Couverture de RTM_198

Article de revue

L'AGENCÉITÉ RELATIONNELLE

Pages 317 à 333

Notes

  • [*]
    Institut de politique et de gestion du développement, Université d’Anvers, Belgique.
  • [1]
    - Nous préférons mentionner ici le titre original, curieusement traduit en français comme « un nouveau modèle économique ».
  • [2]
    - Voir BAKHSHI et DUBOIS (2008) pour une proposition de clarification.
  • [3]
    - Notre argumentation ne conteste pas tant l’individualisme éthique, mais plutôt la séparation que beaucoup d’études éthiques individualistes introduisent implicitement entre analyse éthique et politique. S’il est exact qu’à la fin, les habitudes locales déterminent la façon dont les ressources sont produites, distribuées et consommées, et que ces habitudes, à leur tour, évoluent en réponse aux voix locales, la valeur des discours éthiques sera finalement déterminée par l’effet qu’elles auront sur ces voix là.
  • [4]
    -Comme SMITH l’a déjà remarqué, en supposant probablement que ses lecteurs étaient des hommes, « il est inconvenant de parler à une femme comme l’on parlerait à un homme : on s’attend à ce que leur compagnie nous inspire plus de gaieté, plus de badinage et plus d’attention ; et une entière indifférence au beau sexe rend un homme méprisant, même dans une certaine mesure aux hommes ». (SMITH, 1759, I. II.4)
  • [5]
    - Il est intéressant de noter que SEN mentionne ce phénomène quand il parle de l’espérance de vie des américains blancs et noirs (SEN, 1999, pp. 22-23). Il remarque que l’espérance de vie de la femme noire américaine est égale à l’espérance de vie des femmes à Kerala. Précisément cette comparaison montre à l’évidence que le niveau individuel en opportunités n’est qu’une partie de l’information contenue dans ces données : les femmes noires américaines vivent dans la même société que leurs homologues blanches, la différence d’espérance de vie est en partie le résultat d’un traitement différent par les mêmes institutions. Pour cette raison, la comparaison entre femmes américaines blanches et noires ajoute une autre dimension à la privation que la comparaison entre femmes américaines et indiennes.
  • [6]
    - Voir notre discussion de l’évolution de la richesse et du bien-être à Kinshasa (DE HERDT et TSHIMANGA, 2005).
  • [7]
    - Ceci est inspiré par la défense d’Abraham LINCOLN par Avishai MARGALIT (2003), qui était accusé d’avoir fait un pari faustien dans le Compromis du Missouri de 1820, qui fixait les limites entre les États qui autorisaient l’esclavage et ceux où il était interdit. MARGALIT argumenta que bien que « en acceptant la Constitution, son compromis est comme un répit prolongé avec l’esclavage et non pas faire la paix avec lui » et pour cela pas vraiment un marché faustien. Mutatis mutandis, le choix des mots de WOOD pourrait aussi être trop dur.

1 Quand Koffi ANNAN exprimait le souhait que les peuples du monde puissent vivre une « Plus Grande Liberté » (ANNAN 2005, Nations unies 2005), il pensait, entre autres, à l’idée d’être « à l’abri du besoin ». La liste des besoins dont il fallait se libérer était répertoriée dans la Déclaration du millénaire comme les Objectifs du millénaire pour le développement (OMD). Il s’agit, ici, des libertés positives, pour emprunter le langage d’Isaia BERLIN (1958) – à distinguer de la liberté définie de manière négative comme les choix que l’individu peut faire de manière autonome – sans subir d’interférences par des tierces personnes dans ses choix. Dans sa déclaration de 2005, Koffi ANNAN mentionnait, à part être libre de vivre à l’abri des besoins, deux grandes catégories de libertés négatives : être libre de vivre à l’abri de la peur (un chapitre sur les politiques de sécurité) et être libre de vivre dignement (un chapitre sur le renforcement de l’état de droit, de la démocratie et des droits de l’homme).

