Notes
-
[1]
Beradt Charlotte (1981), Das Dritte Reich des Traums, trad. Pierre Saint-Germain, Rêver sous le IIIe Reich, Paris, Payot, 2002.
-
[2]
Freud S. (1900), L’Interprétation des rêves, Paris, P.U.F., 1971.
-
[3]
En français, pour montrer sa reconnaissance envers les écoles de la Salpêtrière et de Nancy.
-
[4]
Breton A., « Trajectoire du rêve », Œuvre complète, Paris, Gallimard, La Pléiade.
-
[5]
Babits M. (1913), A Golyakalifa, trad. Leuilly L., Szende T., Le Calife-Cigogne, Paris, In Fine, 1992.
-
[6]
Krudy G. (1925), Almoskönyv, Le livre des rêves, non traduit, Budapest, Magveto, 1997.
-
[7]
Moreau Ricaud M. (1999), « La traduction de L’Interprétation des rêves en hongrois » Madrid, Clinica y analysis grupal, 2000,83,2 (à paraître en français).
-
[8]
Roheim G. (1952), La porte des rêves, trad. M. Manin et F. Verne, Paris, Payot, 1973.
-
[9]
Devereux G. (1970), Ethnopsychiatrie des Indiens Mohaves, Paris, Synthélabo, Les Empêcheurs de penser en rond, 1996.
-
[10]
Duvignaud J., Duvignaud F., Corbeau J.P. (1979), La banque des rêves, Payot, 1979.
-
[11]
Teresia Rulh-Obermeyer que je remercie pour ses précisions sur l’ouvrage de K. Steffen 1999.
-
[12]
Leibovici M. (1981) Préface in Beradt Ch. (1981) Op. cit.
-
[13]
Steffen K., Haben sie michtgehasst ? Antworten für Martin Beradt (1881-1949) Schriftsteller, Rechtanwalt Berliner Jüdischen Glauben, Igel Verlag, 1999.
-
[14]
Moreau Ricaud M. (2002), « Max Eitingon », Dictionnaire International d’Histoire de la Psychanalyse, dir. A. de Mijolla, Paris, Calmann-Lévy; et Hachette 2005; paru en anglais chez Macmillan, 2005.
-
[15]
Moreau Ricaud (2005) « Max Eitingon and a Question of Politics », The American Journal of Psychoanalysis, New York, Human Sciences Press, Inc, 65,4,2005.
-
[16]
Ch. Beradt (1963) Lettre à Roland Wiegenstein, in Beradt 1981; je souligne.
-
[17]
Cayrol J. (1948), « Les rêves concentrationnaires », Les Temps Modernes, sept. 1948, n°36,520-535.
-
[18]
Dayan M., Le rêve nous pense-t-il ?, Paris, P.U.F., 2004.
-
[19]
Klemperer V., LTI, La langue du IIIème Reich, Pocket, Agora, Paris, 2003.
-
[20]
Freud 26 mars 1933, in Jones La Vie et l’œuvre de Freud, Paris, P.U.F., v. III.
-
[21]
La Boétie E. de, (1574) Le Discours de la servitude volontaire, Paris, Flammarion, 1983.
-
[22]
Il faisait parti du groupe expressioniste « Tat », avait été initié à la psychanalyse par Gross; il avait rejoint la communauté anarchisante, surréaliste, de Monteverita dans le Tessin Suisse, à Ascona.
-
[23]
Ricciardi von Platten A., (1948) L’extermination des malades mentaux dans l’Allemagne nazie, trad. P. Faugeras, Erès, 2001.
-
[24]
M. Leibovici nous a rappellé que Ch. Beradt avait « oublié » ce travail (Correspondance avec K. Otten).
1Dans son ouvrage Rêver sous le IIIe Reich [1],récemment traduit de l’allemand, Charlotte Beradt nous offre une nouvelle perspective dans l’approche des rêves : ayant eu l’idée de recueillir des rêves faits par des hommes et des femmes qui ont vécus cette période si difficile de l’Histoire, elle s’en est fait en quelque sorte le « conservateur », puis le « passeur ». Son livre est une contribution précieuse pour comprendre à la fois la psychologie des rêveurs sous le totalitarisme nazi et cette période historique.
