Couverture de RTM_209

Article de revue

Féminismes décoloniaux, genre et développement

Histoire et récits des mouvements de femmes et des féminismes aux Suds

Pages 7 à 18

Notes

  • [*]
    Institut des hautes études internationales et du développement (IHEID), Genève, christine.verschuur@graduateinstitute.ch
  • [**]
    CNRS/Lise, blandine.destremau@gmail.com
  • [1]
    L’association entre décolonisation et « dépatriarcalisation » est mobilisée par plusieurs mouvements féministes latinoaméricains dans des domaines divers, notamment sous la forme du slogan « No se puede descolonizar sin despatriarcalizar ».
  • [2]
    Sur les luttes menées dans les années 1930 par des organisations de femmes de différentes appartenances raciales et sociales en Afrique du Sud autour des pass de travail, voir Gasa (2009).
  • [3]
    Un colloque s’est tenu en 2008 à l’Institut de hautes études internationales et du développement à Genève pour rendre compte de la diversité des mouvements de femmes et des féminismes anticoloniaux, dont les Actes sont parus en 2009 (Verschuur, 2009). Voir également la publication parue en 2010, Christine Verschuur (dir.), Genre, postcolonialisme et diversité des mouvements de femmes dans les Cahiers genre et développement, n°7.
  • [4]
    À cet égard, le colloque organisé en septembre 2012 (IHEID/IRD) a l’ambition de faire le point sur ce que les études de genre apportent aux disciplines mobilisées dans les études de développement.

PERSPECTIVES DÉCOLONIALES ET DÉBATS SUR LE POSTCOLONIAL

1 Les études postcoloniales désignent un domaine de pensée critique né surtout dans les universités étasuniennes dans les années 1980. Focalisées sur la constitution et l’institutionnalisation des savoirs, des énonciations, des catégories, des représentations et systèmes de pensée, leur essor s’inscrit dans le cadre d’une remise en cause des grands récits qui ont structuré et donné du sens à l’histoire mondiale des cinq derniers siècles, depuis les « découvertes » d’autres continents par des Occidentaux : la modernité, la race, le patriarcat et la famille, la lutte des classes, mais aussi la démocratie, la liberté (ou le libéralisme), l’universalisme. Il s’agit d’un champ contesté, d’une nébuleuse aux frontières poreuses, qui se démarque de l’anticolonialisme par son orientation épistémique.

2 Si le livre d’E. Said, L’Orientalisme, paru en 1978, est fréquemment évoqué comme point de départ à ces courants, bien des pensées et philosophies antérieures ont « contesté à l’Europe et à l’Amérique leur intention de dominer le monde », déconstruit leurs discours de légitimation, et mis « en question leur prétention à l’universalisation » (Amselle, 2008, p. 7). Ces pensées et philosophies émanent de différents espaces intellectuels et politiques critiques, notamment le poststructuralisme et le postmodernisme, ce qui a été désigné comme French Theory, ainsi que les études subalternes. Investies dans la déconstruction et l’historicisation des discours, l’étude des interdépendances, des enchevêtrements, des entre-deux et des relations, les études postcoloniales tentent de dépasser et ont pour effet de brouiller les oppositions binaires et appauvrissantes qui ont structuré la construction de la connaissance (le Nord et le Sud, l’Ouest et le reste, le centre et la marge, dominant/dominé, victimisation/agencéité, discours (culture)/économie, sujet/structure, local/global, etc...).

