Topique 2008/3 n° 104

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Article de revue

Spécificité des processus psychiques en œuvre chez le sculpteur

Pages 73 à 100

Notes

  • [1]
    Les citations de Paul Claudel sont tirées de Œuvres en prose, éditions Gallimard, Collection La Pléiade.
  • [2]
    Les citations de Michel-Ange sont tirées de « lettres de Michel-Ange », Trad. Marie Dormoy, Éditions Rieder, Paris 1926.
  • [3]
    Les citations de Rodin sont tirées de « L’art », Éditions Grasset et Fasquelle, 1911.
  • [4]
    Les citations de Georg Simmel sont tirées de « Michel-Ange et Rodin », Petite Bibliothèque Rivages, 1990.
  • [5]
    Les citations de Giacometti sont tirées de : Écrits, éditions Hermann, 2007, collection Savoir sur l’Art.
  • [6]
    Hegel, Cours d’esthétique, Éditions Aubier 1995.
  • [7]
    France Tustin, Le trou noir de la psyché, Éditions du Seuil, octobre 1989.
  • [8]
    Freud, Au-delà du principe de plaisir, 1920, essais de psychanalyse, Éditions Payot, 1948.
  • [9]
    Didier Anzieu, Le Moi-peau, Dunod 2004. Le moi-peau désigne la forme du moi appelée par d’autres pré-moi corporel grâce auquel il y a étayage des fonctions psychiques du moi sur les fonctions biologiques de la peau.
  • [10]
    Camille Claudel, Correspondance, Éditions Gallimard, collectionart et artistes, 2003.
  • [11]
    Sophie de Mijolla, Le plaisir de pensée, Éditions PUF, 1992.
  • [12]
    Muchnick Mario, Michel-Ange de près, Introduction Antony Burgess, Éditions Robert Laffont.
  • [13]
    Didier Anzieu, Le corps de l’œuvre, Éditions Gallimard, 1981.
« Le détail de l’anatomie vaut celui de la psychanalyse. »
Paul CLAUDEL [1]

1S’il y a tout, contenu dans le détail d’un corps, n’y a-t-il pas d’avantage encore dans la représentation du détail d’un corps ?

2L’anatomie du psychisme du sculpteur est tout entière incluse dans l’anatomie de sa sculpture. Si le détail de l’anatomie vaut celui de la psychanalyse, c’est parce qu’il est celui de la psychanalyse.

3C’est par l’observation de leurs œuvres, éclairée d’éléments biographiques et d’écrits qu’ils nous ont laissés, que Michel-Ange, Auguste Rodin, Camille Claudel et Alberto Giacometti étayeront notre propos, comme autant de cas cliniques. Ce choix permet de couvrir trois époques, de considérer les deux sexes et d’intégrer la figure d’un couple de créateurs.

4La réalisation d’une sculpture, par les conditions particulières dans lesquelles elle place le sculpteur, met en œuvre des processus psychiques spécifiques, non dénués de bénéfices secondaires pour l’artiste.

PARTICULARITÉS DES CONDITIONS DE RÉALISATION D’UNE SCULPTURE.

1 - Transformer la matière nécessite de se soumettre aux lois physiques, au principe de réalité.

5a) Transformer la prima materia en partant ou du trop plein ou du trop vide.

6- La taille : partir du plein, du trop plein ou attaquer la matière dans un geste définitif pour en révéler le cœur.

7Le bloc de matière brute sorti de la carrière ou de l’arbre arrive au sculpteur qui, par retraits successifs, et par le biais d’outils doit donner corps à la forme vers laquelle il tend. La taille directe est une attaque violente, mais surtout définitive qui représente une lutte physique et exige une maîtrise parfaite. Elle ne permet aucun droit à l’erreur, tout morceau retiré du bloc l’est à jamais (pas de remord possible comme c’est le cas pour la terre). Il faut « voir » qui est en trop, ce qui cache la sculpture enfouie sous la pierre et savoir retirer ce trop là mais pas d’avantage, pour révéler la forme.

8Il n’est pas étonnant qu’elle ait été la technique privilégiée de Michel-Ange, satisfaisant à la fois l’exigence de maîtrise qu’il s’imposait à lui-même et son aspiration à réaliser des œuvres à la fois titanesques et parfaites. Michel-Ange aimait se battre avec la matière, se mesurer à elle et la soumettre à la forme qu’il avait choisie pour elle.

9Dominer la pierre, c’est un peu l’illusion de dominer la nature, la création divine. Serait-ce se mesurer à Dieu ? Pour le moins, c’est conquérir sa liberté. Michel-Ange [2] ne pouvait se satisfaire que d’un combat avec la pierre ou le marbre. « Je me sens le courage de faire de cette œuvre (…) tant en architecture qu’en sculpture, le miroir de toute l’Italie » dit-il à propos de l’entreprise cyclopéenne que représente la façade de l’église San Lorenzo. Le sculpteur est avant tout un bâtisseur.

10La matière dure offre aussi cette particularité de perdurer intacte au cours du temps, gage d’immortalité pour son auteur.

11- Le modelage : ajouter la matière à la matière, partir du vide et remplir.

12La peau est en contact direct avec la terre humide sans médiation d’outils. C’est une construction plus sensuelle qui nécessite de partir du vide et, cela étant, d’accepter ce vide afin, par ajouts successifs, de donner une forme et une tenue à une matière molle et malléable. Dans un cas, il s’agit d’assouplir la rigidité de la pierre pour procurer une illusion de mouvement à ce qui n’est que statique, dans l’autre, il s’agit de « monter » la sculpture, de donner l’impression d’une colonne vertébrale, d’un squelette qui « tient » le tout, là où il n’y a rien, au départ. Ce type de travail convient parfaitement à certains tempéraments qui ont besoin de « pétrir », de « donner chair ».

13Modeler, c’est remplir l’espace vide de chair, alors que, tailler, c’est dévider le plein pour trouver en son noyau la forme vivante. Rodin [3] excellait dans cette aptitude à faire vibrer la matière-terre grâce à son modelé. Il parlait d’ailleurs de science du modelé : « je m’efforçais de faire sentir dans chaque renflement du torse ou des membres l’affleurement d’un muscle ou d’un os qui se développait en profondeur sous la peau ». Il aimait cette illusion. Sa sensualité exacerbée guidait ses mains qui sculptaient le corps. Se penchant sur une sculpture « comme s’il en eût été amoureux », rapporte le témoin Paul Gsell, il dit « C’est de la vraie chair (…) on la croirait pétrie sous les baisers et les caresses !», puis mettant la main à plat sur la hanche de la statue, il ajouta « on s’attendrait presque en tâtant le torse à le trouver chaud ».

14Rodin cherche la chair partout. Il dénude. Il fusionne. Il tente d’abolir la distance entre lui et le corps de l’autre. Les représentations d’un Balzac ou d’un Victor Hugo, pourtant commandes officielles, seront livrées nues, non pour être désacralisées mais bien au contraire devenir emblématiques de notreincarnation sublimée.

15Modeler la terre humide, c’est aussi revenir aux jeux des enfants qui pétrissent la boue, l’écrasent dans leurs mains, la font couler… Jeux sans fin qui nourrissent un plaisir qui n’est pas sans rapport avec la pulsion anale.

16Le contact avec la terre prima materia, satisfait donc à plusieurs titres une tendance régressive. Chaque sculpteur, selon sa personnalité, ira instinctivement vers tel ou tel matériau. Rien d’étonnant qu’un Giacometti, hanté par les squelettes, ait privilégié le plâtre qu’il ajoutait avec parcimonie sur des fils de fer, qui jouaient le rôle du squelette souvent à peine recouvert. Pour lui, les femmes ne sont pas de chair mais d’os. La forme qu’il cherche, poussée à son extrême, c’est le fil. Là où Rodin ôte les vêtements, il ôte la chair elle-même.

17b) La matière, qu’elle soit dure ou tendre, impose sa loi et renvoie le sculpteur à ses limites : sculpter est un passage à l’acte par excellence, une confrontation au réel.

18Affronter les lois de la pesanteur, de l’équilibre, de la résistance d’un matériau (pierre ou marbre), du temps de séchage d’un autre (terre), nécessite d’y investir tous ses moyens physiques, et intellectuels, son temps, ses efforts, sa patience (savoir cesser de travailler pour reprendre plus tard). Cet affrontement entre soi et les éléments permet certes de mesurer son pouvoir sur le réel, mais, à contrario, les limites de celui-ci.

19Les contraintes imposées par la nature placent le sculpteur dans la lutte entre les éléments naturels et ses aspirations. En ce qui concerne les figures de Michel-Ange, « pesanteur tirant vers le bas et énergies spirituelles aspirant vers le haut, se démarquent mutuellement avec rudesse et hostilité » note le philosophe de l’art Georg Simmel [4]. Le sculpteur est un homme de combat, d’action. Sculpter, c’est passer à l’acte, dépasser les contradictions de sa condition.

20Transformer la matière permet d’unifier les deux pôles contemplation (inspiration) et action (réalisation en elle-même). Transformer la matière, c’est le passage à l’acte par excellence. Ce passage appelle le travail. Le miracle du travail, c’est qu’il soumet l’activité du sujet aux exigences du matériau. De là, l’impérieuse nécessité de travailler que ressentent les artistes.

