Notes
-
[1]
Freud S., (1915 b), « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort » (Chapitre 1. La désillusion causée par la guerre), in Essais de psychanalyse, traduit de l’allemand par Pierre Cotet, André Bourguignon et Alice Cherki, Petite Bibliothèque Payot, 1981, p. 9.
-
[2]
Freud S. (1921 c), « Psychologie des foules et analyse du moi », in Essais de psychanalyse, traduit de l’allemand par Pierre Cotet, André Bourguignon, Janine Altounian, Odile Bourguignon et Alain Rauzy, Petite Bibliothèque Payot, 1981, note n° 3, p. 164.
-
[3]
Freud S. (1927 c), L’Avenir d’une illusion, traduit de l’allemand par Marie Bonaparte, P.U.F., 1971, p. 70.
-
[4]
Nietzsche F., « Le nihilisme vaincu par lui-même », Livre III, in La Volonté de puissance, tome II, traduit de l’allemand par G. Blanquis, Gallimard, 1948.b
-
[5]
Balier C. (éd.), La Violence en Abyme, P.U.F., Le Fil rouge, 2005, p. 68.
-
[6]
Casoni D. et Brunet L. (éd.), « Philosophie groupale et action terroriste », in Comprendre l’acte terroriste, Presses de l’Université du Québec, 2003, p. 89.
-
[7]
Freud S. (1920 g), « Au-delà du principe de plaisir », in Essais de psychanalyse, traduit de l’allemand par Jean Laplanche et J.-B. Pontalis, Petite Bibliothèque Payot, 1981, p. 97.
-
[8]
Cioran E.M., La Tentation d’exister, Gallimard, Paris, 1956 ; Jaccard R., La Tentation nihiliste, P.U.F., 1989.
-
[9]
Droit R.-P., Le Culte du néant. Les philosophes et le Bouddha, Le Seuil, 1997.
-
[10]
Le Brun J., Le pur amour de Platon à Lacan, Le Seuil, collection « la librairie du xxie siècle », septembre 2002.
-
[11]
Souche-Dagues D., Nihilismes, P.U.F., Collection « Philosophie d’aujourd’hui », 1996, p. 6.
-
[12]
Compagnon A., Les Antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes, Gallimard, collection Bibliothèque des Idées, 2005.
-
[13]
Magazine littéraire, « Le Nihilisme », n° 279 de juillet-août 1990.
-
[14]
Spengler O., (1923), Le déclin de l’Occident, Essai d’une morphologie de l’histoire universelle, 2 vol., tr. fr. Gallimard, 1976.
-
[15]
Biaggi V., Le Nihilisme, Flammarion, collection Corpus, 1998. Lire aussi Souche-Dagues D., Nihilismes, op. cit.
-
[16]
Traversées du nihilisme, collectif à partir du séminaire au Collège international de philosophie organisé par Georges Leyenberg et Jean-Jacques Forté, avec également Jean Lévêque, Jacques Rancière, Jean-Christophe Bailly, Jean-Luc Nancy, Editions Osiris, janvier 1994.
-
[17]
Vattimo G. (1985), La Fin de la modernité. Nihilisme et herméneutique dans la culture post-moderne, traduit de l’italien par Charles Alunni, Le Seuil, 1987.
-
[18]
Dumont J.-P. (éd.), Les Présocratiques, Gallimard, collection La Pléiade, 1988.
-
[19]
Michelet J. (1847), Histoire de la Révolution Française, Editions Robert Laffont, Paris, 1979, p. 95.
-
[20]
Wahnich S., La Liberté ou la Mort. Essai sur la Terreur et le terrorisme, Éditions de la Fabrique, 2003, p. 90.
-
[21]
Cannac R., Netchaïev. Du nihilisme au terrorisme, Payot, 1961, p. 12.
-
[22]
Ibid., p. 19.
-
[23]
Cloots A., Ecrits révolutionnaires 1790-1794, Champ libre, 1979, p. 643.
-
[24]
Ces informations sont empruntées à l’avant-propos dû à Raoul Girardet, de Rauschning H. (1939), Hitler m’a dit, Editions Aimery Somogy, 1979.
-
[25]
Rauschning H., La Révolution du nihilisme, traduit de l’allemand par Paul Ravoux et Marcel Stora, Gallimard, 1939.
-
[26]
Jünger E., (1932), Le Travailleur, traduit de l’allemand par Julien Hervier, Christian Bourgeois Editeur, 1989.
-
[27]
Rauschning H., Der nihilismus als Phänomen der Geistesgeschichte in der wissenschaftlichen Diskussion unseres Jahrunderts, p. 99-126, cité par Souche-Dagues D., Nihilismes, op. cit., p. 36.
-
[28]
Mosse G. L. (1964), Les Racines intellectuelles du Troisième Reich. La crise de l’idéologie allemande, traduit de l’anglais par Claire Darmon, Calmann-Lévy, octobre 2006.
-
[29]
Blüher H. (1912), Die deutsche Wandervogelbewegung als erotisches Phänomen (III). Prien (Anthropos).
-
[30]
Ibid., p. 330.
-
[31]
Je n’emploie pas volontairement l’expression freudienne « moi-plaisir purifié », car ici, il est davantage question de surcroît de puissance, de force vitale, que de plaisir. De plus, le mot « plaisir » était banni du vocabulaire völkisch.
-
[32]
Strauss L., Nihilisme et politique, traduit de l’anglais par Olivier Sedeyn, Payot et Rivages, 2001, p. 31 à 76.
-
[33]
Ibid, p. 70.
-
[34]
Arendt H., (1951), Le Système totalitaire, in Les Origines du totalitarisme, traduit de l’américain par Jean-Loup Bourget, Robert Davreu et Patrick Lévy, Le Seuil, 1972.
-
[35]
Ibid., p. 38.
-
[36]
Sternhell z. Les Anti-Lumières, du xVIIIe siècle à la guerre froide, Fayard, 2006,
-
[37]
Vico G. (1725), « Principes d’une science nouvelle relative à la nature commune des nations », traduit de l’italien par Christina Trivulzio, in La science nouvelle, Gallimard, 1993.
-
[38]
Herder J.G. (1774), Une autre philosophie de l’histoire capable de contribuer à l’éducation de l’humanité, traduit de l’allemand par Max Rouché, Les Belles Lettres, 1940 et Herder J.G., Idées pour la philosophie de l’histoire de l’humanité (1784-1791), traduit par Edgar Quinet, 3 tomes, 1827-1828, in Herder J.G., Histoire et cultures. Une autre philosophie de l’histoire, Flammarion, 2000.
-
[39]
Burke E. (1756), A Vindication of Natural Society ; Burke E. (1790), Réflexions sur la Révolution de France et autres textes, Hachette, Pluriel, 1989.
-
[40]
Haffner S. (1938), Histoire d’un Allemand. Souvenirs de 1914-1933, traduit de l’allemand par Brigitte Hébert, Actes Sud, 2002.
-
[41]
Ibid., p. 83.
-
[42]
Ibid., p. 110-111.
-
[43]
Colin R.C., « Le mythe de Prométhée et les figures paternelles idéalisées », in Topique, 84,149-160, Le Bouscat, L’Esprit du Temps, 2003.
-
[44]
Notons à ce sujet que le propre père de Sebastian Haffner fit preuve d’une conduite exemplaire aux moments-clé de cette sombre période. « Mon père avait souffert de la guerre dès le début ; l’enthousiasme des premières semaines l’avait laissé de marbre, et la haine psychotique qui suivit l’écœurait profondément, encore qu’il souhaitât bien évidemment, en loyal patriote, la victoire de l’Allemagne. Il faisait partie de ces nombreux esprits libéraux de sa génération qui, sans le dire, étaient profondément convaincus que les conflits entre Européens appartenaient au passé. La guerre le voyait totalement désemparé – et il dédaignait de se monter la tête comme tant d’autres. Je l’entendis plusieurs fois prononcer des paroles amères et sceptiques. » Haffner, Histoire d’un Allemand..., op. cit., p. 29-30.
-
[45]
Ibid., p. 33.
-
[46]
Jones E. (1955), La vie et l’œuvre de Sigmund Freud. 2/ Les années de maturité, 1901-1919. traduit de l’anglais par Anne Berman, P.U.F., 1961, p. 179-220.
-
[47]
Freud S. et Ferenczi S., Correspondance, 1914-1919, traduit de l’allemand par le groupe de traduction du Coq-Héron, Calmann-Lévy, lettre 498 F du 23 août 1914, p. 17.
-
[48]
Freud S. et Abraham K., Correspondance, 1907-1926, traduit de l’allemand par Fernand Ganbon et Jean-Pierre Grossein, Gallimard, lettre du 25 août 1914, p. 197.
-
[49]
Op. cit., lettre 524 F du 15 décembre 1914, p. 43-44.
-
[50]
Freud S. (1915 b), « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort », op. cit., p. 29-30.
-
[51]
Op. cit., lettre F 542 du 8 avril 1915, p. 66 : « Vous compter d’ailleurs vous-même parmi les gens productifs et devriez avoir observé sur vous le mécanisme de la production, la succession du jeu audacieux de l’imagination hardies et d’une critique réaliste sans concession ».
-
[52]
Op. cit., p. 18.
-
[53]
Ibid., p. 9.
-
[54]
Freud S. et Jones E., Correspondance complète, (1908-1939), traduit de l’Anglais et de l’Allemand par Pierre-Emmanuel Dauzet, P.U.F., lettre 209 du 25 décembre 1914, p. 373-374.
-
[55]
Guillaumin J. (éd.), L’Invention de la pulsion de mort, actes du congrès de Lyon en février 1999, Dunod, 2000.
-
[56]
Guillaumin J., « L’invention de la pulsion de mort et le deuil du père dans l’économie créatrice de Freud », ibid., p. 7-53.
-
[57]
Lamothe C., et Vasseur C., « Pulsion de mort, pulsion de mère... », ibid., p. 113-159.
-
[58]
Kaës R., « Travail de mort et théorisation. Le groupe des premiers psychanalystes autour de Freud entre 1910 et 1921 », ibid., p. 89-111.
-
[59]
Pipineli-Potamianou A., « En contrordre de la mort », ibid., p. 68.
-
[60]
Roussillon R., « Paradoxes et pluralité de la pulsion de mort : l’identité de perception », ibid., p. 71.
-
[61]
Vermorel H. et Vermorel M., « La pulsion de mort dans l’œuvre freudienne et son impact dans les psychoses, ibid., p. 142 et 149.
-
[62]
En effet, parmi les cinq formes de nihilisme mentionnées plus haut, j’ai remarqué que les deux formes érotisées (le culte de néant et la perversion sadique) se rattachaient à chaque fois, dans mon expérience des cures, à une appétence œdipienne à satisfaire meurtre ou inceste originaires.
-
[63]
Freud S. (1920 g), « Au-delà du principe de plaisir », in Essais de psychanalyse, op. cit., p. 108.
-
[64]
Ibid., p. 87.
-
[65]
Haffner S., op. cit., p. 51.
-
[66]
Lussier A., « Réflexion d’un pur-impur », in Revue Française de Psychanalyse, « L’Idéal transmis », vol. LxIV, n°5, P.U.F., 2000, p. 1482.
-
[67]
Freud S. (1920 g), « Au-delà du principe de plaisir », op. cit., p. 81.
-
[68]
Jean-Paul Valabrega introduit, l’idée sans la développer, d’une pulsion de régression, qui serait, à côté des deux premiers dualismes pulsionnels, « une troisième pulsion, pouvant entrer en composition – causale ou efficiente – avec les autres ». Cf Valabrega J.P., « Le quantitatif latent », in Topique 66, Le Bouscat, L’Esprit du Temps, 1998, p. 5-22.
-
[69]
Colin R.C., « Les formations archaïques d’idéal », in Topique 87, 149-176, Le Bouscat, L’Esprit du Temps, 2004, p. 168-174.
-
[70]
Anzieu D., « Le Transfert paradoxal », Nouvelle Revue de Psychanalyse, « La Psyché », n° 12, Gallimard, automne 1975, p. 49-72.
-
[71]
Marie-Lise Roux développe l’idée d’un « Sur-Moi culturel double » Le surmoi collectif exercerait d’une part la fonction d’unir les membres du groupe et de bien les séparer des autres, et d’autre part la fonction de permettre le doute, l’écart, la différence. Roux M-L., « La « compassion » du SS, in Revue Française de Psychanalyse, « L’Idéal transmis », op. cit., p. 1753-1758.
