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Article de revue

Mobilisations et immobilisme dans l'arrière-pays de Tanger-Med

Effet des contradictions de la réforme de l'État

Pages 189 à 206

Notes

  • [*]
    Géographe, CR1, IRD, UMR 8586, Prodig, sabine.planel@ird.fr
  • [1]
    Toujours très prisé par la doxa marocaine, le terme désigne à l’origine une réalité historique antérieure au protectorat, son usage n’a pas disparu des rues ou de la presse marocaine mais sa sémiologie s’est quelque peu étendue. Aujourd’hui, le terme désigne tantôt, une pratique historique et révolue de l’autorité politique, tantôt l’administration et le gouvernement qui la dirige, mais également le palais et les intérêts qu’il recèle, ou bien encore un espace sous autorité, un territoire. En résumé il s’agit d’une culture politique, d’un mode de gouvernement.
  • [2]
    Issue d’enquêtes de terrain réalisées entre le printemps 2007 et le printemps 2010.
  • [3]
    Tanger Med Special Agency.
  • [4]
    Poursuite de l’autoroute Rabat-Tanger en direction du port, élargissement de la route nationale conduisant à Fnideq et Ceuta, construction d’un aéroport, création d’un axe ferroviaire pour desservir le port.
  • [5]
    Puis mis en œuvre par l’Agence urbaine de Tanger.
  • [6]
    Littéralement, le terme désigne l’entrepôt, par extension il désigna la maison royale puis l’appareil d’État chérifien (Cherifi, 1988).
  • [7]
    Agent exécutif de la région, il est nommé par le gouvernement et représente le fonctionnaire local le plus « proche » du pouvoir.
  • [8]
    L’espace de la « Zone spéciale de développement », qui dépendait de la préfecture de Tétouan avant la création de la province de Fahs Anjra, a été rattaché à celle de Tanger à cette occasion.
  • [9]
    Ils se surimposent également aux prérogatives des Agences urbaines qui coproduisent les plans d’aménagement entérinés par les communes.
  • [10]
    Entretien avec M. Doukkali, Président de la Fondation Tanger-Med pour le développement humain, 25/10/2007.
  • [11]
    Il s’agit surtout d’une inscription de principe conforme à l’esprit de l’INDH. En pratique la Fondation s’arrange avec les normes de l’INDH et, de toute façon, la ZDS n’est pas classée parmi les communes de l’INDH.
  • [12]
    Depuis, TMSA a opéré un remaniement organisationnel.
  • [13]
    En association à la construction du port ex-nihilo, le complexe industrialo-portuaire comprend une autoroute, des voies rapides, une voie ferrée et un aéroport international dont la réalisation est encore incertaine.
  • [14]
    Notamment les poissons « borassi » dont la pêche en eau profonde est une spécialité locale.
  • [15]
    Acquisition qui n’a encore jamais été réalisée.
  • [16]
    Ils travaillent sous contrats renouvelables de courte de durée pour les sociétés de transitaires travaillant dans le port.
  • [17]
    Il s’agit là de son prénom.
  • [18]
    Le 22/10/2009, l’article parut dans le journal Al Hahdatt Al Maghrebia. Il fut doublé d’une intervention sur une radio locale (Cap radio) une semaine après. Le texte publié dans la presse est pourtant la version édulcorée d’un projet d’article beaucoup plus virulent.
  • [19]
    Cette crainte du syndicalisme utilise le ressort des « ennemis de l’intérieur » qui justifie et permet le maintien d’un contrôle centralisé du territoire. Le rôle du caïd dans l’affaire est exemplaire de cette pratique, proprement makhzenienne.
  • [20]
    Ces présidents nommés sont en fait les présidents d’autres associations travaillant déjà avec TMSA.
  • [21]
    Aujourd’hui, l’homme est directeur du département « Capital humain » de TMSA.

1L’objectif de cet article est d’interroger, à travers les mobilisations sociales, la qualité des structures d’opportunités politiques (Tarrow, 1994 ; Olivier de Sardan, 2004) promises aux acteurs locaux par la réforme de l’État marocain. Il s’agit d’identifier l’état du nouveau jeu institutionnel qui permet l’entrée des acteurs locaux dans une forme de gouvernement local, tout au moins de gouvernance (De Miras, 2009). Il ne s’agit pas de produire une analyse en tant que telle de la transformation de l’État, qui fait l’objet d’une littérature scientifique bien constituée (Picard, 2006 ; Bennani-Chraibi, Fillieule, 2003). Ces analyses reconnaissent la diversité des processus de transformation de l’État, privatisation (Hibou, 1999a et b), décentralisation et déconcentration (Sedjari, 2000 ; Chikhaoui, 2000) et témoignent dans le même temps des pesanteurs d’un appareil d’État centralisé (Cherifi, 1988 ; Tozy, 1991, 1999 ; Catusse, Vairel, 2003). Elles insistent sur les dynamiques de repositionnement de l’État (Hibou, 1998) et sur l’hybridation des nouvelles structures de pouvoir qui en résulte (Camau, 2002). De fait, elles s’accordent plus ou moins sur la faible place accordée aux acteurs locaux, en particulier ceux émanant de la société civile (Catusse, 2002). Il s’agit dans cet article de compléter ces analyses sur la transformation de l’État marocain en mettant l’accent sur les problèmes spécifiquement liés au repositionnement de l’action et de la décision politique à des échelons inférieurs.

2Le repositionnement que l’État a engagé à des échelles locales s’accompagne de la création de nouvelles structures d’opportunité politique (associations de développement, commissions d’arbitrage, et administrations décentralisées ou déconcentrées). Ces nouveaux espaces de pouvoir permettent aux acteurs locaux d’entrer dans une arène politique plus étendue que celle à laquelle ils participaient jusqu’à présent. De par leur nature cependant, ces institutions, notamment lorsqu’elles résultent d’une simple translation de l’appareil politique vers le bas, multiplient les sources de dysfonctionnement (Bénit-Gbaffou, 2008), dans la mesure où elles ne permettent pas toujours – ou pas encore – l’adaptation ou la réinvention à des niveaux locaux d’outils pensés depuis le sommet de l’État.