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« Cesser de faire de la peinture ou de la sculpture, ça me semblait d’une telle tristesse que je n’avais même plus envie de me lever ou d’aller manger. Alors j’ai recommencé à travailler ». [5]

22Le sculpteur est placé dans l’action par cette curieuse nécessité qu’évoque Giacometti (il ne peut pas ne pas faire). Il va donc en se mesurant à la matière chercher à mesurer son pouvoir sur les éléments, sur le monde dont il est issu. Il doit passer à l’acte. Il n’a pas le choix… « Je m’épuise de travail, comme jamais homme n’a fait, je ne pense à rien d’autre qu’à travailler jour et nuit » écrit Michel-Ange qui ne prenait même pas le temps de manger et ne dormait que quelques heures. Sans aucun doute, l’ambition d’un Michel-Ange, d’un Giacometti, ou d’un Rodin laisse à penser que le fantasme de toute puissance ne leur était pas étranger. Giacometti rêvait de réaliser « un petit univers semblable au grand univers ».

23Quant à Rodin, Regardons « la main de Dieu » qu’il sculpta. Qui est le Dieu ? Lui, sculptant les mains de dieu ? ou Dieu ? Enfin, les œuvres titanesques de Michel-Ange illustrent par elles- même la tentation démiurgique de leur auteur. Le sculpteur qui, comme le créateur au sixième jour modela de la terre pour faire l’homme, n’est-il pas secrètement tenté de se prendre lui-même pour ce premier sculpteur des temps, cet « homme » d’action par excellence ?

24Derrière ce fantasme de toute puissance, c’est de repères, d’un cadre au sein duquel se mouvoir librement que cherchent ces génies tels des enfants en mal de limites. Nos sculpteurs se confrontent aux lois de la physique en quête de leur propre mesure. Ils cherchent « jusqu’où puis-je aller ?» pour répondre à « Qui suis-je ?». Le sculpteur tente de soumettre la matière à son action pour trouver la résistance, pour délimiter. On peut dire qu’il cherche l’infini pour rencontrer le fini. Il ne renonce jamais à toucher les confins de la réalité.

25Il veut se circonscrire lui-même, trouver les cotes de l’humain, étalonner le réel.

2- Placer l’objet dans l’espace et s’assurer de sa permanence.

26« Architecture et sculpture méritent pleinement le nom d’arts plastiques en ce qu’elles produisent leurs formes dans l’espace réel. » Hegel [6]

27Le sculpteur doit « se figurer » sans cesse cet espace à trois dimensions et créer son œuvre en son sein. Sculpter, c’est en d’autres termes remplir l’espace. Qu’est-ce que l’espace ? Le vide ? Trois coordonnées mathématiques ?

28Le sculpteur doit préalablement s’en faire sa représentation à lui, réinventer l’espace, en quelque sorte : « Toute sculpture qui part de l’espace comme existant est fausse, il n’y a que l’illusion de l’espace ». Giacometti avait élaboréune solution pour figurer l’espace autour de ses sculptures : une cage sans barreau, une boîte qui n’aurait que des arrêtes et pas de plans, afin de voir au travers.

29L’espace est une notion abstraite et pour le moins difficile à appréhender. Elle s’assimile pour certains au vide. En 1924, Giacometti notait la résolution suivante dans son journal : « ne plus faire de trous dans le vide. »

30Il semble donc qu’il pouvait concevoir le vide non comme du rien mais comme une quasi-substance. Ceci nous est confirmé par un article qu’il écrivit sur Calot : « Le seul élément permanent et positif chez Callot c’est le vide, le grand vide béant dans lequel les personnages gesticulent, s’exterminent, s’abolissent ». Ce vide n’est pas sans rappeler celui auquel sont confrontés les psychotiques et leur « trou noir de la psyché » (France Tustin [7] ).

31À chacun sa représentation de l’espace, mais quelle qu’elle soit, elle doit être. Le sculpteur ne peut faire l’économie de penser l’espace.

32Notre oeil est naturellement éduqué de telle façon qu’il perçoit en deux dimensions. Nous avons tendance à regarder le monde comme on regarde un tableau, en aplat. La profondeur est donc rarement prise en compte telle qu’elle est. La percevoir est un apprentissage nécessaire.

33On ne la voit pas, on la déduit du reste, on la pressent. Si nous ne sommes pas comme l’enfant qui croit que ce qui n’est plus visible a disparu, c’est parce que nous « savons » par expérience que ce n’est pas le cas. Toute la difficulté en sculpture consiste à toujours garder présent à l’esprit ce qui pourtant n’est pas apparent mais vit derrière, sur l’autre versant.

34Sculpter exige de représenter ce qu’on ne voit pas dans l’immédiat, de tenir compte de la face cachée, de pressentir que de l’autre côté, il existe autre chose, bref d’affiner sa capacité de représentation mentale.

35Toute la sculpture en cours de réalisation est placée sur une « tournette » afin de permettre à l’artiste d’intégrer en permanence cet espace à trois dimensions. Le statisme est donc le principal ennemi. Danger à celui qui oublie d’imprimer à l’œuvre en cours son mouvement rotatif. Seule cette « révolution » (au sens astronomique) de l’œuvre lui donne une chance d’exister en tant que volume. En quelque sorte, sculpter c’est s’assurer de la permanence de l’objet. Chaque profil, tour à tour, apparaît puis disparaît puis réapparaît, tout comme la bobine [8]dont Freud décrit l’usage qu’en fait l’enfant qui en joue du bout de son fil pour vérifier qu’elle est toujours là, bien que non visible, puisqu’il peut la faire réapparaître.

36De même, lorsqu’il y a modèle, celui-ci doit sans cesse pivoter afin de présenter toutes ses facettes. Sculpter n’est pas représenter quatre faces successivement, c’est se présenter un volume dans sa globalité (« Si je vous regarde en face, j’oublie la face. Tout devient discontinu ». Giacometti).

37Or, le volume n’est pas la somme des faces juxtaposées. C’est cette aptitude déterminante qui propulse dans l’espace à la fois le modèle, la sculpture le sculpteur lui-même, et qui confère à la matière sa qualité de sculpture.

3- Se confronter à l’image du corps, au « moi peau », à la frontière dehors/ dedans.

38Contrairement à la peinture, dont l’aplat permet de choisir une infinité de représentations pour modèles (paysages, natures mortes…), la sculpture a toujours privilégié le corps en tant que repère élémentaire. C’est le volume du corps humain, c’est-à-dire la forme de l’artiste lui-même, qui sert de volume de départ, même chez les artistes qui plus tard s’en sont éloignés (abstraction, compression…).

39Connaître les volumes du corps, c’est l’étape préalable qui permet de gagner la vraie liberté de création. C’est le premier conseil que le Maître Rodin donnait à ses élèves :« Aucune inspiration subite ne saurait remplacer le long travail indispensable pour donner aux yeux la connaissance des formes et des proportions et pour rendre la main docile à tous les ordres du sentiment. »

40En effet, la forme humaine ne se résume pas à des cotes à intégrer, c’est la puissance d’évocation qui en fait sa richesse et qui permet à Rodin de parler du sentiment.

41Regarder le corps humain dans les traits d’un modèle, c’est se regarder en lui, c’est affronter la nudité, voire le dénuement, c’est être ramené au schéma corporel en nous. Est-il continu, morcelé, délimité par un « moi-peau [9] » suffisamment consistant ?

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  • - L’expérience du portrait dans les ateliers est à ce titre significative : qu’il y ait modèle ou pas, on a pu observer qu’un portrait virait, dans la majorité des cas, à l’autoportrait. Ainsi, sur les traits du visage, l’inconscient du sculpteur a tendance à projeter les siens.
  • - Le caractère obsessionnel que représentent certaines parties du corps pour les artistes est notoire. Giacometti était obsédé par les yeux, ou Camille Claudel par les pieds et les mains (« Avant que l’obscurité ne l’accable, Camille Claudel n’a plus modelé que des membres, des mains et des pieds. » Jacques Cassar10 ), ceux-là même qui permettent la préhension du réel, le pied qui nous évite de décoller de terre, les yeux qui vous révèlent le monde visible.

43Les destructions violentes, irrémédiables, et systématiques que Camille Claudel infligeait au corps de ses sculptures sont à interpréter comme autant d’autodestructions.

44- Giacometti souffrait d’un manque de consistance et de continuité de son schéma corporel. Il ne cessait, à travers son travail de sculpteur, de mettre en forme l’informe du corps, de son propre corps. « Je ne sais plus qui je suis, où je suis, je ne me vois plus, je pense que mon visage doit apparaître comme une vague masse blanchâtre, faible, qui tient tout juste ensemble portée par des chiffons informes qui tombent jusqu’à terre ». Le moi-peau de Giacometti semble ne pas remplir sa fonction. Le corps est sans cesse ressenti comme menacé de se dévider (de même que les portraits de Bacon). Rien n’est vraiment retenu à l’intérieur, (« tient tout juste »), les contours sont flous « vagues » et l’ensemble est sans vie(« masse blanchâtre », c’est-à-dire vidée de sang). Il ne reste plus à Giacometti qu’à rechercher dans la structure osseuse de quoi soutenir un corps que la seule peau ne contient pas. De là, son obsession du squelette. Giacometti nous parle d’une de ses sculptures : « Ceci donnait pour moi une certaine partie de la vision de la réalité; mais il me manquait ce que je ressentais pour l’ensemble, une structure, un côté aigu que j’y voyais aussi, une espèce de squelette dans l’espace ».