3 Le terme postcolonial suscite de nombreuses critiques. Certaines sont liées aux usages nationalistes ou identitaires qui en sont faits. Ainsi, Uma Narayan (2010 [1997]), une universitaire originaire de l’Inde enseignant aux États-Unis, rappelle, en revenant sur l’histoire des mouvements de contestation de la colonisation en Inde, comment les présupposés de la supériorité de la « culture occidentale » furent utilisés par les colonisateurs comme justification de leur entreprise. En réaction à la colonisation, « des mouvements anticoloniaux nationalistes ont de leur côté renforcé les notions essentialistes de culture nationale en reprenant et en tentant de revaloriser des facettes de leur propre culture incorporées dans les stéréotypes coloniaux ». Jean-Loup Amselle, quant à lui, considère que, si « l’hybridité est devenue la forme paradigmatique de la post-colonialité », le concept même d’hybridation (ou de créolisation, ou encore de métissage) renverrait à un mythe de « l’authenticité des cultures » dans « une sorte d’état premier n’ayant jamais existé » (2008, p. 23).

4 Un autre champ de critique, lié au précédent, concerne la dépolitisation d’un terme associé à la diversité culturelle dans la période apaisée du « post » colonial, plutôt qu’ancré dans les formes actuelles de domination à l’échelle mondiale. Une de ces critiques est formulée par Ella Shohat (1992), une universitaire irakienne-israélienne émigrée aux États-Unis, qui clarifie ses « significations politiques instables », sa « spatialité douteuse » et sa « temporalité problématique » (idem, pp. 56 et 61). Pour Ella Shohat, « le postcolonial [sans tiret] implique à la fois un dépassement de la théorie nationaliste anticoloniale et le mouvement au-delà d’un moment spécifique de l’histoire : celui du colonialisme et des luttes de libération nationales du Tiers-monde » (ibid., p. 58). En effet, le « postcolonial » n’est pas une catégorie historique, et s’il tend à être associé avec les pays du Tiers-monde qui ont gagné leur indépendance après la deuxième Guerre mondiale, il se réfère également aux circonstances diasporiques des quatre dernières décennies. Or, le récit de la diversité, de l’hybridité, des syncrétismes, des identités multiples, de « la multiplicité décentrée des rapports de pouvoir » (ibid., p. 65) tend à effacer l’analyse critique de la « néocolonialité » et de ses hégémonies pour construire un discours politiquement correct, « attrape-tout » et consensuel.

5 Autre ambiguïté, la « temporalité unifiée de la “postcolonialité” risque de reproduire le discours colonial sur l’Autre “allochronique” » (ibid., p. 61). C’est la position que défend également le récent dossier des Cahiers du genre coordonné par Sanna et Varikas (2011), et qui les a conduites à adopter le terme de « colonialité du pouvoir » plutôt que celui de « postcolonialité ». Si le second terme risque de sembler « réaffirmer une vision linéaire du temps », le premier « pose une question de nature épistémique [qui] vise l’hégémonie et l’autorité universelles des discours et des savoirs occidentaux » (idem, 2011, p. 7), permettant de déconstruire l’idée évolutionniste d’une modernité civilisée détenue par l’Occident (tolérant, ouvert aux idées féministes et capable de se transformer), qui s’opposerait à des formes d’arriération d’autres cultures (démontrées par leurs pratiques sexistes, toujours, et leurs blocages au changement) pour montrer qu’elles sont liées par la co-temporalité et interdépendantes.

6 Dans le même sens, Quijano (1998), un chercheur péruvien, utilise la notion de colonialité et non de colonialisme pour souligner les continuités historiques entre l’époque coloniale et l’époque dite « post-coloniale » ; mais aussi pour signaler que « les rapports coloniaux de pouvoir ne se limitent pas aux domaines économico-politique et juridico-administratif des centres sur les périphéries, mais qu’ils possèdent également une dimension épistémique, c’est-à-dire culturelle » (p. 19).

