard, 1992.
  • [16]
    - Adorno, T.W., Horkeimer, M., La dialectique de la raison. Paris , Gallimard, 1994.
  • [17]
    - Collor a été le premier Président de la République après la fin de la dictature militaire, qui a été élu avec un discours populiste. Néanmoins, il a été objet d´un impeachment par le Parlement, lorsqu´il a perdu le pouvoir politique.
  • [18]
    - Ample espace entre les trois bâtiments monumentaux qui représentent les trois Pouvoirs de la République, à savoir : l’Exécutif, le Judiciaire et le Législatif.
  • [19]
    - Résidence du Président de la République.
  • [20]
    - Célèbre personnage de l’œuvre de Monteiro Lobato.
  • [21]
    - Marx, K., O 18 Brumário de Luís Bonaparte. Rio de Janeiro, Paz e Terra, 2002.
  • [22]
    - Il s´agit d´une institution pour des jeunes délinquants des classes populaires.
  • [23]
    - Garcia Márquez, G., Crônicas da morte anunciada. Rio de Janeiro, Civilização Brasileira, 1983.

1 L’un des gros titres du Jornal do Brasil d’il y a quelques annés était très concis dans sa précision chirurgicale : « Une étoile est née » [1]. Il se référait ainsi au spectacle-interview joué par Patrícia Abravanel, chez elle, tout de suite après avoir été relâchée par ses kidnappeurs. En direct et en couleurs, cela a été diffusé sur toutes les chaînes de télévision du pays, sans coupures. La jeune fille avait alors les yeux scintillants et écarquillés, faisait de grands gestes, montrait une appréciable aisance corporelle, le ton de sa voix était plutôt comique, en tout cas pas dramatique comme on l’attendrait de la part de quelqu’un ayant vécu une semaine en captivité. Elle exhibait une euphorie assez grotesque, digne de n’importe quelle scène picaresque de ce recoin du Brésil.

2 Comme dans tous les cirques dignes de ce nom, le public était non seulement présent, mais il applaudissait vivement les formulations illuminées de notre personnage. Celles-ci condensaient, fondamentalement, les lieux-communs de la religion évangélique, auxquels venaient s’ajouter certains préceptes sociaux banals. Le tout était gonflé par la ferveur d’un style messianique, bien entendu, qui évoquait les feuilletons mexicains larmoyants montrés par le SBT  [2], tout à fait du goût de son père, l’entrepreneur Silvio Santos.

3 Elle a donc parlé, la bouche pleine, de la misère brésilienne et de l’absence de culpabilité des kidnappeurs, des pauvres diables au chômage, finalement, faisant partie d’une société qui exclut, qui est injuste et violente. Dans son plaidoyer pop, elle a invoqué Dieu sans arrêt, pour qu’il vienne en aide à tous les téléspectateurs, Lui seul étant capable de nous libérer de nos malheurs. Ce qu’elle avait déjà fait, d’ailleurs, pour ses bourreaux, durant sa captivité, entre deux parties de cartes. Elle croyait réellement que c’était le Bon Dieu tout-puissant, qu’elle porte toujours dans son coeur, qui l’avait sauvée de sa disgrâce, et qu’elle avait finalement été délivrée par la force miraculeuse de sa ferveur. Et, si nous croyons à toute cette cantilène, les kidnappeurs ont eux aussi été stimulés et impressionnés par la bonne nouvelle de la providence évangélique, finissant par rendre sa liberté à la jeune héroïne et par lui ouvrir la porte de la célébrité contre le mince pourboire de R$ 500000,00.  [3]

4 S’il est vrai que les choses ont eu lieu ainsi, disons-le en passant. Les recherches amatrices, faites dans le tohu-bohu des rues et des cafés, ne sont pas du tout d’accord sur ce point. Personne ne croit, de son plein gré, à ce missel. Aucun citoyen, conscient de ce qu’il fait, n’enlèverait la fille de l’un des plus grands entrepreneurs brésiliens pour demander comme rançon une telle bagatelle ! Et personne ne serait non plus séduit par ces badinages sur le bon Dieu. Mais je vais laisser cela de côté pour le moment, et me pencher sur ce qui m’intéresse, c’est-à-dire l’immersion récente de cette jeune fille dans le monde des paillettes colorées des « étoiles ». Retournons donc sur scène.