45Sculpter, c’est être confronté au schéma corporel. Celui-ci étant enveloppé par le moi peau, le moi peau étant la frontière entre intérieur et extérieur, sculpter, c’est aussi délimiter le repère dedans-dehors.

46Élaborer un volume c’est décider d’un contour qui va délimiter le vide du plein. On peut regarder une sculpture selon deux critères :

  • C’est tout ce qui n’est pas vide et qui le comble si l’on regarde l’espace autour de l’objet.
  • C’est tout ce qui est plein si l’on choisit de regarder la matière elle-même.

47La sculpture dans l’espace peut se concevoir autant en considérant ce qu’elle est, que ce qu’elle n’est pas… Et entre les deux, cette ligne imaginaire qui sépare, qui distingue, qui confère son existence au visible. Elle est le trait qui délimite.

48Sculpter peut constituer la recherche de la frontière. Cette quête est parfois mêlée d’angoisse. « Les têtes, les personnages ne sont que mouvement continuel du dedans, du dehors, ils se refont sans arrêt, ils n’ont pas une vraie consistance, leur côté transparent (…) forme changeante et jamais tout à fait saisissable », nous dit Giacometti qui cherche en sculptant, la permanence de ce qui lui semble sans cesse se défaire.

49Chez Michel-Ange, cette recherche entre ce qui est intérieur ou extérieur se traduit conformément aux aspirations de son époque par la distinction suivante :tout ce qui n’est pas corps est âme. « Les deux côtés de notre être ne font pas une unité, l’un dans une certaine mesure, impose une limite à l’autre : le corps et l’âme, ce qui en nous est solidement établi et ce qui est en devenir », tel était l’état d’esprit de Michel-Ange, si l’on en croit Simmel.

50Qu’on recherche ou qu’on renie le repère dedans-dehors, c’est encore par rapport à lui qu’on se place. Cette frontière que l’on cherche à voir peut aussi se toucher.

4- Toucher la forme, vérifier que le réel est tangible, jouer avec les « formes autistiques ».

51La sculpture favorise l’appréhension tactile. Le toucher est un sens qui est prédominant dans cette forme artistique. La sculpture n’est-elle pas la seule œuvre d’art qu’un aveugle puisse « voir »? Elle peut d’ailleurs réhabiliter ce sens chez certaines personnes pour lesquelles il est défaillant.

52L’approche sensuelle de la sculpture ne peut échapper tant à celui qui sculpte qu’à celui qui observe la sculpture. Paul Claudel parle de la « fureur érotique » des œuvres de Rodin.

53Nous ne pouvons pas d’avantage ignorer l’attrait régressif qu’elle exerce sur nous, grands enfants que nous sommes encore, mus par l’envie irrépressible de toucher. « La sculpture est le besoin de toucher. Avant même qu’il sache voir, l’enfant brandit ses petites mains grouillantes. La joie presque maternelle de posséder de la terre plastique entre ses mains, l’art de modeler, de posséder, désormais durable entre ses dix doigts, ces formes rondes, ces belles machines vivantes qu’il voit se mouvoir alentours, c’est de quoi le désir apparaît chez lui le premier, satisfait de la première arche et de la première poupée ». Ces « formes » dont parle Paul Claudel ne sont pas sans rappeler les formes autistiques décrites par France Tustin.

54Toucher, c’est régresser au moment de notre enfance où ce sens était primordial, c’est-à-dire toucher pour vérifier l’existence des choses. « Si je le touche, ça existe, c’est bien là ». C’est le cas des petits garçons qui se touchent le pénis. C’est le cas des psychotiques qui se touchent convulsivement le visage et le corps pour vérifier leur propre permanence. Le sculpteur aurait-il besoin de cette réassurance ? Sans nul doute, Giacometti faisait partie de ceux-là.

55L’individu qui sculpte est plongé, par cet acte, dans une situation exceptionnelle et unique qu’aucune autre forme d’art ne pourrait lui offrir, et de laquelle va découler un ensemble de processus psychiques saisissant l’inconscient du sculpteur.

SPÉCIFICITÉ DES PROCESSUS PSYCHIQUES EN ŒUVRE

1- La sublimation et sa dimension narcissique chez le sculpteur.

56La sublimation, en tant que dérivation du but et de l’objet des pulsions sexuelles, concerne les pulsions partielles. Nous avons pu observer que celles que l’on rencontre de façon privilégiée chez le sculpteur sont la pulsion anale, et la pulsion d’emprise (a) ainsi que la pulsion scopique (b). Par ailleurs, la sublimation, puisqu’elle repose sur l’activité de sculpter, va également jouer un rôle de réinvestissement narcissique (c).

57a) La sublimation des pulsions anales et d’emprise chez Camille Claudel.

58On peut, à plusieurs titres, relier la sublimation du sculpteur à une dérivation de la pulsion anale. Voici les rapprochements qui s’imposent :

  • La terre et les matières fécales.
  • La « production » d’une sculpture et la « production- selles ».
  • L’instinct de possession et de conservation du sculpteur envers sa création et celui de l’enfant envers sa création selles.
  • La monnaie d’échange que représente la sculpture avec le monde extérieur et les selles en tant qu’objet de transaction avec la mère. L’une et l’autre est monnayable.

59Camille Claudel, aux vues des éléments livrés par son frère Paul, semble avoir été sous le primat de la pulsion dite anale.

60Enfant, elle s’enfuyait de la maison, de jour comme de nuit pour aller extraire la glaise de la terre. Souvent il arrivait qu’on la retrouve qui « jouait » avec la terre, ayant perdu tout repère espace-temps, toute tendue qu’elle était vers la satisfaction de son besoin de pétrir.

61Par ailleurs, Camille manifestait beaucoup des traits du caractère dit anal. Un fort besoin de posséder, de dominer ses proches, s’avérait efficient grâce à une « violence effroyable de caractère ».

62Elle était, également persévérante et tenace jusqu’à l’entêtement : « c’était ma sœur Camille qui nous avait complètement séparé de la religion (…) Camille chez nous donnait le branle à tout. Personne qui discuta; Tout le monde suivit; Ma mère également ».

63Or abolir la religion, qu’est-ce sinon abolir la Loi suprême ? Camille tentera d’y substituer la sienne.

64Ainsi, non seulement elle refuse le diktat familial, mais elle impose le sien, en particulier à son frère qui parle de « l’ascendant, souvent cruel, qu’elle exerçait sur mes jeunes années ».

65Lorsque adolescente, elle commence à modeler avec acharnement, la sculpture la mobilise toute entière, elle-même mais aussi son entourage. Père, mère, frère et sœur sont, tour à tour, assignés à poser pour elle.

66Or poser l’autre ainsi en face de soi et le soumettre à l’immobilité sous l’emprise de son regard, c’est imposer sa propre loi au modèle, le soumettre, le « retenir » près de soi. C’est faire de l’autre sa chose, sa production même, (immédiate et qui annonce la production différée que sera la sculpture) tout comme l’enfant qui « retient » sa production-selles.

67Paul, qui pourtant replacera la religion (sans doute pressentie comme un barrage contre sa sœur) au centre de sa vie et de sa création, ne s’affranchira jamais vraiment de l’emprise de Camille.

68Avec Rodin qui jamais ne lui donnera le sentiment d’être à elle, elle préférera rompre le lien car elle se perçoit comme dépossédée faute de pouvoir posséder. Sans doute n’était-elle pas en mesure d’élaborer un autre type de relation que celle-ci.

69On sait que le désir d’emprise est une extension à tous les sphincters de la pulsion anale. Chez Camille, son besoin de posséder s’est mué en peur d’être dépossédée et elle a effectivement trouvé dans la réalité de sa vie des raisons de justifier ses craintes, à l’origine paranoïaques.

70Elle fut pendant quinze ans la maîtresse, la muse et la main (en tant que praticienne dans son atelier)de Rodin. Elle donnait tout et ne détenait rien, se sentait à la périphérie de la vie de Rodin et de la sienne propre… Or la rupture, loin de la replacer au centre de son destin va la propulser dans le vide, vers sa béance qu’elle cherchait depuis toujours à combler en y « retenant » les autres.

71Àtrente-cinq ans, elle ne parvient pas à démontrer à la critique aveugle qu’elle n’est plus l’éternelle élève du maître, que son art est bien à elle. Elle n’a plus prise sur rien ni personne. Elle est dépossédée de son art par un autre, de son amant par une autre, (la maîtresse officielle de Rodin), et semblerait-il, d’un enfant avorté.

72À partir de 1905 sa raison n’est plus en mesure de faire barrage à ses obsessions. Ses angoisses se transforment en idées fixes qui viennent contaminer sa perception du réel. Elle se croit plagiée puis pillée par Rodin et « la bande à Rodin [10] » qui chercheraient à lui dérober sa « production ». Enfin, ultime accusation, elle prétend qu’il veut la supprimer, c’est-à-dire la déposséder d’elle-même. Les quelques sculptures qu’elle parvienne encore à réaliser, elle finit toujours par les détruire, accomplissant par elle-même sa propre prophétie, selon laquelle Rodin voudrait annihiler son œuvre.