1Nous entendons régulièrement parler de déclin de l’Occident : nous traverserions une nouvelle période de décadence, voire, notre civilisation ne se serait toujours pas relevée du déclin que les Lumières auraient paradoxalement provoqué. Les arguments ne manquent pas qui dénoncent le malaise actuel : nivellement par le bas, perte des valeurs, démission des élites, dictature de la technique, de l’évaluation et du pragmatisme, tyrannie des communautés et des individualismes, mondialisation hégémonique, déculturation progressive, meurtre de la langue, ou encore le rejet de l’étranger, le déni des différences et, en écho, une violence terroriste grandissante. La liste est longue ; remarquons que le terme nihilisme est aujourd’hui peu usité alors qu’il l’était naguère, pendant la première moitié du xxe siècle, pour évoquer des manifestations semblables. On parlait alors, de nihilisme culturel ou de nihilisme politique. il est vrai que la violence et la cruauté prenaient des formes différentes. Cherchons donc à comprendre, au-delà des mots employés et des comparaisons difficiles à établir, quelle est la nature du mal de notre temps. Freud, en 1915, émettait la même réserve à propos de la désillusion qu’il éprouvait devant une civilisation occidentale conduite à la régression par la guerre : « Mais, sans doute, ressentons-nous le mal de ce temps avec une force excessive et n’avons-nous pas le droit de le comparer au mal d’autres temps que nous n’avons pas vécus [1]. »
2L’histoire ne se répète pas, et si la comparaison se justifie, c’est seulement parce qu’elle nous aide à mieux percer le secret du malaise. D’une façon générale, le nihilisme, en tant que réalité sociale et politique, a plutôt été étudié par les philosophes, les écrivains et les historiens, du temps même de Freud, et peu par les psychanalystes. Nihilisme et pulsion de mort sont des notions très voisines, mais ne se superposent pas. Toutes deux font appel au retour à l’inanimé, au rien, au degré zéro de tension, au nihil du Nirvana, et en même temps à la destructivité la plus bruyante, à la violence la plus désintriquée. Souvenons-nous que Freud élabore en 1920 le concept de pulsion de mort à partir d’une clinique spécifique, celle d’un au-delà du principe de plaisir et de la compulsion de répétition : la névrose traumatique, le jeu d’enfants, la névrose de transfert et la névrose de destinée ; en aucun cas à partir d’une clinique du nihilisme social. Il est possible qu’en inventant le concept de pulsion de mort, il se soit privé d’une occasion de penser précisément le nihilisme en tant qu’entité clinique spécifique. Pourtant, nous savons combien il fut sensible aux dérives culturelles de son époque, et combien, dans ses travaux les plus tardifs, il s’employa à l’expliquer, à étendre sa conception du mythe du meurtre du père primitif en soutenant les conditions topiques, économiques et dynamiques de l’édification d’un surmoi culturel. Quand, dans Psychologie des foules et analyse du moi, il se penche sur le phénomène régressif des foules primaires, assurément, il fait allusion, sans les nommer, aux mouvements sociaux de son temps, mais alors, il ne se réfère à aucun moment au concept de pulsion de mort pour penser ce phénomène, sauf de façon lointaine, dans une note en bas de page [2].
3Il est vrai que la notion de nihilisme est complexe. On lui reprochera, à juste titre, de renvoyer à des approches trop différentes. La lecture des ouvrages qui lui sont consacrés, associée à l’expérience analytique de certains moments de cures, me conduit à penser que nihilisme et désillusion sont indissociables. Il n’y aurait pas de nihilisme sans désillusion ni de désillusion sans nihil. C’est l’hypothèse qui court tout au long de ce travail. Quand j’emploie le mot désillusion, je veux parler de l’épreuve de désillusion. Rien ne nous permet d’anticiper les conséquences favorables ou non de la perte d’illusion. Freud s’est intéressé à l’épreuve de la désillusion pour en souligner les effets positifs et structurants. L’épreuve de désillusion serait l’étape indispensable à franchir sur la voie de la maturation de l’enfant et celle de la société. L’enfant, en proie à la détresse, se cramponne d’abord au père protecteur et aimant ; puis devenu homme, il sera contraint de s’avouer sa détresse, sa petitesse dans l’ensemble de l’univers. La société renoncera elle aussi, si elle veut s’émanciper, à l’illusion religieuse qui lui fut un temps nécessaire, grâce à la confiance qu’elle saura accorder à la science [3]. En héritier optimiste des Lumières, Freud réaffirme sa confiance dans les effets positifs du progrès de la science, face à la « rude épreuve de la désillusion ». Mais que dire de ses effets négatifs et nihilistes ?
LES CINQ FORMES CLINIQUES DE NIHILISME
4L’épreuve de la désillusion provoque une réaction en chaîne où s’imbriquent invariablement plusieurs formes de nihilisme. Si nous en distinguons artificiellement cinq formes, c’est pour mieux essayer d’en saisir quelques-uns des ressorts, à la lumière de la psychanalyse.
5La première réaction à la rude épreuve de désillusion est à la fois profonde et immédiate : elle est émotionnelle, pour ne pas dire corporelle. C’est le règne de la déréliction, de la plongée dans le vide. Le monde perd ses couleurs, ses formes. Les convictions, les valeurs tant estimées s’étiolent. Croyance et foi s’éloignent. On est frappé de lassitude, d’ennui, de langueur et cela annihile toute initiative de s’en sortir. L’homme s’identifie passivement au néant, devient ce petit rien qui ne pense plus, ce moins que rien qui ne ressent rien d’autre que le vide de sa propre existence dans le monde. On retrouve dans cette forme dépressive certains éléments du nihilisme absolu décrit par les écrivains. Nietzsche le qualifiait de nihilisme passif [4]. Le symptôme le plus grave, disait-il, se trouve dans l’impuissance à croire ce qui est, à voir ce qui se fait, à vivre ce qui s’offre. Le poison engourdit le corps et l’âme. L’homme, en proie à la molle décadence, vit sous le joug du rien comme pour se rappeler combien l’illusion qu’il vient de perdre était encore vivace et puissante. Est-il opportun de rapprocher cette forme intense et immédiate de nihilisme passif avec ce que nous qualifions dans notre pratique quotidienne de moment mélancolique, de position dépressive ou encore d’effondrement narcissique ? Je crois que nous nous priverions de perspectives de compréhension nouvelles. De même, l’emprunt de notions familières telles que la « désintrication pulsionnelle » de Freud, le « désir de non-désir » de Piera Aulagnier, la « fonction désobjectalisante » et le « narcissisme de mort » d’André Green, ou encore le « masochisme mortifère » de Benno Rosenberg, est d’un grand secours pour penser la clinique, mais il présente le désavantage de saturer l’espace de pensée. C’est pourquoi il importe de poursuivre « en aveugle » sans trop savoir vers où nous cheminerons, et d’accepter un instant de renoncer à nos idées préconçues. La recherche clinique du phénomène de désillusion réclame que nous tolérions de nous perdre un peu, voire d’éprouver les effets nihilistes de l’égarement, le temps qu’il faudra, tout en gardant l’espoir, sinon l’illusion, d’éclairer différemment le malaise de notre temps.
6La deuxième réaction est tout aussi immédiate : il ne s’agit plus d’éprouver, mais de se rebeller activement. Nous voilà devant le nihilisme actif de la terreur. La rage meurtrière d’un Netchaïev ou d’un Bazarov, occupe l’actualité. La passion bruyante de destruction qui en résulte s’empare de celui qui, lui-même, a été détruit. C’est la forme la plus connue et la plus citée de nihilisme. C’est le nihilisme politique qui selon Hermann Rauschning caractérisait le fascisme allemand. Il conduit à la terreur, au terrorisme, à l’autodestruction. On le devine aussi bien dans le fait aujourd’hui de brûler des voitures, de raser ses propres locaux collectifs, que dans la radicalisation de l’action politique. Nous basculons dans le règne de l’action pour l’action, dont le succès dépend de l’identification active à l’agent responsable de la désillusion. Nous sommes proches du modèle de criminalité « hors psyché » tel que le décrit Claude Balier à propos du « recours à l’acte [5] », ou encore du modèle de l’action terroriste développé par Dianne Casoni et Louis Brunet lorsqu’ils mettent en relief « l’injonction tyrannique du moi idéal collectif [6] ». Un tel feu d’artifice d’annihilation fournit un dédommagement face à la perte d’illusion, contrairement au nihilisme passif ; mais il est mince et fugace.
7Ces deux premières formes passive et active de réactions immédiates et intenses à la désillusion, sont semblables à des processus primaires ou à des manifestations pulsionnelles désintriquées. Que la destructivité se retourne contre soi ou qu’elle se dirige vers l’extérieur, les effets d’annihilation toucheront aussi bien le monde extérieur que soi-même. Ces deux formes extrêmes peuvent avec le temps être davantage liées à Éros et se prêter à une expression plus tempérée. Le nihilisme passif se transformera en culte du néant et le nihilisme actif en aspiration sadique et perverse. Dans ce dernier cas, l’homme qui a subi l’outrage de la désillusion va outrager à son tour, mais avec calcul. Il satisfait sa passion destructrice, devenue froide et insistante en manipulant son prochain à sa guise. La révolte se transforme en colère maîtrisée et déterminée. Toute forme de vie sera annihilée, mais à petit feu, avec cruauté, pour mieux jouir dans la durée. Sous les traits grisâtres d’un Fiodor Pavlovitch Karamasov, l’homme blessé usera de fiel et de sarcasmes avec habileté, poussera ses proches au désespoir, à la soumission ou au crime. Rien ne le dédommagera plus durablement du désespoir et de l’impuissance qu’il a subis, qu’en s’adonnant à ce nihilisme pervers et cynique qui humilie, avilit, empoisonne. Le désir de meurtre trouve ici une inépuisable source de satisfaction au prix d’un intérêt incestueux à l’égard de soi-même. L’amour de soi est alors infini : le moi fusionne avec le moi idéal.
8Avec le culte du néant, l’homme désespéré idéalisera la rude épreuve qu’il vient de subir. Il transformera la douloureuse rencontre du néant en une aspiration idéalisée. Nous entrons, comme dirait Freud, « dans le port de la philosophie de Schopenhauer [7] ». La tentation nihiliste d’exister d’un Cioran ou d’un Roland Jaccard est grande [8]. D’autres exemples témoignent classiquement de ce culte du néant : le quiétisme, l’amour mystique, la quête gnostique ou le culte bouddhique. Le bouddhisme, par exemple, qui n’est ni un désir d’anéantissement ni une fascination pour la destruction comme ont pu le croire les orientalistes et les premiers philosophes occidentaux [9] à s’y intéresser, s’avère un véritable culte du néant à des fins salvatrices : le nirvana libère de tous les tourments suscités par le désir ; il guérit de la souffrance et délivre de l’angoisse de mort. Il ouvre sur un état « d’éternelle absence lumineuse » ou de « vide rayonnant ». L’ascèse qu’il réclame rejoint, selon des voies bien différentes, celle que s’imposaient les mystiques dans leur aventure spirituelle. Ces derniers cherchaient à se détacher du monde, à combattre la concupiscence, calmer la tentation, se dépouiller de leur amour-propre et, dans un total dessaisissement, à s’en remettre à la seule volonté de Dieu, pour mieux en être aimés en retour dans la plénitude, la paix et la béatitude [10]. Le nihilisme idéalisé est un nihilisme ascétique et fervent. Il repose sur le culte du néant, sur un amour débordant à l’égard de la plénitude éternelle du rien, de la complétude accomplie du vide. Plutôt que d’en souffrir ou de s’en défendre, le néant est surinvesti. En dotant l’idéal ascétique du pouvoir d’illusion, le disciple, au prix élevé d’une vie hors du monde, croit dépasser définitivement, non sans leurre, la rude épreuve de la désillusion. Ceci nous conduit à penser paradoxalement qu’une part non négligeable de nihilisme dormirait secrètement dans toutes formes de croyances ou ferveurs religieuses. Si nous poussons ce raisonnement à l’extrême, nous dirions que les notions d’illusion, d’idéalisation, voire de formation d’idéal se fondent toutes sur une assise muette de destructivité, un nihilisme silencieux. Nous remarquerons combien le désir incestueux trouve ici une inépuisable source de satisfaction, au prix cette fois d’un abandon meurtrier de soi-même.
9La cinquième forme de nihilisme ou façon de réagir à la perte des illusions est de transformer l’annihilation en investissement culturel. Les penseurs, historiens, artistes vont s’emparer de la question du nihilisme et d’aucuns considèrent cette démarche comme une véritable, sinon la plus pure, forme de nihilisme [11]. Ainsi se répand dans l’Europe de la fin du xViiie et du début du xixe siècles un nihilisme culturel. Les écrivains, souvent qualifiés d’antimodernes [12], sont légion à peindre l’univers nihiliste de leur temps, de Flaubert à Cioran, de Musil à Broch et Kafka, en passant par Jarry, Céline ou Camus, sans oublier, bien sûr, Tourgueniev et Dostoïevski [13]. Parmi les penseurs de la décadence politique, on notera le nom d’Oswald Spengler connu pour son ouvrage sur Le Déclin de l’Occident [14], et parmi les philosophes, à côté de Schopenhauer, Nietzsche, Heidegger [15], on retiendra Jacobi, Kant, Hegel [16], et plus récemment Gianni Vattimo qui fait l’éloge d’une « pensée faible [17] ». Bien sûr, la question du néant, du rien, du non-être, préoccupaient déjà les Grecs du temps des présocratiques [18]. Quant aux peintres, ce sont eux qui ont exhumé le plus ostensiblement les figures du néant : pensons, par exemple, aux expressionnistes viennois, aux dadaïstes européens, aux surréalistes français.