5 La scène décrite ci-dessus semble vraiment être une version renouvelée du « Bahut du Bonheur » et du « Show du Million » – émissions hebdomadaires dirigées par son père. Et ce, parce que le Brésil a été transformé, par la performance, en un grand auditoire où le public délire de joie par le simple fait d’en faire partie. Et tout cela est rendu possible par l’exhibition, à la télé, du cirque électronique. Or, il ya eu là quelque chose de nouveau. Ne soyons pas malhonnêtes quant au scénario de la mise-en-scène présentée. Et ne nous y trompons pas. Il faut remarquer que la publicité a atteint dans ce contexte-là, aux registressocial et historique, unnouveau seuil de dissémination et de diffusion dans l´espace social tout à fait nouveau.

6 L’innovation est centrée sur la distribution, par la « star » du discours évangélique empaqueté dirigé aux démunis de tout le pays dans le but de les « assister », d’un « Dieu pour le peuple – c’est ce que semblait dire la jeune actrice, dans les lignes et entrelignes de son puissant discours. C’est pourquoi la « star », dans sa performance, critique son père pour ce qu’il fait dans ses émissions, et suggère alors l’offrande de prières gratuites, pour remplacer la camelote distribuée par Silvio Santos.

7 En effet, comme dans la pièce de théâtre « Rodaviva », de Chico Buarque de Holanda, dans la mise-en-scène déjà vieillotte de José Celso Martinez Correia de années 80, le père ne distribuait « du pain au peuple » que sous la forme de l’ancien populisme politique, c’est-à-dire en lançant au grand public, par poignées, de vieilles capsules rouillées de bouteilles de boissons rafraîchissantes. Il faudrait maintenant réinventer un autre populisme, dans le nouveau contexte de l’insertion du Brésil dans la mondialisation et les règles strictes du néo-libéralisme, pour pouvoir offrir charitablement quelques miettes à tous les misérables au Sud de l’Équateur. Il est donc nécessaire d’évoquer le Dieu tout-puissant, pour une distribution ample, générale et sans restriction de la charité nationale. Bref, pour cela, il nous faudrait avoir Dieu dans nos coeurs, qui, par la magie de ses offrandes, nous rédimerait de nos fléaux et disgrâces.

8 Mais ce n’est pas la seule critique que la jeune fille adresse à son père. Elle en fait une autre, qui s’ajuste comme un gant à la première. Étant juif, son père n’aurait pas Dieu dans son coeur, comme la jeune étoile évangélique. Ou, en d’autres termes, son Dieu à elle serait bien meilleur que celui de son père. Par conséquent, une dispute entre différentes religiosités exposées sur le marché de biens menant au salut [4],[5] est ici insinuée, profitant de la brèche offerte par le spectacle télévisé. Les diverses modalités de populisme, l’ancien et celui d’aujourd’hui, s’inscriraient-elles alors dans des discours religieux distincts ? Je n’ai pas l’intention de répondre à cette question ici, et préfère laisser cette interrogation en suspens pour de futures élaborations, pour moi-même ainsi que pour les lecteurs.

9 Tout cela montre bien, en plus de ce qui a déjà été dit, les nouveaux destins de la figure du père dans l’imaginaire brésilien contemporain. Dans l’esthétique du spectacle et de la performance, sa figure perd toute densité éthique, et est vidée de son pouvoir symbolique. En effet, le Dieu de la fille serait non seulement différent de celui du père, mais il lui serait à la fois bien supérieur. Si, pour Lacan, la figure du père était déjà humiliée dans le champ de la modernité  [6], et c’est là que se trouverait la condition de possibilité symbolique du malaise énoncé par Freud, [7] quel adjectif adopterait-il pour se référer aux nouveaux attributs de la paternité ? Père inexistant, peut-être. Qui sait ? Père nul, probablement.

10 Quoi qu’il en soit, le père de la jeune fille ne se soucie guère de cela. Oscillant entre l’effervescence et la mordacité, affichant en permanence un sourire niais, le présentateur forme un duo avec sa rebelle de fille, débitant ici et là de petites blagues stupides. « Peut-être aurait-il mieux valu que les kidnappeurs l’aient gardée plus longtemps. C’était une fille très futée qui ne m’attirait que des ennuis » – disait le toujours souriant Sílvio Santos, provoquant le délire de ses fans. Après s’être soigneusement maquillé et fait une entrée triomphante sur scène, le père exhibait alors tout son talent pour la performance, tirant parti des « tuyaux » fournis par la débutante.