73Elle choisit de supprimer ses créations plutôt que de courir le risque de laisser à l’autre ce plaisir; tout comme elle avait devancé Rodin dans la rupture. Elle projette sur l’autre, ses fantasmes de destruction. Puisque désormais tout lui échappe et qu’elle ne peut supporter de renoncer à l’emprise, elle préfère détruire. Cela lui donne encore l’illusion de détenir son destin, d’avoir prise sur des événements et sur les autres. Elle fait effectivement subir aux autres ses pensées délirantes. À la même époque, elle prétend que sa famille lui vole son héritage Elle finit par s’isoler complètement, n’est plus capable de créer et vit dans un état de saleté, de désordre et de dénuement qui alarme le voisinage. Elle ne possède plus rien, ne retient plus rien, se complait dans la souillure. Camille Claudel incarne alors, les traits du caractère anal, non plus détournés en leur contraire (ordre et soucis de la propreté) mais crûment mis à jour.

74La pulsion anale, qui pendant un temps a été le fondement de sa création, n’est plus alors ni dérivée ni sublimée.

75Le cas de la sublimation de Camille Claudel revêt une autre particularité : nous faisons l’hypothèse qu’il y aurait eu chez la sculptrice une confusion entre son idéal du moi et celui de Rodin. L’amour de Camille pour Rodin reposait en grande partie sur l’admiration et l’identification. Tout laisse penser qu’elle avait placé « l’objet » Rodin à la place de son propre idéal du moi. L’artiste était prête à tout donner pour lui, puisqu’en s’identifiant à cet idéal du moi qu’il représentait elle y gagnait encore narcissiquement. Auprès de lui, elle pouvait créer, car c’était pour lui (mais de façon détournée pour elle). En effet, elle le plaçait en position d’être tout puissant, elle lui donnait du « maître », mais, dans cette forme d’aliénation passionnelle, elle récupérait, par identification, des bonus narcissiques.

76D’autre part, il nous semble qu’en plaçant son idéal du moi en la personne de Rodin, elle n’a pas pour autant renoncé à son propre idéal du moi. Car Rodin idéal du moi, faisait ce qu’aurait fait le propre idéal du moi de Camille : il poussait lui-même vers un investissement sublimé : la sculpture (« je lui ai montré où elle trouverait de l’or, mais l’or qu’elle trouve est bien à elle » Rodin). Ainsi dans ce cas exceptionnel, nous faisons l’hypothèse qu’il y aurait sublimation malgré une forme de renoncement à l’idéal du moi, cet idéal du moi étant remplacé par un Rodin qui lui-même avait un idéal du moi très proche dans ses aspirations artistiques de celui de Camille.

77Mais étant prête à tout donner, elle exigeait beaucoup. Et Rodin a fini par cesser d’être un idéal du moi, suffisamment porteur pour elle. Camille a sans doute tenté de récupérer la place pour de son propre idéal du moi mais avec difficulté semble-il (d’où sa relative difficulté à sculpter). Alors le « bon objet » Rodin s’est transformé en « mauvais objet » et sur lui ce sont déversés tous les griefs paranoïaques que nous savons. Camille justifiait ainsi, en projetant la cause sur un autre, les échecs de sa vie tant sentimentale qu’artistique. Rodin a été d’autant plus haï (en tant que mauvais objet sur lesquels se focalisent les pulsions agressives) qu’il avait été adoré (en tant que bon objet).

78Rodin, ravalé au stade de mauvais objet, Camille fut incapable de laisser son propre idéal du moi prendre le dessus. Comme si elle trouvait son inspiration dans le fait d’en inspirer un autre. Elle fût d’ailleurs doublement inspiratrice puisqu’elle inspira aussi son frère Paul Claudel. L’esprit de Camille ne pu jamais se séparer de Rodin. La prégnance et la persistance de son délire de persécution à son égard (jusqu’à sa mort soit 41 ans de délire) furent sa façon de ne jamais quitter Rodin. Sa passion s’était convertie en haine, mais elle n’a jamais lâché son emprise.

79b) La sublimation de la pulsion de voir, ou la tentative de dépasser la castration chez Giacometti.

80À la lecture des textes que nous a laissés le sculpteur, on est d’emblée frappé par le caractère répétitif des références à l’œil, au regard, à la tête en tant que porteuse du regard. On ressent un malaise diffus que seuls ses propos directement retranscrits peuvent nous transmettre :

  • « Les têtes (…) forme changeante (…) et puis elles sont comme liées par un point intérieur qui nous regarde à travers les yeux. »
  • « Tout reprendre à la base, tels que je vois les êtres et les choses, surtout les êtres et leurs têtes, les yeux à l’horizon, la courbe des yeux, le partage des eaux »
  • « Le Scribe ne vous regarde pas. Il a un œil en verre, n’est-ce pas. Cela me gêne, malgré l’admiration que j’ai pour le Scribe. Cela me gêne.
  • « J’apercevais les êtres uniquement à travers l’œil. À travers leur œil ».
  • « Ainsi je ne pense qu’aux yeux ! Il faudrait arriver à saisir dans une sculpture et la tête et le corps et la terre sur laquelle il repose, et en même temps on aurait l’espace, et la possibilité de mettre tout ce que l’on veut dedans. Oui, il suffirait pour sculpter ce tout, de sculpter les yeux »
  • « C’est le contenant qui détermine l’oeil »
  • « Un aveugle avance les mains dans la nuit » (titre d’un poème).

81Les yeux prennent ici une valeur métonymique. La partie représente le tout, non seulement la tête mais aussi le corps et la terre et l’univers, bref TOUT. Et Giacometti de préciser « tout ce que l’on veut ».

82Cherche-il à nous dire, à se convaincre lui-même, qu’on peut choisir les images qui vont se déverser dans notre tête à travers nos yeux ? Cette forme de déni de sa part aurait pour fonction d’apaiser l’angoisse du sculpteur, l’angoisse née de cette évidence : on ne peut pas ne pas avoir vu ce qu’on a vu. D’où la sidération dans laquelle un regard porté, mal porté peut nous plonger.

83Ainsi pour Giacometti, les yeux, parce qu’ils sont les fenêtres de la tête, tête, qui « en son point intérieur » est tout, sont eux-mêmes tout.

84Les yeux sont tout ce qu’ils ont vu et verront. Ils baignent dans les eaux faites du confluent de nos regards. Le sculpteur rêverait que nos yeux soient aptes au « partage des eaux », mais ce sont eux qui le subissent. Ce fantasme est fondateur de son œuvre.

85Parvenir à sculpter l’œil, c’est ausculter quoi dans l’œil, c’est occulter quoi ? La pulsion scopique chez Giacometti semble liée àce qu’il aurait vu, ou plus exactement pas vu, alors qu’il n’était qu’un enfant : le pénis absent chez sa mère, et l’angoisse de castration qui s’en est suivie. C’est, la vision de cette absence, que le sculpteur sublime grâce à son art.

86Écoutons le nous parler d’une femme qu’il a rencontrée : « Nous avons marché, elle avait une cuisse noire en soie près de ma jambe mais, entre elles, un espace ».

87« Entre elles », est-ce dire entre sa cuisse à elle et sa jambe à lui ou alors entre ses deux cuisses à elle ?Le dessin griffonné par l’artiste à côté de son texte confirme la référence à l’expérience primitive de castration. On y voit une femme seule qui a entre les jambes, et ce malgré la rose qui tente de le recouvrir, un espace vide figuré par un triangle. Le poème se termine par cette phrase qui lève tout résidu de doute quant à l’identité symbolique de la femme : « Va au lit, dit la maman ».

88La sublimation de la pulsion de voir permet à Giacometti de substituer à l’objet manquant qu’est le pénis, l’absence en tant qu’objet, une énigme en tant que prometteuse de plaisir ultérieur. L’absence ainsi intégrée, le sujet est assuré de ne jamais manquer d’objet puisque l’objet est l’absence elle-même. Ainsi l’effroi de la castration est dépassé, il devient même cause de plaisir, plaisir de la curiosité.

89Trouver son énigme, « la tête chercheuse » de Giacometti s’y consacre au travers de sa quête artistique : « La sculpture n’est pas pour moi un bel objet mais un moyen pour tacher de comprendre un peu mieux ce que je vois ». L’artiste ne relâchera jamais cette obsession de comprendre.

90Sur sa pulsion de voir, vient alors se greffer une pulsion de savoir. Il nous en a souvent parlé indirectement en nous parlant d’une figure symbolique qui le fascinait : le sphinx.

91Son texte « Le rêve, le Sphinx et la mort de T. » nous révèle combien Giacometti était troublé par le caractère énigmatique de certains éléments biographiques de sa vie, qui, d’ailleurs, s’avérèrent récurrents (le spectacle de la mort subite et inattendue d’un homme qu’il venait de rencontrer)… Puis dans le même texte il nous parle encore mais symboliquement de l’Enigme : « Apprenant qu’on allait fermer le « Sphinx » pour toujours, j’y courus, trouvant intolérable l’idée de ne plus jamais voir cette salle dans laquelle j’avais passé tant d’heures tant de soirées depuis son ouverture, et qui était pour moi l’endroit merveilleux par-dessus tout ».

92Le sphinx, en tant que promesse du plaisir de découvrir l’énigme (la cause de l’absence) est « merveilleux ». Sublimer c’est se nourrir de nourrir l’espoir de trouver un jour. Giacometti n’échappa pas à cette ambition visionnaire dont Sophie de Mijolla [11] nous dit qu’elle est toujours présente chez tout grand créateur.