1 – LES ÉTAPES DE SON TRAVAIL
2Ch. Beradt va donc recueillir, par écrit, les rêves de berlinois et berlinoises subissant le régime hitlérien de 1933 à 1939. Son onirothèque en compte quelques 300 ! Mais elle ne publiera d’abord, en 1943, qu’une infime partie d’entre eux dans un article « Dreams under dictatorship » du journal New Yorkais, Free World.
3En 1965, invitée par Karl Otten à en parler dans une émission de la Radio Ouest-Allemande, intitulée « Rêves de terreur » (Beradt, p. 151). L’invitation de Karl Otten est, dit-elle, « le premier pas qui m’a conduite à la rédaction de ce livre ». Publié en Allemagne en 1966 il porte le titre un peu différent de celui de sa traduction française, Le IIIe Reich des rêves.
4Cette compilationnous évoque, bien sûr, le « livre égyptien des rêves » comme Freud désigne son ouvrage de 1900, L’Interprétation des rêves [2], et par lequel il vise à démontrer sa nouvelle méthode de traitement psychique, la « psycho-ana-lyse » [3]. Mais la démarche de Charlotte Beradt est toute différente, ce qui a pu dérouter certains analystes, ne retrouvant pas la méthode freudienne basée sur les associations du rêveur et le transfert. Rappelons également la réponse de Freud àAndré Breton qui lui demandait de contribuer à son ouvrage Trajectoire du rêve :
« un recueil de rêves sans associations jointes, sans connaissance des circonstances dans lesquelles on a rêvé ne me dit rien, et je peux à peine me représenter ce qu’il peut dire à d’autres » [4].
6Nous essaierons pourtant de voir ce que les rêves publiés par Ch. Beradt pourraient représenter pour nous.
7S’évoquent également avec ce livre tous les ouvrages consacrés aux rêves depuis les populaires Clés des songes jusqu’aux romans dont le rêve est le matériau même. J’en citerai deux, hongrois. D’abord, celui de Mihaly Babits Le Calife-Cigogne [5]. Comme dans les contes orientaux, le jeune héros, adolescent brillant, ayant oublié la formule magique ne peut plus retrouver son identité première. Il ne sait plus soudain s’il est endormi ou éveillé, s’il est dans le rêve ou dans la vie réelle. Et cela vire au cauchemar… Ensuite, celui de Gyula Krudy [6], contemporain de Ferenczi, Le livre des rêves : Enorme ouvrage – concurrent de celui de Freud, lequel sera traduit [7] très tard en Hongrie – écrit pendant la première guerre mondiale, et qui cite Freud et Ferenczi. Ce livre tient de l’ethnographie : l’auteur rapporte des rêves et leur sens, rêves transmis par sa grand-mère, une « alemlato », c’est-à-dire une « interprète des rêves » dans un village du fin fond de la Hongrie. Krudy l’écrit dit-il à des fins autothérapeutiques pour supporter les longs hivers, la souffrance des temps de guerre, l’inquiétude pour son frère qui est au front…
8Quelques recherches – en sociologie, anthropologie ou anthropologie psychanalytique – se sont également centrées sur les rêves. Rappelons juste les travaux de Geza Roheim, La porte des rêves [8], et de Georges Devereux [9] recueillant les rêves des Mohaves, peuple qu’il aimait tant, jusqu’à demander par testament à être enterré chez lui.
9L’accumulation de Charlotte Beradt, ce capital de 300 rêves, rappelle aussi La banque des rêves [10], recherche menée par mes collègues de sociologie à l’Université François Rabelais à Tours, dans les années 70. Signalant qu’on ne trouve chez Freud aucun rêve d’ouvrier ou de paysan, ils cherchaient les particularités des rêves selon les stratifications sociales.
3 – QU’EST-CE QUI POUSSE CHARLOTTE BERADT À CETTE COLLECTE ?
10A) Des éléments biographiques pourraient-ils nous éclairer ?
