Couverture de RTM_207

Article de revue

Le nucléaire civil en Inde

Intérêts économiques et enjeux géopolitiques

Pages 25 à 41

Notes

  • [*]
    Professeur à l’ESG-MS, membre du CEIAS, raphagutmann@yahoo.fr Il a récemment publié un livre intitulé Entre castes et classes : les communistes indiens face à la politisation des basses castes (L’Harmattan, 2010).
  • [1]
    Les autres États disposant de l’arme nucléaire sans avoir souscrit au TNP sont le Pakistan et Israël (même si ce dernier ne reconnaît pas la détenir).
  • [2]
    Homi Bhabha a reçu l’aide du Britannique John Cockroft, rencontré lors de ses études à Cambridge.
  • [3]
    Cirus est la contraction de Canada India Research U.S.H. Bhabha a obtenu pour ce projet le soutien d’un autre camarade de Cambrige, W. Bennett Lewis.
  • [4]
    Après l’éclatement de l’URSS, la Russie a hérité du siège de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU.
  • [5]
    Jawaharlal Nehru a été Premier ministre de l’Inde de 1947 à 1964.
  • [6]
    Déclaration commune du président George W. Bush et du Premier ministre Manmohan Singh, 18 juillet 2005, www.whitehouse.gov/news/releases/2005/07/20050718-6.html
  • [7]
    Le nom de l’accord vient de la section 123 de la loi américaine sur l’énergie atomique, qui a pour titre « Coopération avec d’autres nations ». Voir aussi Agreement for Cooperation between the Government of the United States of America and the Government of India Concerning Peaceful Uses of Nuclear Energy, www.state.gov/r/pa/prs/ps/2007/aug/90050.htm
  • [8]
    Avant le vote de confiance, trois députés du Bharatiya Janata Party, opposés à l’accord, ont montré à la Chambre des billets de banque qu’ils auraient reçus pour acheter leur vote en faveur du gouvernement.
  • [9]
    Agreement between the Government of India and the International Atomic Energy Agency for the application of Safeguards to Civilian Nuclear Facilities, www.hindu.com/nic/iaea-agreement.pdf
  • [10]
    « Manmohan to Bush : People of India Love You », The Hindu, 27 septembre 2008.
  • [11]
    http://www.indianembassy.org
  • [12]
    Voir le site du Régime de contrôle de la technologie des missiles, http://www.mtcr.info/french/index.html
  • [13]
    Voir le site du Groupe d’Australie, http://www.australiagroup.net
  • [14]
    Voir le site de l’Arrangement de Wassenaar, http://www.wassenaar.org/introduction/index.html
  • [15]
    « Remarks by the President to the Joint Session of the Indian Parliament in New Delhi, India », www.whitehouse.gov, 8 novembre 2010.
  • [16]
    La croissance du Produit intérieur brut (PIB) indien est de 7,4 % pour 2009-2010. Elle devrait être de 8,5 % pour l’année suivante.
  • [17]
    http://www.whitehouse.gov/blog/2009/11/14/power-india-jobs-us
  • [18]
    Idem.
  • [19]
    http://www.powermin.nic.in/indian_electricity_scenario/introduction.htm
  • [20]
    « Sarkozy Calls for Permanent Security Council Seat for India », www.thehindu.com, 4 décembre 2010.
  • [21]
    « Areva proche d’un accord sur deux EPR en Inde », lemonde.fr, 6 décembre 2010.
  • [22]
    « Jaitapur N-Project Will be Implemented : Jairam », The Hindu, 4 juin 2011.
  • [23]
    http://www.elysee.fr/president/accueil.1.html
  • [24]
    « India Obama’s Longest Visit », www.hindustantimes.com, 27 octobre 2010.
  • [25]
    « Inde : la France décroche 15 milliards d’euros de contrats potentiels », Les Échos, 6 décembre 2010. Voir aussi « Remarks by the President to U.S.-India Business Council and Entrepreneurship Summit », www.whitehouse.gov, 8 novembre 2010.
  • [26]
    Cette rivalité commerciale entre pays occidentaux est aussi matérialisée par la question de la vente d’avions de chasse au Brésil. Les Rafales de Dassault sont ainsi en concurrence avec les F16 américains ou les Grippens suédois.
  • [27]
    http://www.uschamber.com/press/releases/2008/september/us-chamber-commerce-press-statement-us-india-nuclear-agreement
  • [28]
    Le groupe japonais Toshiba a acquis Westinghouse Electric Company en 2006.
  • [29]
    Le Maharashtra est un État de l’Ouest de l’Inde. Sa capitale est Bombay, le centre économique et commercial du pays.
  • [30]
    « India to Ink Pact with Russia for More Reactors », The Hindu, 21 octobre 2008.
  • [31]
    Voir le site du Department of Atomic Energy de l’Inde, www.dae.gov.in/press/pr130310.htm
  • [32]
    www.dae.gov.in/press/pr110210.jpg
  • [33]
    « US-India Nuclear Agreement Going Through Bottleneck », People’s Daily, 2 septembre 2008.
  • [34]
    « Turning the ‘Asian Century’ into Reality », www.globaltimes.cn, 28 octobre 2010.
  • [35]
    « Sino-India Ties Fragile, Need Special Care : Chinese Envoy », www.thehindu.com, 13 décembre 2010.
  • [36]
    Déclaration commune du président George W. Bush et du Premier ministre Manmohan Singh, 18 juillet 2005, www.whitehouse.gov/news/releases/2005/07/20050718-6.html
  • [37]
    Le réseau de A.Q. Khan, « père » de la bombe atomique pakistanaise, est accusé d’avoir fourni des technologies nucléaires à l’Iran, à la Corée du Nord et à la Libye.
  • [38]
    « China’s PM to Address Pakistan Parliament », www.dawn.com, 19 décembre 2010.
  • [39]
    « India’s President Support Syria’s Claim on Golan Heights », www.jpost.com, 27 novembre 2010.
  • [40]
    Hyde Act, Section 103, b.4.
  • [41]
    En plus de l’Inde, du Pakistan et de la Chine, la Corée du Nord revendique la possession de l’arme atomique, tandis qu’elle est attribuée à l’État d’Israël.

1 Pendant plus de 34 ans, l’Inde a été soumise à un embargo nucléaire. En septembre 2008, elle obtient pourtant une dérogation pour devenir le seul État à n’avoir pas signé le Traité de non-prolifération (TNP), autorisé à faire commerce de matériel nucléaire civil [1]. Il aura fallu attendre la fin de la guerre froide et un rapprochement stratégique durable avec les États-Unis, et d’autres pays comme la France, pour atteindre ce résultat.