LA CAUSALITÉ NIHILISTE
10La pétition de principe que nous venons d’énoncer selon laquelle les cinq formes de nihilisme sont toutes des réactions à l’épreuve de désillusion ne fait que déplacer l’analyse de la causalité nihiliste sur celle de la désillusion. Intensité et durée des réactions dépendront, donc, de l’importance de l’investissement placé dans l’illusion. Nous avons souligné que les deux premières formes de nihilisme correspondaient à un écoulement d’énergie libidinale libre, quasiment « hors psyché », où il serait question d’éprouver le néant ou de l’agir ; d’être ou d’accomplir le nihil. Dans les deux suivantes, le nihilisme est une organisation libidinale structurée, du côté de l’emprise, de l’analité (forme perverse), ou du côté de l’oralité (forme fervente). Elles évoquent les deux polarités croisées, incestueuse et meurtrière, de l’Œdipe précoce. Le désir incestueux est satisfait dans la forme fervente au prix d’un abandon meurtrier de soi-même, et le désir de meurtre dans la forme sadique est satisfait au prix d’un intérêt incestueux à l’égard de soi-même. Il s’agit d’aimer tendrement le néant dans la première et de jouer cruellement avec lui, dans la seconde. Quant à la cinquième et dernière forme, le nihilisme culturel, il correspond à la tentative la plus aboutie de mise à distance, à visée perlaborative, de l’épreuve traversée. Après les actions d’éprouver, d’agir, d’aimer, de jouer le néant, il s’agirait dans cette dernière occurrence de l’investir. Ces cinq formes sont imbriquées les unes dans les autres et rendent l’interprétation analytique complexe. La douleur à côtoyer le néant se mêle à la jouissance ; la révolte qui est toujours là, potentielle, et qui n’attend qu’une bonne occurrence pour se réveiller, n’est jamais une pure réaction violente, « hors psyché », d’autoconservation narcissique ou de désintrication pulsionnelle, car elle se mêle à chaque fois à un minimum de stratégie politique ou perverse. Quant à l’intention d’élaborer et de se dégager de cette épreuve, elle n’est pas l’apanage d’un noble nihilisme culturel. Nous pourrions même affirmer que les cinq formes cliniques sont toutes des tentatives d’élaboration de l’épreuve de désillusion. Toutes les cinq cherchent, à des degrés divers, la mise en place d’un écart, la mise à distance de l’expérience émotionnelle trop intense et à caractère traumatique. À ce titre, le nihilisme devrait être considéré comme un témoignage de l’activité psychique de représentance ou, en d’autres termes, comme la manifestation de l’exigence de travail de la pulsion.
11Comment comprendre la violence nihiliste qui est la question centrale soulevée dans ce travail ? La violence est spectaculaire dans la forme « terroriste » du nihilisme actif. Ce qui est certain, c’est que la rage meurtrière, même si elle est toujours conduite par une volonté et une finalité politiques, dépasse à chaque fois le contrôle de l’entendement pour atteindre une sorte de folie débridée de l’action. Règne alors, un climat de destruction et d’anéantissement gratuit qui apparaît sans fondement. Le culte de l’action remplace celui de la raison. Plus la brutalité et la destructivité sont immédiates, sans concession, témoignant d’une conviction absolue ou d’une foi inébranlable, plus l’action aura acquis grandeur, vigueur et puissance. Nous parvenons à l’idée gênante, car peu féconde, que la violence fonctionne pour elle-même, que la violence engendre la violence, selon une suite sans fin et qu’il serait vain d’en rechercher le point de départ. Toutefois, l’apologie de l’action et l’idée d’un cercle infernal de la violence, se rattachent à une idéologie récurrente qui dénonce la décadence des mœurs, l’amollissement des âmes, la déliquescence des convictions. Comprendre la violence nihiliste nous oblige à interroger, plus en amont, la nature de notre malaise dans la culture qui apparaît comme la source première du nihilisme actif, comme point de départ premier de la violence. Nous voilà sans doute devant l’obligation d’explorer la nature de l’illusion qui en serait l’expression originaire. Il est classique, lorsque l’on parle de nihilisme, d’évoquer la Terreur sous la Révolution française, les révoltes de la Russie d’Alexandre II, les totalitarismes du xxe siècle et il ne serait pas incongru d’ajouter, à l’heure qu’il est, le terrorisme islamique. Il apparaît intéressant d’observer que ces périodes meurtrières sont toutes précédées par des moments de nihilisme passif. Cette évidence va nous aider à construire une première compréhension de la causalité nihiliste.
12Michelet décrit précisément dans son Histoire de la Révolution française les sources premières de la Terreur et en particulier le climat délétère qui régnait du temps du roi Louis xVi. Prenons un seul exemple : après un siècle d’oppression, d’abus de pouvoir et de misère, une éclaircie émancipatrice pour le peuple vit le jour et généra d’immenses espoirs. Cette éclaircie était déjà annoncée et pensée des années auparavant par les philosophes des Lumières et elle se concrétisera d’un seul coup par la décision prise par le Roi, sous les conseils du bon Necker, de convoquer des États généraux. « Ce fut l’acte de naissance du peuple. » La chose était nouvelle dans le royaume mais aussi dans le monde entier, car le peuple venait d’acquérir le droit d’écrire ses plaintes, ses vœux et d’élire les électeurs. « Grande scène, étrange, étonnante ! de voir tout un peuple qui d’une fois passait du néant à l’être, qui, jusque-là silencieux, prenait tout à coup une voix [19]. » Nous devinons que l’immense enthousiasme d’un peuple, qui passe du néant à l’être, aurait dû satisfaire le roi et son ministre et renforcer leur détermination à conduire le royaume vers le progrès. Mais le dévoué Necker « voulait montrer beaucoup et faire peu », et voulait « être généreux à bon marché ». Le bon Roi ne put s’empêcher, lui aussi, de jouer le rôle du despote qu’il connaissait si mal et fit tout pour neutraliser le mouvement d’émancipation qu’il venait d’induire. Il hésita à mettre en œuvre des élections, les reporta, mais le peuple fut patient, malgré la famine. Il nomma lui-même des représentants du peuple qui étaient acquis à sa cause, mais le peuple en choisit d’autres. Il n’accorda pas au Tiers État qui venait à peine d’être élu, le moindre poids décisionnel dans l’Assemblée, au regard de celui du clergé ou celui de la noblesse, et le peuple pensa que c’était la Reine qui exerçait sur lui une mauvaise influence. Il ouvrit pour la première fois les États généraux le 5 mai 1789 en ignorant superbement les représentants du peuple, mais ces derniers, qui criaient encore de bon cœur « Vive le Roi », prirent soin, malgré la disette alarmante, d’attendre la seconde réunion des États généraux pour exprimer espoirs et doléances. Le Roi l’ajourna. Il ajourna les suivantes et pendant plus d’un mois, il se joua de ceux qu’il venait de prendre en considération. C’est ainsi que le Tiers État, réuni en l’absence de la noblesse et du clergé (qui avaient décliné l’ordre officiel de convocation), prit la décision, dans un vote solennel, de se constituer en Assemblée nationale. Le Roi voulut casser le décret. Il fit fermer la salle, mais les députés se réunirent à la salle du jeu de Paume. Le Roi interdit toute assemblée et les représentants du peuple votèrent La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Michelet pense que cette période est l’expression la plus haute de « l’Esprit de la Révolution » qu’un peuple puisse offrir, porté puissamment à créer une nouvelle forme de vie. Ces moments sont très rares dans l’histoire d’un peuple. Pourtant le Roi continuera à mener sa politique d’annihilation besogneuse, à souffler le chaud et le froid, à ouvrir des espérances et à les décevoir aussitôt. Contrairement au régime despotique de son grand-père qui faisait régner un climat permanent d’oppression et de résignation, n’y a-t-il pas – dans ce jeu de va-et-vient entre la promesse généreuse et la frustration humiliante – un appel à la révolte ? Et si cette révolte ne suffit pas, n’y a-t-il un appel lancé à un déchaînement irrésistible de violence ? Le désespoir conduira au-delà de ce moment de rébellion courageux et créatif, à la rage destructrice dont la Terreur sera la manifestation spectaculaire. Comme le pense Michelet, le peuple y perdra « l’Esprit de la Révolution » qui avait été si précieux. La période de la Terreur devient ainsi l’expression d’une quête absolue de liberté où le fait de mourir ou de faire mourir devient la seule façon « de vaincre la tyrannie ou de mourir pour la liberté [20] ».
13René Cannac révèle, avec la même acuité, les sources du nihilisme russe dans l’attitude contradictoire, tantôt bienveillante tantôt irresponsable, du tsar Alexandre II à l’égard du peuple et de la noblesse s’agissant de transformer la servitude et les privilèges. « Après de longues années d’atonie presque totale (sous Nicolas ier ), le début du règne d’Alexandre ii apparaît comme une période d’intense activité intellectuelle [21]. » L’amnistie des prisonniers politiques, le renvoi du chef de la police secrète et l’atténuation de la censure lui avaient valu l’approbation enthousiaste de l’intelligentsia et de la noblesse éclairée. Aidé par cette politique libérale, le peuple russe retrouva espoir. La promesse de leur émancipation grandissait d’autant que la revue La Cloche, publiée de l’étranger par Alexandre Herzen, et qui exerçait une grande influence en Russie, prédisait l’imminente disparition de « la souillure du servage ». En juillet 1858, Alexandre ii affranchit tous les serfs de la Couronne en leur accordant, contre une indemnité payable par annuité durant près d’un demi-siècle, la propriété des terres jusqu’alors cultivées par eux. L’enthousiasme est à son comble, le peuple exsangue retrouve enfin vie. Mais sous la pression d’une noblesse conservatrice et vétilleuse, le tsar affiche son hésitation : il diffère l’application de la réforme. La conséquence de cette désillusion pour le peuple fut la radicalisation dans la société russe de personnages que l’on qualifiait déjà « de nihilistes ». Le terrorisme russe fut à son apogée. « C’est ainsi que le nihilisme débouchait sur le radicalisme politique et un postulat révolutionnaire. »
14Ces deux exemples nous apprennent que la période de décadence qui précède révolte, révolution ou terrorisme, porte en germe une tendance nihiliste prête à exploser à tout moment. Existe-t-il une quelconque préséance entre révolte, révolution, et terreur ? Dans le cas du « nihilisme français », nous parlerons d’abord d’une révolte en réaction au désespoir ; une révolte dans le sens positif de L’Homme révolté de Camus dont l’engagement repose sur la « pensée de midi » qu’il situe entre l’action révolutionnaire et le renoncement. En France donc, c’est en un second temps, après les révoltes fécondes, que la Révolution s’impose peu avant la Terreur. Le « nihilisme russe » est différent. René Cannac semble dire que les nihilistes étaient déjà là dans le tissu social russe. « On les a appelés des « nihilistes », parce qu’ils ne s’inclinaient devant aucune autorité et s’acharnaient à dégonfler tous les idéalismes, niant pêle-mêle toutes les valeurs reconnues (religieuses, esthétiques ou morales) et n’en laissant subsister que ce qui pouvait servir au progrès matériel. En réalité, ces négateurs passionnés étaient en même temps des croyants intransigeants. Beaucoup d’entre eux, qui avaient reçu la formation des séminaires, n’avaient fait, en devenant athées, que changer de religion [22]. » Mais ces « nihilistes » ne semaient pas encore la terreur. Ils se disaient « anarchistes », libérés de toute idéologie. Ils nous rappellent ce que le baron Jean-Baptiste Cloots, surnommé Anacharsis, disait de la République des Droits de l’homme : « à proprement parler, [elle] n’est ni théiste, ni athée ; elle est nihiliste [23] ». Déjà, en 1801, Louis Sébastien Mercier dans sa Néologie ou Vocabulaire des mots nouveaux, désignait comme « nihiliste ou rienniste » celui « qui ne croit à rien, qui ne s’intéresse à rien ». N’oublions pas que le glorieux défilé de la Révolution, fut précédé, loin devant, par les écrivains. Les philosophes des Lumières, et avant eux Hobbes et Descartes, ouvrirent la voie aux valeurs de progrès, de liberté fondées sur la volonté des hommes et sur la raison. L’espoir d’émancipation s’était répandu jusqu’en Russie, alors que l’idée d’affranchissement avait germé depuis plus d’un siècle. En effet, le servage, qui avait été institué à titre de dédommagement à une époque où les nobles étaient eux-mêmes obligés de servir toute leur vie dans l’armée, devait légitimement être aboli ce jour de 1762 où le tsar Pierre iii libéra définitivement les nobles du service militaire. Mais ce ne fut pas le cas. Si bien que, sous Nicolas ier, on avait compté plus de cinq cents émeutes au cours desquelles beaucoup de nobles propriétaires terriens avaient été assassinés. Les révoltes nihilistes en Russie n’évoluèrent qu’en un deuxième temps vers le terrorisme, puis, en un troisième temps, vers une révolution plus structurée.