11Apartir de mes questions, une collègue berlinoise [11] a bien voulu revoir les sources utilisées par Martine Leibovici [12] dans la préface du livre de Ch. Beradt : il s’agit de l’ouvrage de Kirsten Steffen [13], préface que nous avons pu compléter. Charlotte Berardt (1901-1986) y est présentée comme une personne bi-face, très secrète, voire repliée sur elle-même, ou bien au contraire, comme une femme vive, gaie, et une femme moderne, conduisant sa voiture, aimant voyager.
12Née le 7 décembre 1901, dans une petite ville du Brandebourg, de parents juifs très aisés, Victor Leo Aron et Margarethe Behrend, elle a 5 ans lorsque sa famille s’installe à Berlin. Elève moyenne, elle échappe à la discipline scolaire en cachant ses lectures sous la table (Shakespeare et l’hebdomadaire de gauche Weltbüne). Sa scolarité terminée, à 18 ans, elle devient apprentie dans la maison d’édition Fisher Verlag. Mais elle s’y sent bientôt exploitée etdevient alors la dactylo de Martin Beradt chez qui elle travaille quatre heures par jour. Avocat àsuccès et écrivain assez connu, Beradt (1881-1949) se dit apolitique. Son entourage appartient à la bourgeoisie juive libérale; il a eu comme client Walter Rathenau, ce grand patron de l’industrie électronique et ancien Ministre des Affaires Etrangères, assassiné par des extrémistes de droite. Et, dans le cercle de Martin Beradt, on lit Freud et Adler. Charlotte a vraisemblablement glané là quelque savoir sur cette nouvelle science.
13Elle commence à écrire de petits articles pour les journaux, fait des photos de mode pour le magazine Die Dame, et passe quelques mois à Paris. La relation avec Beradt devient passionnelle, mais elle craint d’épouser un homme quiavingt ans de plus qu’elle. En 1924 elle épouse un jeune journaliste, Heinz Pol, membre du Parti Communiste. Elle le suit dans son engagement politique :
« Comme beaucoup d’intellectuels de ce temps qui devaient choisir entre être brun ou rouge, j’ai choisi d’être rouge et je ne le cachais pas » dira-t-elle.
15Ils traduisent ensemble un livre de Charlie Chaplin Bonjour l’Europe. Elle écrit de petits articles : « Distributions de cadeaux par la Croix rouge » (1930); « Paragraphe 218 de l’asile de fous » (1931); « Comment la jeunesse passe-t-elle son temps libre ?» (1932), articles qui montrent bien son intérêt pour les questions sociales et de santé.
16Elle se sépare de son mari en 1928, et divorce en 1933. Son ex-mari est arrêté par la police et réussit à fuir, se réfugiant à Prague, puis Paris et New York. Elle est également inquiétée par la police la veille de l’incendie du Reichtag – une fausse rumeur alléguait un putsch communiste – et elle se réfugie définitivement chez Martin Beradt, qu’elle épousera avant leur exil en 1939.
17B)Rappel de « l’air du temps » analytique à Berlin au moment de la collecte des rêves Le début du siècle a vu fleurir des mouvements libertaires, celui des femmes, des homosexuels, et des mouvements scientifiques divers. Des travaux de médecins, celui de Magnus Hisrschfeld pour la sexualité et d’Otto Juliusburger pour le mouvement d’abstinence, ont sans doute facilité l’accueil de la psychanalyse dans cette capitale : Karl Abraham y arrive en 1908, et fonde bientôt une société analytique.
18Max Eitingon [14] qui l’a rejoint après un temps passé à Budapest, créé, en 1920, la première « Policlinique pour le traitement psychanalytique des maladies mentales », qui traite la population souffrant de névroses de guerre (et de paix). Bientôt le premier Institut de formation voit affluer de jeunes candidats de toute l’Europe et d’ailleurs. Un congrès international s’y tient en 1922. Et en 1925, la cure analytique est reconnue par la convention générale des médecins.
19Le cinéaste Pabst, prend même la psychanalyse comme objet : Les mystères d’une âme, dont le scénario est finalement écrit avec Hanns Sachs (après la mort d’Abraham qui avait accepté ce projet contre l’opinion de Freud).