2 En étant reconnue comme un partenaire légal du commerce nucléaire civil, l’Inde est devenue un marché convoité par les grands groupes de ce secteur. L’intérêt économique seul ne suffit donc pas à expliquer le soutien de Washington, qui doit faire face à la concurrence de Paris ou de Moscou. S’y ajoute en fait un enjeu géopolitique, la démocratie indienne étant perçue, par les États-Unis, comme un allié naturel dans un système international en transformation, et dans lequel la montée en puissance de la République populaire de Chine est ressentie comme une menace. Dans ce contexte, le partenariat stratégique avec l’Inde fait désormais figure d’orientation stable de la diplomatie étasunienne. Le président Barack Obama, élu sur le thème du changement, poursuit avec cette nation la politique initiée et amplifiée par ses prédécesseurs, Bill Clinton puis George W. Bush.

3 De plus, la récente catastrophe de Fukushima au Japon n’a pas remis en cause le projet nucléaire indien. Cependant, New Delhi ne mise pas uniquement sur cette technologie pour assurer l’approvisionnement énergétique vital à son développement. Pour stabiliser et augmenter ses importations en pétrole et en gaz, elle mène une diplomatie qui peut paraître en contradiction avec celle de Washington et de ses alliés, comme au Moyen-Orient. Toutefois, des décisions récentes démontrent qu’elle prend davantage en compte les exigences de ses partenaires occidentaux, bien qu’elle s’en défende. Ce constat révèle l’originalité du statut et du rôle de l’Inde dans les problématiques asiatiques contemporaines.

L’INDE, ACTEUR LÉGALISÉ DU COMMERCE NUCLÉAIRE CIVIL

4 La levée de l’embargo nucléaire civil sur l’Inde, résultat d’un long processus historique et législatif, a été rendue possible par son rapprochement avec Washington.

Indépendance nucléaire et rejet international

5 Le programme nucléaire indien a été, dès ses origines, développé par la volonté du gouvernement de New Delhi (Sethna, 1972). Il voit le jour en 1948 avec le soutien de l’Occident, acquis grâce à un homme en particulier : Homi Bhabha, un physicien indien formé à Cambridge, qui tire profit du réseau constitué dans cette université. Son pays a ainsi reçu l’aide britannique pour bâtir le réacteur de recherche Apsara mis en service en 1956 (Ramana, 2007, p. 74) [2]. Puis une seconde structure nommée Cirus [3] est construite grâce au Canada et alimentée en eau lourde par les États-Unis (Bajpai, Mattoo, 2000, p. 223) en 1960.

6 Pourtant, le pays ne possède pas l’arme nucléaire au moment de la signature du TNP en 1968, un traité qui distingue les États dotés de l’arme nucléaire (Edan) – ceux ayant fait exploser une charge atomique avant le 1er janvier 1967 – et les autres États, non dotés de l’arme nucléaire à cette date (Endan). Le premier cercle regroupe les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies : les États-Unis, la Russie [4], le Royaume-Uni, la France et la Chine. Dans le cadre du TNP, ces nations s’engagent à lutter contre la prolifération des armes nucléaires et à se débarrasser de leur stock, tandis que les Endan abandonnent la possibilité de s’en procurer mais peuvent, en contrepartie, bénéficier des usages pacifiques de l’atome.

7 Malgré cette offre, le Premier ministre Indira Gandhi dénonce le traité. New Delhi, qui joue un rôle de leader au sein des pays non-alignés, vilipende un accord instaurant un « système d’apartheid nucléaire » qui assure la supériorité de quelques pays. Au nom de son indépendance, l’Inde continue à développer cette technologie militaire, et mène deux séries d’essais nucléaires, la première baptisée Pokhran I, en 1974, grâce au réacteur Cirus (Seshagiri, 1975), et la seconde, nommée Pokhran II, en 1998 (Menon, 2000). Ces détonations rencontrent un écho à l’étranger puisqu’elles sont suivies, quelques jours plus tard, par l’explosion de la première « bombe atomique islamique » par le Pakistan, un autre État à n’avoir pas adhéré au TNP.

Statut dérogatoire : le rôle déterminant des États-Unis

8 Dans ce contexte, les membres du traité considèrent les deux pays asiatiques comme des puissances nucléaires illégales. New Delhi et Islamabad subissent des sanctions commerciales, économiques et financières de la part de Washington. Celles-ci n’enclenchent en aucun cas une rupture dans la relation indo-américaine, les deux pays ayant été, selon les mots d’un diplomate américain, des « démocraties désunies » (Kux, 1994) pendant la guerre froide. Lorsque ce pays accède à l’indépendance en 1947, il est dirigé par des leaders très influencés par le socialisme, à l’image de son Premier ministre Jawaharlal Nehru [5]. New Delhi, qui adopte des plans quinquennaux inspirés du modèle soviétique, concrétise cette affinité par la signature d’un traité d’amitié avec Moscou en 1971. Pour contrebalancer cet axe régional, Washington consolide son partenariat avec le Pakistan. Seul l’effondrement de l’Union des Républiques socialistes soviétiques (URSS), au début des années 1990, remet en cause cet équilibre et force l’Inde à réviser sa politique économique, ainsi que sa diplomatie, pour éviter d’être isolée sur la scène internationale.

9 L’alternance au pouvoir à New Delhi, marquée par la victoire législative du Bharatiya Janata Party (BJP) en 1998, donne une nouvelle impulsion aux relations avec les États-Unis. Contrairement au parti du Congrès, cette mouvance politique n’est pas socialisante et son nationalisme – exprimé par Pokhran II – ne s’accompagne pas nécessairement de positions antiaméricaines. Quelques mois après les essais, le Premier ministre Vajpayee se rend ainsi aux États-Unis, en vue de renforcer la coopération entre les deux pays (Sondhi, Nanda, 1999, p. 75). Cet intérêt se trouve partagé à Washington, où l’Inde est perçue de plus en plus comme un « allié naturel » (Raja Mohan, 2000, p. 29). Alors qu’aucun président étasunien n’avait visité ce pays depuis 22 ans, le démocrate Bill Clinton exprime le renouveau de cette relation en se déplaçant à New Delhi en l’an 2000.