2 L’ouvrage de SEN a, parmi d’autres travaux sur le développement humain, certainement le mérite d’avoir constitué un soutien important en faveur de l’idée de liberté positive, promue par le Rapport sur le développement humain et reprise plus tard dans les OMD avant d’être mise au centre des préoccupations de la communauté internationale. Toutefois, SEN insiste en même temps sur un autre pendant de la liberté. SEN utilise à ce propos le terme de liberté d’agencéité (agency freedom), dans son ouvrage-clé Development as Freedom [1] :

3

Une plus grande liberté augmente la capacité des gens à s’aider eux-mêmes et aussi d’influencer le monde, et ces éléments sont au centre de tout processus de développement. Cette préoccupation se réfère ici à ce que nous pouvons appeler « l’aspect de l’agencéité » de l’individu... Cet ouvrage est particulièrement axé sur l’agencéité de l’individu en tant que membre du public et participant aux actions économiques, sociales et politiques (allant de la participation au marché jusqu’à être impliqué, directement ou indirectement, dans des activités individuelles ou générales dans les sphères politiques ou autres) (SEN, 1999, p. 19).

4 Pour une meilleure compréhension du vocabulaire de SEN – compliqué davantage par les traductions  [2] –, il est important de faire une distinction entre quatre concepts clés : SEN distingue les « beings » et « doings », les aspects de bien-être et de l’agencéité de l’individu d’un côté. D’un autre côté, il est important de distinguer entre le bien-être et l’agencéité réalisés (achieved well-being and agency) et les libertés de bien-être et d’agencéité, ou le bien-être et l’agencéité qu’on est capable de réaliser (well-being and agency freedoms) (SEN, 1985). Bien que dans certains cas, il puisse paraître logique de se baser sur les fonctionnements réalisés pour mesurer les libertés (SEN, 1998), conceptuellement il y a une différence entre les deux. SEN définit par la suite le développement comme « un processus d’extension des libertés réelles dont jouissent les gens. Sous cet aspect, l’expansion de la liberté est vue comme (1) la fin primaire et (2) le moyen principal du développement » (1999, p. 36). Dans un autre passage, il argumente que :

5

La liberté est fondamentale au processus de développement pour deux raisons distinctes ; (1) la raison évaluative : le progrès se mesure en premier lieu par le renforcement des libertés dont jouissent les gens ; (2) la raison d’effectivité : la réalisation du développement est entièrement dépendante de l’agencéité libre des gens. (1999, p. 4)

6 Nous souscrivons à ce double concept de la liberté, ou plutôt, à la liberté dans les deux aspects de bien-être et d’agencéité. Mais nous pensons également que, alors que le bien-être peut être compris au niveau de l’individu, l’aspect d’agencéité doit être compris en premier lieu au niveau supra-individuel. SEN tend à conceptualiser l’aspect « final » de la liberté à partir d’une perspective individuelle – finalement, ce qui compte est le bien-être de chaque être humain. Sur ce point, il trouve en fait un allié chez MARX, pour qui le développement remplace « la domination des circonstances et du hasard sur les individus par la domination des individus sur le hasard et les circonstances » (cité dans SEN, 1983, p. 754). SEN insiste par ailleurs fortement sur « le rôle actif de l’individu en tant que membre du public et en tant que partie prenante dans les actions économiques, sociales et politiques » (1999, p. 19). Mais si par contre, nous accordons de l’importance au rôle joué par l’action collective dans le changement social, l’agencéité individuelle ne peut faire partie des moyens de développement si nous prenons explicitement en compte la façon dont cette agencéité individuelle est interconnectée à l’action collective. Bien que SEN ne suive pas ce raisonnement, sa distinction claire entre la liberté de bien-être et la liberté d’agencéité n’est pas incompatible avec une conception de la finalité du développement en termes de bien-être en tant que caractéristique au niveau individuel, et du moyen de l’agencéité en tant que phénomène supra-individuel.