7 En Amérique latine, la perspective décoloniale (plutôt que postcoloniale) représente une alternative pour penser à partir de la spécificité historique et politique des sociétés elles-mêmes, et non seulement vers ou sur elles. Cette perspective reprend et discute des débats sur le colonialisme, la philosophie de la libération, la pédagogie des opprimés, les théories de la dépendance. Elle va plus loin que les analyses du système-monde (Wallerstein, 2006) qui se centrent sur la division internationale du travail et les luttes militaires géo-politiques dans les processus d’accumulation capitaliste mondiale (Castro-Gomez, Grosfoguel, 2007, p. 14). Si « les études postcoloniales anglo-saxonnes critiquent le développementalisme, les formes eurocentriques de connaissances, les inégalités de genre, les hiérarchies raciales et les processus culturels/idéologiques qui favorisent la subordination de la périphérie au système-monde capitaliste » (idem, p. 14), elles mettent l’accent sur la capacité d’action culturelle des sujets, alors que la perspective système-monde met l’accent sur les structures économiques. La perspective décoloniale cherche à intégrer ces deux dimensions en en décalant les focales.

8 Nous avons choisi pour ce dossier le terme décolonial qui nous semble répondre à la fois à l’exigence de prendre en compte les points de vue des « Autres », et au reproche fait aux études postcoloniales de déserter le terrain des luttes sociales réelles. La perspective décoloniale s’inscrit dans des espaces et des temporalités de contestation de l’ordre mondial portés par les « Autres », au Sud ou au Nord, quelles que soient leurs trajectoires (coloniales ou non), nourris des prises de conscience des rapports de domination et de l’émergence de nouveaux mouvements sociaux. Ceux-ci participent en effet d’un processus de décolonisation de la pensée. Changer ce regard colonial, qui traverse aussi les études féministes, exige, comme le disait Sartre dans une préface au livre de Franz Fanon, Les damnés de la terre, « qu’on extirpe [...] le colon qui est en chacun de nous » (Fanon, 1961).

9 La perspective féministe décoloniale fait ainsi le lien entre la dimension symbolique, construite et culturelle des rapports de genre, et leur dimension économique et politique, du niveau domestique au local et global. Cette perspective se centre aussi sur les luttes pour des droits économiques et sociaux, en s’intéressant au lieu spécifique à partir duquel les femmes prennent la parole dans la lutte sociale. Elle s’intéresse ainsi à la fois à reconnaître les capacités des personnes, d’appartenances diverses, à se constituer en tant que sujet de leur propre histoire, mais également à montrer comment les rapports de genre s’inscrivent dans le système économique, avec une attention particulière à l’insertion des femmes dans la nouvelle division internationale du travail reproductif et productif. Les analyses de l’articulation des rapports sociaux de type domestique avec les rapports sociaux capitalistes (Meillassoux, 1975), dans une perspective décoloniale, permettent en effet de mieux comprendre l’expansion du capitalisme et la reproduction des inégalités de genre.

HISTOIRE ET RÉCITS DES FÉMINISMES AUX SUDS, ÉTUDES DE GENRE ET DÉVELOPPEMENT

10 Les mouvements féministes et de femmes ont amplement participé à ces réflexions et ces cheminements politiques, associant décolonisation et « dépatriarcalisation » [1] des pensées, des savoirs et des structures. Ils ont joué un rôle fondamental dans la formulation et l’expression contestataire à l’encontre des ordres idéologiques, politiques, économiques, environnementaux et sociaux, familiaux et de genre, sur lesquels s’est appuyé la mondialisation du capitalisme au cours du dernier demi-siècle et, sous son couvert, le développement. Ils ont contesté le recul de l’intervention étatique dans les politiques sociales, les dégradations environnementales, la division sexuelle du travail et les inégalités dans la nouvelle division internationale du travail, les inégalités et les blocages dans l’accès aux espaces de pouvoir.