15Quant au troisième exemple, le « nihilisme allemand », confirme-t-il cette première évidence ? La révolution allemande, vue sous l’angle du nihilisme, fut l’objet de nombreuses études approfondies qui confirment notre conclusion selon laquelle une période de potentialité nihiliste précède celle du terrorisme. Elles ouvrent d’autres perspectives très fécondes. Hermann Rauschning, par exemple, montre comment le nazisme est essentiellement un nihilisme politique. Ancien président du Sénat sous le iiie Reich, contraint à s’exiler en 1935 pour mieux combattre un nazisme auquel il avait tout d’abord adhéré, Hermann Rauschning écrit en toute hâte de 1936 à 1938 deux ouvrages éclairants : La Révolution du nihilisme, puis Entretiens avec Hitler. Fils de militaire et propriétaire terrien d’un vaste domaine en Prusse orientale, il est le témoin, avec la défaite de 1918, de l’effondrement du régime impérial et du démantèlement de ses terres, cédées à la Pologne. Comme tous les hommes de son âge, de son milieu et de sa culture, il a lu, de Spengler à Möller van den Bruck, les grands auteurs de cette école de pensée que l’on a pris l’habitude de désigner du terme de « Révolution conservatrice ». Esprit fier, il refuse la résignation et adhère en 1926 au parti nazi. Il voit dans ce mouvement, une force neuve, ardente et populaire, destinée à prendre le relais d’une droite conservatrice figée dans son vocabulaire, ses préjugés et la défense de ses intérêts de classe. Nommé dès 1933 président du Sénat à Dantzig, il commence par déchanter. Hitler lui apparaît comme un aventurier sans passé, ni scrupules, prophète d’une nouvelle barbarie. Rauschning se heurte aux représentants du parti, refuse de se résigner. Il s’engage dans une opposition ouverte, se risque à l’affrontement. Mais il doit assez vite se réfugier en Suisse pour émigrer ensuite aux États-Unis [24]. Pour lui, le nazisme est un nihilisme politique sans autre doctrine. Certes, il y a le nationalisme, le racisme, l’anti-sémitisme ou le pangermanisme culturel à base raciale et biologique, mais ce sont des mythes et non de véritables doctrines : des mythes qui réduisent toute initiative de pensée individuelle [25]. Le nihilisme politique sévissait à tous les niveaux de la société sous forme de l’exaltation nue de la volonté, de la puissance, du dynamisme radical et de la mobilisation totale. Les nazis s’intéressaient aux ouvrages d’Ernst Jünger [26] qui prônaient le mouvement pour le mouvement, lequel se donne comme unique but « l’auto-accroissement du mouvement ». Il serait, ajoute-t-il en 1954, le masque d’une pulsion de mort visant à la destruction universelle, pulsion qui avait été réveillée par la dissolution des valeurs chrétiennes [27]. Hermann Rauschning émet une dernière hypothèse qui retiendra notre attention : l’élite de la fin du xixe siècle et du début du xxe, n’aurait su s’affranchir « ni de Nietzsche, ni de Wagner » et elle aurait cultivé un nihilisme intellectuel. Comprendre la violence nihiliste nous conduit à explorer plus précisément les hypothèses historiographiques d’Hermann Rauschning.
L’idéal nihiliste
16Dans son ouvrage : Les Racines intellectuelles du Troisième Reich, publié en 1964, tout récemment traduit en français [28], George L. Mosse soutient que l’Allemagne abritait depuis l’époque romantique un idéal völkisch (en rapport avec le Volk, le peuple) dont l’impact sur la réussite du mouvement nazi fut des plus déterminants. Professeur émérite d’histoire à l’université du Wisconsin, George L. Mosse est un des nombreux juifs allemands qui émigrent en 1933 vers les États-Unis. Cet auteur défend l’idée selon laquelle l’Allemagne du xixe siècle est l’objet d’une transformation qui laissera de profondes impressions sur la psyché des citoyens allemands. Il contredit Rauschning s’agissant de l’absence de doctrine chez les nazis. Il montre comment l’idéal sociétal völkisch va cimenter le peuple autour d’un but commun et partagé dont nous interpréterons succinctement les fondements.
- L’idéal völkisch viendrait réparer l’unité narcissique défaillante de la société allemande. Ensemble de principautés semi-féodales, l’Allemagne aspire à devenir un État-nation, et à transformer son économie régionale agricole en une économie industrielle. Ainsi, l’idéologie völkisch repose sur un désenchantement national et culturel, bien antérieur à la défaite de 1918.
- L’assise narcissique que cherche à réparer défensivement l’idéal völkisch se fonde sur le sol, la race et la foi germaniques. Alors que les Lumières franco-allemandes conduisaient l’Europe vers un idéal de liberté, de progrès et de rationalité, la philosophie de la nature exaltait un idéal romantique, où se mêlaient foi irrationnelle, spiritualité, sentiment identitaire. L’appartenance à un sol natal et à une histoire ancienne commune en était l’essence.
- Ce qui menace d’effondrement une identité allemande trop précaire doit être rejeté vers l’extérieur afin de renforcer le « moi idéal purifié ». Assez rapidement, dès 1812, le Juif devint le représentant de cette modernité. Le Juif était décrit comme l’étranger pragmatique, sans patrie, ni spiritualité, un « État dans l’État », qui conspirait pour mieux s’enrichir, en parasitant le noble peuple germain. Les théoriciens de la pensée raciale et de l’antisémitisme devinrent de plus en plus nombreux au fil des années.
- Ce qui fortifie la vitalité et la pulsionnalité du peuple doit être magiquement préservé. À l’époque décadente où le positivisme vient de pénétrer la vie scientifique, industrielle et politique allemande, de nombreux autres écrivains contribuèrent à édifier l’idéal völkisch, lequel se fondait sur les plus anciennes valeurs germaniques : culte solaire, paganisme, force vitale primitive, harmonie cosmique, réincarnation et perception extrasensorielle, occultisme et théosophie, auxquelles s’ajouta le culte de la beauté et de la pureté aryenne. Le caractère magique tout-puissant de cet idéal rappelle celui, chez l’enfant, du moi idéal.
- Les relations exclusivement masculines et viriles accroissent la puissance phallique du peuple et son pouvoir d’action. Par l’intermédiaire des manuels scolaires, des enseignants et des programmes, les idéaux völkisch, furent inculqués à la jeunesse allemande. Des mouvements de jeunesse se constituaient en Männerbund, en « société masculine » qui cultivait un idéal de virilité où se mêlaient beauté physique, force vitale et culte de l’action. L’historien Hans Blüher développa en 1912 une théorie quasi-psychanalytique de ce phénomène dans son livre Le Mouvement allemand « Wandervögel » comme phénomène érotique [29], où il démontre l’importance d’Éros comme impulsion principale à la vie culturelle et sociale. Pour lui, seules, l’amitié masculine et l’homosexualité sublimée, fondent le lien social dans le groupe ; la femme doit être bannie de ces hauts lieux de la vigueur masculine.
- La complexification apparente de l’identité völkisch au fil des années n’aboutit pas à l’édification d’une instance surmoïque mature, mais au renforcement du « moi idéal purifié ». Le nazisme réussit à conquérir l’assentiment de la grande majorité des Allemands à partir du moment où l’antisémitisme devint le programme politique concret qui allait résoudre définitivement la crise du début des années 30. « La révolution allemande devint la révolution anti-juive. L’enthousiasme massif que plus d’un demi-siècle d’agitation völkisch avait rendu explosif, risquait de devenir dangereux, s’il n’était pas canalisé, pour ceux-là mêmes qui l’avaient suscité. C’est pourquoi il fut transféré du terrain des revendications sociales et économiques vers l’antisémitisme. On fit en sorte que le Juif essuie la colère du peuple [30]. »
- L’idéal völkisch nourrit une puissante illusion. Nous remarquons que l’idéal
völkisch, que partagent les Allemands entre eux, et qui les convainc de
croire en leur propre puissance narcissique (force, unité, vitalité, volonté,
enracinement, spiritualité, profondeur), nourrit en même temps une puissante
illusion. Pour mieux les protéger de la souffrance, du désenchantement,
ou de la mort, cette illusion leur assure pureté, puissance et supériorité.
Il est précisément question de « revitalisation », de « ressourcement », de « régénération », comme si un effondrement pulsionnel avait marqué le peuple tout entier d’un irréparable traumatisme.
18Nous parvenons, ainsi, à cette idée que la fonction de l’idéal, nécessaire pour le groupe et son unité, est le meilleur vecteur d’évacuation de la négativité. Le contrat narcissique (ou le pacte dénégatif) qui réunit les membres entre eux, conduit le groupe à déplacer la destructivité sur l’étranger, tout en la niant. La violence nihiliste, qui est cette part irréductible de négativité qu’engendre l’épreuve du négatif, éclate au grand jour, guidée par une causalité immédiate et projective, et à la fois reste dangereusement muette. L’organisation groupale est entièrement construite sur le « moi idéal purifié [31] ». Est-ce à dire qu’aucun idéal, singulier ou groupal, ne réussisse jamais la pleine métabolisation de la négativité ?
LA DISSOLUTION NIHILISTE DES VALEURS
19Léo Strauss, sur la question de la dissolution des valeurs allemandes, développe une vision de l’idéal allemand légèrement différente de celle de Mosse. Élève de Heidegger et juif Allemand, Léo Strauss fuit en Angleterre dans les années 30 puis émigre aux États-Unis. Dans une fameuse conférence intitulée Sur le nihilisme Allemand [32], qu’il prononce le 26 février 1941 à la Faculté des sciences sociales et politiques de New york, il condamne la faillite de la société allemande qui s’est trop rapidement occidentalisée et lui reproche un trop d’« ouverture ». Dans sa signification morale, la civilisation moderne, dit-il, nous égarerait à vouloir soulager la condition de l’homme ou à protéger ses droits en offrant le plus grand bonheur au plus grand nombre possible. Il note que la jeunesse est fascinée par un groupe de professeurs convaincants (Spengler, Möller van den Bruck, Carl Schmitt, Ernst Jünger, Heidegger). L’auteur de Nihilisme et politique se demande dans quelle mesure le nihilisme est un phénomène spécifiquement allemand. Le nihilisme allemand, dit-il, s’apparente incontestablement au militarisme allemand sans s’y confondre pour autant. Les Allemands étaient attachés, dit-il, à un idéal pré-moderne où le sacrifice de soi, le courage, la négation de tout intérêt personnel primaient de loin sur la recherche du bonheur. « Le national-socialisme est l’exemple le plus célèbre, parce que le plus vulgaire, d’un tel retour à l’idéal pré-moderne [33]. »
20Hannah Arendt remarque que les gens hautement cultivés, malgré un individualisme raffiné, étaient attirés, en grand nombre par le totalitarisme [34], pourquoi ? Certainement pas, nous dit-elle, par « nihilisme » ou par « masochisme intellectuel », encore moins par une « faiblesse de l’élan vital ». L’élite ne fut pas séduite par « errance artistique » ou par « naïveté intellectuelle ». Hannah Arendt ne veut pas partager le point de vue d’Hermann Rauschning selon lequel l’élite allemande aurait cultivé un nihilisme intellectuel, ce que pourtant sa démonstration contredit : l’élite fut attirée par le mouvement de masse uniquement parce que ce dernier osa s’en prendre à la bourgeoisie « pourrissante et paternaliste ». Elle légitimait l’engagement par les « abus de la bourgeoisie » et la « médiocrité des philistins ». Le « philistin » qui faisait retraite dans sa vie privée, qui se consacrait exclusivement à sa famille et à son avancement, devenait le dernier produit, déjà dégénéré, de la croyance bourgeoise au primat de l’intérêt privé. Le philistin, poursuit-elle, est un bourgeois coupé de sa propre classe, un individu atomisé, produit de l’effondrement de la classe bourgeoise. C’est ainsi qu’elle explique la croissance du nazisme sur le terreau d’une masse populaire issue de l’effondrement du système des classes sociales, de l’effritement des partis politiques et surtout de l’irresponsabilité de la bourgeoisie. L’avènement d’une masse informe d’individus furieux, apathiques, indifférents et en manque d’organisation politique fut la condition de la montée du nazisme. « Par conséquent, le repli sur soi-même alla de pair avec un affaiblissement décisif de l’instinct de conservation. Le désintéressement, au sens où l’on n’a pas d’importance à ses propres yeux, le sentiment de pouvoir être sacrifié, n’était pas plus une expression d’idéalisme individuel, mais un phénomène de masse [35]. »
21Dans son livre Les Anti-Lumières. Du xVIIIe siècle à la guerre froide [36], zeev Sternhell, historien des idées politiques, émet l’idée que l’Europe était la proie d’une autre opposition idéologique concernant la dissolution des valeurs. Il démontre qu’une révolte intellectuelle contre les Lumières franco-kantiennes marque la naissance, dès le début xViiie, d’une culture politique très influente, en totale opposition avec la vision « éclairée » du monde, de l’homme et de la société qu’avaient construite les écrivains des Lumières. Ce nouveau courant d’idées accuse avec virulence les Lumières d’être à l’origine de la décadence de la civilisation. Bien avant la Révolution française, Giambattista Vico [37] en Italie, Johann Gottfried Herder [38] en Allemagne, Edmund Burke [39] en Angleterre construisent une redoutable pensée à l’origine d’un nationalisme conservateur, aux antipodes de l’esprit des Encyclopédistes. Après eux, viendront en Allemagne Friedriech Meinecke, Oswald Spengler et Ernst Jünger dont nous avons parlé, en Angleterre Thomas Carlyle, et en France, de Maistre, Renan, Taine, Barrès, Maurras. Ces idéologues ne croient pas aux vertus de la raison, et encore moins à l’illusion de progrès. Ils exècrent l’esprit égalitariste des Droits de l’homme et du citoyen et lui préfèrent le principe des privilèges, c’est-à-dire le droit de la race, du sol et du sang. Ils exaltent la vigueur des actions, la force des convictions. Ils accusent aussi bien Rousseau, Voltaire, que Descartes, d’avoir, par leurs écrits, amolli un ordre social et politique fondé sur des siècles de sélection, de privilèges, de foi et de christianisme. Ces penseurs et partisans d’une société politique n’hésitent pas à voir dans la Révolution française l’acte de naissance du nihilisme. Est-ce à dire que l’élite allemande ne pouvait s’affranchir du nihilisme décadent de son époque sans tomber dans cette vision manichéenne de l’histoire, vision qui les engageait politiquement du côté d’un nationalisme néo-conservateur ?