7 Dans ce qui suit, nous voudrions développer les implications de cette idée en ce qui concerne la liberté d’agencéité. Nous pensons que cette liberté doit être définie d’abord comme une caractéristique d’une relation, plutôt que comme une caractéristique d’un individu. Puis, nous soutenons que parmi les multiples stratégies que les individus pourraient développer pour donner du « sens » à leur agencéité, c’est la possibilité d’élever leur voix et de se faire entendre qui semble le plus libérateur. Enfin, nous remarquons que les mêmes mécanismes déjà identifiés par SEN pour « convertir » les moyens matériels en capabilités peuvent également, en bonne partie, expliquer la répartition inégale de la liberté relationnelle dans la société.

I – LA LIBERTÉ D’AGENCÉITÉ SE RÉALISE DANS UNE RELATION ET NON PAS DANS UN INDIVIDU

8 Tout d’abord, SEN ne nie aucunement l’importance des arrangements sociaux puisqu’ils permettent aux gens de faire et d’être ce qu’ils valorisent. Il met l’accent sur le caractère « quintessentiellement social » des gens (SEN, 2002, p. 81). Il ne réussit cependant pas à sortir d’une manière de penser « économiste » qui conçoit les individus comme séparés de l’environnement auquel ils sont confrontés (TOWNSEND 1985, p. 668 ; ZIMMERMAN, 2005). L’approche des capabilités complique bien-sûr la théorie néo-classique, notamment en insistant sur la nécessité d’atteindre une compréhension plus pertinente des différentes circonstances auxquelles doit faire face chaque individu. L’approche des capabilités ne met cependant pas en question la conceptualisation de l’individu et des circonstances en tant qu’entités stables analytiquement séparées et avec des rôles bien définis : la subjectivité individuelle apparaît toujours comme une réaction à l’objectivité donnée des contraintes socio-économiques.

9 L’argument de base pour ne pas prendre uniquement en considération le revenu ou la consommation en termes monétaires est que c’est une mesure trop approximative pour savoir ce que les gens peuvent et ne peuvent pas faire effectivement. SEN avance que, pour un ensemble de raisons différentes, les gens ayant le même revenu ne partagent pas nécessairement le même niveau de bien-être. Théoriquement, des revenus similaires devraient bénéficier du même niveau de « libertés » et devraient garantir le même pouvoir d’achat. Mais cette liberté formelle ne doit pas être confondue avec la liberté réelle, car différents facteurs interviennent lors de la « conversion » du revenu en capacités.

Tableau 1

Sources de variations paramétriques entre les revenus et les capacités de fonctionner

Différences
personnelles
Les gens ont des caractéristiques physiques disparates, liées
à des incapacités, la maladie, l’âge ou le sexe, qui font que
leurs besoins divergent
Diversités
environnementales
Les variations climatiques peuvent influer sur ce qu’une
personne peut réaliser avec un certain niveau de revenu
Variations du climat
social
Variations dans la présence des biens publics, variations
dans le capital « social »
Différences
relationnelles
Être relativement pauvre dans une communauté riche peut
empêcher une personne de réaliser certains
fonctionnements (tel que participer à la vie de la
communauté)
Distribution au sein de
la famille
Les règles de la répartition suivies à l’intérieur de la famille
peuvent entraîner une différence majeure dans les
réalisations et les difficultés des membres individuels.

Sources de variations paramétriques entre les revenus et les capacités de fonctionner



SEN, 1999, pp. 70-71.

10 SEN explique que les « différentes sources de variation dans la relation entre le revenu et le bien-être font de l’opulence – dans le sens de revenu réellement élevé – un guide limité vers la prospérité et la qualité de vie » (SEN, 1999, p. 71). SEN se réfère ici non seulement aux moyens additionnels comme les écoles publiques ou les biens sociaux qui sont à la disposition des gens sans qu’il y ait de répercussion sur leur revenu, mais aussi aux différents besoins ou nécessités qu’ont les gens, en tant que personnes particulières, habitants de régions particulières ou en tant que membres de communautés ou de ménages particuliers. Ce qui compte n’est pas ce à quoi l’on a accès ou pas, c’est plutôt ce qu’on peut faire et être en prenant en compte les capacités et les besoins personnels. Dans ce sens, l’approche par les capabilités peut être vue comme une opérationnalisation de l’axiome utopique de MARX « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins » (SEN, 1992, p. 120-121).