20Bref, la psychanalyse fait donc partie de la culture berlinoise. Les médias s’en font l’écho. Charlotte ne peut pas ne pas être informée de tout cela.
21Puis vient la catastrophe.
22L’arrivée d’Hitler au pouvoir en 1933 est suivie d’événements très inquiétants. L’ordonnance d’« aryanisation » des comités d’organisation médicales tombe le 9 avril. Eitingon [15] va partir, après avoir tenu, sur le conseil de Freud, le plus longtemps possible. Carl Müller Braunschweig le remplace au poste de président de la D.P.V., et la psychanalyse va dériver vers une « science allemande de thérapie de l’âme », un mixte de différentes psychothérapies adaptatives, assortie de la disparition de concepts, le complexe d’Œdipe par exemple. Enfin, en mai 1933, l’autodafé des livres de Freud, entre autres, et son libellé attribué à Goebbels, que je vous rappelle : « Contre la surestimation de la vie sexuelle, corruptrice des esprits ! Pour l’ennoblissement de l’âme humaine ! Je livre à la flamme les écrits de Freud » – clôt pour longtemps en Allemagne l’aventure freudienne.
23Ajoutons la bruyante propagande dirigée par le même Dr Goebbels : tout cela ne pouvait pas non plus passer inaperçu des Berlinois et encore moins de cette journaliste.
4 – LA MÉTHODE DE CHARLOTTE BERADT
24C’est donc à partir de la bascule historique de 1933 qu’elle décide sa collecte des rêves. Une profane reprendrait-elle le flambeau de la psychanalyse, du « travail du rêve », bien que dans une perspective différente de celle des freudiens ? Et qui sont les rêveurs dont elle recueille les rêves ? (pp. 80-83): on trouve « les gens de son entourage »: un médecin, le laitier, le voisin, la couturière, des parents (p. 41); puis un ouvrier du bâtiment, un ophtalmologiste, un employé de bureau, une femme de ménage, un jeune homme, une documentaliste, un marchand de légumes, des journalistes, des ménagères, une femme professeur de mathématique, un juriste, des vendeuses, etc. Tous font la cruelle expérience d’une « vie sans murs », due aux persécutions quotidiennes, à la terreur qui s’installe…
25Comment a-t-elle recueilli tous ces rêves ?
26Certains le sont directement par elle, oralement ou par écrit. Puis comme le ferait un anthropologue en pays étranger, elle cherche des « informateurs ». Elle les choisis avec prudence, bien sûr du même bord politique qu’elle : ainsi des médecins interrogent leurs patients sur leurs rêves et lui rapportent leurs contenus.
27Quelle hypothèse a-t-elle, pour quel projet ?
28On peut s’étonner de l’importance donnée à ces « rébus », voire rebuts, dans une période aussi troublée… Ch. Beradt semble partager avec les Anciens l’idée que l’homme est un animal politique – « zoon politikon ». Elle a également l’idée qu’il rêve différemment selon les régimes politiques : non seulement son titre l’indique assez, mais elle signale : « rêves dictés par la dictature » (p. 40).
29Le recueil de ces rêves est pour elle un acte anti-nazi. Contrairement à Hannah Arendt dont les actions sont menées en revendiquant son statut de Juive, et même, un temps, de Sioniste, c’est au nom d’un engagement communiste que Charlotte agit. Voici ce qu’elle en dit elle-même : « Ce que j’ai fait, je l’ai fait en tant qu’opposante politique et non en tant que Juive récemment désignée comme telle » [16]. L’antisémitisme nazi a rappelé brutalement aux Juifs pourtant totalement assimilés qu’ils n’étaient pas d’abord Allemands mais Juifs.
30Ce qui peut également étonner dans son acte, c’est sa conviction. Comment les rêves pourraient-ils s’opposer au politique ? Elle a fait elle-même l’expérience dans ses rêves et ses cauchemars des effets de ce régime politique, comme elle nous l’indique dans l’exergue (p. 7). Réveillée d’un cauchemar où elle est « pourchassée », « torturée », « la pensée lui est venue, dit-elle, que parmi des milliers de personnes, je ne devais pas être la seule à avoir été condamnée à rêver de la sorte par la dictature.Les choses qui remplissaient mes rêves » (fuir, se cacher, se recroqueviller) « devaient aussi remplir les leurs ».