LES ANNÉES NOIRES DU NIHILISME ALLEMAND
22Aux travaux que nous venons d’évoquer s’ajoute un dernier ouvrage d’une grande clarté, d’une profondeur et d’une humanité exemplaire. La lecture de Histoire d’un Allemand. Souvenirs de 1914-1933 de Sebastian Haffner [40] n’est pas celle d’un ouvrage d’historiographie traditionnelle : c’est un recueil de souvenirs que le jeune magistrat stagiaire de Berlin raconte en 1938. Sebastian Haffner se révolte contre les dérives culturelles et politiques de son pays et décide de s’exiler en Angleterre avant que la guerre ne soit déclarée. Il ne fuit pas pour sauver sa vie, qui n’était pas menacée, mais pour dénoncer la dégradation de la société allemande. C’est dans un état de profond effondrement qu’il quitte l’Allemagne. Sans prêcher aucune morale, mais simplement en racontant, il nous livre entre les lignes une courageuse leçon de vie, incomparable à celle que nous venons d’entrevoir avec ceux qui, comme Heidegger et d’autres, avaient fait le choix de la compromission. Sebastian Haffner situe la pire période de nihilisme allemand entre 1918 et 1923. Pour lui, la crise économique de 1929 n’est qu’une occurrence seconde, qui vient répéter à distance le traumatisme bien plus grave de ces cinq années. Avec la signature de l’armistice de 1918, après l’humiliation et la désillusion, commença à monter dans la ville, dit-il, le bruit de la révolution, des mitraillettes, des chars et des fusillades. Ce fut le temps de l’insécurité politique avec son lot de putschs, d’abdications et d’assassinats.
23Si la guerre avait laissé, précise-t-il, la vie de tous les jours, sans grands changements et qu’elle avait fourni à l’imagination, une nourriture riche et inépuisable, la révolution de novembre 1918 et les cinq années qui suivirent firent exactement le contraire. Elles provoquèrent une succession d’événements dans la vie quotidienne, certes spectaculaires, mais qui laissait l’imagination totalement en friche. Traîtrises, lâchetés, bassesses, corruptions se multipliaient et entretenaient la déception, la fatigue, la mélancolie, l’ennui et le désintérêt. Puis vint l’année 1923. « C’est sans doute cette année délirante, nous dit-il, qui a marqué les Allemands d’aujourd’hui [nous sommes ici en 1938] de ces traits que le reste de l’humanité dans sa totalité considère avec incompréhension mêlée d’angoisse, et qui sont étrangers au caractère normal du peuple allemand : cynisme débridé, nihilisme qui cultive avec délectation l’impossible pour lui-même, mouvement devenu but en soi [41]. » Avec l’année 1923, la dévaluation du mark atteignit un cours inimaginable. Elle entraîna la ruine immédiate des petits épargnants, la misère et la famine des pères de famille dont le salaire mensuel était englouti au premier achat alimentaire. Les vols, les pillages, les meurtres pour survivre étaient contemporains des liquidations pour raison d’opinion que menaient les Jeunesses nationalistes. Des avis de disparition se multipliaient dans la ville. Pendant ce temps, les banques et les spéculateurs, des lycéens bien informés, ramassaient des fortunes en une seule journée. Des boîtes de nuit fleurissaient, créant un climat de légèreté, de carnaval, de fièvre insouciante, de débauches et de concupiscence. L’année 1923 est l’année, nous dit-il, de l’effondrement de toutes les règles, de la banqueroute de l’âge et de l’expérience. C’est l’année de l’indifférence : indifférence aux nobles et vaines intentions, indifférence aux affaires crapuleuses. « La décennie 1914-1924 a presque tout bouleversé, presque tout détruit. La jeune génération a grandi dans un monde privé d’habitudes et de tradition [42]. »
24Que nous apprend la description de Sebastian Haffner ? Elle nous confirme tout d’abord les symptômes entremêlés des cinq formes de nihilisme que nous avons décrites. La forme passive, avec la douleur, la mélancolie, la perte des valeurs, le vide, l’ennui, l’indifférence ; la forme active avec les meurtres politiques, le culte de l’action pour l’action, et le pragmatisme élémentaire ; la forme perverse avec le cynisme, la manipulation utilitaire, la concupiscence. La forme fervente se devine à travers la jouissance et la fièvre insouciante qui côtoient tous ces drames. Quant à la dernière forme, le nihilisme culturel, elle est bien là, à un autre niveau, dans la mesure où la tentative de penser ce qui se déroule est très active chez l’auteur. Mais cette lecture de souvenirs nous apprend bien d’autres choses.
- En premier lieu, nous parlerons d’une très sévère régression de l’activité
psychique collective. Haffner parle d’appauvrissement de la vie psychique.
Nous remarquons parallèlement un envahissement de la vie psychique par une activité élémentaire, que nous qualifierons de perceptive et motrice primaire. L’idéal culturel se réduisait au culte du spectacle et de l’action. - Les racines psychologiques et politiques du nazisme sont plus profondes, nous l’avons vu, nous dit-il. Mais il doit à cette année folle ce qui fait sa démence actuelle : son délire glacé, sa détermination aveugle, outrecuidante et effrénée d’atteindre l’impossible, en proclamant « Ce qui est juste, c’est ce qui est utile » et « Le mot « impossible » n’existe pas ». »
- En deuxième lieu, nous remarquerons une dimension traumatique mêlée aux manifestations de l’extrême. L’intensité est à son comble, que ce soit du côté de la fascination pour le crime, le spectacle de la destruction ou du côté de l’attraction par le vide, le relâchement, le désintérêt. « Des expériences de ce genre passent manifestement les limites de ce qu’un peuple peut endurer sans traumatisme psychique. Je frissonne en pensant qu’après la guerre toute l’Europe connaîtra une année 1923 en plus grand, à moins que la paix ne soit conclue par des hommes d’une très grande sagesse. ».
- En troisième lieu, nous remarquerons la manifestation collective d’un défaut d’étayage. « Toute une génération d’Allemands, écrit Haffner, a ainsi subi l’ablation d’un organe psychique, un organe qui confère à l’homme stabilité, équilibre, pesanteur aussi, bien sûr, et qui prend diverses formes suivant les cas : conscience, raison, sagesse, fidélité aux principes, morale, crainte de Dieu. En 1923, toute une génération a appris, ou cru apprendre, qu’on peut vivre sans lest. Les années précédentes avaient été une bonne école du nihilisme. L’an 1923 allait en être la consécration. » Nous touchons là à un point central de la compréhension de la nature du nihilisme qui s’opère à l’échelle d’un peuple ou à celle de l’individu. La défaillance traumatique de l’introjection par l’enfant de l’expérience d’une contenance primaire de bonne qualité laisse des traces définitives sur le sentiment de continuité, de stabilité, d’équilibre, de pesanteur de l’être. Ces traces sont d’autant plus grandes que la promesse le fut, elle aussi.
- En quatrième lieu, nous ajouterons la manifestation collective d’un défaut
d’introjection de l’autorité paternelle. L’expression « une vie sans lest »
évoque l’idée de poids psychique, de densité intérieure. Nous penserons
bien sûr au phallus paternel qui confère à l’enfant, dans le meilleur des
cas, poids, autorité et verticalité. Porteur du phallus, le parent qui exerce
la fonction paternelle incarne pour l’enfant l’autorité et suscite en lui la
crainte, la soumission, la capacité de renoncement [43]. Être doté d’un pouvoir,
d’une autorité, ne signifie pas en abuser. Un tel parent conduit l’enfant à
faire l’expérience bénéfique de ce que Sebastian Haffner nomme la « crainte
de Dieu ». Non pas la crainte de s’écarter des dogmes religieux ou du
christianisme (comme l’affirment sans hésiter les penseurs extrémistes
du déclin de l’Occident), mais la crainte d’une puissance supérieure, qui
rappelle à l’homme son irréductible castration, sa finitude, et l’incertitude
de son existence. Or, les exactions, les meurtres, et toutes les formes d’abus
de pouvoir, par excès de violence ou par excès de passivité dont nous parle
Haffner témoignent de l’échec retentissant de l’exercice de la fonction paternelle [44]. Les exemples du nihilisme français et russe confirment cette idée qu’une figure paternelle qui perd son autorité peut conduire un peuple tout entier vers la révolte destructrice. Le roi ou le tzar qui, par faiblesse, renonce à tenir ses engagements et refuse de contraindre à sa juste mesure le peuple et la noblesse et qui, de surcroît, toujours par faiblesse, abuse de l’autoritarisme, est une figure paternelle assurément « toute-puissante », qui ne peut que semer les graines du nihilisme.
NIHILISME ET PULSION DE MORT
26Ces mêmes années, à Vienne, sont pour Freud le temps de l’invention de la pulsion de mort, de la psychologie des foules et de la seconde topique. La Grande guerre, par la démesure de ses carnages, est souvent invoquée pour justifier l’invention de la pulsion de mort, d’autant qu’en 1915 Freud avait déjà jeté assez clairement les prémisses de sa nouvelle conception dynamique. Si l’on se prête au jeu de suivre le chemin qu’emprunta Freud pour penser la négativité, celle qui s’exprimait par exemple sous forme de violence, cruauté, sadisme, haine, agressivité ou destructivité, nous serions surpris de constater la complexité de sa réflexion dès les premiers balbutiements de la psychanalyse. Cette question de la négativité suit, chez lui, un axe de recherche continu et complexe, parallèle à celui de la théorie de la sexualité et plus tard à celui du narcissisme, pour ne devenir prépondérant qu’après 1920. Évidemment, ces trois axes s’entrecroisent depuis le début. La guerre a-t-elle joué à ce point un rôle déterminant dans l’élaboration des nouveaux concepts ? Retrouvons, pour un instant, l’histoire de Sebastian Haffner pour comprendre ce que la guerre signifiait pour quelqu’un qui, comme Freud, n’était pas au front.
27Trop jeune entre 1914 et 1918 pour s’engager, Sebastian Haffner garde la mémoire de ces quatre années comme étant les plus enthousiastes de son enfance. Il vivait dans une intense illusion, non pas seulement la grande illusion de la victoire que tous les Allemands et les Autrichiens, loin du front, partageaient, mais celle non moins grande de jouer à la guerre à travers les informations qui lui parvenaient du front. Il faut dire que pour un écolier berlinois, la guerre était une chose parfaitement irréelle : irréelle comme un jeu. Il n’y avait ni attaques aériennes, ni bombes. Tout au plus, on mangeait mal, et alors ? nous dit-il. Les semelles en bois faisaient du bruit sur le sol et les costumes étaient retournés par souci d’économie : était-ce un drame ? En revanche, le jeu guerrier, à distance des combats, procurait une ivresse incomparable, source de construction infinie de l’imagination. Une seule chose comptait pour notre héros, c’était la fascination qu’exerçait ce jeu belliqueux : un jeu dans lequel le nombre de prisonniers, les territoires conquis, les forteresses enlevées et les vaisseaux coulés étaient comptés et recomptés mentalement à chaque communiqué du front. Il n’est pas inutile de rappeler que Freud, écolier de quatorze ans pendant la guerre de 1870, s’était prêté, lui aussi, à ce jeu belliqueux envoûtant. Il avait investi l’espace de la salle à manger, où il avait déployé sur une large planche le plan de bataille qu’il réactualisait tous les jours en fonction du mouvement des troupes. N’est-ce pas par hasard s’il aspirait ardemment à cette époque à devenir général des armées ? Revenons au Berlin de la Grande guerre. « C’était un jeu sinistre, énigmatique, dont l’attrait pervers ne s’épuisait jamais et qui annihilait tout le reste, réduisait à rien la vie réelle, c’était une drogue comme la roulette ou l’opium [45]. » Notons que l’intensité de l’addiction était à la hauteur du foisonnement de la vie de l’esprit. Et pour Freud, qu’en est-il de la guerre ? E. Jones nous confirme que sitôt la guerre déclarée, Freud, âgé de cinquante-huit ans, retrouve ses ardeurs militaires de jeunesse [46]. Il ne peut se livrer à aucun travail. Il passe son temps à discuter des événements du jour avec son frère Alexander : « J’ai mobilisé tout d’un coup, comme beaucoup d’autres, de la libido pour l’Autriche-Hongrie [47] [...] ».