11 Et, tout semble l’indiquer, la nouvelle étoile n’a obtenu un succès que très éphémère, et a dû quitter la scène en quatrième vitesse. L’étoile qui veut monter trop vite risque de tomber de haut, dans la mesure où les ressources dramatiques lui manquent, ainsi que la gestuelle des anciennes actrices de théâtre que la télévision n’offre malheureusement plus. Le lendemain de la performance, le père a été kidnappé, dans sa propre maison, par un jeune leader de bande audacieux. Serait-il devenu jaloux de la nouvelle étoile montante, et sorti alors furtivement des coulisses pour occuper toute la scène ? Après tout, c’était sa scène à lui ; c’était lui qui avait organisé l’enlèvement dans ses moindres détails. Il ne pouvait donc pas supporter de faire la courte échelle à sa fille, cette simple chipie opportuniste.

12 Ainsi, après avoir reçu une balle dans le derrière et avoir éjecté deux policiers vers l’autre monde, le héros est rentré, triomphant, dans le saloon, maître du jeu. Il ne chiquait pas, ni crachait du whiskey du Tennessee, mais il y a mis le paquet : pas question de parler à la police, même aux grands pontes, sinon, lui, le bienfaiteur du bonheur populaire, il les attraperait, les tuerait et les mangerait tous, avec ses bahuts millionnaires. Exigeant même la présence du Gouverneur de l’État de São Paulo, [8] Geraldo Alckmin, la star du moment a évacué celle qui voulait prendre sa place sur scène sans la moindre pudeur. Cependant, il a concédé au gouvernant le triste rôle d’acteur coadjuvant de cet opéra bouffe qui provoquait maintenant les stridents applaudissements du « respectable public », debout dans la salle. Bref, le Gouvernement de l’État s’était rendu face au spectacle à la publicité promue par la télévision.

13 Nous pouvons supposer ici, sans aucune malveillance, que le Gouverneur – décent et lourdaud – a décidé de profiter de l’occasion pour parfaire sa popularité auprès de la population, prouvant être un homme ferme et courageux, précisément l’image qu’avait le peuple de son prédécesseur, le Gouverneur Mario Covas. Celui-ci avait déjà brisé certains des protocoles attendus de la part d’un gouvernant, faisant face à des grévistes et ramassant des oeufs pourris. Et ce, sans compter la voluptueuse exhibition publique de la maladie qui le tuait, c´est-à-dire le cancer, dont les politiciens font d’habitude un secret insondable.

14 Ainsi, le nouveau Gouverneur a-t-il décidé de présenter son spectacle de bravoure, aussi bien au monde politique qu’à la population en général, en profitant du scénario monté par le jeune kidnappeur – puisque tout ce qui se passait chez le kidnappé était retransmis en direct dans tout le pays. Chaque dialogue entre lui et le kidnappeur était vu et entendu, car la télé exposait sa performance, et mettait en évidence les premiers pas de cet apprenti de dirigeant politique. Qui sait si, ce faisant, il ne serait pas inclus dans le casting des présidentiables du PSDB ?  [9] Ou pourrait-il s’assurer l’une des premières positions, aux élections pour la prochaine succession de l’État ?  [10]

15 De toute façon, il est curieux que dans l’avalanche de kidnappings qui a déferlé sur São Paulo dernièrement, celui-ci ait été le seul capable de décider le gouverneur à se montrer en public et à faire son entrée dans le spectacle télévisé. Or, il nous a dit plus tard qu’il ne l’avait fait que pour éviter une tragédie encore plus grande. Est-ce vrai ? Ou alors nous a-t-on fait assister à une tragicomédie, qui nous a fait pleurer de rire par la quantité incroyable d’hypocrisies qui ont été dites, tandis que le seul but du gouvernant était de se faire de la publicité politique en apparaissant sur le petit écran ?

16 Toutefois, il nous semble que le kidnappeur ait eu, lui aussi, de bonnes raisons que le coeur n’oublie pas et auxquelles il accorde même une certaine valeur. Il aurait fait tout ça pour sauver sa peau, et sa tête mise à prix, après tant de crimes commis : deux kidnappings, deux policiers morts et un blessé. Le bruit court que la position de star obtenue audacieusement par le kidnappeur aurait eu un effet politique : cela lui aurait servi à ne pas se faire descendre par la police, ou en prison – du moins pas tout de suite. Qu’il en soit ainsi. Tout cela lui aura servi de talisman, protégeant notre héros pendant quelque temps.