3Les formes, les enjeux et le devenir des mobilisations sociales nous renseignent à la fois sur la qualité de la structuration des milieux locaux et sur leur capacité à investir de nouvelles sphères d’action politique, mais également sur la nature de ces nouveaux lieux de fabrique des politiques et sur leur fonctionnalité. Il s’agira ainsi de comprendre les modalités et les enjeux territoriaux liés au repositionnement d’une structure de pouvoir au niveau local.

4Dans cet article, nous poserons l’hypothèse que les structures d’opportunité apparues localement avec la transformation de l’appareil d’État échouent à mobiliser les acteurs locaux du fait de l’hybridation structurelle qui les constitue, laquelle fait obstacle au déplacement de pouvoir attendu par le processus de réétalonnage politique engagé. Cette hybridation a une double origine, institutionnelle et spatiale. La première, bien étudiée, est l’héritage d’une pratique politique ancienne, dite du Makhzen [1], qui fonctionne en partie sur le dédoublement des pouvoirs. La seconde que nous développerons davantage est une des conséquences directes du réétalonnage de l’État, elle réside dans le changement d’échelle des structures de pouvoir et, partant, dans la redéfinition de leur aire d’influence. Nous posons ici l’hypothèse que cette hybridation polygénique se prête très mal à l’articulation avec le milieu local. Il semblerait, dans le cas marocain, que le dédoublement des pouvoirs perturbe la mise en place d’une dynamique de glissement des pouvoirs, laquelle rend difficile la relation avec la société locale.

5Au Maroc, l’espace de contact entre l’État et ses administrés a évolué ; il s’est localisé et cette nouvelle proximité du local et de l’État provoque indéniablement des réactions de la part des acteurs locaux. En quelque sorte, elle favorise leur « mise en mouvement ». La dynamique est particulièrement intéressante dans des régions marginalisées du Maroc marquées par une longue atonie politique. De plus, les contradictions portées par ce mouvement de descente de l’État ouvrent des espaces d’opportunités politiques dont les acteurs locaux peuvent potentiellement s’emparer. Une proximité nouvelle se construit dans l’expérimentation de nouvelles institutions.

6Dans quelle mesure les réactions des acteurs locaux s’apparentent-elles à des mobilisations sociales ? Quels sont les ressorts qu’elles utilisent et quelle est leur portée ? Nous verrons que la plupart du temps, ces mobilisations pensées ex ante dans le cadre officiel d’une gestion plus participative des territoires peinent à aboutir et plus encore à structurer la société civile.

7Pour répondre à ces questions, nous fonderons notre analyse [2] sur les mouvements sociaux qui se déploient actuellement dans l’arrière-pays du port de Tanger-Med, où se joue, depuis 2002, la mise en contact la plus rapide, et peut-être la plus brutale, entre l’État – son projet portuaire en l’occurrence – et des populations locales jusque-là très marginalisées. Dans un environnement dense, rural, largement sous-équipé, avec des taux d’analphabétisme importants, et une certaine banalité de l’activité de contrebande, l’État a installé le plus lourd projet d’équipement public jamais réalisé au Maroc. Ce projet n’a rien de local, au contraire, ses objectifs, ses partenariats en font un projet d’envergure internationale qui écarte d’emblée les acteurs locaux de sa production (Barthel, Planel, 2010). Et pourtant, l’installation du complexe portuaire et l’arrivée d’une autorité de gestion ad hoc, TMSA [3], bouleversent l’organisation et la gouvernance locales, et font naître de nouveaux espoirs auprès des populations locales.

8Le port de débordement / transbordement se situe à 35 km à l’est de Tanger, à proximité de l’enclave espagnole de Ceuta et de la ville de Fnideq. Il constitue un important complexe portuaire composé de plusieurs bassins, dotés de différentes zones franches (exportation, industrielles et commerciale) et il bénéficiera prochainement de la construction d’un port militaire dans une commune voisine (Ksar Sghir). De fait, sa construction et son extension continues depuis sa création modifient considérablement son arrière-pays : construction d’infrastructures lourdes devant permettre l’articulation du port aux principales voies de communication [4], refonte des plans d’occupation du sol prévoyant, si nécessaire, le relogement des populations et supposant la destruction ou la confiscation de bâtiments ou de terrains privés.

9La construction du complexe obéit à des impératifs de compétitivité économique (Barthel, Planel, 2010). Les plans de réaménagement de la région ont été conçus dans des bureaux d’études prestigieux [5], l’architecture du port dessinée par des architectes de renom et les contrats d’exploitation passés avec des sociétés internationales de premier rang (Maersk, Renault, France Telecom, Bouygues…). Les enjeux véhiculés par la réalisation de cet ensemble sont lourds. Internationalement, il s’agit de redessiner les routes maritimes de Méditerranée en captant le trafic du détroit, nationalement le complexe entre en concurrence avec le port de Casablanca, régionalement il permet de mieux intégrer la Tingitane dans l’espace national et ce faisant de renforcer la polarité tangéroise – au détriment de Tétouan notamment. Le projet n’est pas pensé pour ses retombées locales même si ces dernières furent envisagées afin de concilier les impératifs de la compétitivité économique et du développement local. Comment faire bénéficier les populations locales de cette locomotive économique ? Voilà la question subsidiaire que l’on se posa dans les bureaux d’étude ou au sein de TMSA et à laquelle l’on peine toujours à répondre.

10La situation est nécessairement porteuse de conflits d’intérêts, et les mobilisations sociales « en réaction » se multiplient dans la zone d’extension du complexe industrialo-portuaire. Comment comprendre qu’elles s’inscrivent scrupuleusement dans des schémas institutionnels préconçus qui provoquent le blocage, puis l’immobilisation de ces mouvements ?

Un état « descendu », une nouvelle proximité

11L’État descend, il ne se décentralise pas totalement et demeure incomplètement déconcentré. Il conserve les centres de décision à un niveau national, il se translate légèrement en inventant de nouveaux relais mais ne se départit pas vraiment de son autorité. Néanmoins, l’espace de contact entre l’État et ses administrés a évolué, il s’est localisé et produit donc une proximité nouvelle avec les acteurs locaux.