93c) La sublimation, le réinvestissement narcissique, et ses risques, chez le sculpteur.

94L’ultime conception de la sublimation qu’aborda Freud nous intéresse particulièrement car elle place au centre du processus la notion de narcissisme et donc avec elle, les « activitésdu moi », au titre desquelles nous plaçons l’activité de sculpter.

95Rappelons que le moi, suite à une perte d’objet, désexualise la libido du ça. Dans un second temps, il réinvestit narcissiquement ce stock d’énergie désexualisé et délié sur une activité, ici la sculpture. Il y a alors sublimation, et cette forme de sublimation recrée de la liaison là où la désexualisation avait délié. Sculpter est une activité du moi d’autant plus valorisante narcissiquement pour ce dernier que la sculpture met en jeu l’image du corps, l’image de soi et permet de restaurer celles-ci. Nous reviendrons sur ces mécanismes projectifs, introjectifs et identificatoires qui font de l’activité de sculpter une activité du moi particulièrement revalorisante dès lors qu’est écarté le danger que comporte la « déliaison ».

96En effet, la désexualisation préalable à ce processus de sublimation comporte un risque. Les pulsions de mort peuvent « profiter » de cette déliaison pour entraîner le moi vers la mort psychique. Le cas de Camille Claudel en est la preuve tragique.

97Tout porte à penser que la rupture avec Rodin, vécue par elle comme un deuil, a eu l’effet d’une perte d’objet produisant une désexualisation et dégageant ainsi de l’énergie déliée. Cette « déliaison », sur une personnalité déjà fragile et pour laquelle la création commençait déjà à ne plus jouer son rôle sublimatoire, a eu pour conséquence de laisser le champ libre aux pulsions morbides qui se sont emparées du moi pour l’entraîner vers la psychose.

98Dès lors, au lieu de donner lieu à un réinvestissement narcissique, la désexualisation de la libido a entraîné Camille vers la destruction. C’en était fini de la sublimation.

2- Projection, introjection et identification sont des processus favorisés par « l’activité de sculpter ».

99La dimension projective de la sculpture ne peut échapper à celui qui la regarde. Cet écran en trois dimensions qu’est la sculpture va favoriser les mécanismes de projection.

100Que dire alors de celui qui a créé cet espace, le sculpteur lui-même ? Écoutons Giacometti nous parler de son ami :« la sculpture de Laurens est pour moi, plus que tout autre une véritable projection de lui-même dans l’espace, un peu comme une ombre à trois dimensions (…) Elle est surtout le double de ce qui rend Laurens identique à lui-même à travers le temps ».

101Giacometti ne saurait pas mieux dire et il nous parle de lui, bien sûr, et avec lui des autres sculpteurs, tous aux prises avec cette « ombre à trois dimensions ».

102Il raconte également comment, après la guerre, ce cataclysme qui nous ramène à notre condition humaine et rappelle à chacun combien il est une bien « petite chose », sa manière de sculpter s’est insidieusement transformée. Alors qu’il connaissait déjà le succès dont, dira-t-il, il ne se sentait pas à la « hauteur », commence pour lui une très longue période de travail d’après modèle. C’est une quête obsessionnelle de la dimension humaine, et elle ne prendra fin qu’à sa mort. Or en travaillant avec pour modèle la figure humaine, il en est arrivé à faire des sculptures de deux centimètres : « Je faisais cela malgré moi. Je ne comprenais pas. Je commençais grand et je finissais minuscule. Seul le minuscule me paraissait ressemblant » Ressemblant à quoi ? à qui ? a-t-on envie de demander. Cette ressemblance n’est-elle pas le produit d’une projection de sa perception de lui-même, meurtri et amoindri de n’être que ce qu’il est ? « Je finissais minuscule », c’est bien de lui qu’il parle en nous parlant de ses productions.

103Le « double », qui, chez Dostoïevski, prend figure humaine d’un autre soi-même, serait chez le sculpteur sa propre sculpture, l’irréductible de ce qu’il est, un concentré de son être, la projection de l’idée qu’il se fait de lui-même : « C’est vrai que l’on tend à donner à la pierre dure sa propre image plus que celle de l’autre. Je la ferais exsangue, émaciée, comme elle fait de moi, comme si je me prenais moi-même pour modèle. » Nous dit Michel-Ange.

104Tout se passe comme si le sculpteur confiait à sa sculpture la charge de le représenter pour ensuite s’identifier à cette réincarnation idéalisé de lui-même. « Je ne puis rien dire de l’objet sur une planchette qui est rouge : je m’identifie avec lui » nous explique Giacometti. Avouer s’identifier n’est-ce pas déjà tout dire, justement.

105C’est par des identifications successives que le moi idéal, pilier de la sublimation, se constitue L’identification est un processus par lequel le sujet assimile un aspect de l’autre et se transforme partiellement ou totalement sur le modèle de celui-ci. La personnalité se constitue à partir d’identifications successives, les premières étant les identifications aux parents, une positive et une négative envers chaque parent, qui viennent, au moment de la résolution du complexe d’Œdipe, remplacer les investissements libidinaux. Cette recomposition complexe née de quatre courants libidinaux contradictoires permet la coexistence de pulsions contradictoires. C’est par ce jeu identificatoire aux parents que l’individu forge ses instances du moi idéal. Or c’est ce moi idéal, parce qu’hérité du narcissisme infantile, qui va inciter le sujet à sublimer afin de récupérer l’amour de soi. Il se trouve que le moi idéal est souvent marqué chez les sculpteurs, par un idéal de toute puissance narcissique, un rêve de démiurge. « Michel-Ange rêvait, on s’en souvient, de changer les collines de marbre de Carrare en un parc artificiel de super colosses, ce qui me paraît relever de l’indécence, même pour un rêve » convient Antony Burgess [12].

106Mais, qu’on ne s’y trompe pas, le minuscule des sculptures de Giacometti est inversement proportionnel à l’ambition de son auteur : « En ayant un demi-centimètre de quelque chose, vous avez plus de chance de tenir un certain sentiment de l’univers que si vous avez la prétention de faire le ciel entier. »

107La projection est un mécanisme inconscient et défensif qui consiste à placer hors de soi ce qui peut gêner en soi. Or il s’avère que les conditions mises en œuvre lors de la réalisation d’une sculpture offrent des possibilités projectives énormes.

108La sculpture en cours est un objet idéal de projection, ceci à plusieurs titres :

  • Elle n’a pas encore de forme propre, et peut donc prêter le flanc, sans les limites d’un objet préconçu, à la projection de toutes les émergences inconscientes.
  • Elle est à la fois une chose et une personne lorsqu’elle représente un corps humain, sans revêtir les caractéristiques dangereuses d’une personne réelle sur laquelle l’inconscient peut hésiter à projeter. On a à faire à une projection sans que cela prenne pour autant l’aspect paranoïaque et pathologique qu’elle pourrait avoir.
  • Elle prend forme peu à peu sous les effets modulateurs des projections successives.
  • Elle est mise à distance idéale, celle-ci étant choisie à chaque instant par le sculpteur qui peut, selon la force des affects en jeu, se rapprocher ou s’éloigner de l’objet, se confondre ou s’en distinguer plus ou moins.
  • La situation modèle-sculpture-sculpteur peut permettre des projections superposées très intéressantes :

109Ainsi le sculpteur peut projeter aussi bien sur l’objet 1 (le modèle vivant) que sur l’objet 2 (la représentation qu’il va en faire). Son inconscient peut également « se servir » de l’énorme capacité suggestive et évocative de l’objet-modèle pour laisser émerger des éléments enfouis qui pourront ainsi êtres projetés sur l’objet-sculpture.

110On pourrait aussi émettre l’hypothèse de cet autre cas de figure caractérisé par un processus en trois temps :

  • Projection sur l’objet-modèle.
  • Transformation de cette projection par transformation de la matière (fait de sculpter). Ceci permet l’acceptation de ce qui était inacceptable avant d’être transmué.
  • Introjection des éléments métabolisés grâce à cette transformation de la matière.

111Par ce processus, l’image du projeté devenue tolérable serait réappropriée par le sujet. Prenons l’exemple de l’image du corps. Si celle-ci n’est pas acceptée, il se peut que la vue du modèle réveille des projections qui vont venir se fixer sur la sculpture elle-même. Mais celle-ci, n’étant pas « définitive », la projection de l’image du corps pourrait être modelée et ainsi rendue acceptable. Elle devient donc possible à introjecter, et ceci qu’il s’agisse des affects eux-mêmes (exemple : haine de l’enfant vis-à-vis de l’objet maternel) de la cause des effets (représentation du corps maternel qui suscite la haine et qui est réveillée par le corps du modèle) ou du mauvais objet (la mère elle-même).

3- La régression, chez le sculpteur, un mouvement naturel.

112La création par elle-même engendre une régression. Didier Anzieu [13] aconceptualisé le processus la création en général. Le préalable de toute création est un état de crise qui a pour origine un bouleversement intérieur (dû à un événement déclencheur) qui, en exacerbant la pathologie latente de l’individu, va mettre en question les structures existantes et entraîner une régression.