11 Par conséquent, pour se faire une idée plus claire de la qualité de vie, pour se rapprocher de l’ensemble des capabilités ou de l’ensemble des fonctionnements que les gens valorisent à juste titre, l’information sur le revenu doit au moins être complétée par d’autres informations, comme par exemple, des informations sur ces fonctionnements en soi.

12 Le schéma 1, tiré de l’ouvrage de ROBEYNS (2003), permet d’éclaircir le lien plus complexe entre revenus et bien-être dans la pensée de SEN. Différentes sources de revenus sont transformées en vecteurs de biens qui, en passant par des « facteurs de conversion », produisent un ensemble de combinaisons de ce que l’individu peut faire et être. L’individu pourra alors choisir une combinaison particulière de cet ensemble, c’est son vecteur de fonctionnements réalisés.

Schéma 1

Relier les moyens, les libertés et le bien-être réalisé

figure im2

Relier les moyens, les libertés et le bien-être réalisé

D’après ROBEYNS, 2003, p. 12.

13 Mais bien que SEN conçoive le bien-être et l’agencéité comme des produits profondément encastrés dans des structures socio-économiques réelles, son cadre ne propose que peu de références pour penser l’agencéité à son tour comme un producteur du social.

14 Dans presque tous les contextes pertinents, les conditions réelles dans lesquelles les gens agissent sont déterminées en premier lieu par et ensemble avec d’autres êtres humains. En effet, l’activité humaine dépend crucialement de la capacité d’enrôler d’autres êtres humains dans ses « projets » (LONG, 2002, p. 17). Dans un monde interdépendant, la liberté n’est pas « donnée » et les gens doivent s’engager activement dans des pratiques sociales afin de la concrétiser. Dans les termes du sociologue allemand Georg SIMMEL, « la liberté n’est pas un être solipsiste mais une réalisation sociologique, non pas un état dans lequel se trouve un individu mais une relation, bien qu’engagée librement dans la perspective de l’individu... Au centre de nos relations, la liberté se révèle comme un processus continu de libération » (SIMMEL 1908, p. 57).

15 Or, dès que nous comprenons et admettons la nature ontologiquement interactive de la relation entre les personnes qui font partie d’un même environnement, les individus réagissent en partie en réponse aux « circonstances » de leur propre création, ils s’y adaptent alors qu’en même temps ils les recréent sans arrêt. Ces idées ne concordent que difficilement avec l’hypothèse que l’agencéité libre, ou son opposé, la pauvreté, est un trait individuel. L’approche par les capabilités critique sérieusement - ou plutôt, elle enrichit- les approches de la liberté basées sur le revenu, mais à la base, sa définition de la liberté coïncide avec les idées néo-classiques : la liberté est quelque chose comme (mais plus complexe que) le pouvoir d’achat d’un individu. Par contraste, si nous nous intéressons à la nature ontologiquement interactive de l’activité des gens, la liberté ne peut être qu’une caractéristique d’une relation sociale plutôt qu’une chose qui peut être attribuée à certains individus isolés.

16 Par rapport au schéma de ROBEYNS (schéma 1), ceci implique que la relation entre les « moyens » et les « finalités » ne doit pas seulement être considérée comme une relation à sens unique de gauche à droite, et du macro-social vers le micro-individuel. Nous devrions plutôt considérer cette relation comme un cycle sans fin dans lequel les « moyens » sont transformés en « finalités » (c’est-à-dire des actes et des êtres) qui à leur tour engendrent des « moyens » spécifiques et ainsi de suite. Les « finalités » et les « moyens » deviennent deux moments inséparables d’une spirale en mouvement. En s’intéressant seulement à la conversion des moyens en résultats, on ne rend pas justice à l’impact inverse des actes et des êtres sur les moyens et les ressources, c’est-à-dire à cette partie de l’image qui visualise l’ « action sociologique » impliquée dans la libération de chacun.