La descente de l’État, un mouvement ambigu

12Le mouvement actuel de réforme de l’État est marqué d’une double empreinte (Catusse, Vairel, 2003) qui entrave le processus de décentralisation, c’est pourquoi nous parlerons plus prosaïquement de descente de l’État, désignant ainsi un réétalonnage de l’appareil d’État (rescaling, Brenner, 2004). Pour simplifier, nous pouvons dire qu’il se déconcentre jusqu’au niveau provincial et qu’il tente de se décentraliser en deçà ; les deux processus intervenant à des échelles différentes ont du mal à se compléter (El Kadiri, Planel, 2008).

13Depuis les plans d’ajustement structurels mis en œuvre dans les années 1980, et plus encore après l’avènement du souverain Mohammed VI et sa volonté de faire évoluer la pratique du pouvoir (« nouveau concept d’autorité »), le Maroc a mis en œuvre une série de réformes de l’État. Libéralisation et ouverture économique, renforcement du parlementarisme, notamment par la reconnaissance du multipartisme, modernisation et refonte de l’appareil d’État (décentralisation, lutte contre la corruption, nouvelles influences technocratiques) constituent le contexte dans lequel les structures étatiques sont amenées à se transformer.

14Cette transformation de l’appareil d’État se construit sur la permanence d’une organisation politique plus ancienne et plus étendue dans ses champs d’application (politiques, sociétaux économiques et culturels) que la simple administration d’un État moderne (Hibou, 2006). Par facilité de langage, l’on désigne cette forme d’organisation du politique par le terme de Makhzen. Nous n’utilisons pas cette référence dans un but polémique ou pour nous situer dans un débat qui n’est pas le nôtre, mais simplement parce qu’elle propose une grille d’intelligibilité des formes du pouvoir qui offre le mérite d’expliquer les tensions politiques que l’on observe localement. Il convient en effet de penser l’impact de cet héritage sur la mise en œuvre d’un processus de réétalonnage politique.

15Le Makhzen désigne – dans un usage étendu [6] – un mode de gouvernement des hommes, plus particulièrement selon M. Tozy (1991) une manière d’être et de faire qui « détermine le rituel de référence et qui fixe la forme et le contenu des relations entre gouvernants et gouvernés ». Cette culture politique fonctionne sur un « dédoublement » des pouvoirs (bureaucratique et politique), une pratique de l’autorité dans laquelle s’entremêlent sans se confondre les structures politico-administratives du gouvernement et les hommes du Palais (Tozy, 1999).

16Le double mouvement de réétalonnage de l’appareil d’État et de permanence makhzénienne permet un repositionnement de l’État qui, loin d’opérer son retrait, organise son redéploiement par des moyens variés. L’État se maintient d’abord par des montages financiers nouveaux, la privatisation de certains de ses leviers d’action qui lui permettent selon B. Hibou (1999 a et b) l’extension de ses réseaux, notamment clientélistes. Ensuite, il se redéploie à des échelles plus locales à travers une refonte partielle de son appareil administratif et la promotion d’un nouvel ordre gestionnaire organisé autour de la coproduction – et du cofinancement – des politiques publiques (El Kadiri, Planel, 2008).

17En dépit des pesanteurs d’un appareil administratif en reconversion, les réformes engagées promeuvent un nouvel esprit de l’action publique dont le mot d’ordre réside dans la territorialisation des politiques publiques (Planel, 2009). Une territorialisation interprétée comme une action localisée et tendanciellement participative qui permet un léger renouveau des encadrements administratifs, ne serait-ce que par l’arrivée d’une nouvelle génération de fonctionnaires davantage convaincus des bienfaits de la « bonne gouvernance ». Ce nouvel esprit public transparaît nettement dans les objectifs de responsabilité sociale affichés par TMSA, un peu moins dans ses actions.

TMSA et le milieu local

18TMSA a pour fonction de gérer l’activité de la zone industrialo-portuaire de Tanger-Med et possède, pour ce faire, des compétences étendues : des fonctions régaliennes (autorité sur le port et sur les zones franches), une activité de développeur / promoteur et une activité de développeur local sur la « Zone spéciale de développement ».

19La mixité de sa structure révèle sa double appartenance à l’administration marocaine, puissante et centralisée, elle adopte cependant les formes et les normes d’une nouvelle gouvernance, notamment à travers un partenariat public-privé.

20TMSA est une holding créée par décret en 2002 qui possède aujourd’hui quatre filiales principales (Barthel, Planel, 2010). Dotée d’un directoire et d’un comité de surveillance où le Wali [7] ne siège pas, elle s’apparente à un conseil des ministres réduit et ses décisions ont de facto valeur de décret gouvernemental. Ses compétences s’étendent sur un espace de 550 km2 (la Zone spéciale de développement) sur lequel les découpages provinciaux furent redéfinis [8] afin de mieux faire coïncider les compétences ad hoc de TMSA et les compétences administratives des provinces. En matière d’aménagement de l’espace, elle constitue l’autorité de référence. Ses plans d’aménagement réalisés par des bureaux d’étude ne sont pas rendus publics et priment sur les compétences communales en matière de planification spatiale [9]. Une zone d’investissement de 158 ha délimitée sur le littoral de la commune de Ksar Al Majaz constitue ainsi une réserve foncière pour l’extension du port. Dans cette zone, l’ensemble des terres est gelé et la commune n’y a aucun droit de regard. En plus de ses compétences gestionnaires, TMSA possède une compétence exceptionnelle dont l’usage fréquent pose problème aux populations locales : le droit d’expropriation foncière.

21À la mixité de la structure, s’ajoute une technicisation de la décision publique qui disqualifie d’emblée les collectivités locales dans la co-production des politiques publiques. Une disqualification qu’assument les dirigeants de TMSA, et parfois même les élus locaux, du fait de l’importance des enjeux (stratégiques, économiques) liés au projet de Tanger-Med et du fait du faible niveau de qualification des acteurs locaux, élus et autres. Il en résulte que du point de vue de TMSA, « les acteurs locaux sont là pour porter un projet défini en concertation avec les principales administrations » [10].