113Ainsi, le sculpteur comme tout créateur est soumis à ce processus régressif, mais, dans son cas, il est amplifié par le fait que l’activité de sculpter est déjà en soi une activité régressive. Et ceci à plusieurs titres :

  • Du fait de la manipulation de la matière, à fortiori lorsqu’elle est humide (terre ou plâtre). S’attaquer à la matière, c’est accepter de replonger dans les entrailles de la terre mère, de la « prima materia ». La simple manipulation peut réveiller des affects enfouis depuis le début de l’histoire, début de sa propre vie intra-utérine, début de l’histoire de l’humanité (les premières œuvres d’art ont été façonnées d’argile ou de pierre).
  • Du fait du travail tridimensionnel sur l’espace, travail qui ramène à l’espace originel, la matrice. Le premier espace que nous ayons expérimenté fut prénatal. C’est par le contact du corps logé dans le volume d’un autre corps qu’il nous fut révélé.
  • Du fait que la sculpture renvoie de façon privilégiée au schéma corporel qui s’est constitué en amont, dans des temps archaïques où le corps était une découverte. L’expérience corporelle primaire avec la mère, voire des sensations de vide ou de manque peuvent être ravivées à cette occasion.

114La première sculpture que Giacometti ait pu voir, toucher, pénétrer, fut une pierre-grotte-caverne. C’est l’unique souvenir d’enfance (il dit qu il avait entre 4 et 7 ans) que ses écrits nous livrent et il semble à l’origine de sa vocation : « Je considérai cette pierre comme une amie, un être animé des meilleures intentions à notre égard; nous appelant, nous souriant comme quelqu’un qu’on aurait connu autrefois, aimé et qu’on retrouverait avec une surprise et une joie infinies ».

115Cette pierre-amie, autrefois connue, qui l’appelle, qui symbolise-t-elle ?Sinon la mère-entrailles de l’enfant. D’ailleurs, ceci nous est confirmé par la suite du récit : « notre premier souci, après la découverte de la pierre, fut d’en délimiter l’entrée. Elle ne devait être qu’une fente tout juste assez large pour nous laisser passer. Mais j’étais au comble de la joie quand je pouvais m’accroupir dans la petite caverne du fond; j’y pouvais à peine tenir; tous mes désirs étaient réalisés ». L’enfant était comblé. Comment ne l’aurait-il pas été ? Il revivait symboliquement mais non moins physiquement, au plus secret des sensations de son corps, l’expérience de la fusion prénatale avec la mère. Blotti, resserré sur lui-même, il refaisait l’expérience du fœtus contenu dans l’utérus maternel. Son plaisir était tel qu’il abolissait tout autre désir. Il était paralysé par la satisfaction que lui procurait ce retour à la matrice originaire. Mais quelques jours après, le petit Alberto s’éloigne plus que d’habitude de la caverne miraculeuse, il se perd et se trouve face à une autre pierre, autre visage, autre versant de la même grotte-mère. « La pierre me frappa immédiatement comme un être vivant, hostile, menaçant ». Tout aussi vivante que l’autre mais cette fois elle représente un danger sans nom. Celui d’être englouti. L’enfant tente de se replier dans le déni (« il fallait l’ignorer, l’oublier, et n’en parler à personne ») mais pourtant il est fasciné (« Il m’arriva néanmoins de m’approcher d’elle, mais ce fut avec le sentiment de me livrer à quelque chose de répréhensible, de secret, de louche »). Il semble avoir quelque chose à découvrir, et dans le même temps se sentir coupable.

116Malgré sa culpabilité, il recherche le contact : « Je la touchai à peine d’une main avec répulsion et effroi ». Il cherche l’entrée : « j’en fis le tour tremblant d’y découvrir une entrée. Pas de trace de caverne, ce qui me rendit la pierre encore plus intolérable, mais pourtant j’en éprouvais une satisfaction : une ouverture dans cette pierre aurait tout compliqué ». En effet, autant la première grotte était originaire, celle dont il était issu. Autant celle-ci ne l’était plus puisqu’il en était déjà sorti. De pénétrer dans grotte dans l’après-coup aurait été une faute, la réalisation du désir incestueux.

117On comprend son soulagement, il n’a plus à lutter contre la tentation de s’infiltrer en cette grotte angoissante et attirante. Sa curiosité était telle qu’il n’aurait pu résister. Or, il en sentait, sans en saisir l’origine, le danger latent. « L’énorme pierre noire », c’est ainsi qu’il l’a décrite, c’est la mère-noire, celle qui prend en son sein non plus pour contenir l’enfant mais pour l’engloutir. Alberto sait combien est agréable l’expérience fusionnelle (grâce à la première grotte) et mesure le danger d’être retenu dans son antre jusqu’à la mort.

118Toute l’œuvre de Giacometti repose sur l’angoisse de disparition à laquelle il était en proie, ainsi que sur la place prépondérante qu’occupait sa mère. Ce récit d’enfance que nous venons d’évoquer ne laisse pas de doute quant à la dimension régressive qu’a présentée pour Giacometti cette première sculpture, source des plus fortes émotions de l’enfant.

119La petite fille Camille Claudel passait quant à elle le plus clair de son temps « au geyn » (le géant), cette haute pierre dressée dans la lande champenoise. Cette expérience nous a été rapportée par elle-même et par son frère qu’elle entraînait dans ses explorations du géant.

120Sculpter c’est favoriser la régression parce que c’est toujours cette terre ou pierre originelle que va chercher à retrouver le sculpteur au travail.

121La crise créatrice n’est pas sans danger car l’artiste peut ne pas sortir indemne de la phase régressive de la crise, pour peu qu’il y rencontre le vide. Le risque de décompensation (Camille Claudel) voire de mort psychique est réel.

122Mais à l’exclusion de ce risque, l’activité du moi particulière qu’est l’activité de sculpter, produit chez le sculpteur des effets dont il est bénéficiaire.

LES BÉNÉFICES SECONDAIRES DU FAIT DE SCULPTER SUR LE PSYCHISME DE L’ARTISTE.

123Les bénéfices sont secondaires en ce sens qu’ils sont des effets non recherchés (nous nous plaçons hors contexte d’art thérapie), mais inhérents au fait de sculpter.

1- Unification de l’image du corps.

124Celle-ci, fortement mise en jeu par la sculpture, va pouvoir trouver unification là où il y a morcellement, continuité là où il y a discontinuité, permanence là où il y a mouvance.

125a) Reconstituer le tout à partir d’un morceau de corps.

126Le sculpteur se sert d’une partie du corps qu’il parvient à réaliser pour reconstituer le corps dans sa globalité. Il s’agirait d’une forme de métonymie sculptée. Giacometti tout comme Rodin en faisait une obsession dans son travail de représentation.

127« Je suis réduit aux têtes pour le moment parce que si l’on avait une tête, on aurait tout le reste. » Ou encore : « Ce qui m’a amené à faire la sculpture de la jambe ? (…) Il ne m’était pas possible, à l’époque de faire une grande figure avec les différentes parties bien déterminées et pourtant j’avais le désir de définir un bras, une jambe, un ventre. Il ne me restait que la possibilité de faire une partie pour le tout. » Ceci est à la fois un aveu d’impuissance à faire autre chose que des morceaux mais c’est dans le même temps la révélation d’une stratégie du psychisme qui se sert de ce bout de corps façonné pour s’assurer de la représentation mentale de l’ensemble.

128Quant à Rodin, il raconte comment il s’y prenait pour se constituer une « collection » de morceaux de corps. Il demandait à ses modèles de prendre des positions multiples en les alternant arbitrairement. Tout à coup, son attention était retenue par un bras levé de telle manière, par l’angle d’une articulation, par un geste, une façon de plier un membre ou de faire une torsion. C’est alors uniquement cette partie qu’il retenait dans l’agile, à l’exclusion du reste. Puis parfois longtemps après surgissait devant lui la vision intérieure de tout un corps issu de la partie conservée. « Le geste particulier, en continuant à se développer dans l’inconscient engendrait le corps lui appartenant » Nous dit Simmel à propos de cette manière de Rodin.

129Ici, c’est le corps morcelé que l’esprit du créateur reconstitue. Tout le corps est pour lui contenu dans le morceau comme si une même logique préexistait àla partie et au tout. Tout comme une molécule d’ADN qui recèle de quoi recomposer l’individu dans son entier.

130Mais cette approche métonymique qui est une façon de se ressaisir d’un corps éparpillé, de recomposer l’unité peut aussi être une cavalcade sans fin : « J’ai l’impression que si j’arrivais à copier un tout petit peu un œil, j’aurais la tête entière. Seulement cela à l’air absolument impossible. » Giacometti descend des parties (la tête pour le corps) aux parties des parties (l’œil pour la tête) sans pour autant trouver comment saisir la plus irréductible d’entre elles.

131b) Intégrer la limite corporelle dedans-dehors.

132Ceci est favorisé, nous l’avons vu, par la nécessité devant laquelle se trouve l’artiste de développer une perception du dessin de la ligne qui sépare ce qui est plein de ce qui est vide. Devant cet impératif, le psychisme du sculpteur va privilégier la constitution d’un « moi-peau ». Si ce dernier joue efficacement son rôle, le sculpteur aura à sa disposition, et à la faveur de sa création, une enveloppe contenant des éléments sensoriels et émotionnels, une barrière protectrice de son identité et de son autonomie, un filtre des échanges intérieur/extérieur et enfin une surface d’inscription des excitations.

2- Se saisir du réel.