Schéma 2

Des moyens aux résultats, un processus en boucle

figure im3

Des moyens aux résultats, un processus en boucle

II – LA LIBERTÉ D’AGENCÉITÉ DOIT ENGAGER LES AUTRES POUR ATTEINDRE UNE EFFECTIVITÉ

17 Le thème central de l’action sociologique peut être développé à partir de la littérature sur les institutions. SEN nous offre de nouveau un point de départ. Bien qu’il ne clarifie jamais ce qu’il entend par « arrangements sociaux », son utilisation du concept est mise en rapport avec le concept « d’arrangement institutionnel », formulé dans la littérature de la Nouvelle économie institutionnelle (NEI), où l’on utilise ce concept pour dénoter un arrangement spécifique entre des individus dont on peut faire dériver des droits particuliers (inégaux) et des « titres » (entitlements). Les arrangements spécifiques quant à eux s’inscrivent dans les « règles du jeu » telles que définies par un environnement institutionnel plus large. SEN conceptualise également les organisations politiques publiques de manière clairement distincte des arrangements sociaux privés, comme l’arène où les règles du jeu sont supposées être établies, appliquées et éventuellement modifiées. Cette distinction entre des arrangements privés sociaux d’une part et des institutions politiques d’autre part, réapparaît également dans la distinction faite par Onora O’NEIL entre ce qu’elle appelle les agents primaires et secondaires de la justice : les premiers deviennent les garants des droits des seconds. O’NEIL déplore cependant le fait qu’il n’y ait pas de place dans un tel modèle pour identifier les injustices commises par les agents primaires de justice, soit volontairement, soit parce qu’ils sont incapables de jouer leur rôle en tant qu’agent primaire de justice, ou les deux. Dans un tel cas, les États deviennent partie intégrante du problème au lieu d’être une partie de la solution. C’est là une problématique que l’on retrouve dans beaucoup de pays en développement.

18 Par opposition à une telle vue dualiste et ancienne des institutions publiques et privées, nous proposons d’envisager n’importe quel arrangement social en termes de trois couches entremêlées mais analytiquement distinctes. Nous proposons de concevoir un arrangement social à la fois comme (i) un nœud dans un réseau d’interactions sociales, (ii) comme un jeu spécifique avec des règles de jeu et (iii) comme une arène politique où les règles sont remises en question, mises en doute, contestées, imposées, modifiées et acceptées (BASTIAENSEN, DE HERDT et D’EXELLE, 2005).

19 Tout d’abord, les rencontres sociales sont à un certain point déjà « arrangées » avant même qu’elles ne se concrétisent : les arrangements sociaux ne se forment pas dans un vide social, les gens ne se rencontrent pas par hasard. Des facteurs différents allant de la densité de la population et du paysage géographique à la manière dont l’espace et le temps sont organisés socialement, modulent l’interaction sociale d’une façon particulière. Un arrangement social particulier peut donc être analysé en tant qu’un nœud particulier d’un réseau social plus large ou d’un ensemble de réseaux sociaux. En revanche, les « titres » des gens ne dépendent pas seulement des règles de jeu auxquels ils participent, ils dépendent aussi des réseaux dans lesquels ils sont impliqués. De ce point de vue, il peut être intéressant d’utiliser la distinction faite par Charles TILLY entre « exploitation » et « accaparement des opportunités » en tant que deux mécanismes générant l’inégalité (TILLY, 1998, 2005). L’exploitation fait allusion à une situation dans laquelle les gens puissants sont, en quelque sorte, à même de manipuler les règles du jeu de telle façon qu’ils peuvent réaliser des arrangements coopératifs en s’appropriant eux-mêmes une partie disproportionnée du surplus. Par contre, l’ accaparement des opportunités se définit comme le blocage pour les « autres » de l’accès à des ressources valables peu importe la définition et la manière (TILLY, 2005, p. 74). TILLY importe ici la notion wéberienne de fermeture sociale (social closure) dans son cadre théorique (SILVER, 1995, p. 96). C’est un mécanisme qui joue au niveau des interactions sociales.