17 Mais rien, ou presque, n’est resté de cette affaire après la baisse des rideaux. Le public s’est certainement régalé de ces évènements, il s’est comme toujours bien amusé, mais c’est tout. Comme pour n’importe quel spectacle, il faut en profiter au moment où il a lieu, parce qu’un autre va immédiatement en prendre le relais. Il suffit de changer de chaîne, et un autre « show » est diffusé : une autre catastrophe aura à coup sûr été transformée en comédie. Tout cela se conjugue avec le verbe « zipper ».

18 Nous sommes ici en syntonie avec ce que le sociologue français Luc Boltanski a développé dans son livre « La souffrance à distance ». [11] En effet, nous apprenons à nous désensibiliser et à nous désaffectionner par rapport à ce qui se passe de tragique au monde, en contemplant les images montrées par la télévision, qui veut nous donner l’illusion de participer à tout et en temps réel, mais nous maintient toujours à distance. La douleur exhibée sur la scène du spectacle a le don paradoxal d’être immédiatement vidée, par la pasteurisation toujours présente de ce qu’elle laisse voir, nous répétant sans cesse avec emphase, à la manière du compositeur Caetano Velloso, lorsqu´il a dit que le « Haïti n’est pas ici ». Bref, on évite ainsi, d’une façon bien construite et élaborée, de nous lancer dans le désert du réel, formulé par le philosophe slovène ZiZek. [12]

19 Quelques jours plus tard, toujours sur la SBT, Gugú Liberato interviewait plusieurs autorités et participants de l’enlèvement, revenant au spectacle et ajoutant d’autres stars à ce carrousel de cirque. Mais, lorsque les gens en auront marre, il faudra inventer tout de suite un autre genre de divertissement. Ça pourra être un feuilleton, un film ou une émission de sport, pourvu que ce soit toujours quelque chose prêt à vite amenuiser une ambiance trop lourde. « Respectable public, le show must go on ! », annonce sans cesse en filigrane le véhicule-roi des médias, pour relancer toutes les publicités.

20 Ce qui se dégage de tout ceci, c’est la performance, en tant qu’impératif catégorique de notre existence sociale. On cherche à produire du succès, coûte que coûte, de sorte que l’espace social se transforme en une scène de théâtre permanente, où les opportunistes deviennent légitimes aux moments cruciaux qui s’offrent à eux. La jeune kidnappeuse, arrêtée après tout cela, s’appelle Jenniffer, ainsi qu’une séduisante actrice de cinéma hollywoodienne. Et attention : avec deux n et deux f, pour bien montrer que nous sommes dans un scénario de cinéma américain, avec un casting hollywoodien !

21 Au sein de la société fondée sur l’ethos du succès, le cinéma, la publicité et la télévision inventent constamment le réel, idéalisant les scénarios que les agents sociaux réaliseront plus tard dans la vraie vie. Ainsi que nous le dit Gabler, dans un titre suggestif, en faisant l’analyse de la société nord-américaine : la vie est un film.[13] Il prouve donc comment les spectacles cinématographiques et médiatiques produisent des personnages et des scénarios qui seront ensuite inscrits dans le réel en tant qu’évènements. Selon lui, Reagan a pris des décisions politiques très importantes à partir de ce qu´il regardait dans les films à la Maison Blanche. En effet, les récentes attaques contre les Tours Jumelles du World Trade Center à New York, et contre le Pentagone à Washington ont été esquissées, en scandaleux détails, par la cinématographie américaine, comme « New York assiégée » et « Independence Day ». Les textes de ces tragédies ont été produits dans les laboratoires de l’imaginaire et du divertissement à Hollywood.

22 Dans un tel contexte éthique, tout est radicalement modifié. L’intimité disparaît peu à peu dans la culture narcissique [14] et dans la société du spectacle, [15] de sorte que la douleur et l’angoisse se transforment en matière-première pour la production de la performance. Le corps devient ainsi le champ privilégié de la scène spectaculaire, justement parce qu’il est ce qui se situe à la frontière entre le dedans et le dehors, c’est-à-dire entre le public et le privé. Il serait alors placé à la limite des deux, là où ils s’unissent intimement comme un plasma indifférencié. On peut même dire que, à la limite, disparaît l´expérience de l´intimité, dans cette injonction à la visibilité.