10 À partir de cette époque, le partenariat est poursuivi et fortifié par les gouvernements successifs indiens et américains, et cela quelle que soit leur obédience politique. Le président républicain, G.W. Bush, a été le promoteur le plus efficace de cette relation aux côtés de Manmohan Singh, le Premier ministre du parti du Congrès (Raja Mohan, 2006). Le 18 juillet 2005, les deux dirigeants scellent ce rapprochement par la déclaration commune de Washington, un texte qui n’insiste pas seulement sur la nécessité d’intensifier les liens politiques, économiques et commerciaux, mais aussi sur le développement d’un partenariat nucléaire civil [6]. Cette volonté est concrétisée, le 10 octobre 2008, avec la signature de l’accord 123 [7] par la secrétaire d’État américaine, Condoleezza Rice, et le ministre des Affaires étrangères, Pranab Mukherjee. Cet événement a pu se réaliser grâce à un « marathon » législatif et diplomatique (Gutmann, 2008, p. 803), ce commerce étant étroitement réglementé pour empêcher la prolifération. Le Congrès des États-Unis a dû modifier la loi sur l’énergie atomique de 1954 en adoptant, en 2006, le Henry J. Hyde U.S.-India Peaceful Atomic Energy Cooperation Act, aussi appelé Hyde Act, puis il a approuvé l’accord 123 pour permettre au président Bush de le transformer en loi. Le gouvernement indien a dû pour sa part obtenir, en juillet 2008, un vote de confiance de la Lok Sabha – la chambre basse du Parlement [8] – pour avancer dans les négociations. De leur côté, les institutions internationales chargées du dossier ont donné leur accord : le 1er août 2008, le Conseil des gouverneurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a adopté par consensus l’India-Specific Safeguards Agreement[9] ; et quelques semaines plus tard, les 45 pays membres du Groupe des fournisseurs nucléaires (Nuclear Suppliers Group, NSG), qui réglementent ce commerce, pouvaient enfin lever leur embargo sur l’Inde.

11 New Delhi célèbre ouvertement le rôle déterminant joué par Washington. M. Singh – pourtant connu pour sa personnalité introvertie – est allé jusqu’à affirmer que « le peuple de l’Inde aim[ait] profondément [le président américain] » [10]. Cette déclaration dissimule, en fait, les très intenses débats qui ont secoué l’Inde et les États-Unis pendant toutes ces étapes (Gutmann, 2008, pp. 808-811).

Un parrainage qui se poursuit après 2008

12 Dans ce contexte, le départ de la Maison blanche du président Bush, en janvier 2009, a été regretté par les partisans indiens de l’accord. Alors que la victoire du démocrate B. Obama provoquait un élan d’optimisme et de sympathie dans le monde, l’Inde a été l’un des rares pays à exprimer de la méfiance vis-à-vis du nouveau mandataire. Ce président, qui se démarque ailleurs de son prédécesseur, inscrit pourtant sa diplomatie dans la continuité dès lors qu’il s’agit de l’Inde. La volonté d’intensifier ce partenariat est à l’origine de sa visite de trois jours dans ce pays, au début du mois de novembre 2010 [11].

13 À cette occasion, les États-Unis ont exprimé le souhait de poursuivre le parrainage de l’Inde dans les institutions nucléaires. Le conseiller adjoint à la sécurité nationale, Mike Froman, l’encourage ainsi à devenir membre de l’instance même qui l’a isolée pendant plus de 30 ans (Varadarajan, 2010), le NSG, qui voit le jour en 1974 après les premiers essais indiens. Mais au-delà du domaine nucléaire, M. Froman pousse aussi New Delhi à rejoindre d’autres organisations : le Régime de contrôle de la technologie des missiles, un regroupement de pays qui vise à lutter contre « la prolifération des vecteurs non pilotés d’armes de destruction massive [12] » ; le Groupe d’Australie, une instance informelle de pays « qui tentent d’empêcher les exportations de contribuer à la prolifération des armes chimiques et biologiques [13] » ; et l’Arrangement de Wassenaar, un régime multilatéral appelant à contrôler les politiques nationales en matière d’exportations d’armements conventionnels et de biens et technologies à double usage [14]. Surtout, l’Inde est aujourd’hui soutenue par Washington en ce qui concerne l’un de ses objectifs diplomatiques les plus importants : l’obtention d’un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU qui la doterait officiellement d’un statut de grande puissance. Lors de son discours devant le parlement indien, B. Obama a appuyé cette demande [15]. Ce soutien est, en partie, motivé par des raisons commerciales.

UN PAYS AU CŒUR DES RIVALITÉS COMMERCIALES NUCLÉAIRES

14 Le lobbying américain a été décisif pour lever l’embargo imposé à l’Inde. Cette décision a aussi été favorisée par d’autres pays, intéressés par l’ouverture de son marché nucléaire civil. De leur côté, les Indiens, bien que reconnaissants envers Washington, ne s’en sentent pas tributaires. Dès qu’elle obtient son statut dérogatoire, New Delhi montre, sans ambiguïté, qu’elle est prête à recevoir les offres de tous les acteurs et grands groupes internationaux.

Un grand marché nucléaire émergent

15 L’Inde jouit d’une croissance et d’un développement économiques importants [16] qui ne peuvent se poursuivre qu’en augmentant ses sources d’approvisionnement en énergie (Noronha, Sudarshan, 2009 ; International Energy Agency, 2010). Sa consommation dans ce domaine est devenue un défi, tant en termes de production et d’approvisionnement que de diversification. Le pays a, en effet, des difficultés réelles à répondre à ses besoins actuels, et cette situation risque de s’aggraver dans les prochaines décennies. Pour le secrétaire d’État américain à l’énergie, Steven Chu, l’Inde deviendra dans un futur proche le troisième consommateur d’énergie au monde, derrière la Chine et les États-Unis [17]. Avec l’émergence d’une classe moyenne nombreuse, New Delhi devra aussi assurer un accès plus étendu à l’électricité, alors qu’environ 40 % de ses habitants en sont toujours privés [18].

16 À l’heure actuelle, le développement de l’Inde est très dépendant du charbon. Selon un document officiel publié par le ministère de l’Énergie fin octobre 2010, il représente un peu plus de la moitié de sa consommation énergétique (53,3 %) [19]. Or, l’utilisation de cette ressource naturelle a des conséquences économiques et environnementales néfastes : son approvisionnement est en partie assuré par des importations croissantes qui creusent son déficit commercial ; et elle représente un danger pour l’environnement, sa consommation provoquant l’émission de gaz à effet de serre. Face à ces problèmes, le développement nucléaire apparaît comme une alternative avec plusieurs atouts. Il soulagerait la demande croissante de cette puissance en énergie fossile (gaz et pétrole), ce qui aurait un autre effet positif global : relâcher la pression indienne sur les marchés mondiaux. En se substituant au charbon, cette « énergie propre » permettrait également de limiter le réchauffement climatique. Consciente de ces avantages, New Delhi déclare vouloir construire 20 nouveaux réacteurs nucléaires [20] afin de se doter de 60 000 mégawatts supplémentaires d’énergie d’ici à 2030, ce qui représente 100 milliards d’euros d’investissements potentiels, l’objectif étant de produire grâce au nucléaire 25 % de l’énergie du pays en 2050, contre moins de 3 % aujourd’hui [21]. Jusqu’à présent, les manifestations locales qui ont éclaté depuis le désastre de Fukushima n’ont pas remis en cause cette politique nucléaire [22].