11 Des mouvements féministes se sont constitués dès la fin du XIXe siècle dans de multiples pays. Dès cette époque, en Amérique latine par exemple, des mouvements de femmes anarchistes, de féministes libérales ou socialistes ont témoigné d’une effervescence politique et d’une prise de conscience féministe autour d’enjeux divers, la citoyenneté, la famille, le travail. Elles sont intervenues dans l’espace public de multiples manières. Les idées féministes n’étaient pas le fait des seules intellectuelles. Ainsi, des ouvrières anarchistes argentines immigrées revendiquaient-elles le droit à « l’amour libre », le droit de s’émanciper de l’autorité, non seulement des patrons mais également des maris, et publiaient en 1896 un journal féministe, La Voz de la Mujer, dont le mot d’ordre était « Ni Dieu, ni Patron, ni Mari » (La Voz de la Mujer, 1997 [1896-1897]).

12 Le premier congrès féministe d’Amérique latine s’est tenu il y a plus de cent ans, en 1910 en Argentine. Il avait déjà une dimension internationale puisque des femmes de divers pays latino-américains, ainsi que quelques féministes migrantes européennes, y participaient. Les femmes ont réclamé non seulement le droit de vote, le droit de divorcer, le droit à l’avortement (dès les années 1940), d’avoir des crèches, mais ont aussi lutté pour les droits des travailleuses. L’une des recommandations en conclusion du Congrès était d’ailleurs : « à travail égal salaire égal ». L’existence de nombreuses grèves d’ouvrières, d’organisations de travailleuses domestiques, d’indigènes et d’afro-descendantes, de paysannes ou de femmes des secteurs urbains marginalisés, l’apparition de multitudes de revues, témoignent de cette histoire déjà longue mais peu connue, de lutte et d’organisation pour la défense de leurs intérêts et de ceux des secteurs sociaux défavorisés (voir l’article de Millán dans ce dossier).

13 Au Brésil, des femmes noires ont lutté pour leurs droits, que ce soit dans les « quilombos » (enclaves libres constituées d’esclaves fugitifs), lors de la fondation de la première association de travailleuses domestiques (dont l’immense majorité était des femmes noires) dans les années 1930 dans l’État de São Paolo, ou avec la création du Conseil national de la femme noire en 1950 (Werneck, 2009). Dans les années 1960, aux États-Unis, le mouvement black feminism (Combahee River Collective, 1977 ; hooks, 1981 ; Davis, 1982 ; Hill Collins, 2008 [1989] ; Dorlin, 2008), évoquant les luttes pour les droits des femmes esclaves ou abolitionnistes du milieu du XIXe siècle et dans la foulée des mouvements contre le racisme des années 1960 aux États-Unis, a représenté un courant critique de la pensée dominante féministe et abordé la manière dont les catégories de race, de classe, de sexe se renforçaient mutuellement.

14 En Inde, des organisations de femmes au niveau national se sont constituées dès 1914 (voir article de Chaudhuri dans ce dossier) et le principe de l’égalité de genre a été obtenu par les différentes organisations de femmes dès 1931, encore sous le joug colonial. Un très grand nombre de mouvements de femmes, d’appartenances différentes, ont été actifs pour lutter autour de divers enjeux, les droits des femmes Dalits, le droit à l’éducation, le droit de vote, les droits des travailleuses informelles, la lutte contre la dot et contre les violences envers les femmes. Dans de multiples régions du monde, ainsi qu’en Palestine (voir à ce propos le texte de Marteu dans ce dossier), en Iran (comme le mentionne Latte Abdallah), en Chine (Angeloff), en Afrique du Sud ou de l’Ouest (Sow), dès la fin de XIXe siècle, des revendications s’exprimaient. Elles émanaient de femmes de diverses origines sociales et raciales, autour des questions d’égalité entre hommes et femmes mais aussi autour de droits économiques et sociaux, droit à l’éducation ou droit de vote, à la terre, aux permis de travail [2].

15 Avec la première Conférence mondiale sur les femmes décrétée par les Nations unies en 1975, qui s’est tenue à Mexico et où participèrent près de 6 000 femmes, les tensions entre les divers féminismes occidentaux et des Suds apparaissent. Dès cette année, certaines dénonçaient l’absence de prise en compte de la diversité d’appartenances (de classe, de race) des femmes, comme Domitila Barrios de Chungara, bolivienne et indigène, à la tête d’une organisation de femmes de mineurs, très remarquée lors de cette conférence.