31Les rêves pourraient-ils alors entraîner une prise de conscience politique ? Une révolte ?
32Sa collection se veut une forme de Résistance psychique au régime hitlérien. Un manifeste contre le régime nazi. Une anti-propagande, mais qui reste un temps discrète, secrète. Charlotte Beradt n’est pas « professionnellement » intéressée par le matériau du rêve : elle n’est ni analyste, ni romancière, ni artiste. Mais elle donne crédit aux rêves et à leurs contenus manifestes: elle sait que cette activité psychique hallucinatoire inconsciente peut indiquer l’atmosphère de terreur qu’inspire le régime à ses concitoyens, et peut représenter une preuve de la toxicité nazie sur la partie la plus intime de l’être. Mais quand elle s’est mise en position d’enquêtrice, a-t-elle pensé à ce moment-là que ces rêves pourraient être des preuves pouvant servir plus tard à témoigner contre ce régime ? Elle apparaît là comme une journaliste spécialisée, comme une chroniqueuse originale. Ses chroniques, ce sont ces rêves recueillis, véritables archives psychiques qui nous informent sur l’état des âmes malmenées par la terreur. Mais, encore une fois, a-t-elle l’idée, au moment de sa collecte, de la valeur d’archives de ces récits de rêves, qui pourront être utilisées pour écrire l’histoire des mentalités, des sentiments ? Voire pour instruire des procès ?
33Je rappelle quelques titres de rêves à l’appui : la vie sans murs (p. 51); le service de surveillance des communications téléphoniques (p. 63); le détecteur de pensée (p. 54); l’écriture mathématique interdite (p. 59); l’interdit de rêver (p. 75); le camp de concentration (p. 83); le certificat d’aryanité (p. 97). Quant au rêve du médecin ophtalmologiste (rêve de 1934), il est intéressant à plus d’un titre : il trouve que les camps de concentration ne sont pas ce qu’on a dit et il se voit avec de belles bottes luisantes, en uniforme, déjà prêt à collaborer comme médecin; puis il pleure.
34Autre question : comment l’imaginaire traite-t-il le réel nazi ?
35On retrouve ces traces dans les restes diurnes. Peut-on penser que ce sont des « rêves typiques » au sens freudien ? Spécifiques à la période nazie ? Jean Cayrol a pu rapporter des rêves spécifiques, les « rêves concentrationnaires » [17]. Des psychiatres, des psychologues ont décrit des rêves traumatiques faits après les guerres (d’Algérie, du Vietnam, d’Israël, d’Afrique) et par les rescapés de l’Holocauste. Mais les rêves rapportés par Beradt précèdent (ou accompagnent) la catastrophe humaine. Elle utilise d’ailleurs le terme de «sismographes», ces instruments de mesure qui enregistrent les mouvements d’un point de l’écorce terrestre. Le rêve enregistrerait le frémissement social, humain, indiquant les secousses politiques, les mouvements non encore consciemment perçus et annonciateurs de catastrophes telluriques dans la vieille Europe.
36Comment ces rêveurs travaillent-ils la nuit par leur rêve ? Ou bien encore comment le rêve les travaille-t-il à leur insu ? Ce qui paraît certain, c’est que le rêve pense. [18] Il « avertit » le rêveur (au sens de « pre-monere » qui a donné prémonition).
37Pour reprendre la formule de Goya inscrite dans son célèbre tableau et que la traduction française du livre de Ch. Beradt a mis en première de couverture, on pourrait dire : le sommeil de la raison annonce… les monstruosités à venir dans la société. Les rêveurs semblent pressentir, anticiper les temps effroyables. Par leur angoisse, ils comprennent ce qui se trame, se joue silencieusement, va se réaliser bientôt. Ils analysent à leur insu les restes diurnes, ils découvrent le code LTI [19], la « logique » de destruction nazie.