22Dans cette Agence, la proximité avec le milieu local est faible, peu structurée et l’objectif n’est pas considéré comme prioritaire. Cette proximité est organisée par la Fondation Tanger-Med pour le développement humain, sur un principe d’accompagnement social. La Fondation Tanger-Med fut ainsi créée en 2007, cinq années après le lancement du projet ! Elle est dotée d’un budget équivalent à 1 % des investissements totaux de TMSA pour une période de 5 ans (soit 100 millions de DH). Elle participe – sans s’y inscrire vraiment [11] – à l’Initiative nationale pour le développement humain (INDH) et a pour objectif d’accompagner l’impact du projet auprès des populations locales, notamment en termes d’amélioration des conditions de vie, d’accès aux services de santé et à l’éducation.

23Le développement local est envisagé sans grandes précisions par la Fondation dont l’action se limite au financement de quelques associations de développement, les rares projets de plus grande envergure n’ont donné jusque-là que peu de résultat de résultat, notamment concernant la formation professionnelle. Cette préoccupation constitue pourtant une question épineuse dans l’arrière-pays de Tanger-Med, elle concentre toutes les attentes de la population. À l’heure actuelle les riverains du port ne peuvent travailler dans un port au niveau d’équipement très élevé. Le responsable de la Fondation a donc envisagé un temps un programme de formation professionnelle pour les riverains, qu’il abandonna au bout d’un an environ pour un programme de cours du soir pour adultes (arabe, français et mathématiques). Fonctionnant sur le mode d’un guichet, la Fondation cherche sa voie dans un environnement où elle n’est pas « correctement » sollicitée, son action apparaît de fait comme étant très erratique. De même, son statut au sein de TMSA est ambigu, il ne s’agit ni d’une filiale comme les autres, ni d’un organe de l’INDH. Jusqu’en 2009, elle se composait d’une équipe très restreinte (un président, deux chargés de mission et une secrétaire) et semblait relativement marginalisée au sein de TMSA [12].

24En théorie, une structure comme TMSA résulte peu d’une hybridation avec des structures de pouvoirs plus anciennes. En pratique, les hommes qui l’incarnent peuvent être à la fois imprégnés « d’une manière d’être et de faire » makhzénienne, et témoigner néanmoins d’un certain renouveau de la fonction publique marocaine, notamment du fait de leur formation à l’étranger.

Acteurs locaux en mouvement dans l’arrière-pays de Tanger-Med

25Envisageons maintenant le cas des riverains du port de Tanger-Med : pêcheurs, contrebandiers, agriculteurs, élus locaux, parents d’élèves, résidents qui voient leur environnement bouleversé par l’ouverture du port de transbordement et se saisissent alors des recours qui leur sont proposés, en dépit du peu de succès qu’ils attendent – et obtiennent – de leurs démarches. La plupart des mouvements sont en effet caractérisés par leur faible degré d’inventivité et par une inscription scrupuleuse dans des dispositifs administratifs qui ont pensé en amont les modalités d’une mobilisation de principe, laquelle peine en conséquence à s’incarner réellement dans les pratiques locales.

Mobilisations conformistes et réactives

26La pauvreté, la ruralité, les faibles taux de scolarisation des habitants de l’arrière-pays de Tanger-Med… tout concourt à leur faible capacité de mobilisation. Mais la mise en contact avec les lourdes infrastructures de transport [13] est si brutale que les populations locales réagissent néanmoins. En général, les mouvements de population que l’on observe sont des réactions à la construction du complexe industrialo-portuaire ou à la gestion des environs opérée par TMSA. Certains individus peuvent cependant répondre à des sollicitations descendantes ou tenter de capter les nouvelles opportunités (surtout économiques et politiques) promises par le développement du port.

27La construction du complexe de Tanger-Med opéra un bouleversement rapide de l’hinterland portuaire, comme de l’ensemble de la région. On observe un réaménagement complet de cette partie de la Tingitane. Les infrastructures lourdes de transports, l’extension continue du port – depuis sa construction en 2004 –, ainsi que la création des zones d’activités (zones franches et zones industrielles), ont obligé à d’importants prélèvements fonciers. La restructuration de l’espace qui s’opère est totale. La ville de Ksar Sghir, chef-lieu actuel de la commune éponyme, doit être démolie au printemps prochain afin de constituer dans les environs du port un espace dédié au tourisme et aux loisirs, notamment de plaisance. Les habitants doivent alors être relogés dans des « villages modèles » sur les hauteurs des collines environnantes. À l’heure où nous rédigeons ce texte, seules les opérations d’expropriations dans la ville de Ksar Sghir témoignent de ces futures opérations de déplacement des populations. De même, à une quinzaine de kilomètres dans l’intérieur des terres (sur la route de Tétouan), est prévue la construction d’une ville nouvelle, Ch’rafate, afin de satisfaire les nouveaux besoins en logements liés aux retombées du port.

28Ces nouveaux équipements ont un coût plus ou moins important pour les populations locales : les communes littorales (Ksar Al Majaz, principalement) ont dû prendre à leur charge le traitement des déchets provoqués par les travaux de construction du port. Dans la même commune, les habitants du douar d’Oued R’mel ont vu le niveau de leur nappe phréatique baisser brusquement à la suite de la construction des premiers bassins et se sont trouvés obligés d’acheter l’eau. Enfin, et pour arrêter là une liste qui est loin d’être exhaustive, les travaux de remblaiement du port ont fait fuir les bancs de poissons qui frayaient dans les eaux locales [14]. Aucun accompagnement, aucune prise en charge spécifique n’ayant été prévu dans ces cas-là, les populations ont cherché à se mobiliser.

29Ces petits mouvements sociaux de contestation demeurent relativement sporadiques et peu organisés. Une personnalité locale, ancien fonctionnaire ou commerçant, fédère autour d’elle un petit groupe d’individus de façon tout à fait informelle et entame des démarches au nom du collectif auprès des différentes administrations régionales, communales ou provinciales. Dans la commune de Ksar Sghir qui compte 12 000 habitants, nous n’avons recensé que trois mouvements de ce type sur les 25 associations ayant déposé leurs statuts à la mairie (essentiellement des associations de parents d’élèves). L’une se présente comme une association de défense des droits des personnes expropriées, elle est présidée par un ancien fonctionnaire peu désireux de communiquer sur les activités de son association. L’autre est une association d’une douzaine de petits pêcheurs devant être déplacés pour la construction du port militaire et réclamant un site de relogement plus proche du littoral que celui que leur propose TMSA. La dernière enfin, la plus exemplaire, est également la plus importante puisqu’elle regroupe une quarantaine de personnes. C’est une association de fonctionnaires soucieux d’exercer un lobbying corporatiste pour l’accès au logement ou pour l’achat de terrains à lotir. L’objectif de ce groupe consiste à la fois à renforcer leur position vis-à-vis d’autres administrations dans l’accès au sol et à mettre en commun des ressources pour financer des achats collectifs [15].