23 Par conséquent, ce n’est pas par hasard que le Body Art ait été transformé en une importante référence de la polis contemporaine, puisqu’en elle, le sacrifice et la douleur sont exposés spectaculairement, par des déchiquetages corporels sur le devant de la scène. Parallèment, dans ce contexte, les performances proprement dites se transforment en un nouveau style artistique, insérées dans les limites dès lors fragiles entre poésie, arts plastiques et thèâtre, dans une chorégraphie scénographique où le corps est toujours le metteur en scène du spectacle.

24 Ce que tout cela semble indiquer, est le fait de la terrifiante raréfaction qui a lieu par rapport au champ du langage. Celui-ci perd, en fait, et progressivement, sa puissance poétique, et se dilue dans la condition subalterne de simple commentaire des images spectaculaires exhibées sur la scène performatique. En d’autres termes, la parole devient un simple accessoire de scène, une petite garniture de la scénographie. Tandis que dans d’autres domaines du social, le langage devient toujours plus instrumenta [16], perdant de toute évidence sa potentialité de métamorphose, pour se restreindre au registre des référents.

25 D’autre part, la politique se construit progressivement sur la scène du spectacle, ayant la télévision pour instrument médiatiqueet publiciaire par excellence. Au Brésil, la « spectacularisation » de la politique a joui d’un accroissement fondamental durant l’ère Collor, [17] qui transformait ses moindres faits et gestes en attraction foraine, avide d’exhiber sa performance. De ce qui se passait sur la Place des Trois Pouvoirs  [18] à la Casa da Dinda [19], en passant par ses déguisements dans des uniformes camouflés de l’Armée Brésilienne dans la forêt amazonienne, tout était étalé de façon grotesque, pour mieux souligner la force, le courage et le « machisme » de notre souverain. Le « chasseur de maharadjahs » a vite dû mettre fin à ses « espiègleries de Narizinho » [20]. Mais le personnage de Pinocchio a légué à la postérité un style marquant de politique-spectacle, et a généré d’innombrables disciples qui appartiennent encore à la scène politique brésilienne d’aujourd’hui.

26 Quoi qu’il en soit, dans l’ethos de la performance, le spectacle doit toujours être recommencé. Ayant une durée éphémère, il faut le réinventer sans cesse pour que le spectacle n’ait pas de fin, qu’il continue avec de nouveaux acteurs et d’autres scénarios. Le temps de la performance a beaucoup diminué depuis les années soixante. En effet, au début de la culture pop, Andy Warhol nous disait que nous aurions tous droit à quinze minutes de notoriété, mais actuellement, dans la post-modernité, notre temps de célébrité est passé à une minute. N’est-ce pas ce que nous a montré Woody Allen, avec tristesse et grâce, dans « Celebrations » ?

27 Comme nous l’a dit Marx dans le « 18 Brumaire de Louis Bonaparte » [21], l’histoire a toujours lieu comme tragédie, et se répète en tant que farce. Reste à savoir, en considérant cette géniale et perspicace conception de la répétition, quelle tragédie a déjà eu lieu dont nous avons caché le cadavre dans l’armoire, pour que toute la scène sociale soit occupée par les farces citées plus haut, et qui se répètent chaque jour, compulsivement ?

28 Nous pouvons rappeler, pour suggérer les traces permettant de détecter le cadavre puant, que le jour-même où l’action spectaculaire du bandit a fait de Silvio Santos un otage, la télévision a montré le dépôt de jeunes corps, entassés les uns sur les autres, dormant par terre à la FEBEM. [22] Beaucoup de ces jeunes seront bientôt morts, et la scène de leur sommeil est l’anticipation funeste de leurs morts réelles. Selon Gabriel Garcia Márquez, il s’agit déjà, là, de la « Chronique de la mort annoncée ». [23]

29 Combien d’entre nous, combien d’autorités ont été solidaires de cette tuerie en masse en laquelle a été transformé le Brésil ? Combien, parmi nous, pleurent ces morts sans sépulture ? Ce bahut de morts est, nous le croyons, juste l’envers du bonheur performatique offert à des millions de personnes par la machine performatique et publicitaire de la télévision.