38Que penser de cette lettre de Freud à Marie Bonaparte (1933) anticipant que « la suppression des Juifs que l’on prive de leur situation ne fait à peine que commencer. On ne peut s’empêcher de remarquer que la persécution des Juifs et les restrictions apportées à la liberté de pensée sont les seuls points du programme hitlérien qui peuvent être menés à terme. Tout le reste n’est que faiblesse et utopie » [20]. C’est une anticipation de la réalisation du programme criminel de Hitler publié dans son Mein Kampf, dès 1925, mais l’impensable pour Freud et tous les autres reste « le terrifiant secret » comme Laqueur désigne la « solution finale ».
39De nos jours ces expériences oniriques peuvent nous paraître métaphoriquement comme des fossiles enfouis dans une strate géologique temporelle. Nous pouvons les étudier, et ils gardent le pouvoir de réactiver nos angoisses, voire nos rêves et cauchemars : sans doute tous ceux qui ont préparé ce colloque ont-ils ressenti, comme moi, l’impact de ces rêves…
5 – MA DERNIÈRE QUESTION PORTE SUR LA DATE DE CETTE PUBLICATION
40Pourquoi est-elle si tardive ?
41Ch. Beradt a confié au congrès du Pen Club, à Brême, en 1980, qu’elle était restée à Berlin jusqu’au dernier moment (l’été 1939) espérant qu’il y avait « un contrepoids possible à faire au régime nazi ». Illusion, bien sûr. Elle avait même envoyé des informations à l’étranger sur ce qui se passait en Allemagne. A des cellules communistes, je suppose ?
42Sa collection, rêves mis en conserve, a été ouverte plusieurs fois : d’abord en 1943, pour son article à New York, puis en 1965 pour l’émission de radio en Allemagne : quel fumet avaient-ils conservé ? Celui du danger, de la peur, de l’horreur, ou bien celui du désir de “servitude volontaire” [21] ?»
43Quelle intuition de la part précieuse de ces fragments de vie inconsciente ! La méthode utilisée pour les sauver n’est-elle pas touchante ? et digne d’un disciple de Freud ? Ch. Beradt les recueille discrètement; puis elle leur fait d’abord subir un travestissement, une déformation codée : par exemple « oncle Jean » pour Hitler, « oncle Gustave », et « oncle Gérard » pour Goering et Goebbels; « grippe »pour arrestation, « famille »pour Parti, etc (p. 42); elle les cacheensuite dans les livres de la bibliothèque avant de les expédier à l’étranger et à différents correspondants.
44Ce matériau subversif aurait pu en effet être saisi par la censure policière et envoyer Charlotte en camp de concentration. Passés en contrebande, ils sont longtemps restés des rêves en exil (mais leurs divers auteurs ont-ils pu partir, eux ?).
45Ces rêves-archives donnent une représentation du climat de terreur nazie, des angoisses de tout un chacun, du risque d’aliénation, de désirs de servitude, mais aussi de résistance héroïque, comme le montre le rêve amusant de ce journaliste qui attrape Hitler au lasso ! (p. 121)
46Réfugiés à New York, les Beradt doivent survivre. On devine les difficultés de l’exil, de l’adaptation. Avant de recevoir, en 1960, les « réparations » de guerre obtenues après les Accords Ben Gourion– Adenauer, Charlotte a dû se débrouiller pour gagner la vie du couple. Elle reçoit des clientes dans son petit appartement de New York, transformé en salon de coiffure (Bela Chagall et d’autres exilées seront ses clientes). Elle ne réussit pas à obtenir du travail comme traductrice, mais participe à quelques émissions de radio en langue allemande : elle fait des reportages et présente des analyses d’ouvrages, en particulier sur la littérature noire. Son mari meurt en 1949. Elle revient en Europe, et, comme je l’ai dit, c’est une émission de radio sur les rêves qui lui permettra de reprendre son travail laissé en jachère, de le retravailler et, soutenue par des amis, Hannah Arendt, et Karl Otten surtout [22], de le publier enfin.