133« Le seul principe en art est de copier ce que l’on voit (…) Il ne s’agit que de voir » nous dit Rodin qui sera relayé un siècle plus tard par Giacometti : « Il faut essayer de copier, simplement pour se rendre compte de ce que l’on voit. C’est comme si la réalité était continuellement derrière les rideaux qu’on arrache… il y en a encore une autre…toujours une autre. »

134Ainsi, copier ce que l’on voit permet de savoir ce que l’on voit. C’est la façon privilégiée qu’ont trouvée ces sculpteurs pour se saisir d’un réel qui leur échappe. Cela n’est pas sans nous rappeler le stupéfiant travail de copie de certains autistes dont le résultat défie toutes les compétences reconnues.

135Mais qu’est ce « VOIR » dont nous parlent nos deux sculpteurs ?

136En effet, le regard qu’un artiste porte sur le réel est un prisme qui est en soi transformateur du réel, qu’il le veuille ou non. Alors, que se cache-t-il derrière cette faussement modeste ambition de voir… Et de « copier »?

137Tout laisse à penser que, pour eux, la confrontation du regard de l’autre à leur propre regard est un moyen de se réassurer de l’existence de ce qu’ils ont vu.

138Si l’œil de l’Autre - celui qui n’est pas moi - accepte le réel que je vois et que je lui propose, c’est que ce réel existe bien.

139Nous mettons le doigt sur la position paradoxale dans laquelle se retrouvent nos sculpteurs. C’est l’essence même de leur regard qu’ils nous offrent à travers leurs œuvres. Or ce regard, personne d’autre avant eux ne l’avait posé sur le réel. En regardant le monde, et parce qu’ils sont artistes, ils créent un monde nouveau, transposé et livré à nous par leurs sculptures. Et ce serait à nous, récepteurs de leur « vision », d’attester qu’elle est bien ce qu’ils ont vu. Mais pour eux, aucun doute, le réel existe puisqu’ils le partagent avec nous.

140Aussi paradoxale que soit leur « stratégie », il n’en est pas moins vrai qu’elle est pour eux apaisante en ce qu’elle remplie sa fonction de les rassurer sur la tangibilité du réel. En effet, elle leur permet, en partant de ce qui est sous leurs yeux, la figure humaine, d’attester qu’elle n’est pas une chimère : ce corps humain que je vois et qui est aussi le mien, existe bel et bien. Je sculpte donc j’existe.

141D’autre part, et par ses conditions de mise en œuvre, la sculpture ramène sans cesse l’artiste au versant concret de la réalité. Sculpter est une activité « terrienne », d’artisan, qui confronte l’artiste à la matière, aux lois de la physique, aux contraintes matérielles dont il lui est impossible de faire l’économie. Ce passage à l’acte nécessite un contact physique et psychique avec les éléments constitutifs de notre réalité, ainsi que la persévérance de l’effort dans le temps. Nous avons pu remarquer que, chez les artistes auxquels nous nous sommes intéressés, le fait de sculpter était devenu l’unique moyen pour eux de rester en contact avec le réel. Ces personnalités, si elles avaient été privées de cet accès à la réalité, auraient été menacées de décoller du réel, de se laisser dériver vers des sphères purement imaginaires, fantasmatiques, voire délirantes. La contrainte que représente la restitution de leurs créations mentales sous forme d’un volume matérialisé, leur permet d’évoluer librement et à moindre risque dans leur imaginaire. La contrainte leur assure un espace de liberté balisé. On peut dire aussi que le fait de sculpter leur permet de différer l’obtention d’un plaisir immédiat et donc de renoncer au principe de plaisir, afin de se plier aux contraintes et de se placer, en cela, sous l’égide du principe de réalité. L’activité du sculpteur est tout à fait à même de favoriser l’articulation harmonieuse de ces deux principes, de permettre à l’individu de pouvoir passer d’une énergie libre à une énergie liée, apte à différer son écoulement. Le sculpteur renoncera de meilleur gré à une satisfaction immédiate de son plaisir si l’enjeu est de donner à sa création toutes les chances de « tenir » la route et la distance tant esthétiquement que physiquement.

142Le réel, c’est également la fatale réalité de notre condition humaine et sa finitude.

143Qu’elle qu’ait pu être l’ambition démesurée de Michel-Ange, qui rêvait de transformer Catarre en cité où ériger ses figures de marbre, qu’elle qu’ait pu être la perfection titanesque de son œuvre, il fût confronté, comme chacun de nous, aux limites de sa condition humaine. Mais cet architecte du beau utilisa les possibilités offertes par son art pour intégrer le caractère éphémère de notre passage terrestre et ceci tant psychiquement que dans l’esprit de ses œuvres. Le degré d’incarnation des statues de Michel-Ange en fait tout sauf des figures éthérées et célestes. Elles sont bel et bien des symboles de chair de notre précaire condition. Mais paradoxalement alors que nous passerons, elles resteront. Les représentations sont mortelles mais leur support lui qu’il soit de pierre ou de bronze est pérenne. À ce jeu de dupes leurs auteurs eux-mêmes ne le sont pas. Michel-Ange dans une lettre à Vittoria Colonna se dévoile : « comment se peut-il, femme, que l’image faite en dure pierre montagnarde subsiste alors que le temps réduit en cendres son auteur.(…) À nous, je peux donc, en certaine façon donner plus longue vie avec les contours de la pierre et représenter nos visages, afin que mille ans après être partis, on voit encore à quel point tu fus belle. »

144Les sculpteurs passent leur vie à laisser l’empreinte, non pas en creux mais en volume, qui leur survivra. Marquer son passage sur terre en lui léguant son peuple de pierre est pour le sculpteur le moyen le plus sûr d’affronter sa propre finitude, de laisser sa trace… Son ami Michel Leiris raconte que Giacometti avait contracté la manie de couvrir de griffonnages tout ce qui se trouvait à sa portée, nappes en papier, marges de livres, murs décrépis…

3- Harmonisation d’une dualité interne, du conflit entre moi idéal et surmoi.

145La dualité qui agite les hommes depuis la nuit des temps est celle que l’on peut comme Michel-Ange rapporter aux « dispositions contraires de l’âme et eu corps. » Avec la renaissance mais surtout en elle avec l’avènement de Michel-Ange, il y a résolution du conflit, attesté tant dans la forme que dans le mouvement données aux représentations artistiques. « Il y a concentration de tous les éléments dualistes en une unité de la vie qui n’avait jusqu’alors jamais eu de réalité car l’unitaire de l’Antiquité était davantage une indifférenciation naïve » nous dit Simmel.

146Ce que réussit donc le maître de la renaissance, c’est précisément de réinsuffler la vie en permettant de dépasser la dualité entre les exigences du corps et les aspirations de l’âme, et par-là même d’aller au-delà du conflit intérieur symptomatique de toute une l’époque.

147Rappelons qu’en termes psychanalytiques, l’instance responsable de cette démarche vers l’unification c’est-le-moi idéal, agent de liaison par nature. Il cherche à conquérir l’objet ( ici l’objet-objet qu’est la sculpture) en vue de la conquête de soi. En effet, le moi idéal se pose comme source du monde et de soi. Or lorsque l’artiste sculpte un être humain, qui pour autant qu’il en porte les caractéristiques n’en est pas moins magnifié, ce double de l’artiste représente le moi idéal alors que le sculpteur devant sa sculpture est le moi conscient. Dans une telle situation, le moi sous la juridiction du moi idéal laisse celuicilui redorer son blason, lui panser ses blessures narcissiques, restaurer l’image qu’il se fait de lui… Le surmoi a beau tenter d’imposer la loi, son ordre restrictif, ses complexes ou ses inhibitions mentales, son joug sera amoindri parce qu’il a face à lui un « adversaire » masqué. En effet, le moi idéal, fort de son incarnation sculpturale sera d’autant plus à même de mener à bien la lutte qui l’oppose au surmoi pour gagner les faveurs du moi conscient, médiateur et, en dernier ressort décideur.

4- Restauration narcissique de l’image de soi.

148Grâce à cette influence de l’idéal du moi sur le moi qu’elle permet, grâce aux objets socialement valorisés qu’elle vise, grâce à la dimension narcissique qu’elle incarne, grâce à la projection de l’image de soi qu’elle favorise, grâce à l’expérience de castration qu’elle incite à dépasser, grâce à son pouvoir d’unification et de liaison, la sublimation par la sculpture est une occasion inespérée de réparer des manques archaïques et les blessures narcissiques.

149Si on pose la grille d’analyse kleinienne sur les phénomènes mis en jeu par le fait de sculpter, on peut dire qu’il y a possible réparation de l’objet. La pulsion d’agressivité (envers l’objet maternel) étant sublimée car dérivée vers un autre but, la sculpture, peut être dépassée. L’objet (la mère) ainsi déchargé d’agressivité va pouvoir redevenir « bonne », la capacité d’identification possible et la « position dépressive » abandonnée.

150Combien de « piéta » le maître Michel-Ange a-t-il dégagé de la pierre comme pour retrouver au cœur de celle-ci l’amour d’une mère cruellement absente de la vie du sculpteur orphelin d’elle à l’âge de six ans ? Et la douleur de l’enfant face à la mort de sa mère n’est-elle pas à lire, en inversé, dans les traits de la vierge qui regarde son fils sans vie ?