17 Les estimations du gouvernement indien sont toutefois discutées, notamment par les lobbies anti-nucléaires américains. Ils accusent ces projections d’être surévaluées et estiment que le nucléaire fournira moins de 10 % de l’électricité indienne d’ici à 2032, soit une part toujours mineure de ses besoins (Stephenson, Tynan, 2007, p. 44). Selon eux, ce pays continuera à s’alimenter avant tout en matières fossiles, avec des conséquences lourdes sur le marché énergétique mondial et sur l’environnement.

Rivalités commerciales étrangères

18 Les rivalités entre grandes puissances autour du marché indien sont évidentes depuis la levée de l’embargo en 2008. L’agenda des principaux protagonistes de la scène internationale l’illustre avec clarté. Entre novembre et décembre 2010, M. Singh aura reçu successivement B. Obama, son homologue français, Nicolas Sarkozy, le Premier ministre chinois, Wen Jiabao et le président russe Dimitri Medvedev.

19 En se concentrant sur les deux premières visites, celle de B. Obama – du 6 au 9 novembre – puis celle N. Sarkozy – du 4 au 7 décembre 2010, on observe avec acuité la concurrence occidentale autour de l’enjeu nucléaire indien [23]. Signe de l’importance donnée à ce pays, il s’agissait pour chacun de ces dirigeants de leur plus longue visite d’État depuis leur élection respective [24]. D’autres gestes diplomatiques ont auparavant révélé le traitement de faveur réservé à ce pays : B. Obama a organisé son premier dîner officiel d’État, en novembre 2009, à l’occasion de la visite de M. Singh ; tandis que l’Inde était l’invitée d’honneur de la France lors du défilé du 14 juillet de la même année. L’attention française et américaine, motivée par des intérêts économiques, place les deux nations dans une situation de rivalité commerciale. Ce phénomène a encore été souligné, lorsque le président français a comparé implicitement la valeur des contrats conclus « ou sur le point d’aboutir » entre son pays et l’Inde à celle revendiquée par B. Obama, quelques semaines auparavant. En l’évaluant à 15 milliards d’euros – dont 7 pour le nucléaire –, N. Sarkozy dépasse largement les 10 milliards de dollars d’accords commerciaux (nucléaire, médecine, transport, etc.) déclarés par le chef d’État américain [25].

20 Dans la période de crise économique actuelle, les contrats dans les grands pays émergents comme l’Inde, mais aussi la Chine ou le Brésil, sont âprement disputés [26]. Ils seraient la solution pour créer de l’emploi dans les pays développés. Cet argument a été utilisé pour convaincre l’opinion publique américaine des bienfaits de la levée de l’embargo sur l’Inde. En 2008, la Chambre de commerce des États-Unis estimait que l’ouverture de ce marché nucléaire civil permettrait la création de 250 000 emplois dans le secteur de la haute technologie nationale [27]. Il est intéressant de remarquer que ces chiffres ont été revus à la baisse depuis lors. En novembre 2010, B. Obama ne se félicite plus que de la création potentielle de 50 000 postes grâce aux contrats avec l’Inde, et cela pour l’ensemble des secteurs d’activité de son pays, et non pas uniquement pour le nucléaire. Ce chiffre est sans doute plus réaliste que celui donné par G.W. Bush, et il correspond davantage aux projections réalisées par des experts américains, à l’image de Michael Krepon du Henry L. Stimson Center. Ce dernier prévoyait, en 2008, que l’ouverture du marché nucléaire indien bénéficierait en priorité aux économies d’autres pays (Krepon, Gwertzman, 2008), les groupes américano-japonais comme General Electric–Hitachi (GEH) et Westinghouse Electric Company [28] y étant en concurrence avec le français Areva ou le russe Rosatom.

21 L’ouverture du marché nucléaire indien a prouvé que le scepticisme de ces observateurs était justifié. Avant même de finaliser l’accord 123, New Delhi se liait à la France, le 30 septembre 2008, par son premier accord nucléaire civil. Plus de deux ans plus tard, en décembre 2010, Areva a signé un accord-cadre avec la Nuclear Power Corporation of India Ltd (NPCIL) pour la construction de deux réacteurs de type EPR à Jaitapur dans le Maharashtra [29]. Toutefois, la Russie serait, pour le moment, le grand gagnant. New Delhi et Moscou sont liés dans ce domaine depuis la fin des années 1980. Rosatom construit déjà deux réacteurs à Koodankulam, au Tamil Nadu, et veut profiter de sa présence pour conquérir d’autres contrats. Dès le mois de décembre 2008, le président D. Medvedev se rend à New Delhi pour en discuter [30]. Puis le 12 mars 2010, les deux pays signent un accord sur une feuille de route prévoyant la construction de six nouveaux réacteurs d’ici à 2017 [31], alors que 12 autres pourraient être achetés par la suite. Pourtant, la Russie doit elle aussi se soumettre au tempo indien. Malgré la visite du président Medvedev en décembre dernier, la construction de deux nouveaux réacteurs est freinée, en raison des interrogations concernant la loi indienne sur la responsabilité en cas d’accident nucléaire, qui rend le fournisseur responsable en cas de dysfonctionnements (Parashar, 2010). De son côté, l’ancienne puissance coloniale britannique tente de profiter de ses liens historiques pour obtenir des contrats : en février 2010, l’Inde et le Royaume-Uni signent la Déclaration commune sur la coopération civile nucléaire, qui vise à faciliter l’activité de compagnies britanniques comme BAE Systems, Rolls Royce et Sheffield Forgemasters [32]. Toujours à la recherche de nouveaux partenaires, New Delhi produit, en septembre de la même année, un autre accord avec l’Argentine, tandis qu’elle s’est lancée dans des négociations avec le Japon. Afin d’alimenter ses nouvelles installations nucléaires, l’Inde a aussi besoin d’uranium. Pour cette raison, elle se lie par des accords au Canada – le plus grand producteur mondial –, au Kazakhstan, à la Namibie et à la Mongolie.