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

  • Adorno, T.W., Horkeimer, M., La dialectique de la raison. Paris, Gallimard, 1994.
  • Boltanski, L. La souffrance à distance. Paris, Métailié, 1993.
  • Debord, G., La société du spectacle. Paris, Gallimard, 1992.
  • Freud, S., (1929) Malaise dans la civilisation. Paris, PUF, 1971.
  • Gabler, N., A vida é um filme. São Paulo, Companhia das Letras, 1999.
  • Garcia Márquez, G., Crônicas da morte anunciada. Rio de Janeiro, Civilização Brasileira, 1983.
  • Jornal do Brasil. Rio de Janeiro, 15 junho de 2005.
  • Lacan, J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu ». In : Monzie, A., Febvre, L. Encyclopédie française sur la vie mentale. Volume VII. Paris, Société de Gestion de l´Encyclopédie Française, 1938.
  • Lasch, C., The Culture of Narcissism : American Life in an Age of Diminishing Expectations. New York/London, WW Norton & Company, 1991.
  • Marx, K., O 18 Brumário de Luís Bonaparte. Rio de Janeiro, Paz e Terra, 2002.
  • Weber, M., L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Paris, Plon, 1964.
  • _________ Sociologie et Religions. Paris, Gallimard, 1996.
  • Zizek, S., Welcome to the Desert of the Real ! Five Essais on September 11 and Related Dates. Londres, New York, Verso, 2002.

Notes

  • [1]
    Jornal do Brasil. Rio de Janeiro, le 15 juin 2005, p. 1.
  • [2]
    - Le SBT est une chaîne de télévision très importante au Brésil qui appartient à Silvio Santos, le père de la jeune fille kidnappée.
  • [3]
    - Il faut rappeler que entre le Real, la monnaie brésilienne, et l´Euro, la monnaie européenne, la rapport est de 1 (un) par 3 (trois). Ainsi, le montant de R$ 500.000,00 vaut €166.000,00.
  • [4]
    - Weber, M., L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Paris, Plon, 1964.
  • [5]
    - Weber, M., Sociologie et Religions. Paris, Gallimard, 1996.
  • [6]
    - Lacan, J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu ». In : Monzie, A., Febvre, L. Encyclopédie française sur la vie mentale. Volume VII. Paris, Société de Gestion de l´Encyclopédie Française, 1938.
  • [7]
    - Freud, S., Malaise dans la civilisation. Paris, PUF, 1971.
  • [8]
    - L´État de São Paulo est le plus riche du Brésil, du point de vue économique.
  • [9]
    - Il s´agit d´un parti social-démocrate qui a élu auparavant le Président de la République, mais qui a perdu la dernière élection pour le Parti des Travailleurs, lorsque Lula a remporté l´élection.
  • [10]
    - En fait, Geraldo Alckmin a disputé après l´élection présidentielle contre Lula.
  • [11]
    - Boltanski, L. La souffrance à distance. Paris, Métailié, 1993.
  • [12]
    - Zizek, S., Welcome to the Desert of the Real ! Five Essais on September 11 and Related Dates. Londres, New York, Verso, 2002.
  • [13]
    - Gabler, N., A vida é um filme. São Paulo, Companhia das Letras, 1999.
  • [14]
    - Lasch, C., The Culture of Narcissism : American Life in an Age of Diminishing Expectations. New York/London, WW Norton & Company, 1991.
  • [15]
    - Debord, G., La société du spectacle. Paris, Gallimard, 1992.
  • [16]
    - Adorno, T.W., Horkeimer, M., La dialectique de la raison. Paris , Gallimard, 1994.
  • [17]
    - Collor a été le premier Président de la République après la fin de la dictature militaire, qui a été élu avec un discours populiste. Néanmoins, il a été objet d´un impeachment par le Parlement, lorsqu´il a perdu le pouvoir politique.
  • [18]
    - Ample espace entre les trois bâtiments monumentaux qui représentent les trois Pouvoirs de la République, à savoir : l’Exécutif, le Judiciaire et le Législatif.
  • [19]
    - Résidence du Président de la République.
  • [20]
    - Célèbre personnage de l’œuvre de Monteiro Lobato.
  • [21]
    - Marx, K., O 18 Brumário de Luís Bonaparte. Rio de Janeiro, Paz e Terra, 2002.
  • [22]
    - Il s´agit d´une institution pour des jeunes délinquants des classes populaires.
  • [23]
    - Garcia Márquez, G., Crônicas da morte anunciada. Rio de Janeiro, Civilização Brasileira, 1983.
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