30À cela, il faut ajouter de nombreuses mobilisations individuelles. Le plus souvent, il s’agit d’un homme âgé ou ayant un bon niveau d’éducation qui vient plaider sa cause dans une administration. Les femmes sont totalement absentes de ces contestations qui s’opposent à la puissance publique. Dans l’ensemble, ces personnes contestent le montant des indemnités qui leur sont versées : prix d’une terre qui ne tient pas compte de sa valeur agricole, lot attribué en dédommagement qui n’a pas d’existence officielle et compensations financières qui ne sont toujours pas versées. Dans ces cas-là, les recours légaux sont individuels et s’inscrivent scrupuleusement dans des procédures administratives déjà existantes. Les lettres, pétitions et autres textes collectifs ne sont pas pris en compte. Il s’agit de déposer un recours auprès de la commune ou du ministère concerné, principalement auprès du ministère de l’Équipement. Mais la procédure est longue et nécessite un déplacement à Rabat, aussi, peu nombreux sont ceux qui tentent l’aventure, par ailleurs convaincus du peu de succès qu’ils pourraient en retirer. Au début, seuls des fonctionnaires en retraite connaissaient l’existence de ces procédures de recours, ils ont donc impulsé des formes de mobilisation conformistes s’appuyant systématiquement sur des procédures légales et sur des personnalités locales.

31L’enjeu foncier pèse fortement sur ces questions et gêne considérablement la résolution des problèmes soulevés par les habitants. L’État ne possède pas les ressources foncières nécessaires aux aménagements prévus. Il existe ainsi dans l’arrière-pays portuaire des domaines privés appartenant à des personnalités de rang national qui ne sont pas mobilisables par TMSA. Les lots de compensation ne peuvent alors pas être attribués ou possèdent des statuts ne permettant pas la mise en valeur du sol. Enfin, de l’aveu même du secrétaire général de la commune de Ksar Sghir, les contentieux fonciers permanents entre les administrés de la commune et TMSA perturbent fortement la gouvernance locale et le dialogue qu’entretiennent les deux administrations, ce qui ne favorise pas non plus leur résolution.

32La manne promise par le complexe portuaire provoque également la réaction des habitants de la région qui cherchent à s’organiser pour capter les opportunités de développement que pourrait apporter le port. Là encore, les mouvements sont individuels mais structurent plus rapidement de petits groupes. Les tentatives de structuration du milieu local affichées par les pouvoirs en place ainsi que l’influence des ONG étrangères présentes dans la région facilitent les stratégies individuelles de captation de la ressource. En général, il s’agit d’individus cherchant à créer une Association de développement local dans le cadre de l’INDH et à capter ainsi des fonds publics (coopérative laitière, « Super Diki », association de femmes pour la mise en place d’AGR). Toutefois, l’inscription dans ces procédures de financement suppose des contreparties, ne serait-ce qu’en termes de rigueur budgétaire, qui effrayent des populations peu formées. Encore une fois, seuls les notables et les fonctionnaires saisissent de telles opportunités. L’exemple de « Sombola » est ainsi particulièrement révélateur de ce type d’opportunités : il s’agit d’une association de développement de la femme rurale fondée par l’actuel président du conseil provincial (Fahs Anjra) afin de tirer parti des fonds mis à disposition par l’INDH. L’association a créé un petit marché dans le douar de naissance de la mère du fondateur et développé une petite activité de commerce de bétail. Evidemment, cette association n’a pas pour objectif la mobilisation collective !

33Quelles que soient leurs motivations, ces mouvements se caractérisent tous par leur très grand conformisme. Ils s’inscrivent dans des schémas d’interaction avec le milieu local pensés a priori sur un mode descendant : la constitution d’une Association de développement local (ADL) aux statuts codifiés, ou l’inscription dans une procédure administrative de recours. De même, la notabilité des porteurs du mouvement constitue une condition presque sine qua non de ces mouvements. La reconnaissance des pouvoirs locaux garantit la pérennité du mouvement et lui imprime sa forme très conventionnelle.

34L’immobilisme de ces mouvements sociaux ne s’explique pas simplement par la faible inventivité et la faible combativité de ces mobilisations. Elle relève largement d’un climat politique encore inapte à l’expression d’une mobilisation bottom-up, plus encore lorsque les enjeux économiques et stratégiques d’un projet tel que Tanger-Med imposent le consensus.

Immobilisme et combativité de la mobilisation sociale

35Nous voudrions maintenant aborder le cas d’une forme de mobilisation très contestatrice absolument pas représentative des pratiques locales mais très explicite du climat dans lequel elles s’expriment. Cet exemple concerne l’association des « Amis de Tanger-Med », fondée par un homme ayant une certaine connaissance des mobilisations sociales pour avoir anciennement travaillé dans le port plus syndicalisé de Casablanca.

36En juin 2009, l’assemblée fondatrice de l’association (ADL) des Amis de Tanger-Med (Assdikae Tanger-Med) a lieu dans la commune de Ksar Sghir. Elle décrète la création d’une association composée de 9 membres et d’une centaine d’adhérents, tous commis [16] dans le port de Tanger-Med, à l’exception de son président, Monsieur Jamal, un technicien employé à plein-temps dans le port.

37La constitution de cette association répond à des besoins corporatistes, il s’agissait pour les travailleurs du port de s’organiser afin de pouvoir régler les nouveaux conflits qui les opposaient aux douaniers du port de Tanger-Med réclamant de nouveaux prélèvements. Les membres de l’association s’adressèrent également à leurs employeurs puis à TMSA pour régler à l’amiable ces problèmes, mais en vain, ne trouvant pas d’interlocuteur ad hoc. Monsieur Jamal [17] décida alors de publier un article [18] relatant les difficultés et les irrégularités qui se déroulaient dans ce nouveau port vitrine du développement marocain. L’article était intitulé : « Protestations au sein du port de Tanger-Med ». Aussitôt, les pouvoirs locaux mirent tout en œuvre pour enrayer ce mouvement de protestation : TMSA, caïd, président de la commune et propriétaires fonciers révélèrent à cette occasion les coalitions qui les unissent (intérêts partagés ou contraintes subies) et qui s’avèrent pour le moment encore efficaces.