22 En ouvrant son marché à des acteurs issus de différents pays, l’Inde démontre qu’elle n’est pas inféodée aux États-Unis. Cette attitude, qui pourrait être interprétée comme de l’ingratitude, ne les pousse pourtant pas à remettre en cause leur coopération, ni même à la limiter. Comme il a été montré plus tôt, l’administration Obama appelle ce pays à s’intégrer encore davantage aux institutions du système international.

23 La question pendante est donc de savoir pourquoi Washington continue à vouloir parrainer l’Inde dans les grandes instances, alors qu’elle ne bénéficie pas exclusivement et de manière privilégiée de son nouveau statut nucléaire. Les motivations américaines sont en fait autant, voire davantage, d’ordre géopolitique qu’économique : Washington cherche à intégrer New Delhi au système de régulation, dont elle est l’un des principaux garants. En devenant un acteur légitime et responsable de ce système, l’Inde ne doit pas seulement se soumettre à ses règles, mais aussi participer, en accord avec les États-Unis et leurs alliés, à assurer son respect et sa pérennité.

DES CONSÉQUENCES SUR L’ÉQUILIBRE RÉGIONAL

24 Parmi les points de concordance entre les États-Unis et leurs alliés d’un côté, et l’Inde de l’autre, se trouve la volonté de contenir la Chine, de lutter contre le terrorisme émanant du Pakistan et de pacifier l’Afghanistan. Néanmoins, ces objectifs partagés ne signifient pas que New Delhi renonce à mener une politique étrangère indépendante, guidée par ses intérêts propres. Cette attitude est illustrée avec l’enjeu de son approvisionnement énergétique depuis le Moyen-Orient. Dans ce cadre, elle continue à coopérer avec des pays soumis à l’ostracisme de l’Occident et pratique une diplomatie qui peut, à première vue, sembler être en contradiction avec lui.

La Chine, principale cible du rapprochement avec Washington

25 Tant en Inde qu’aux États-Unis, le développement de la Chine inquiète. Les Américains la considèrent comme un rival à l’échelle mondiale, surtout depuis qu’elle s’est imposée comme un concurrent économique en Afrique, en Amérique latine, mais aussi en Inde, dont elle est le principal partenaire commercial. La visite d’État du Premier ministre chinois, W. Jiabao, en décembre 2010, accompagné de 400 hommes d’affaires, a d’ailleurs permis la signature de protocoles d’accord évalués à 16 milliards de dollars dans les domaines de l’énergie, des télécommunications ou de la finance. Cependant, le discours du dirigeant chinois à New Delhi, selon lequel les deux puissances asiatiques sont des « partenaires dans la coopération, et non des rivaux dans la compétition » (Mehdudia, 2010), n’empêche pas les Indiens de partager la méfiance américaine. Ils restent, en effet, traumatisés par la défaite infligée par Pékin en 1962 et lui reprochent notamment son rôle dans la nucléarisation du Pakistan (Singh Sidhu, Yuan, 2003 ; Racine, 2000, p. 221). Pour ces différentes raisons, ils perçoivent leur voisin septentrional comme leur principale menace stratégique. Suivant cette logique, le Premier ministre Vajpayee assurait que les essais de 1998 visaient à se prémunir avant tout contre la Chine (Jaffrelot, 2008, p. 21). Le partenariat entre les deux démocraties se fonderait sur leur volonté commune d’endiguer et de faire face à la montée en puissance chinoise (Emmott, 2008, p. 4). Dans le domaine militaire, la tenue d’exercices navals conjoints dans les années 2000 entre l’Inde, les États-Unis, et d’autres pays comme le Japon, sous le nom de code Malabar, serait une démonstration de force à l’adresse de Pékin.

26 De son côté, la Chine est consciente que le rapprochement entre Washington et New Delhi participe, en partie, à une stratégie de containment, visant à endiguer sa montée en puissance. Cette interprétation expliquerait sa réticence, relayée par Le Quotidien du peuple, concernant la levée de l’embargo nucléaire indien. L’organe du Parti communiste chinois dénonçait, à l’époque, une décision fragilisant le régime de non-prolifération [33]. De son côté, New Delhi a reproché à Pékin d’avoir été un élément de blocage lors des négociations au NSG, même si elle n’y a pas usé de son droit de veto. Deux ans plus tard, la relation entre les deux pays est toujours marquée par un profond « manque de confiance » (Krishnan, 2010a). La Chine suspecte ouvertement l’Inde de vouloir la contenir. Dans un article en anglais repris par le quotidien indien The Hindu, le journal chinois Global Times accuse New Delhi de chercher à atteindre cet objectif en unissant ses forces à un autre allié régional de Washington : « L’Inde et le Japon ont récemment fait le vœu de cimenter une relation plus étroite pour affronter l’émergence de la Chine » [34].

27 Pékin s’agace de l’orientation pro-occidentale de New Delhi, symbolisée par la réception chaleureuse de B. Obama et de N. Sarkozy. Son mécontentement a encore été aiguisé par la polémique autour de la remise du Prix Nobel de la paix au dissident Liu Xiaobo en 2010 : alors que Pékin appelait à boycotter la cérémonie, l’ambassadeur indien à Oslo y a assisté, aux côtés des représentants d’autres démocraties (Krishnan, 2010b). Pékin dénonce également le ton critique des médias indiens envers son régime. Cette irritation s’exprime à la veille de la visite de W. Jiabao. L’ambassadeur dans ce pays, Zhang Yan, décrit en effet la relation sino-indienne comme étant « très fragile, très facilement dégradable et très difficile à réparer » [35]. Cette déclaration peut être interprétée comme une menace voilée à un pays que la Chine a, cinquante ans plus tôt, soumis par les armes. La réaction indienne est elle aussi instructive. Réagissant aux propos du diplomate, la secrétaire aux Affaires étrangères, Nirupama Rao, assure que l’attitude de New Delhi envers Pékin est basée sur la rationalité et le « bon sens. » Elle sous-entend ainsi que, tout en assumant ses choix et ses désaccords, l’Inde n’ira pas jusqu’à prendre des décisions « irrationnelles » et à se lancer dans un cycle de provocations, qui pourrait dégénérer en un nouveau conflit avec son voisin nucléaire.

28 Dans ce contexte, la Chine développe à son tour une stratégie de contre-containment, en intensifiant sa coopération avec un autre pays affecté par le partenariat indo-américain : le Pakistan.