151La surpuissance émotive de la piéta de saint Pierre de Rome est peut-être à interpréter comme le résultat d’une judicieuse inversion des rôles qui permet à Michel-Ange de recevoir le regard et l’amour qu’il n’a pas eu et qu’il prête à sa mère s’il était mort avant elle. Étrangement, le visage de Marie dans la pieta est trop jeune pour correspondre à celui qu’elle avait à la mort de Jésus. Ils semblent l’un et l’autre avoir le même âge. En revanche, cette mère qui pleure son fils a l’age qu’avait la mère du sculpteur lorsqu’elle est morte…

152C’est sa façon à lui de dire à sa mère ainsi devenue empathique, « vois comme j’ai souffert, sens comme j’ai eu mal ». Que cette douleur mêlée d’amour soit reconnue par elle et par tous pendant des millénaires, rendant désormais possible la capacité d’identification pour lui mais aussi pour tous ceux qui la regardent. D’où la puissance évocatrice de ce chef d’œuvre.

153La mère, cet être de nos origines qui marque à jamais de son empreinte la figure féminine qui vit en nous, nous la retrouvons chez nos sculpteurs derrière les traits de la vierge, de la madone, de la jeune fille, de la femme mure…

5- Dépassement de l’angoisse de castration

154La mère de Giacometti s’appelait Annetta. Elle fut son modèle assidu pendant toutes ses années de jeunesse, plaçant en cela le fils dans la rivalité avec son père, lui-même peintre.

155Puis ce fût sa femme Annette Arm (= Annette-A), troublante homonyme, qui lui succéda sans la supplanter puisque Giacometti continua à faire poser sa mère jusque tard dans sa vie. Son père ne semble pas avoir assumé son rôle d’incarnation de la loi ni de protecteur contre une trop grande intrusion maternelle. Les écrits de Giacometti sont à ce titre éloquents : « Mon père était très gentil (…) Notre père nous laissait faire tout ce que nous voulions. Il nous donnait un conseil quand nous le lui demandions mais s’en tenait toujours là (…) Oh, mon père était très très gentil (et après un silence) très. » À la fin de l’entretien, il dira encore :« il ne me fit aucun reproche. Oh il était très gentil ». Que signifie cette gentillesse extrême sur laquelle Giacometti insiste tant ? On note que c’est un père qui ne s’illustre que par défaut : il laisse faire, il s’en tient là, il ne fait pas de reproches. Mais que fait-il pour imposer la loi du père ? Rien ? Quoi qu’il en soit, cette configuration d’une mère sur-présente et d’un père défaillant dans son rôle donne lieu à une crainte de la figure féminine.

156Giacometti était un homme dont le psychisme était sous l’emprise maternelle. Cela pouvait même aller jusqu’à des montés d’angoisse. Écoutons l’artiste nous parler d’une de ses sculptures : « Les quatre figures sur le socle, c’est un peu des diables qui sortent de la boîte et des femmes que j’ai vu quelquefois dans la réalité, attrayantes et repoussantes en même temps, mais ici c’est compliqué pour arriver à expliquer davantage ». On voit combien cela le place dans la confusion, c’est presque une expérience de sidération. Sous le croquis qu’il fait de cette composition, il note :« quatre femmes sur un socle, je les ai vues souvent (…) toutes proches et menaçantes ». On dirait, en effet, quatre figures de la mort.

157C’est encore en nous parlant d’une de ses œuvres, qu’il livre lui-même la raison de cette menace qui plane, par des mots dont le sens ne peut échapper à un regard psychanalytique : « de l’autre coté est venue se placer une statue de femme, dans laquelle je retrouve ma mère, telle qu’elle a impressionné mes premiers souvenirs. La longue robe noire qui touchait le sol me troublait par son mystère; elle me semblait faire partie du corps et cela me causait un sentiment de peur et de désarroi ». Comment mieux décrire l’expérience de castration ? Ce mystère c’est le pressentiment que sous la robe, il n’y a rien d’autre que l’absence, l’absence de pénis. D’ailleurs, la robe fait partie du corps comme pour occulter ce que serait ce corps sans robe. Quel est ce désarroi sinon celui du petit garçon affolé par le trouble que provoque cette découverte ? Cet effroi que le corps de sa mère lui a inspiré, toutes les femmes seront en mesure de lui inspirer en tant que représentantes de celle-ci :« la vue de deux ou trois jeunes filles qui marchaient devant moi. Elles me semblèrent immenses, au-delà de toute notion de mesure et tout leur être et leurs mouvements étaient chargés d’une violence effroyable. Je les regardais halluciné, envahi par une sensation de terreur. C’était comme un déchirement dans la réalité ».

158Il nous semble essentiel de rapporter mot à mot les propos du sculpteur dont la teneur ne laisse aucun doute quant au rapprochement à faire avec l’expérience de la castration. Par un jeu de translation, la peur que sa mère ne lui arrache (il parle de « déchirure ») ce qu’il a et qu’elle n’a pas, s’est fixé sur toutes les femmes. Elles sont alors toutes suspectes d’être castratrices. Il suffit de lire pour s’en convaincre le poème « Femme mange fils(…) femme absorbe homme ». Les moins menaçantes d’entre elles sont pour lui les prostituées qui semblent dans son esprit appartenir à une catégorie à part qui s’interpose (et donc le protège) entre lui et les autres femmes :« Obsédé par les prostituées, les autres femmes n’existaient pas pour moi, seules les prostituées m’attiraient et m’émerveillaient, je voulais toutes les voir, toutes les connaître ». Il semblerait que, hormis la mère et la prostituée, la femme ait du mal à trouver une place paisible dans le psychisme de Giacometti.

159Pourtant c’est à lui faire de la place qu’il s’évertue en la sculptant, en l’intégrant dans l’espace, dans son espace. Mais par sa façon de sculpter la seule chose à laquelle il parvienne c’est la mise à distance, mise à « la bonne distance » pour être acceptable. Ainsi sa figuration des femmes a évolué vers une réduction de leur taille comme s’il les voyait de loin. « La sculpture que je voulais faire de cette femme, c’était bel et bien la vision très précise que j’avais eue d’elle au moment où je l’avais aperçue dans la rue, à une certaine distance. Je tendais donc à lui donner la grandeur qui était la sienne quand elle était à cette distance ». Tout laisse à penser qu’à partir des années quarante, date à laquelle il a commencé les petites figurines, l’image de la femme ainsi rendue non seulement moins menaçante mais aussi possible à appréhender dans sa globalité (à inclure tout entière dans son champs visuel) soit devenue « intégrable » par son psychisme :« si je regarde une femme sur le trottoir d’en face, et je la vois toute petite, c’est l’émerveillement du petit personnage qui marche dans l’espace et alors, la voyant plus petite, mon champ visuel est devenu beaucoup plus vaste ». Ainsi reconçue par lui, la femme ne lui bouche plus l’horizon. Son champ visuel l’englobe sans être réduit à néant par elle. La femme lui laisse alors l’espace nécessaire pour voir au-delà, au-delà d’elle.

160Plus généralement, la sublimation de la pulsion de voir facilite le dépassement de la castration en cela qu’elle prend pour objet l’absence d’objet. Mais à chaque sculpteur sa stratégie personnelle pour y parvenir.

161On voit combien les sculpteurs font preuve d’inventivité, non seulement par leur création artistique, mais, dans le même temps, par les stratagèmes dont use leur inconscient pour tirer profit de leur ouvrage. C’est alors qu’il fait d’eux qui ils sont.

162Et pendant qu’ils sont tout à leur travail, leur âme, en quête des formes de ce monde, a trouvé ce qu’elle ne cherchait pas, elle-même.

Notes

  • [1]
    Les citations de Paul Claudel sont tirées de Œuvres en prose, éditions Gallimard, Collection La Pléiade.
  • [2]
    Les citations de Michel-Ange sont tirées de « lettres de Michel-Ange », Trad. Marie Dormoy, Éditions Rieder, Paris 1926.
  • [3]
    Les citations de Rodin sont tirées de « L’art », Éditions Grasset et Fasquelle, 1911.
  • [4]
    Les citations de Georg Simmel sont tirées de « Michel-Ange et Rodin », Petite Bibliothèque Rivages, 1990.
  • [5]
    Les citations de Giacometti sont tirées de : Écrits, éditions Hermann, 2007, collection Savoir sur l’Art.
  • [6]
    Hegel, Cours d’esthétique, Éditions Aubier 1995.
  • [7]
    France Tustin, Le trou noir de la psyché, Éditions du Seuil, octobre 1989.
  • [8]
    Freud, Au-delà du principe de plaisir, 1920, essais de psychanalyse, Éditions Payot, 1948.
  • [9]
    Didier Anzieu, Le Moi-peau, Dunod 2004. Le moi-peau désigne la forme du moi appelée par d’autres pré-moi corporel grâce auquel il y a étayage des fonctions psychiques du moi sur les fonctions biologiques de la peau.
  • [10]
    Camille Claudel, Correspondance, Éditions Gallimard, collectionart et artistes, 2003.
  • [11]
    Sophie de Mijolla, Le plaisir de pensée, Éditions PUF, 1992.
  • [12]
    Muchnick Mario, Michel-Ange de près, Introduction Antony Burgess, Éditions Robert Laffont.
  • [13]
    Didier Anzieu, Le corps de l’œuvre, Éditions Gallimard, 1981.
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