28Après cette première phase d’enthousiasme patriotique, Freud retourne à sa seule véritable passion : le travail théorique. Les patients se font de plus en plus rares. Il peut, écrit-il à Abraham dans la lettre du 25 août 1914, réaliser son désir longtemps inassouvi : « Voici que j’ai enfin dans mon bureau le loisir que j’avais toujours désiré [48]. ». Il rédige entre octobre et novembre 1914 L’Homme aux loups. En fin d’année, il élabore les avancées théoriques qui feront l’objet, quelques mois plus tard, des douze fameux essais de métapsychologie dont six seulement nous sont connus. « Dans le travail, en revanche, tout marche bien à nouveau. Je vis, comme dit mon frère, dans ma tranchée privée, je me livre à des spéculations et j’écris ; et, après de rudes combats, j’ai bien franchi la première série d’énigmes et de difficultés. Angoisse, hystérie et paranoïa ont capitulé. Nous verrons bien jusqu’où les succès pourront être poussés. Beaucoup de belles choses en sont sorties, le choix de la névrose et les régressions sont achevés. Votre introjection s’est révélée tout à fait utilisable ; quelques progrès dans les phases d’évolution du moi. La signification de l’ensemble dépend de ma réussite à maîtriser ce qui est proprement dynamique, soit le problème du plaisir-déplaisir, ce dont je doute, au vrai, après mes tentatives précédentes [49]. » Le style épistolaire de Freud s’imprègne complètement du langage belliciste de l’époque. La guerre n’est pas évoquée comme humaine et tragique, mais plutôt dans sa dimension géopolitique et stratégique. Elle exerce sur Freud un pouvoir d’évocation sans pareil, lui permettant de transposer le combat guerrier dans le registre de la recherche théorique. Durant toute la période de la guerre, il alternera des phases de grande production théorique et des moments de morosité et d’inhibition. Car la seule préoccupation qui remplit ses journées est celle de produire avec succès et de redouter l’inhibition au travail. Dans l’article « Notre relation à la mort » écrit en avril 1915 dans Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort, il soutient que la guerre n’est pas en tout point condamnable, dans la mesure où elle restitue la place de la mort dans la vie de l’individu et par conséquent exerce un effet stimulant sur la réalisation de soi. « Selon moi, la perturbation et la paralysie de notre capacité de réalisation dont nous souffrons tiennent essentiellement au fait que nous n’avons pas pu maintenir la relation à la mort qui fut la nôtre jusqu’à présent [50]. » Il conclut ce chapitre par le fameux adage modifié en la circonstance actuelle : Si vis pacem, para bellum. « Si tu veux supporter la vie, organise-toi pour la mort. »
29Mais le premier chapitre de l’article d’avril 1915, consacré à la « La désillusion causée par la guerre », semble contredire la conclusion d’E. Jones selon laquelle Freud, appartenant « au type productif » [51], aurait été porté et stimulé dans son activité théorique par la guerre plutôt qu’inhibé ou effondré. Dans cet article, il déplore la folie meurtrière de la guerre et interroge l’aptitude à la civilisation de l’homme, aptitude qui serait autant innée qu’acquise [52]. « L’individu qui n’est pas devenu lui-même un combattant et, de ce fait, une infime particule de la gigantesque machine de guerre, se sent troublé dans son orientation et inhibé dans sa capacité de réalisation [53]. » De quelle désillusion Freud nous parle-t-il ici ? Quelle est l’origine du « mal de ce temps » responsable d’une telle « misère psychique de ceux de l’arrière » ? Pourquoi « tant d’intelligences parmi les plus lucides » s’égarent-elles ? Pourquoi « tant de biens précieux communs à l’humanité » ont-ils été détruits ? La réponse qu’il nous donne serait qu’il est affecté de ne plus poursuivre avec succès la conquête psychanalytique internationale. Les repères et les règles ont changés. La crainte qui assaille Freud et le désoriente profondément semble effectivement que l’internationalisation récente de la psychanalyse soit freinée par la guerre. Après la création de l’Association internationale de psychanalyse en 1910, après la mise en place du Comité secret en 1912, voilà que la guerre vient arrêter cette inéluctable expansion. « Dear Dr Jones, [...] Je ne me fais pas d’illusion et vois bien que la période faste de notre science est maintenant brusquement interrompue, que nous nous dirigeons vers une période mauvaise, et qu’il ne peut être question que de préserver le feu à l’état de braise dans quelques foyers, en attendant qu’un vent plus favorable nous autorise à le faire repartir. Ce que Jung et Adler ont laissé du mouvement s’effondre maintenant dans les dimensions des nations. Le Verein (l’Association) n’est pas plus tenable que tout ce qui a une dimension internationale. Nos revues vont bientôt cesser de paraître ; peut-être arriverons-nous à continuer le Zeitschrift. Tout ce dont on voulait s’occuper soigneusement et surveiller de près les destinées doit être laissé à son sort anarchique et pousser dans tous les sens. L’avenir de la cause, qui vous tient tant à cœur, ne m’inquiète pas, naturellement, mais l’avenir proche, le seul auquel je peux m’intéresser, me semble désespérément assombri, et je ne jetterais pas la pierre au rat qui quittera le navire. J’essaie une fois encore de rassembler dans une espèce de synthèse ce en quoi je peux encore y contribuer. C’est un travail qui a déjà produit pas mal de nouveauté, mais qui malheureusement est perturbé par mes brusques sautes d’humeur. [...] Tenez bon jusqu’à nos retrouvailles. Fidèlement vôtre, Freud [54]. »
30Plusieurs auteurs se sont penchés sur les raisons qui auraient poussé Freud à inventer ce concept et invoquent tous une crise personnelle qu’aurait traversé le père de la psychanalyse [55]. Jean Guillaumin avance par exemple l’idée que Freud n’aurait pas fait le deuil de son père et que l’invention de la pulsion de mort en 1920 serait le résultat d’une réaction défensive créatrice dont le ressort est le refus de remettre en cause l’imago paternelle grandiose à laquelle il s’était pleinement identifié [56]. Christine Lamothe et Christian Vasseur voient dans l’invention de la pulsion de mort l’après-coup traumatique de la guerre de 14-18 dans la mesure où cette dernière aurait réveillé une « problématique infantile inconsciente » en étroite relation avec la mère archaïque [57]. René Kaës pense que le groupe des premiers psychanalystes exerçait sur Freud une fonction d’étayage de nature maternelle. Le Comité secret par exemple, eut pour fonction, d’après lui, de protéger Freud de toute forme de négativité, en se constituant, selon l’expression de Didier Anzieu, en illusion groupale. Le travail théorique sur la pulsion de mort viendrait ainsi lier ce que la guerre avait délié, par la dislocation du Comité secret, puis par les années noires de l’après-guerre pour le groupe des psychanalystes [58]. Anna Pipineli-Potamianou « considère la mise en scène de la pulsion de mort comme le témoignage des efforts de Freud pour dépasser l’expérience du réel de la mort, la violence des pertes et la butée contre ses propres limitations, en s’accordant la liberté de se les représenter [59]. » Elle est rejointe par René Roussillon : « L’invention de la pulsion de mort marque en effet une inflexion de la rencontre de la psychanalyse avec la question de la mort [60]. » Enfin, plusieurs points de vue originaux sont également tenus par Henri et Madeleine Vermorel. Ces deux auteurs avancent l’idée que Freud, « à l’occasion d’un changement profond de sa pensée, avait eu besoin de recourir à des modèles essentiels de son identité culturelle », romantisme allemand et philosophie de la nature de Goethe, auxquels le père de la psychanalyse restait très attaché. Ils posent la question suivante : « La pulsion de mort serait-elle un écran ou une étape dans la théorisation de la destructivité comme perte des liens que représenterait l’inceste originaire [61] ? » J’approuve d’autant plus cette idée que je pense que la destructivité nihiliste est très étroitement liée au meurtre et à l’inceste originaires [62].
31Certes, Freud traverse une crise personnelle, ou du moins sommes-nous amenés à penser que les événements tragiques provoqués par la guerre l’affectent inéluctablement, mais constatons que pour lui, l’invention de la pulsion de mort vient en lieu et place d’une réflexion sur le nihilisme. Certaines pages d’Au-delà du principe de plaisir portent la trace de cette inflexion nihiliste qui est si rare chez Freud. L’argumentation est diluée dans des spéculations métaphysiques lointaines et les concepts mis en lumière sont très peu concis. Le regard qu’il porte lui-même, sur sa nouvelle élaboration, est évocateur. « On pourrait me demander si et dans quelle mesure je suis moi-même convaincu des hypothèses que j’ai développées ici. Je répondrais que je ne suis pas moi-même convaincu et que je ne demande pas aux autres d’y croire. Ou plus exactement : je ne sais pas dans quelle mesure j’y crois. Il me semble qu’ici le facteur affectif de la conviction ne doit pas du tout entrer en ligne de compte. On peut bien s’adonner à une ligne de pensée, la poursuivre aussi loin qu’elle mène et ceci par simple curiosité scientifique ou, si l’on veut, en se faisant l’avocat du diable ; ce qui ne signifie pas pour autant qu’on ait vendu son âme au diable [63]. » Les formules négatives ou dénégatives parlent d’elles-mêmes. Enfin, les termes exacts employés par Freud pour introduire la nouvelle opposition « pulsion de mort, pulsion de vie », lorsqu’il parle de « pulsion régressive » et « de pulsion de progrès », rappellent le débat de l’époque sur le nihilisme. « Beaucoup d’entre nous trouveront peut-être difficile de renoncer à la croyance qu’il y a, dans l’homme lui-même, une pulsion de perfectionnement qui l’a amené aujourd’hui à ce haut niveau de réalisation intellectuelle et de sublimation éthique, pulsion dont on est en droit d’attendre qu’elle se charge de le faire devenir un surhomme. Pourtant je ne crois pas en l’existence d’une telle pulsion interne et je ne vois aucun moyen de ménager cette bienfaisante illusion. Le développement de l’homme jusqu’à présent ne me paraît exiger d’autre explication que celui des animaux et si l’on observe, chez une minorité d’individus humains, une poussée inlassable à se perfectionner toujours plus, on peut la comprendre sans mal comme la conséquence du refoulement pulsionnel sur quoi est bâti ce qui a le plus de valeur dans la culture humaine [64]. »
QUELLE THÉORIE PSyCHANALyTIQUE DE L’ÉPREUVE DE DÉSILLUSION ?
32Si la guerre fut, aussi bien pour Freud que pour Haffner, une source de stimulation psychique incontestable, essayons de mieux comprendre ce que fut la rude épreuve de désillusion. Sebastian Haffner la décrit très bien. Après ces quatre années de jeu guerrier, vint le 11 novembre 1918. Rien, nous dit-il, n’avait préparé les Berlinois à la défaite : les journaux de la veille et des jours précédents titraient encore ici telle victoire, là telle percée réussie. Ce jour de novembre, jour de gris et de pluie, aucun communiqué ne fut diffusé et même le commissariat n’afficha pas de bulletin. « Le tableau noir béait sur le vide, et je fus terrifié en imaginant ce que serait ma vie si cet endroit où j’avais pendant des années puisé la nourriture de mon esprit et le contenu de mes rêves ne m’offrait désormais plus rien qu’un tableau noir vide, pour toujours, pour l’éternité ». Lorsque le journal sortit enfin, et que, en se faufilant dans la foule silencieuse et accablée, il put lire à son tour : « l’armistice est signé », il se figea sur place puis se perdit sous la pluie dans des rues inconnues. « À quoi comparer ce que je ressentis ? J’ai beau réfléchir, il est difficile de trouver un équivalent dans la vie réelle, dans la vie normale. [...] Le monde entier était devenu pour moi distant et hostile comme ses rues inconnues. Outre les règles fascinantes que je connaissais, le grand jeu, manifestement, en avait d’autres qui m’avaient échappé. Il devait avoir quelque chose de fallacieux et de faux. Mais où trouver un appui, la sécurité, la foi et la confiance si le cours du monde était à ce point perfide, si les victoires s’ajoutaient aux victoires pour conduire à la défaite finale, si les vraies règles du jeu n’étaient pas énoncées, mais ne se révélaient qu’après coup dans le résultat accablent ? J’entrevoyais des abîmes. La vie m’épouvantait ». Il ne restait plus que « doute quant à la validité des règles du jeu et épouvante prémonitoire devant le caractère aléatoire de l’existence [65]. »
33L’illusion pour notre Berlinois fut aussi forte pendant ces quatre années de combat que la désillusion qu’il éprouva en une seule journée. Les causes en étaient certes son jeune âge et son appétence déjà développée pour la vie de l’esprit. La littérature qu’il affectionnait, qui le prédisposait à développer son imagination, et qui fut son meilleur recours ultérieurement pour s’extraire du vide accablant, ne le préparait pas à supporter le vide brutal. Les causes n’étaient pas seulement personnelles ; elles étaient également communes au peuple allemand. Jusqu’en 1848, l’Allemagne était restée morcelée, en de multiples états princiers souverains, 38 au total, dont la Prusse était le plus grand. Ils étaient sous la tutelle politique et administrative de l’empire austro-hongrois. La quête de l’unité nationale reposait sur une volonté d’émancipation et sur la revendication d’acquisition d’une liberté nationale. L’Allemagne aspirait légitimement à devenir une grande puissance qui guiderait, à son tour, la destinée de l’Europe. Comment penser psychanalytiquement cette désillusion, en évitant d’emprunter le seul modèle traumatique qui, certes, est intéressant, mais n’offre qu’une explication formelle ? Cinq thèmes apparaissent, qui déclinent de façon différente l’épreuve du négatif : l’insécurité, l’insatisfaction, l’instabilité, l’inquiétude et l’inconnu. C’est dire combien était puissant l’impact psychique qu’elle provoquait.