38Monsieur Jamal reçut un premier coup de fil émanant de TMSA, lui indiquant qu’il ne pouvait utiliser l’appellation déposée de « Tanger-Med » dans le cadre de son association. On lui demanda alors de retirer son projet. Ensuite, il fut convoqué par le caïd qui lui apprit que son dossier de dépôt d’une ADL était incomplet et qu’il ne pouvait en conséquence lui prêter un local ; vice de forme et inexistence du local qui lui faisaient retirer le statut d’ADL à leur organisation. Monsieur Jamal chercha alors à utiliser un local vide dans la commune, une maison de la jeunesse. Il adressa un courrier au délégué du ministère de la Jeunesse et des sports, demandant l’usage occasionnel du local, pour lequel il n’eut pas de réponse, si ce n’est une réponse du caïd expliquant qu’après enquête, on avait bien découvert l’existence de ce local mais qu’aucun personnel n’y étant affecté, il ne pouvait être utilisé. Monsieur Jamal chercha alors à louer un local privé, mais le premier propriétaire ayant donné son accord fut aussitôt convoqué par le caïd, et il n’y eut pas d’autres volontaires à Ksar Sghir. Ailleurs, il réussit à trouver un local et chercha donc à réunir une nouvelle assemblée fondatrice pour modifier les statuts et l’adresse de son association, mais la commune – sur consigne du caïd – refusa d’enregistrer sa demande. Le mouvement fut bloqué.

39La persévérance de Monsieur Jamal est tout à fait exceptionnelle. Son insistance à vouloir une reconnaissance légale de son mouvement, la variété des recours qu’il mobilise – et veut mobiliser par la suite en cas d’échec (avocat pour attaquer le caïd, grève sur Tanger-Med et éventuellement couplée avec le port de Casablanca) – confortent les pouvoirs locaux dans l’idée qu’il y a bien là la source d’un activisme syndical qui doit être jugulé à temps. Au-delà du discrédit occasionnel que ce mouvement porte au projet royal, de ses effets néfastes en termes de marketing territorial, et du potentiel éloignement des investisseurs privés qui en découlerait, les craintes émises par les pouvoirs locaux témoignent davantage d’une structuration politique (culture [19] et pratique) incompatible avec le bon fonctionnement de structures d’opportunité politique. En cela, elles sont bien dysfonctionnelles. Les ADL, en dépit et du fait de la possibilité légale qu’elles ont de tenir des rassemblements publics, ne peuvent constituer des structures de mobilisation que lorsqu’elles s’inscrivent dans des logiques de mobilisation sociale reconnues, sous contrôle des autorités locales, essentiellement dans la région : association de parents d’élève ou création d’activités génératrices de revenus.

40Ces blocages témoignent de l’emprise makhzénienne au niveau local. L’irresponsabilité de TMSA, dont la multiplication des « bureaux » fait écran pour les acteurs locaux à l’origine de la décision, s’accorde tout à fait du maintien de l’autorité des fonctionnaires locaux et notamment des fonctionnaires nommés, tel le caïd. Il semble ainsi que les deux autorités partagent les mêmes intérêts, la défense du projet portuaire, sans nécessairement que l’une soit aux ordres de l’autre, le mouvement de descente de l’État gommant les anciens effets de subordination des administrations. Le contrôle sur les populations locales semble beaucoup plus diffus, surtout si l’on mesure l’écart social et culturel qui éloigne les fonctionnaires traditionnels des nouveaux technocrates de l’État marocain. Dans l’affaire, la convergence entre les deux pouvoirs est évidente, le caïd opérant un contrôle des populations locales favorable aux intérêts de TMSA, eux-mêmes en conformité avec les différents ministères.

41Le conformisme de ces mouvements à une double origine : il est posé par les administrations susceptibles d’apporter une solution au problème comme un réquisit obligatoire à toute doléance, tant individuelle que collective. Il résulte également du faible niveau d’instruction et de la très faible expérience politique du milieu local. Le contraste entre les petites associations présentées plus haut et le mouvement des Amis de Tanger-Med est de ce point de vue saisissant.

Les structures d’opportunité politique au niveau local, entre renouveau makhzénien et bonne gouvernance

42Aujourd’hui, l’articulation au milieu local se joue dans la tenue régulière de commissions (de conseil, plus rarement de décision, plus souvent de contrôle et / ou de suivi), dans l’élection des fonctionnaires locaux, et le possible renouvellement des notabilités qui s’y joue, ainsi que dans la constitution d’ADL. Ces lieux sont très perméables à une double culture politique et ne fonctionnent correctement que dans une dynamique descendante. Institutions ou pratiques, ces formes d’articulation demeurent sous tutelle. Dans le cas de la ZSD, la tutelle est d’autant plus forte que TMSA est une administration puissante.

43Les modalités de cette tutelle sont multiples et imprègnent le jeu politique infra-provincial. Cette tutelle intervient ex-ante ou a posteriori, mais le plus souvent il s’agit de collusion d’intérêts, d’aires d’influence beaucoup plus floues qui orientent les espaces d’opportunité politique. La position des élus locaux favorise cette convergence d’intérêts, ils appartiennent souvent à deux catégories de pouvoirs : déconcentré / décentralisé, hommes d’affaires, propriétaires fonciers / élus. L’arrivée du port de Tanger-Med dans des communes sans aucun enjeu ni aucun intérêt économique aiguisa les appétits de l’élite locale. Le président du conseil provincial de Fahs Anjra associe très clairement sa stratégie d’ascension politique locale à l’arrivée du port. Ancien fonctionnaire du ministère de l’Intérieur attaché à la commune de Tanger (services techniques), il fut conseiller dans la commune de Ksar Sghir, puis en devint vice-président avec l’arrivée du port. Aujourd’hui, il vient de se faire élire président du conseil provincial de Fahs Anjra. Sa connaissance des réseaux en fait un relais / contact de qualité pour les administrations locales, notamment pour la Fondation qui lui propose régulièrement d’accepter la présidence de nouvelles ADL. Son rôle dans le milieu associatif est très conventionnel, comme en témoigne le type d’associations qu’il dirige : « Sombola », Association de parents d’élèves ou de formation professionnelle pour les jeunes filles.