16 D’emblée fortement inscrits dans la formulation et l’énonciation politique de « questions sociales », les mouvements féministes ont été très tôt imbriqués avec ce qui serait, après la seconde Guerre mondiale, désigné comme « développement ». Les conférences onusiennes sur les femmes (après Mexico, Copenhague, Nairobi, et Beijing en 1995) ont favorisé la réalisation d’études, de recherches, de publications, et permis de constituer un champ d’étude et de politiques publiques « genre et développement » qui s’est institutionnalisé. Le genre comme catégorie d’analyse a été forgé par des spécialistes en sciences sociales, inspirées et nourries par la pensée et les pratiques des féministes et des mouvements de femmes de tous pays.

17 Les études de genre, interdisciplinaires, s’intéressent de manière centrale aux rapports de pouvoir. Elles ont abordé depuis des années la réflexion sur l’intersectionnalité des catégories de sexe, classe, race, caste, nourrissant et, d’une certaine manière, précédant le champ des études postcoloniales [3]. Les analyses de genre, lorsque ce concept s’entend comme une expression de rapports de pouvoir, permettent de porter un regard critique sur les approches de type colonial au sein même des pays du Nord et du Sud. Il ne s’agit pas simplement de « rajouter les femmes » et de continuer le business as usual mais de questionner les paradigmes dominants dans les diverses disciplines en sciences sociales, que ce soit l’histoire, – pas seulement celle des relations internationales – l’économie, l’anthropologie ou la sociologie politique, et de remettre sur le métier certaines certitudes méthodologiques et épistémologiques.

18 Cependant, parfois dénoncé comme étant trop lié à la pensée féministe occidentale, l’outil analytique du genre est considéré par certain-es comme un buzzword, un mot à la mode, introduit par les discours et programmes de la coopération internationale. Est également contestée la dépolitisation, l’« instrumentalisation » ou encore la banalisation ou la « récupération » de certains mouvements et revendications qui pénètrent ou se trouvent happés dans les cercles institutionnels, associatifs et des organisations multilatérales, y subissent l’épreuve des négociations et compromis politiques, et sont soumis à d’autres impératifs politiques et stratégiques, dont ceux des carrières de leurs porte-parole. Deux textes discutent ici ces mouvements et tendances, liés à l’intégration de la cause féministe dans un parti unique et à la poussée des institutions internationales pour l’essor d’un féminisme soft porté par la société civile (comme le montrent ici Tania Angeloff pour la Chine et Anna Jarry-Omarova pour la Mongolie).

19 Le qualificatif de « féministe » lui-même peut être renié, contesté, ou faire l’objet d’âpres négociations, soit qu’il soit approprié par une élite ou par des personnels institutionnels, soit qu’il soit considéré comme trop subversif dans son contenu, soit encore qu’il soit vu comme une importation forcée de l’Occident, refusée précisément au nom de la prise de conscience et de la résistance postcoloniales. C’est ce qui apparaît par exemple dans l’entretien avec Fatou Sow pour l’Afrique de l’Ouest ou ce que discute Stéphanie Latte Abdallah dans sa contribution.

20 Les tensions au sein de la pensée féministe ne traversent pas seulement l’axe Nord/Sud mais sont également présentes au sein des divers féminismes du Sud, comme le montrent les textes publiés ici. Est ainsi contestée la capacité de certaines femmes, de par leur parcours universitaire ou professionnel, situées dans le monde occidental ou occidentalisé, par leurs appartenances de classe ou de race, à représenter les intérêts, à rendre visibles les organisations et à porter la parole de femmes indigènes (voir le texte de Hernández Castillo), subalternes (Chaudhuri), migrantes (Lénel et Martin), ou simplement « autres », moins éduquées, rurales ou populaires (Marteu).