Le Pakistan, une préoccupation commune avec les États-Unis

29 Le rapprochement de Washington et de New Delhi est aussi accéléré par la dégradation des relations américano-pakistanaises. Le « double jeu » d’Islamabad envers le terrorisme et les Talibans, constamment dénoncé par la capitale indienne, est aujourd’hui reconnu par les États-Unis. L’élimination, en mai 2011, d’Oussama Ben Laden dans une ville de garnison pakistanaise a encore nourri cette accusation. Les démocraties indienne et américaine partagent le sentiment de faire face à un danger similaire qui aurait une origine commune : le terrorisme islamiste basé au Pakistan. Cette analyse est légitimée par les attentats du 11 septembre 2001. L’identification, renforcée par les attaques terroristes contre le parlement indien quelques mois plus tard, est amplifiée avec les attentats qui ensanglantent Bombay à partir du 26 novembre 2008. Attribués à des membres de l’organisation Lashkar-e-Taiba, soutenue par les services secrets pakistanais, ils permettent aux Indiens et aux Américains de se réunir face à un ennemi et autour de symboles, le 09/11 faisant écho au 11/26. Lors de son séjour dans la capitale économique de l’Inde, le président Obama décide, à cet effet, de résider au Taj Mahal Hotel, l’une des principales cibles des terroristes en 2008.

30 L’amélioration des relations indo-américaines s’accompagne, de manière mécanique, d’un délitement des rapports entre Washington et Islamabad. Les compliments américains adressés, depuis quelques années, à New Delhi donnent souvent l’impression d’être des critiques implicites contre le Pakistan. Lorsque le président Bush qualifie en 2005 l’Inde d’« État responsable [36] » dans la lutte contre la prolifération nucléaire, il dénonce indirectement les réseaux œuvrant depuis le Pakistan [37]. Les récentes fuites diplomatiques, rendues publiques par WikiLeaks, confirment cette vision d’un État « irresponsable ». Dans l’une des notes publiées par le journal Le Monde, on apprend que Washington aurait tenté de « retirer d’un réacteur nucléaire pakistanais de l’uranium hautement enrichi » (Bobin, 2010a), craignant qu’il soit utilisé par des réseaux terroristes locaux.

31 L’Afghanistan est un autre terrain d’entente entre Washington et New Delhi qui tend à isoler le Pakistan. Alors que les États-Unis se sentent trahis par le soutien de son armée et de l’ISI (Inter-Service Intelligence) en faveur des Talibans, ils valorisent le rôle joué par l’Inde dans la reconstruction civile de ce pays (Bajoria, 2009). Les notes rendues publiques d’Anne Patterson, l’ambassadrice américaine à Islamabad de 2007 à 2010, alimentent cette hypothèse. Pour la diplomate, la relation américano-pakistanaise serait marquée par la « méfiance » et la « suspicion » (Bobin, 2010b). Elle est consciente que la politique indienne de Washington favorise l’instauration de ce climat : « l’engagement de l’Inde en Afghanistan » et « l’essor de notre relation militaire avec New Delhi » aiguiseraient « la paranoïa » de l’armée pakistanaise (idem). Dans ce contexte, le dernier déplacement en Asie du président Obama entretient ce sentiment : il s’est rendu en Inde, mais pas au Pakistan.

32 Par conséquent, ce pays se sent rejeté par un allié historique qui coopère désormais, de manière étroite, avec un État perçu comme sa plus grande menace. Pour contrebalancer cette situation, la Pakistan renforce ses liens avec la Chine. La coopération entre les deux nations est ancienne et concerne des domaines stratégiques importants : Pékin a aidé Islamabad à acquérir la bombe nucléaire, à moderniser son armée et finance la construction d’un port en eau profonde à Gwadar qui lui offrira une escale dans l’Océan indien. Or tous ces domaines concernent directement New Delhi. La Chine, qui est en train de bâtir un second réacteur nucléaire au Pakistan, entend accroître cette coopération. Par mimétisme avec le rôle joué par les États-Unis en faveur de l’Inde, elle pourrait devenir le parrain d’Islamabad auprès de l’AIEA et du NSG. La relation privilégiée sino-pakistanaise est encore illustrée en décembre 2010. Contrairement à B. Obama et N. Sarkozy qui ont ignoré Islamabad lors de leur séjour en Asie du Sud, W. Jiabao se rend à New Delhi, mais aussi dans la capitale pakistanaise. Autre symbole de la volonté d’équilibre de Pékin, il est resté le même nombre de jours dans chaque pays. Cette visite permet l’annonce de contrats évalués à 35 milliards de dollars [38]. Marginalisé sur la scène internationale, le Pakistan se lie de plus en plus à la Chine. Pour le moment cette dépendance est encouragée des deux côtés : lors de son allocution devant le parlement de ce pays, W. Jiabao y vante leur « fraternité éternelle » (Asghar, 2010).

L’attachement à l’indépendance diplomatique : la défense des intérêts indiens au Moyen-Orient

33 L’Inde et les pays occidentaux partagent des intérêts géopolitiques communs. Pourtant, New Delhi reste très attachée à son indépendance diplomatique. À première vue, certains de ses partenariats peuvent paraître paradoxaux, mais ils visent tous le même but : assurer ses intérêts et, en particulier, sa sécurité militaire, intérieure et énergétique. La politique indienne en Asie occidentale illustre ce phénomène. Depuis plusieurs années, New Delhi se rapproche d’Israël, le principal allié américain au Proche-Orient. Dans le même temps, elle maintient ses relations avec la République islamique d’Iran, un pays qui est justement en conflit avec Washington et Jérusalem sur la question nucléaire.

34 Depuis que l’Inde et Israël ont normalisé leurs relations diplomatiques, en 1992, les deux nations sont devenues des partenaires (Sreekantan Nair, 2004). Jérusalem est, en effet, son principal fournisseur d’armes entre 2002 et 2007 (Desai, Dormandy, 2008). Afin d’intensifier ces échanges, le Premier ministre Ariel Sharon s’était rendu dans ce pays en 2003. Comme dans le cas des États-Unis, le rapprochement est facilité par l’arrivée au pouvoir du BJP à New Delhi, le parti du Congrès ayant une politique traditionnellement pro-arabe. De plus, la lutte contre le terrorisme islamiste a encore une fois servi à resserrer les liens. Leur coopération très active dans le domaine commercial l’est aussi au niveau stratégique : en janvier 2008, l’État hébreu lançait depuis le territoire indien, et grâce à une fusée de fabrication locale, un satellite TecSar pour espionner le programme nucléaire iranien (Azoulay, 2008). Ce partenariat est favorisé par l’administration américaine, mais aussi par les lobbies pro-israéliens et pro-indiens : les groupes d’influence, comme l’India Caucus actif au Congrès et l’United States-India Business Council (USIBC), s’inspirent et sont proches d’institutions comme l’AIPAC (American Israel Public Affairs Committee), depuis plus longtemps influentes dans les sphères politiques et économiques locales.