44Dans un tel contexte, les organes participatifs censés permettre l’articulation avec le milieu local fonctionnent d’une manière parfois caricaturale. Outils d’une bonne gouvernance procédurale, ils permettent de cautionner un mécanisme décisionnel qui demeure centralisé et dérogatoire dans la Zone de développement spéciale.

45Les commissions représentent ainsi les organes participatifs les plus aboutis de la nouvelle administration marocaine, elles tendent à s’imposer dans l’ensemble des décisions publiques depuis le changement de 2000 et constituent une forme d’articulation nouvelle avec le milieu local. Elles supposent une pluralité de participants : élus locaux, notables locaux et fonctionnaires d’État. Censées alors représenter la diversité des intérêts localisés, elles visent à dégager un consensus qui ne pourra plus être discuté par l’une ou l’autre des parties et qui légitimera l’action publique. En pratique les conditions de réalisation de ce consensus territorial sont critiquables : ne siège souvent qu’un seul « représentant local » quand les différentes administrations sont bien représentées. Ce dernier est désigné par le fonctionnaire chargé de convoquer la réunion, c’est le plus souvent un notable local ayant pignon sur rue : un homme du makhzen en milieu rural, en milieu urbain cela peut être différent.

46Le statut de ces réunions est variable, le plus souvent il s’agit de conseils émettant des décisions qui seront ensuite entérinées avec quelques modifications possibles dans une administration de niveau supérieur. Plusieurs séances sont nécessaires afin de parvenir à un compromis, et le temps de la délibération peut durer longtemps ; la commune de Ksar Sghir cherche depuis deux ans, par le biais d’une commission mixte, un nouveau site pour sa décharge municipale. En l’occurrence, les membres n’ont pas les compétences foncières nécessaires (à l’exception des représentants de TMSA) et le principe d’une commission pose question. Pour la commune, il s’agit d’une mesure dilatoire qui masque un contentieux plus profond avec TMSA au sujet des indemnités d’expropriation, contentieux qui paralyse les mécanismes d’une gouvernance concertée.

47La mesure dilatoire est loin d’être rare dans la ZSD, c’est même la norme en matière de résolution des désaccords qui opposent acteurs / élus locaux et autorité de référence (le plus souvent TMSA). Les réclamations locales s’inscrivent dans des procédures de résolution qui bloquent à un moment ou à un autre. En attente, les contestations locales demeurent suspendues. Ainsi en est-il des différents scenarii de relogement proposés par TMSA.

48Peu normées dans leur fonctionnement, ces commissions reproduisent des façons de faire et des relations très « traditionnelles », souvent en faveur de l’ordre établi. Les pratiques de corruption dans les Commissions d’expropriation sont courantes et les personnes expropriées y ont recours dans la mesure de leurs moyens. De même, les directives ministérielles s’expriment pleinement dans ces réunions et de façon parfois contradictoire. Les directions provinciales de l’agriculture cherchant à promouvoir l’arboriculture dans la région sont donc favorables à une reconnaissance de la valeur agricole du sol, à laquelle ne sont pas sensibles les Directions de l’équipement qui doivent procéder à l’indemnisation. Dans cet ensemble, les intérêts locaux peinent à s’exprimer.

49Le mouvement de structuration de la société civile que suppose le bon fonctionnement de ces institutions participatives obéit aux mêmes logiques et fait état des mêmes blocages. Du fait de la prégnance du nouvel esprit de coproduction des politiques publiques, la constitution d’une ADL est un préalable nécessaire à la négociation. En dehors de ce cadre légal, les revendications ne sont pas prises en compte. Parfois, ce préalable est considéré comme suffisant ; alors que les habitants d’Oued R’mel demandent à TMSA une contrepartie pour leurs frais nouveaux en eau potable, la Fondation leur demande de se constituer en association sans avoir aucunement l’intention de participer à ces nouvelles dépenses.

50La structuration du milieu local dans la ZSD a été largement orientée par la Fondation dans le cadre de ses activités de renforcement de capacité. Son déroulement sur plusieurs années témoigne du contrôle ex-ante que TMSA entendait avoir sur ses partenaires locaux. Dans un premier temps, la Fondation a recensé environ 80 mouvements associatifs aux statuts variables, qu’il fallait structurer et organiser pour en faire des partenaires reconnus par la loi, des Associations locales de développement. Sur ces 80, le président de la Fondation devait en sélectionner une dizaine pour leur octroyer un financement. Afin de procéder à cette sélection, il organisa de nombreuses rencontres avec les associations déjà constituées. Il fut souvent reçu avec des doléances locales et décida donc d’abandonner sa collaboration avec ces associations trop « politisées ». En conséquence, il recentra son action sur les seules associations de parents d’élèves, qui ne devaient pas sortir du strict cadre des préoccupations scolaires, comme il le leur fit bien comprendre. En dépit de ce choix restrictif, il ne parvint pas à sélectionner 10 ADL et ne travaille aujourd’hui qu’avec les associations de parents d’élèves (non constituées en ADL) pour la réalisation de travaux d’entretien ou de mise aux normes des bâtiments scolaires et pour des programmes d’alphabétisation.

51L’action conduite par la Fondation sous la présidence de Monsieur Doukalli était très directive. Les associations étaient sélectionnées sur leur aptitudes à coopérer avec TMSA, Monsieur Doukalli allant jusqu’à nommer les présidents d’associations [20] à constituer dans l’espoir qu’elles pourraient alors se constituer en ADL. De même, toute association incapable de se constituer en ADL se voyait retirer les investissements financés par la Fondation, essentiellement des locaux. Le procédé serait anecdotique si la Fondation, c’est-à-dire son ancien président [21], ne représentait la seule interface des populations locales avec TMSA. TMSA ne constitue donc pas à proprement parler une administration « préhensible » depuis le niveau local.