21 Considérant que les grandes conférences internationales ou les écrits majeurs étaient dominés par une pensée hégémonique féministe occidentale, qui marquait les orientations de nombreux programmes de coopération au développement, une démarche de décolonisation de la pensée féministe, inspirée par des militantes et des théoriciennes issues de la migration, des femmes racisées, des militantes et théoriciennes dans les pays du Sud a été entreprise. Celle-ci s’est appuyée sur les propres processus et pratiques des mouvements féministes des Suds, sur leur histoire, tout en s’appropriant et re-signifiant certains enjeux présents dans l’agenda international (voir les articles de Chaudhuri, Millán, Hernández Castillo par exemple).

22 Des chercheures féministes comme Chandra Mohanty (1988, 2003), une universitaire indienne immigrée aux États-Unis, se sont ainsi offusquées de la « colonisation discursive » de certaines théoriciennes féministes occidentales. Elle reproche à ce courant de pensée hégémonique de n’avoir pas intégré les points de vue des femmes de couleur pauvres et de femmes marginalisées du Sud, qui fournissent une compréhension très fine des logiques de pouvoir, et d’avoir construit une image homogénéisante des « femmes du Sud », sans prendre en compte les différences de classe, de race, de caste. Elle dénonce la construction d’une image « coloniale » de « la » femme du Sud, qui serait celle d’une femme muette, impuissante (powerless), victime, traditionnelle, alors que l’image de « la » femme occidentale serait celle d’une femme éduquée, moderne, qui contrôlerait son propre corps et sa sexualité, qui aurait la liberté de prendre ses propres décisions. La capacité de « la » femme du Sud à prendre conscience des inégalités et à vouloir intervenir dans les transformations sociales serait de cette manière niée. Cette image de « la » femme qui ne serait pas sujet de son histoire, mais objet construit par une certaine pensée dominante du féminisme, maintenant dénoncée, reste pourtant présente dans les récits dominants, une bonne partie des préconisations de développement, les media, les représentations collectives en occident ou parmi les élites des pays du Sud. Tant de l’extérieur – par la « colonisation discursive » – que de l’intérieur – par le reproche d’« occidentalisation » ou la « colonisation intérieure » (voir Fanon, 1961 ; Bhabha, 2007 sur le concept de mimicry ou Dorlin, 2010) –, il a longtemps été et il reste difficile de reconnaître les débats et pratiques menés par des femmes de différentes classes, castes et races.

23 L’histoire et les récits des multiples mouvements féministes, dans leurs luttes concrètes pour les droits des femmes mais aussi pour leurs droits économiques, sociaux, politiques montrent (comme le relève Chaudhuri dans son article) l’importance d’énoncer les contextes dans lesquels émergent et voyagent les concepts. Si les mondes sont connectés depuis l’irruption du colonialisme, ce n’est que plus récemment que les interactions académiques se sont intensifiées. Les pratiques et idées féministes étaient débattues depuis longtemps dans ces autres contextes, mais dans un langage qui n’avait pas de légitimité, qui empêchait qu’elles soient prises en considération par les normes académiques occidentales, sans légitimité. « La femme du Tiers-monde » n’est pas incapable de parler, elle a parlé, mais elle n’a pas eu d’espace pour s’exprimer (Spivak, 1988 ; Chaudhuri, 2004). Comme le disait Said, « ce n’est que lorsque des personnes subalternes comme les femmes, les Orientaux, les noirs et d’autres « indigènes » ont fait suffisamment de bruit que l’on s’est intéressé à eux et qu’on leur a demandé de parler » (Said, 1989, p. 210).