35 En dépit de ce rapprochement, l’Inde ne s’aligne pas sur la politique américaine au Proche-Orient. Depuis son indépendance, elle cultive son amitié avec le monde arabe (Sharma, 2003). Elle a reconnu, dès 1975, l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) comme seul représentante légitime du peuple palestinien. Cinq ans plus tard, elle dote sa mission à New Delhi du statut diplomatique. Or, l’intensification des relations indo-israélienne ne remet pas en cause son soutien à la cause palestinienne. Lors de son voyage en novembre 2010 en Syrie, la présidente de l’Inde, Pratibha Patil, a ainsi appelé à la création d’un État palestinien dans les frontières de 1967 avec Jérusalem-Est pour capitale. Elle a aussi exprimé le souhait que le plateau du Golan, conquis par Israël pendant la guerre des Six jours, revienne à la Syrie [39]. New Delhi continue donc à entretenir de bons rapports avec les pays arabes et, plus largement, avec le monde musulman. Pour expliquer cette sensibilité, il faut rappeler que l’Inde séculariste doit composer avec une importante minorité musulmane de plus de 130 millions de membres. La diplomatie pro-arabe de New Delhi a l’avantage de rallier cette communauté, alors qu’une politique jugée contraire aux intérêts du monde musulman pourrait être à l’origine d’émeutes, qui seraient instrumentalisées par le gouvernement pakistanais et des groupes islamistes locaux.

36 La question iranienne est sans doute la plus emblématique de cette volonté de maintien d’indépendance diplomatique. New Delhi promeut son partenariat avec un pays isolé par les puissances occidentales, en raison de son programme nucléaire. L’Inde est attachée à cette relation pour des raisons géostratégiques et énergétiques. Les deux pays ont, par exemple, soutenu l’Alliance du Nord contre les Talibans, pro-pakistanais et anti-chiites, en Afghanistan. En 2003, leur coopération stratégique est renforcée par la déclaration de New Delhi qui se concrétise par des exercices navals communs en mars de la même année et en 2006 (Dormandy, Desai, 2008). Surtout, l’Iran est un partenaire énergétique crucial pour New Delhi en tant que grand producteur de gaz et de pétrole. Ce pays fait partie d’un projet de construction d’un gazoduc transnational, baptisé IPI (Iran-Pakistan-India), qui pourrait assurer son approvisionnement. Toutefois sa construction est ralentie par le conflit entre New Delhi et Islamabad et les sanctions occidentales pesant sur Téhéran. Pour toutes ces raisons, et malgré les pressions américaines, M. Singh accueillait pour la première fois le président Mahmoud Ahmadinejad, en avril 2008.

37 Pourtant, un infléchissement dans la diplomatie iranienne de l’Inde en faveur des positions occidentales est observable depuis quelques années. Téhéran tient, en effet, une place à part dans le développement même du partenariat indo-américain. La volonté des États-Unis d’empêcher l’Iran d’acquérir la bombe atomique ressort dans le Hyde Act, Washington y demandant à New Delhi de participer aux efforts visant à « dissuader, isoler et, si nécessaire, sanctionner et contenir l’Iran dans ses efforts d’acquisition d’armes de destruction massive [40]. » La Maison blanche a pu penser avoir infléchi la diplomatie indienne dans son sens : en 2005, 2006 et 2009, New Delhi vote contre Téhéran à l’AIEA. Bien que P. Mukherjee ait insisté sur « le droit légitime de Téhéran au nucléaire civil » en 2008 (Radyuhin, 2008), l’Inde n’a aucun intérêt à ce que l’Iran se dote de l’arme nucléaire. Une telle acquisition représenterait une source de déstabilisation importante dans son voisinage, puisque d’autres pays asiatiques – comme l’Arabie saoudite – seraient tentés de se la procurer, alors que ce continent est déjà le plus nucléarisé au monde [41].

38 Toutefois, une autre décision, beaucoup moins commentée par la presse internationale, illustre l’inflexion de New Delhi. À la fin du mois de décembre 2010, la Banque de réserve de l’Inde a interdit aux compagnies nationales d’utiliser l’Asian Clearing Union (ACU), un mécanisme de paiement qui permet d’acheter du pétrole et du gaz à l’Iran sans être affecté par les sanctions américaines visant à empêcher les échanges avec ce pays (Dikshit, 2010). L’Inde a fini par abandonner ce système sous la pression occidentale. Elle risquait en effet de mettre en péril la coopération entre ses entreprises et leurs partenaires américains et européens, qui refusent de commercer avec des groupes ayant investi plus de 20 millions de dollars en Iran. Cette décision, qui conforte Washington et ses alliés, ne doit pourtant pas être considérée comme une rupture avec Téhéran, l’Inde cherchant des alternatives pour continuer à coopérer avec l’un de ses principaux fournisseurs de gaz et de pétrole.

39 Le discours indien sur le Moyen-Orient conserve son indépendance, mais la pratique prouve que sa diplomatie a évolué. Pourtant, l’Inde n’aligne pas de manière mécanique sa politique étrangère sur celle des États-Unis. Celle-ci reste définie en fonction de ses priorités, dont la question énergétique fait partie. Ce pays considère qu’il n’a pas à exclure l’un de ses partenaires, même si celui-ci est par ailleurs en conflit avec d’autres pays dont il est proche.

CONCLUSION

40 La question énergétique se trouve au cœur des préoccupations de l’Inde, puisque son développement économique dépend de son approvisionnement dans ce domaine. À cette fin, elle cherche à diversifier ses sources, mais aussi ses fournisseurs d’énergie. Grâce à ses intérêts géopolitiques communs avec l’Occident, et les États-Unis en particulier, elle a obtenu un statut nucléaire unique en 2008. Depuis lors, l’Inde est devenue l’un des marchés les plus convoités dans l’industrie nucléaire civile et, par conséquent, un pays très courtisé sur la scène internationale. En outre, cette tendance portée par le volontarisme du gouvernement devrait se poursuivre malgré la catastrophe de Fukushima.

41 Pourtant, New Delhi sait que le nucléaire ne lui fournira, dans un avenir proche, qu’une part toujours mineure de ses besoins énergétiques. Pour cette raison, elle continue à soigner ses relations avec les pays producteurs de pétrole ou de gaz, dont certains sont isolés par ses partenaires occidentaux.