52La multiplication et la spécialisation de ses filiales provoquent une certaine déresponsabilisation, renforcée par le fait que TMSA ne propose qu’une seule interface identifiable avec le milieu local (la Fondation). S’il n’est guère surprenant que des individus ignorent à qui ils peuvent s’adresser dans TMSA (dont les bureaux tangérois sont très discrets), que les élus locaux témoignent d’une incertitude similaire quant à l’identification du statut exact de leur interlocuteur, voilà qui est plus surprenant et néanmoins assez conforme à l’effet d’autorité d’une administration marocaine traditionnelle.

Conclusion

53La confusion systématique des acteurs locaux entre TMSA, le Makhzen, l’État, le Roi et la Fondation Tanger-Med, les façons de faire des « hommes du Makhzen » pour reprendre un terme cher à la doxa marocaine, disent beaucoup des conditions de déroulement d’une nouvelle gouvernance, partagée certes mais encore très inégale.

54La capacité des autorités diverses à ancrer les mouvements sociaux de protestation ou d’accès à la ressource dans des processus qui permettront de les contrôler, de les bloquer, voire de les interdire témoigne des contradictions du mouvement de réforme de l’État et en même temps des spécificités d’une situation locale tendue, marquée par d’importants déséquilibres. Certes, l’on sait qu’ailleurs les mouvements de protestation peuvent être davantage couronnés de succès (autour de l’aménagement du BouRegreg, notamment), néanmoins la facilité avec laquelle la mise sous tutelle des pouvoirs locaux s’organise dans l’arrière-pays de Tanger-Med témoigne des fortes aptitudes de l’État à se redéployer vers les niveaux inférieurs afin de maintenir son contrôle. La participation des acteurs locaux à la décision publique cautionne le maintien d’un arbitrage descendant pensé comme nécessaire dans le cadre d’un grand projet, peu importe alors que les procédures mises en œuvre soient le plus souvent dysfonctionnelles.

55Quels qu’ils soient, les mouvements de mobilisation se heurtent à des volontés descendantes de structuration et / ou de contrôle des populations locales, qui pour l’instant bloquent leur progression. Faut-il voir dans la suspension des principales mobilisations une étape historique qui viendrait souligner la jeunesse de ce mouvement et l’apprentissage de nouvelles formes de mobilisation qui ne s’appuient pas nécessairement sur des procédures administratives de recours ? L’avenir des « Amis de Tanger-Med » nous le dira, mais ce futur reste très hypothétique.

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Mots-clés éditeurs : mobilisations sociales, Maroc, réétalonnage de l'appareil d'État, gouvernance locale, Tanger-Med, pouvoirs locaux

Date de mise en ligne : 19/04/2013

https://doi.org/10.3917/rtm.hs01.0189

Notes

  • [*]
    Géographe, CR1, IRD, UMR 8586, Prodig, sabine.planel@ird.fr
  • [1]
    Toujours très prisé par la doxa marocaine, le terme désigne à l’origine une réalité historique antérieure au protectorat, son usage n’a pas disparu des rues ou de la presse marocaine mais sa sémiologie s’est quelque peu étendue. Aujourd’hui, le terme désigne tantôt, une pratique historique et révolue de l’autorité politique, tantôt l’administration et le gouvernement qui la dirige, mais également le palais et les intérêts qu’il recèle, ou bien encore un espace sous autorité, un territoire. En résumé il s’agit d’une culture politique, d’un mode de gouvernement.
  • [2]
    Issue d’enquêtes de terrain réalisées entre le printemps 2007 et le printemps 2010.
  • [3]
    Tanger Med Special Agency.
  • [4]
    Poursuite de l’autoroute Rabat-Tanger en direction du port, élargissement de la route nationale conduisant à Fnideq et Ceuta, construction d’un aéroport, création d’un axe ferroviaire pour desservir le port.
  • [5]
    Puis mis en œuvre par l’Agence urbaine de Tanger.
  • [6]
    Littéralement, le terme désigne l’entrepôt, par extension il désigna la maison royale puis l’appareil d’État chérifien (Cherifi, 1988).
  • [7]
    Agent exécutif de la région, il est nommé par le gouvernement et représente le fonctionnaire local le plus « proche » du pouvoir.
  • [8]
    L’espace de la « Zone spéciale de développement », qui dépendait de la préfecture de Tétouan avant la création de la province de Fahs Anjra, a été rattaché à celle de Tanger à cette occasion.
  • [9]
    Ils se surimposent également aux prérogatives des Agences urbaines qui coproduisent les plans d’aménagement entérinés par les communes.
  • [10]
    Entretien avec M. Doukkali, Président de la Fondation Tanger-Med pour le développement humain, 25/10/2007.
  • [11]
    Il s’agit surtout d’une inscription de principe conforme à l’esprit de l’INDH. En pratique la Fondation s’arrange avec les normes de l’INDH et, de toute façon, la ZDS n’est pas classée parmi les communes de l’INDH.
  • [12]
    Depuis, TMSA a opéré un remaniement organisationnel.
  • [13]
    En association à la construction du port ex-nihilo, le complexe industrialo-portuaire comprend une autoroute, des voies rapides, une voie ferrée et un aéroport international dont la réalisation est encore incertaine.
  • [14]
    Notamment les poissons « borassi » dont la pêche en eau profonde est une spécialité locale.
  • [15]
    Acquisition qui n’a encore jamais été réalisée.
  • [16]
    Ils travaillent sous contrats renouvelables de courte de durée pour les sociétés de transitaires travaillant dans le port.
  • [17]
    Il s’agit là de son prénom.
  • [18]
    Le 22/10/2009, l’article parut dans le journal Al Hahdatt Al Maghrebia. Il fut doublé d’une intervention sur une radio locale (Cap radio) une semaine après. Le texte publié dans la presse est pourtant la version édulcorée d’un projet d’article beaucoup plus virulent.
  • [19]
    Cette crainte du syndicalisme utilise le ressort des « ennemis de l’intérieur » qui justifie et permet le maintien d’un contrôle centralisé du territoire. Le rôle du caïd dans l’affaire est exemplaire de cette pratique, proprement makhzenienne.
  • [20]
    Ces présidents nommés sont en fait les présidents d’autres associations travaillant déjà avec TMSA.
  • [21]
    Aujourd’hui, l’homme est directeur du département « Capital humain » de TMSA.

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