- Le thème de l’insécurité se retrouve dans les expressions : le monde
était devenu « hostile » ; « mais où trouver [...] la sécurité, la foi et la
confiance... ? » Il rappelle la façon dont Freud pense la désillusion :
l’enfant supporterait l’épreuve de la déréliction en se cramponnant au père protecteur et aimant. L’épreuve du négatif, d’après Freud, provoque chez l’enfant un sentiment d’impuissance et de petitesse. Déréliction, impuissance, insécurité se confondent, chez Freud, ce qui n’est pas sans évoquer l’incoordination motrice du nourrisson décrite par Lacan dans la phase qui précède le stade jubilatoire et triomphant du miroir. - Vient également le thème de l’insatisfaction : « Cet endroit où j’avais pendant des années puisé la nourriture de mon esprit et le contenu de mes rêves ne m’offrait désormais plus rien... » L’objet qui procure à l’enfant l’illusion d’être satisfait de toutes ses attentes, évoque ce que Winnicott dit des toutes premières phases de maturation de l’enfant, et précisément de la phase d’illusion nécessaire. Le nihilisme serait-il la réédition d’une réaction de stupeur face à l’épreuve du négatif trop violemment traversée ? Avec Winnicott, la phase de désillusion est connotée, non pas d’impuissance, mais d’insatisfaction.
- Le troisième thème est celui du vide et du sentiment d’instabilité : « Le tableau noir béait sur le vide » ; « pour l’éternité » ; « J’entrevoyais des abîmes » ; « Mais où trouver un appui ? » Le vide signifie ici absence de l’existence même de l’autre, absence de soutien, d’étayage. Certes, le thème du féminin est à entendre, mais il apparaît que le vide renvoie ici aussi au manque de contact, au défaut d’adhésivité : un maternel dans le sens intra-utérin, qui enveloppe, contient, unifie. La contenance ainsi exercée favorise l’intégration d’une enveloppe psychique unifiante et donc assure la constitution de la première assise narcissique. Elle repose sur une présence sensorielle, formelle, spatiale. Le nihilisme est à comprendre comme une réactualisation de l’incapacité à exister en dehors de la présence formelle d’autrui, ou en dehors de la présence d’un lien ténu et intense à autrui.
- Le thème de l’inquiétude : « Je fus terrifié » ; « la vie m’épouvantait » ; le monde était devenu « perfide, faux ». Un état de tension intérieur est nettement perceptible et provient de la perte brutale d’un objet qui apportait apaisement, quiétude.
- le thème enfin de l’inconnu : le monde était devenu « distant, inconnu ». Haffner nous décrit cette impression d’étrangeté qu’il éprouve brutalement, et qui est proche d’un état de dépersonnalisation. Ses repères familiers ne sont plus là. L’inconnu est insaisissable, incompréhensible.
35Nous parvenons à l’hypothèse que le nihilisme, en tant que réaction à l’épreuve du négatif, et plus particulièrement en tant que réaction à l’épreuve de désillusion où se mêlent des sentiments d’insécurité, d’insatisfaction, d’instabilité, d’inquiétude et d’inconnu, serait à envisager comme la réactivation des premières réponses, insuffisamment élaborées par l’infans, lorsque ce dernier rencontrait pour la première fois le négatif.
RÉGRESSIONS ET NIHILISME
36Il est temps maintenant de resserrer les liens et d’ouvrir d’autres perspectives analytiques de compréhension. Cette fameuse période fondamentale qui précède les mises en actes spectaculaires de destructivité pourrait être qualifiée de position ou potentialité nihiliste puisqu’elle contient déjà, en germe, les cinq formes cliniques de nihilisme dont nous avons parlées. À quoi correspond, en termes psychanalytiques, cette position nihiliste potentielle ? La réponse nous étonnera sans doute, car nous parvenons à la conclusion inattendue que le nihilisme latent ne serait que l’expression de notre capacité de régression.
- La régression formelle. Elle concerne la forme des processus représentationnels. La réaction de survie de la société, face à l’épreuve traumatique de la réalité extérieure ou intérieure, consiste à retourner en arrière vers des modes de représentance plus anciens. Nous avons souligné cet impact en termes d’appauvrissement de la vie psychique et d’affaiblissement de la vie créative ou imaginative. Nous avons également noté l’importance du développement d’activités primaires, perceptives ou motrices. La violence qui s’impose momentanément de l’extérieur provoque ici une réaction régressive d’adaptation qui tend à absorber violence et destructivité sans pour autant les métaboliser. Le recours à l’acte relèverait, selon Balier, d’une réactivation brutale de pictogrammes qui correspondent à la forme la plus originaire d’inscription psychique.
- La régression économique. Elle concerne l’intensité des processus et les voies de décharge des tensions. Nous dirions que la réalité extérieure impose à la société, dans « l’urgence de la vie », l’épreuve intense du négatif et l’oblige à réagir sur un mode régressif. Les réponses deviennent immédiates, impulsives, inélaborées : les processus secondaires laissent progressivement la place aux processus primaires. Un lien addictif s’établit, court-circuitant dans l’urgence et l’intensité, toute secondarisation.
- La régression topique. L’organisation sociale perd l’équilibre qu’elle avait
réussi à établir entre l’idéal du moi et le moi idéal. Ce déséquilibre régressif
profite apparemment au second. Dans la durée, les valeurs culturelles de
l’idéal du moi se dissolvent ; le surmoi modifie à la baisse la liste des
interdits et le moi idéal s’impose comme guide absolu. « Quand les idéaux
du moi sont mis au service du Moi idéal, sauf dans les cas exceptionnels de
grande créativité, c’est le chaos, l’anarchie, la mégalomanie, la psychose. Il
est bon que le Moi idéal participe à tout, mais non qu’il gouverne [66]. » Nous
ajouterons à cette remarque d’André Lussier que la régression est à son
comble lorsque nous retrouvons la toute première organisation clivée du
moi où s’opposent le « moi idéal purifié » et le « monde extérieur hostile ».
Cette régression topique ultime permet à la société de se prémunir contre la destructivité traumatique. La violence retournée ou projetée contre l’extérieur est alors justifiée. En revanche, la violence de départ, engendrée par l’épreuve du négatif, n’est en aucun cas assumée par le « moi idéal purifié » et restera silencieusement active. - La régression dynamique. Les aspirations les plus élaborées vont subir, elles aussi, un mouvement de régrédience. Nous avons montré combien étaient omniprésents l’inceste et le parricide originaires. Le retour aux satisfactions œdipiennes et pré-œdipiennes est favorisé par le relâchement de la fonction paternelle. L’autorité s’affaiblit et se rigidifie en même temps. La figure du père redouté s’estompe au profit d’une imago toute-puissante qui s’autorise sans limite la satisfaction de tous les désirs. La violence nihiliste érotisée accroît, en effet, la réactualisation de la satisfaction des désirs œdipiens et des fantasmes originaires les plus anciens.
- La régression temporelle. Afin de mieux réparer le traumatisme et la destructivité reçus, la société va puiser dans ses sources les plus lointaines la substance vitale narcissique qui lui fait provisoirement défaut. Le recours aux vieux démons : foi ancestrale, pensées mystiques, culte solaire, paganisme, harmonie cosmique, réincarnation, perception extrasensorielle, occultisme et théosophie. Le retour au passé, aux mythes fondateurs et au roman familial est un puissant moyen défensif pour se prémunir contre la négativité qui circule au sein de la société et qui ne perd en aucun cas de sa vigueur.
38La conclusion à laquelle nous mène ce travail révèle l’équivalence inattendue entre nihilisme et régrédience. Cela signifie que les notions de pulsion de mort et de régrédience seraient, elles aussi, équivalentes. Freud parlait déjà d’une aspiration de la pulsion de mort à se diriger « vers la régression et le rétablissement de quelque chose d’antérieur [67] ». En aucun cas, il ne s’agit dans son esprit de la régression du fonctionnement et de l’organisation psychiques. Il ne pensait pas à la régression topique, formelle, temporelle, économique ou dynamique que nous venons de mettre en évidence. La pulsion de mort serait-elle à comprendre, à la lumière de cette étude, comme une pulsion de régression [68] ? Ce que nous démontrons ici, c’est que la pulsion de mort favorise le mouvement régrédient des processus de la psyché : elle conduit à la déliaison plutôt qu’au retour à l’état anorganique ; elle libère des modes anciens de fonctionnement et non la seule destructivité désintriquée. La pulsion de mort ou la pulsion nihiliste inciterait à traverser l’« idéal de vie » que nous avions défini en tant qu’idéal de tension élevée appelant toutes formes de résolution créative ou défensive [69]. Nous avions montré comment le concept freudien de pulsion de mort contenait une double valence, dynamique et économique, que nous avions qualifiée d’« idéal de contre-investissement » et d’« idéal de mort ». Nous lui découvrons aujourd’hui une troisième valence : temporelle. La déliaison régressive ne serait pas à juger comme le témoin d’un déclin mais comme une invitation à ce que de nouvelles liaisons s’établissent. Dans ces conditions, le second dualisme pulsionnel Eros-Thanatos, ne serait-il pas à comprendre comme une opposition entre pulsion de progrédience (de progrès, de perfectionnement, de construction) et pulsion de régrédience (de retour, de désunion, de déconstruction). L’exigence de liaison s’opposerait à l’exigence de déliaison. La question du déclin de l’occident ou du nihilisme de la civilisation moderne, évoquée en introduction, serait in fine, le résultat manifeste de l’action d’une pulsion de régrédience, de déliaison dont la tâche serait de conduire la société vers une période propice aux actions résolutoires de re-liaisons, qu’elles soient créatives ou défensives.
Violence nihiliste de l’ilusion
39Après avoir remonté le cours de la violence nihiliste, nous voilà devant la source première : l’illusion. En quoi l’illusion porte-t-elle déjà le germe du nihilisme ? En quoi contient-elle déjà toute une charge de négativité et de violence ?
40Nous avons souligné que la plupart des auteurs qui ont parlé du nihilisme politique attirent notre attention sur un fonds idéologique qu’ils présentent selon une opposition tranchée. Le nihilisme est analysé par eux comme une réponse partisane donnée par la société face à une alternative systématiquement binaire. Mosse oppose l’idéal de la société industrielle à l’idéal völkisch ; Strauss distingue l’idéal de modernité de la civilisation occidentale ouverte à l’idéal de pré-modernité de la société close des Allemands ; zeev Sternhell oppose l’idéal progressiste et révolutionnaire des Lumières à l’idéal nationaliste et néo-conservateur des anti-Lumières ; Hannah Arendt différencie un idéal de vérité et de sincérité sans réserve à l’idéal bourgeois et philistin. Nous avons déjà dénoncé combien l’opposition binaire favorisait d’une façon générale l’idéalisation et le clivage. Nous avons parlé précisément de régression « topique » capable de conduire le groupe ou l’individu vers une ancienne organisation du moi, et parfois vers la toute première, dès lors qu’un « moi idéal purifié » s’opposait de façon caricaturale au « monde extérieur hostile ». Et rappelé le degré de violence, de haine et de destructivité qu’une telle régression topique engendrait. Un premier élément de réponse est donc acquis : la violence contenue dans l’illusion est répartie sur le mode du clivage.
41Remarquons que les deux polarités de ces alternatives idéologiques ont de nombreux points communs ; pourtant, elles ne se superposent pas. Il serait extrêmement réducteur de les amalgamer en une seule et même opposition. Nous ne ferions qu’accroître la confusion et le clivage, même si notre intention est d’en saisir les explications psychanalytiques. En revanche, il apparaît bénéfique pour notre recherche de déconstruire chacune d’entre-elles afin de comprendre d’où provient leur puissant pouvoir d’illusion. Un vaste champ de recherche psychanalytique sur la nature de l’illusion en politique, sur l’utopie ou l’idéologie s’offre à nous. Nous ne nous contenterons ici que de livrer une analyse très succincte : nous constatons que chacune des grandes oppositions idéologiques se forme par l’assemblage de trois catégories d’oppositions élémentaires (conjonctives, disjonctives et exclusives) qu’il convient de comprendre.
- Les oppositions conjonctives proposent un choix unique entre deux valeurs tout aussi fondamentales l’une que l’autre que l’on ne devrait pas disjoindre, mais conjoindre. Devons-nous choisir entre modernité ou ancienneté ; progrès du présent ou acquis du passé ; futur, innovation ou bien conservatisme et histoire ancienne ? Nous sommes mis en demeure de décider entre la modernisation sociale, économique, culturelle ou la célébration respectueuse des traditions et des coutumes. D’un côté la science, la rationalité, la technicisation, l’objectivation, et de l’autre, la passion, les émotions, le romantisme, l’humanité, la spiritualité ! Il apparaît dommageable de réduire la richesse du questionnement en donnant une réponse partisane. Les deux réponses devraient être réunies. Pourquoi faudrait-il opter soit pour une société ouverte au monde, planétarisée, en éternel exil, tournée vers l’inconnu et l’innovation, soit pour une société fermée sur elle-même, close, centrée sur le sol natal, la nature, la campagne, l’habitat, le chez-soi, la patrie ? Pourquoi faudrait-il préférer une aspiration égoïste au bonheur, à la prospérité, l’individualisme, la famille, ou choisir l’intérêt national, le sacrifice de soi, le courage, le dévouement ? Ce serait comme choisir entre père et mère ; entre passivité et activité ou encore, entre position féminine et position masculine. N’y a-t-il pas, dans ces oppositions binaires, une violence nihiliste à devoir choisir une seule polarité aux dépens de l’autre ? Souvenons-nous le « rienniste ou nihiliste ne croit en rien », il ne choisit ni un parti ni un autre ». Nous ajouterions aujourd’hui et paradoxalement, qu’affirmer un choix, en préférant clairement « ou l’une ou l’autre » des deux polarités, lorsqu’elles sont toutes les deux fondamentales, est un acte aussi nihiliste et destructeur que de ne croire en rien. Dans ce cas, opter pour la proposition conjonctive « et l’une et l’autre », serait, de loin, la meilleure façon d’élaborer la négativité qui se dissimule des deux côtés de l’alternative.