24 La pertinence des outils mobilisés par ces mouvements et élaborés par des chercheures féministes pour analyser et dénoncer la construction et la reproduction des rapports sociaux de domination, et particulièrement le concept de genre, s’est nourrie de multiples apports, auparavant invisibles, considérés insignifiants, peu reconnus ou sans légitimité académique, provenant notamment des mouvements de femmes du Sud ou migrantes. Des études, recherches, publications et rencontres ont permis de mieux les reconnaître et ont favorisé le croisement des études féministes avec les études de développement, que ce soit au Nord ou au Sud, dans des contextes où ce regard croisé avait été limité jusqu’à récemment, comme dans les pays francophones, à la différence des pays anglo-saxons. De nouveaux champs théoriques ont ainsi été construits ou reconstruits, qui se sont efforcés de penser de manière articulée genre et rapports coloniaux, néocoloniaux, voire postcoloniaux ou décoloniaux. Nommés black feminism, chicana feminism, subaltern studies ou sans dénomination académique, ces courants ont souvent précédé l’actuelle institutionnalisation d’un champ d’études postcoloniales. Ils se sont appuyés sur et ont été articulés avec des réflexions méthodologiques et épistémologiques, des expériences concrètes et des contributions théoriques.

DES ÉTUDES FÉMINISTES DÉCOLONIALES

25 Dans la fabrication de ce dossier, nous avons souhaité rendre justice à la grande diversité de ces travaux et à leur portée politique, en articulant des contributions centrées sur des régions et d’autres sur des situations nationales, qui montrent la complexité des mouvements et la vivacité des débats qui les traversent historiquement : l’Amérique latine (Millán), l’Inde (Chaudhuri), l’Afrique de l’Ouest (à travers un entretien avec Fatou Sow placé à la fin de ce dossier), le monde arabe et musulman (Latte Abdallah), la Palestine et Israël (Marteu), la République populaire de Chine (Angeloff), la Mongolie (Jarry-Omarova) et également la France, comme un regard sur une Europe dont les féminismes sont renouvelés par le surgissement de questions et de courants issus de l’immigration (Lénel et Martin). Une réflexion d’ensemble sur la décolonisation de la pensée et la circulation des idées, notamment entre les Suds, du point de vue de l’Amérique latine complète le dossier (Hernández Castillo).

26 Les différentes postures et débats qui traversent ces mouvements s’inscrivent dans les efforts de déconstruction des discours dominants à la lumière des rapports de force, des normes, des ancrages. Ils sont donc intimement inscrits dans des histoires contextuelles spécifiques, non seulement celles des lieux et des sociétés dans lesquels ils sont nés et ont évolué, mais aussi celles de leurs auteur-es et protagonistes. Dans la production de ce dossier, il était donc fondamental pour nous de laisser la parole à des auteur-es des pays du Sud, qui s’expriment de façon plurielle et hétérogène, revendiquant une parole située, contextualisée, ancrée dans l’expérience et subjectivée. Les textes de Maitrayee Chaudhuri, Aida Hernández Castillo et d’Anna Jarry-Omarova sont à cet égard significatifs, de même que l’entretien conduit avec Fatou Sow. Par un travail de réflexivité, elles positionnent leur point de vue au centre de leurs analyses. Le résultat est une écriture qui détonne parfois avec les canons de l’expression scientifique en sciences sociales, et qui tente de sortir de la posture surplombante qui a été instituée comme légitime. Il s’agit là d’une posture d’écriture féministe, à la fois méthodologique et politique, qui s’appuie sur une approche relationnelle et non substantialiste de l’altérité qui est au cœur de l’éthique post ou décoloniale.

27 Notre souci de laisser s’exprimer d’autres chercheur-es que ceux et celles « du Nord » a toutefois buté sur une difficulté, qui est constitutive de la production « postcoloniale » et de ses critiques : mobilités, connectivité, diffusions, brouillages des espaces d’appartenance et d’identification nous ont contraintes à sortir d’une logique en termes d’origine ou d’ethnicité pour solliciter des travaux inscrits dans des mouvances, des échanges, des expériences et des enquêtes de terrain qui brassaient et pouvaient refléter les tensions, débats et contestations au sein des mouvements de femmes et féministes, entre eux, et entre eux et d’autres ordres, mouvements et rapports de pouvoir.