47Mais pourquoi n’a t-elle pas pensé à verser ce dossier dans les Actes des procès de Nuremberg ? de Jérusalem ? Pourquoi ne l’a-t-elle pas envoyé à Alice Ricciardi von Platen [23] ou à A. Mistcherlich (ou d’autres encore) qui ont œuvré à la compréhension de cette période et à la reprise des thérapies psychanalytiques en Allemagne après 1947 ? [24]
Mots-clés éditeurs : Codage, Collecte de rêves, Acte politique, Le rêve pense, «Rêves dictés par la dictature»
Date de mise en ligne : 01/02/2008
https://doi.org/10.3917/top.096.0115Notes
-
[1]
Beradt Charlotte (1981), Das Dritte Reich des Traums, trad. Pierre Saint-Germain, Rêver sous le IIIe Reich, Paris, Payot, 2002.
-
[2]
Freud S. (1900), L’Interprétation des rêves, Paris, P.U.F., 1971.
-
[3]
En français, pour montrer sa reconnaissance envers les écoles de la Salpêtrière et de Nancy.
-
[4]
Breton A., « Trajectoire du rêve », Œuvre complète, Paris, Gallimard, La Pléiade.
-
[5]
Babits M. (1913), A Golyakalifa, trad. Leuilly L., Szende T., Le Calife-Cigogne, Paris, In Fine, 1992.
-
[6]
Krudy G. (1925), Almoskönyv, Le livre des rêves, non traduit, Budapest, Magveto, 1997.
-
[7]
Moreau Ricaud M. (1999), « La traduction de L’Interprétation des rêves en hongrois » Madrid, Clinica y analysis grupal, 2000,83,2 (à paraître en français).
-
[8]
Roheim G. (1952), La porte des rêves, trad. M. Manin et F. Verne, Paris, Payot, 1973.
-
[9]
Devereux G. (1970), Ethnopsychiatrie des Indiens Mohaves, Paris, Synthélabo, Les Empêcheurs de penser en rond, 1996.
-
[10]
Duvignaud J., Duvignaud F., Corbeau J.P. (1979), La banque des rêves, Payot, 1979.
-
[11]
Teresia Rulh-Obermeyer que je remercie pour ses précisions sur l’ouvrage de K. Steffen 1999.
-
[12]
Leibovici M. (1981) Préface in Beradt Ch. (1981) Op. cit.
-
[13]
Steffen K., Haben sie michtgehasst ? Antworten für Martin Beradt (1881-1949) Schriftsteller, Rechtanwalt Berliner Jüdischen Glauben, Igel Verlag, 1999.
-
[14]
Moreau Ricaud M. (2002), « Max Eitingon », Dictionnaire International d’Histoire de la Psychanalyse, dir. A. de Mijolla, Paris, Calmann-Lévy; et Hachette 2005; paru en anglais chez Macmillan, 2005.
-
[15]
Moreau Ricaud (2005) « Max Eitingon and a Question of Politics », The American Journal of Psychoanalysis, New York, Human Sciences Press, Inc, 65,4,2005.
-
[16]
Ch. Beradt (1963) Lettre à Roland Wiegenstein, in Beradt 1981; je souligne.
-
[17]
Cayrol J. (1948), « Les rêves concentrationnaires », Les Temps Modernes, sept. 1948, n°36,520-535.
-
[18]
Dayan M., Le rêve nous pense-t-il ?, Paris, P.U.F., 2004.
-
[19]
Klemperer V., LTI, La langue du IIIème Reich, Pocket, Agora, Paris, 2003.
-
[20]
Freud 26 mars 1933, in Jones La Vie et l’œuvre de Freud, Paris, P.U.F., v. III.
-
[21]
La Boétie E. de, (1574) Le Discours de la servitude volontaire, Paris, Flammarion, 1983.
-
[22]
Il faisait parti du groupe expressioniste « Tat », avait été initié à la psychanalyse par Gross; il avait rejoint la communauté anarchisante, surréaliste, de Monteverita dans le Tessin Suisse, à Ascona.
-
[23]
Ricciardi von Platten A., (1948) L’extermination des malades mentaux dans l’Allemagne nazie, trad. P. Faugeras, Erès, 2001.
-
[24]
M. Leibovici nous a rappellé que Ch. Beradt avait « oublié » ce travail (Correspondance avec K. Otten).