42 Ses orientations diplomatiques prouvent que les concordances de vue, au sujet de la Chine ou du Pakistan, n’impliquent pas un alignement de sa diplomatie sur celle de Washington, malgré des inflexions dans ce sens. Les États-Unis ne l’ignorent pas, mais considèrent sans doute que la relative neutralité indienne pourrait leur profiter, comme dans le cadre de potentielles négociations avec Téhéran. New Delhi pourrait servir alors d’intermédiaire entre les deux parties. Dans ce contexte, l’Inde se conforte dans un rôle d’allié non-aligné, qui reflète encore une fois sa singularité dans les relations internationales.

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Notes

  • [*]
    Professeur à l’ESG-MS, membre du CEIAS, raphagutmann@yahoo.fr Il a récemment publié un livre intitulé Entre castes et classes : les communistes indiens face à la politisation des basses castes (L’Harmattan, 2010).
  • [1]
    Les autres États disposant de l’arme nucléaire sans avoir souscrit au TNP sont le Pakistan et Israël (même si ce dernier ne reconnaît pas la détenir).
  • [2]
    Homi Bhabha a reçu l’aide du Britannique John Cockroft, rencontré lors de ses études à Cambridge.
  • [3]
    Cirus est la contraction de Canada India Research U.S.H. Bhabha a obtenu pour ce projet le soutien d’un autre camarade de Cambrige, W. Bennett Lewis.
  • [4]
    Après l’éclatement de l’URSS, la Russie a hérité du siège de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU.
  • [5]
    Jawaharlal Nehru a été Premier ministre de l’Inde de 1947 à 1964.
  • [6]
    Déclaration commune du président George W. Bush et du Premier ministre Manmohan Singh, 18 juillet 2005, www.whitehouse.gov/news/releases/2005/07/20050718-6.html
  • [7]
    Le nom de l’accord vient de la section 123 de la loi américaine sur l’énergie atomique, qui a pour titre « Coopération avec d’autres nations ». Voir aussi Agreement for Cooperation between the Government of the United States of America and the Government of India Concerning Peaceful Uses of Nuclear Energy, www.state.gov/r/pa/prs/ps/2007/aug/90050.htm
  • [8]
    Avant le vote de confiance, trois députés du Bharatiya Janata Party, opposés à l’accord, ont montré à la Chambre des billets de banque qu’ils auraient reçus pour acheter leur vote en faveur du gouvernement.
  • [9]
    Agreement between the Government of India and the International Atomic Energy Agency for the application of Safeguards to Civilian Nuclear Facilities, www.hindu.com/nic/iaea-agreement.pdf
  • [10]
    « Manmohan to Bush : People of India Love You », The Hindu, 27 septembre 2008.
  • [11]
    http://www.indianembassy.org
  • [12]
    Voir le site du Régime de contrôle de la technologie des missiles, http://www.mtcr.info/french/index.html
  • [13]
    Voir le site du Groupe d’Australie, http://www.australiagroup.net
  • [14]
    Voir le site de l’Arrangement de Wassenaar, http://www.wassenaar.org/introduction/index.html
  • [15]
    « Remarks by the President to the Joint Session of the Indian Parliament in New Delhi, India », www.whitehouse.gov, 8 novembre 2010.
  • [16]
    La croissance du Produit intérieur brut (PIB) indien est de 7,4 % pour 2009-2010. Elle devrait être de 8,5 % pour l’année suivante.
  • [17]
    http://www.whitehouse.gov/blog/2009/11/14/power-india-jobs-us
  • [18]
    Idem.
  • [19]
    http://www.powermin.nic.in/indian_electricity_scenario/introduction.htm
  • [20]
    « Sarkozy Calls for Permanent Security Council Seat for India », www.thehindu.com, 4 décembre 2010.
  • [21]
    « Areva proche d’un accord sur deux EPR en Inde », lemonde.fr, 6 décembre 2010.
  • [22]
    « Jaitapur N-Project Will be Implemented : Jairam », The Hindu, 4 juin 2011.
  • [23]
    http://www.elysee.fr/president/accueil.1.html
  • [24]
    « India Obama’s Longest Visit », www.hindustantimes.com, 27 octobre 2010.
  • [25]
    « Inde : la France décroche 15 milliards d’euros de contrats potentiels », Les Échos, 6 décembre 2010. Voir aussi « Remarks by the President to U.S.-India Business Council and Entrepreneurship Summit », www.whitehouse.gov, 8 novembre 2010.
  • [26]
    Cette rivalité commerciale entre pays occidentaux est aussi matérialisée par la question de la vente d’avions de chasse au Brésil. Les Rafales de Dassault sont ainsi en concurrence avec les F16 américains ou les Grippens suédois.
  • [27]
    http://www.uschamber.com/press/releases/2008/september/us-chamber-commerce-press-statement-us-india-nuclear-agreement
  • [28]
    Le groupe japonais Toshiba a acquis Westinghouse Electric Company en 2006.
  • [29]
    Le Maharashtra est un État de l’Ouest de l’Inde. Sa capitale est Bombay, le centre économique et commercial du pays.
  • [30]
    « India to Ink Pact with Russia for More Reactors », The Hindu, 21 octobre 2008.
  • [31]
    Voir le site du Department of Atomic Energy de l’Inde, www.dae.gov.in/press/pr130310.htm
  • [32]
    www.dae.gov.in/press/pr110210.jpg
  • [33]
    « US-India Nuclear Agreement Going Through Bottleneck », People’s Daily, 2 septembre 2008.
  • [34]
    « Turning the ‘Asian Century’ into Reality », www.globaltimes.cn, 28 octobre 2010.
  • [35]
    « Sino-India Ties Fragile, Need Special Care : Chinese Envoy », www.thehindu.com, 13 décembre 2010.
  • [36]
    Déclaration commune du président George W. Bush et du Premier ministre Manmohan Singh, 18 juillet 2005, www.whitehouse.gov/news/releases/2005/07/20050718-6.html
  • [37]
    Le réseau de A.Q. Khan, « père » de la bombe atomique pakistanaise, est accusé d’avoir fourni des technologies nucléaires à l’Iran, à la Corée du Nord et à la Libye.
  • [38]
    « China’s PM to Address Pakistan Parliament », www.dawn.com, 19 décembre 2010.
  • [39]
    « India’s President Support Syria’s Claim on Golan Heights », www.jpost.com, 27 novembre 2010.
  • [40]
    Hyde Act, Section 103, b.4.
  • [41]
    En plus de l’Inde, du Pakistan et de la Chine, la Corée du Nord revendique la possession de l’arme atomique, tandis qu’elle est attribuée à l’État d’Israël.
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