28 Ainsi, l’hétérogénéité des mouvements et positions dont traitent ces contributions ne saurait être réduite à de la « diversité ». Elle met en scène la consubstantialité, la co-extensivité (Kergoat, 2011), l’intersection (Crenshaw, 1994), ou les co-formations (Bacchetta, 2006) des rapports sociaux de domination, qu’expriment précisément ces débats. Se heurtent aussi des visions et prises de conscience en termes de « classe de sexe » avec des positionnements plus culturels, différentialistes ou traditionalistes, ainsi que le soulignent par exemple A. Jarry-Omarova pour la Mongolie et S. Latte Abdallah pour les mondes arabes et musulmans.

CONCLUSION

29 Tant la complexité que la richesse de la pensée féministe ont longtemps été méconnues par les chercheurs « du développement », ou plus largement par les chercheurs travaillant sur des questions localisées dans les pays en développement ou des Suds, ou sur les relations internationales. Il n’est que de voir le cloisonnement des travaux entre études de genre/féministes, d’un côté, et de l’autre les travaux menés par économistes, politologues, sociologues sur des questions qui éludent l’analyse des rapports sociaux de sexe qui leur sont sous-jacents et tiennent peu compte des énonciations des mouvements féministes et de femmes sur ces questions [4].

30 Nous espérons ainsi que ce dossier contribuera à faire connaître et reconnaître la participation et les apports des actions et des constructions théoriques des mouvements féministes des pays du Sud, constitutifs de la pensée féministe, à la réflexion critique sur le « développement », le capitalisme et les rapports de domination à différentes échelles. Comme le dit Maitrayee Chaudhuri, on ne peut célébrer la fragmentation, les différences, la diversité des voix et ignorer les processus historiques concrets qui (re)produisent les inégalités et les contradictions sociales. « Le capitalisme n’est pas seulement un système économique (paradigme de l’économie politique), ni seulement un système culturel (paradigme des études culturelles/postcoloniales version anglo-saxonne), mais un réseau global de pouvoir, qui comprend des processus économiques, politiques et culturels dont l’ensemble maintient le système » (Escobar, 2000 cité par Castro-Gomez, Grosfoguel, 2007, p. 17). Les mouvements féministes des Suds contribuent à ébranler les ordres hégémoniques et à nourrir le renouvellement de la pensée et des actions sur le système.

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Notes

  • [*]
    Institut des hautes études internationales et du développement (IHEID), Genève, christine.verschuur@graduateinstitute.ch
  • [**]
    CNRS/Lise, blandine.destremau@gmail.com
  • [1]
    L’association entre décolonisation et « dépatriarcalisation » est mobilisée par plusieurs mouvements féministes latinoaméricains dans des domaines divers, notamment sous la forme du slogan « No se puede descolonizar sin despatriarcalizar ».
  • [2]
    Sur les luttes menées dans les années 1930 par des organisations de femmes de différentes appartenances raciales et sociales en Afrique du Sud autour des pass de travail, voir Gasa (2009).
  • [3]
    Un colloque s’est tenu en 2008 à l’Institut de hautes études internationales et du développement à Genève pour rendre compte de la diversité des mouvements de femmes et des féminismes anticoloniaux, dont les Actes sont parus en 2009 (Verschuur, 2009). Voir également la publication parue en 2010, Christine Verschuur (dir.), Genre, postcolonialisme et diversité des mouvements de femmes dans les Cahiers genre et développement, n°7.
  • [4]
    À cet égard, le colloque organisé en septembre 2012 (IHEID/IRD) a l’ambition de faire le point sur ce que les études de genre apportent aux disciplines mobilisées dans les études de développement.
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