- Les oppositions disjonctives proposent un choix légitime, une disjonction nécessaire. Ceux qui optent, par exemple, pour des valeurs de liberté, d’humanisme, de pacifisme se heurteront immanquablement à ceux qui n’ont de motivation que pour l’élitisme, l’esprit belliqueux, le militarisme. Ceux qui croient en la démocratie, à l’égalitarisme ou qui aspirent à la suppression des privilèges, dans un souci de justice ou de morale entreront inéluctablement en conflit avec ceux qui prennent parti pour la sélection, les privilèges, le droit de la race, du sol et du sang. De tels choix sont nécessaires. Ils sont l’expression d’une fonction paternelle non carente. Contraindre le tiers, comme dans la « censure de l’amante » est un acte nécessaire. L’organisation sociale et politique repose sur ces choix clairement assumés : ou à l’une ou l’autre des deux polarités. L’attitude nihiliste consisterait, bien sûr ici, à refuser de choisir ni l’une ni l’autre, ou encore à accepter et l’une et l’autre.
- Enfin, les oppositions exclusives renvoient à un choix impossible entre deux propositions toutes aussi inacceptables l’une que l’autre. Faut-il consentir à la mollesse, l’avilissement, la faiblesse, la légèreté, l’oisiveté ou plutôt à la brutalité, au mépris, à la malveillance ou à la cruauté ? En d’autres termes, préférez-vous l’inceste ou le parricide ? Faire un choix ici sera taxé à juste titre de conduite régressive hautement nihiliste. L’attitude qui consiste à ne préférer ni l’une ni l’autre des deux polarités sera sans aucun doute la plus élaborée.
43Ainsi les utopies drainent avec elles des amalgames exerçant un puissant pouvoir de leurre. En mélangeant plusieurs catégories d’oppositions non superposables, l’utopie affirme un choix impossible, sauf à céder à l’illusion et à en accepter la violence transgressive. La société est ainsi conduite vers une double aire d’illusion, positive et négative [70]. Seul, le travail d’élaboration et de déconstruction, est en mesure de déjouer les effets les plus destructeurs de la violence nihiliste contenue dans le mirage. Constatons que cette violence nihiliste contenue dans l’illusion vire à la destructivité débridée dès lors que, défensivement, se fige l’incessante activité de liaison-déliaison de la psyché (ou de la société). En fétichisant une construction ou une déconstruction, l’utopie emprisonne durablement (et donc engendrera durablement) la violence et la négativité. L’idéal du psychanalyste, son surmoi culturel, ne serait-il pas de redonner vie à ce double mouvement temporel [71] ?
Mots-clés éditeurs : Destructivité, Nihilisme, Illusion, Négatif, Déliaison, Négativité, Désillusion, Régression, Violence, Régrédience, Nazisme, Pulsion de mort
Date de mise en ligne : 01/02/2008
https://doi.org/10.3917/top.099.0139Notes
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Freud S. (1921 c), « Psychologie des foules et analyse du moi », in Essais de psychanalyse, traduit de l’allemand par Pierre Cotet, André Bourguignon, Janine Altounian, Odile Bourguignon et Alain Rauzy, Petite Bibliothèque Payot, 1981, note n° 3, p. 164.
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[15]
Biaggi V., Le Nihilisme, Flammarion, collection Corpus, 1998. Lire aussi Souche-Dagues D., Nihilismes, op. cit.
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[16]
Traversées du nihilisme, collectif à partir du séminaire au Collège international de philosophie organisé par Georges Leyenberg et Jean-Jacques Forté, avec également Jean Lévêque, Jacques Rancière, Jean-Christophe Bailly, Jean-Luc Nancy, Editions Osiris, janvier 1994.
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[20]
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[21]
Cannac R., Netchaïev. Du nihilisme au terrorisme, Payot, 1961, p. 12.
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[22]
Ibid., p. 19.
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[23]
Cloots A., Ecrits révolutionnaires 1790-1794, Champ libre, 1979, p. 643.
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[24]
Ces informations sont empruntées à l’avant-propos dû à Raoul Girardet, de Rauschning H. (1939), Hitler m’a dit, Editions Aimery Somogy, 1979.
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[25]
Rauschning H., La Révolution du nihilisme, traduit de l’allemand par Paul Ravoux et Marcel Stora, Gallimard, 1939.
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[26]
Jünger E., (1932), Le Travailleur, traduit de l’allemand par Julien Hervier, Christian Bourgeois Editeur, 1989.
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[27]
Rauschning H., Der nihilismus als Phänomen der Geistesgeschichte in der wissenschaftlichen Diskussion unseres Jahrunderts, p. 99-126, cité par Souche-Dagues D., Nihilismes, op. cit., p. 36.
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[28]
Mosse G. L. (1964), Les Racines intellectuelles du Troisième Reich. La crise de l’idéologie allemande, traduit de l’anglais par Claire Darmon, Calmann-Lévy, octobre 2006.
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[29]
Blüher H. (1912), Die deutsche Wandervogelbewegung als erotisches Phänomen (III). Prien (Anthropos).
-
[30]
Ibid., p. 330.
-
[31]
Je n’emploie pas volontairement l’expression freudienne « moi-plaisir purifié », car ici, il est davantage question de surcroît de puissance, de force vitale, que de plaisir. De plus, le mot « plaisir » était banni du vocabulaire völkisch.
-
[32]
Strauss L., Nihilisme et politique, traduit de l’anglais par Olivier Sedeyn, Payot et Rivages, 2001, p. 31 à 76.
-
[33]
Ibid, p. 70.
-
[34]
Arendt H., (1951), Le Système totalitaire, in Les Origines du totalitarisme, traduit de l’américain par Jean-Loup Bourget, Robert Davreu et Patrick Lévy, Le Seuil, 1972.
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[35]
Ibid., p. 38.
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[36]
Sternhell z. Les Anti-Lumières, du xVIIIe siècle à la guerre froide, Fayard, 2006,
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[37]
Vico G. (1725), « Principes d’une science nouvelle relative à la nature commune des nations », traduit de l’italien par Christina Trivulzio, in La science nouvelle, Gallimard, 1993.
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[38]
Herder J.G. (1774), Une autre philosophie de l’histoire capable de contribuer à l’éducation de l’humanité, traduit de l’allemand par Max Rouché, Les Belles Lettres, 1940 et Herder J.G., Idées pour la philosophie de l’histoire de l’humanité (1784-1791), traduit par Edgar Quinet, 3 tomes, 1827-1828, in Herder J.G., Histoire et cultures. Une autre philosophie de l’histoire, Flammarion, 2000.
-
[39]
Burke E. (1756), A Vindication of Natural Society ; Burke E. (1790), Réflexions sur la Révolution de France et autres textes, Hachette, Pluriel, 1989.
-
[40]
Haffner S. (1938), Histoire d’un Allemand. Souvenirs de 1914-1933, traduit de l’allemand par Brigitte Hébert, Actes Sud, 2002.
-
[41]
Ibid., p. 83.
-
[42]
Ibid., p. 110-111.
-
[43]
Colin R.C., « Le mythe de Prométhée et les figures paternelles idéalisées », in Topique, 84,149-160, Le Bouscat, L’Esprit du Temps, 2003.
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[44]
Notons à ce sujet que le propre père de Sebastian Haffner fit preuve d’une conduite exemplaire aux moments-clé de cette sombre période. « Mon père avait souffert de la guerre dès le début ; l’enthousiasme des premières semaines l’avait laissé de marbre, et la haine psychotique qui suivit l’écœurait profondément, encore qu’il souhaitât bien évidemment, en loyal patriote, la victoire de l’Allemagne. Il faisait partie de ces nombreux esprits libéraux de sa génération qui, sans le dire, étaient profondément convaincus que les conflits entre Européens appartenaient au passé. La guerre le voyait totalement désemparé – et il dédaignait de se monter la tête comme tant d’autres. Je l’entendis plusieurs fois prononcer des paroles amères et sceptiques. » Haffner, Histoire d’un Allemand..., op. cit., p. 29-30.
-
[45]
Ibid., p. 33.
-
[46]
Jones E. (1955), La vie et l’œuvre de Sigmund Freud. 2/ Les années de maturité, 1901-1919. traduit de l’anglais par Anne Berman, P.U.F., 1961, p. 179-220.
-
[47]
Freud S. et Ferenczi S., Correspondance, 1914-1919, traduit de l’allemand par le groupe de traduction du Coq-Héron, Calmann-Lévy, lettre 498 F du 23 août 1914, p. 17.
-
[48]
Freud S. et Abraham K., Correspondance, 1907-1926, traduit de l’allemand par Fernand Ganbon et Jean-Pierre Grossein, Gallimard, lettre du 25 août 1914, p. 197.
-
[49]
Op. cit., lettre 524 F du 15 décembre 1914, p. 43-44.
-
[50]
Freud S. (1915 b), « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort », op. cit., p. 29-30.
-
[51]
Op. cit., lettre F 542 du 8 avril 1915, p. 66 : « Vous compter d’ailleurs vous-même parmi les gens productifs et devriez avoir observé sur vous le mécanisme de la production, la succession du jeu audacieux de l’imagination hardies et d’une critique réaliste sans concession ».
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[52]
Op. cit., p. 18.
-
[53]
Ibid., p. 9.
-
[54]
Freud S. et Jones E., Correspondance complète, (1908-1939), traduit de l’Anglais et de l’Allemand par Pierre-Emmanuel Dauzet, P.U.F., lettre 209 du 25 décembre 1914, p. 373-374.
-
[55]
Guillaumin J. (éd.), L’Invention de la pulsion de mort, actes du congrès de Lyon en février 1999, Dunod, 2000.
-
[56]
Guillaumin J., « L’invention de la pulsion de mort et le deuil du père dans l’économie créatrice de Freud », ibid., p. 7-53.
-
[57]
Lamothe C., et Vasseur C., « Pulsion de mort, pulsion de mère... », ibid., p. 113-159.
-
[58]
Kaës R., « Travail de mort et théorisation. Le groupe des premiers psychanalystes autour de Freud entre 1910 et 1921 », ibid., p. 89-111.
-
[59]
Pipineli-Potamianou A., « En contrordre de la mort », ibid., p. 68.
-
[60]
Roussillon R., « Paradoxes et pluralité de la pulsion de mort : l’identité de perception », ibid., p. 71.
-
[61]
Vermorel H. et Vermorel M., « La pulsion de mort dans l’œuvre freudienne et son impact dans les psychoses, ibid., p. 142 et 149.
-
[62]
En effet, parmi les cinq formes de nihilisme mentionnées plus haut, j’ai remarqué que les deux formes érotisées (le culte de néant et la perversion sadique) se rattachaient à chaque fois, dans mon expérience des cures, à une appétence œdipienne à satisfaire meurtre ou inceste originaires.
-
[63]
Freud S. (1920 g), « Au-delà du principe de plaisir », in Essais de psychanalyse, op. cit., p. 108.
-
[64]
Ibid., p. 87.
-
[65]
Haffner S., op. cit., p. 51.
-
[66]
Lussier A., « Réflexion d’un pur-impur », in Revue Française de Psychanalyse, « L’Idéal transmis », vol. LxIV, n°5, P.U.F., 2000, p. 1482.
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[67]
Freud S. (1920 g), « Au-delà du principe de plaisir », op. cit., p. 81.
-
[68]
Jean-Paul Valabrega introduit, l’idée sans la développer, d’une pulsion de régression, qui serait, à côté des deux premiers dualismes pulsionnels, « une troisième pulsion, pouvant entrer en composition – causale ou efficiente – avec les autres ». Cf Valabrega J.P., « Le quantitatif latent », in Topique 66, Le Bouscat, L’Esprit du Temps, 1998, p. 5-22.
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[69]
Colin R.C., « Les formations archaïques d’idéal », in Topique 87, 149-176, Le Bouscat, L’Esprit du Temps, 2004, p. 168-174.
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[70]
Anzieu D., « Le Transfert paradoxal », Nouvelle Revue de Psychanalyse, « La Psyché », n° 12, Gallimard, automne 1975, p. 49-72.
-
[71]
Marie-Lise Roux développe l’idée d’un « Sur-Moi culturel double » Le surmoi collectif exercerait d’une part la fonction d’unir les membres du groupe et de bien les séparer des autres, et d’autre part la fonction de permettre le doute, l’écart, la différence. Roux M-L., « La « compassion » du SS, in Revue Française de Psychanalyse, « L’Idéal transmis », op. cit., p. 1753-1758.