20 En outre, nous ne concevons l’activité politique pas tellement comme un ensemble d’institutions séparées, mais plutôt comme une troisième couche de n’importe quel arrangement institutionnel. La politique est présente partout où les acteurs sociaux interagissent sur des objectifs communs (BIERSCHENK et OLIVIER DE SARDAN, 1997, p. 240). Nous avons emprunté le concept d’arènes politiques à la sociologie du développement (LONG, 2001 ; OLIVIER DE SARDAN, 2005) : le processus ininterrompu de libération, tel qu’il est décrit par SIMMEL, trouve précisément son reflet dans les diverses façons dont les « règles du jeu » sont mises en pratique, contestées, renégociées et modifiées lors du processus.

III – LES AUTRES SONT ENGAGÉS DE PRÉFÉRENCE PAR LA VOIX

21 Étant donné que l’agencéité humaine dépend, au moins en partie, de la capacité à mobiliser la coopération et le consentement des autres, notre thèse est que la liberté d’agencéité est en rapport avec la possibilité différentielle qu’ont les gens dans leur capacité de s’exprimer, ou d’exercer leur voix dans une relation particulière. Plus précisément, les individus sont dominés par le « hasard et les circonstances » à un point tel qu’ils ont « une capacité limitée à mettre en doute, défier, proposer et finalement à inaugurer de nouvelles façons d’agir » (BEBBINGTON, 1999, p. 2034). La possibilité d’exercer sa voix est, en d’autres termes, d’une importance particulière pour aboutir à un changement dans les façons inégales dont les individus se connectent, générant différents processus d’accaparement des opportunités, pour arriver à un changement dans les manières inégales dont ils se répartissent le surplus.

22 On a parfois argumenté que le fait de s’éloigner de l’identification de la liberté ou de la pauvreté en termes d’attributions individuelles, serait contraire à l’individualisme éthique, c’est-à-dire, au postulat selon lequel « les individus, et seulement les individus, sont les unités du souci moral » (ROBEYNS, 2005, p. 107). La position défendue ici, ne contredit cependant pas du tout l’individualisme éthique. En effet, l’intérêt de l’idée de la liberté en tant que non-domination repose justement sur l’importance de la voix de chaque individu et sa capacité à être le co-créateur de l’environnement définissant les perspectives et les opportunités  [3]. Cependant, la possibilité d’exprimer sa voix est évidemment une caractéristique d’une relation, elle ne peut pas être attribuée à un individu.

23 La voix doit être comprise ici comme un complément nécessaire à la sortie (exit) et à la loyauté, deux autres manières de caractériser une interaction entre différents sujets, tel qu’elle est explicitée par Albert HIRSCHMAN (1970). Dans une relation symétrique, A aussi bien que B sont tout aussi libres de se conformer à (loyauté) ou de contester (voix) les attentes de l’autre. Ils peuvent également se retirer de la relation (sortie). Par contre, les gens qui se trouvent dans une position marginale vis-à-vis d’un autre manquent de « voix pour exprimer leurs vues et obtiennent des résultats contraires à leur propre bien-être dans les débats politiques qui concernent la richesse et le bien-être » (APPADURAI, 2004, p. 63). APPADURAI interprète les relations entretenues par les « pauvres » comme oscillant entre soit la loyauté, soit la sortie :

24

[...] les pauvres ont une relation profondément ambivalente avec les normes dominantes des sociétés dans lesquelles ils vivent. Même quand ils ne sont pas ouvertement hostiles à ces normes, ils font souvent preuve d’ironie, de distance et de cynisme à propos de ces normes. L’autre aspect est la loyauté, pas seulement une loyauté superficielle, mais plutôt un attachement profond aux normes et aux croyances qui sous-tendent directement leur propre dégradation. Ce sens de l’ironie, qui permet aux pauvres de garder quelque dignité dans les pires conditions d’oppression et d’inégalité, est un aspect de leur implication dans les normes culturelles dominantes. Ainsi, en Inde, beaucoup d’intouchables se soumettent aux règles d’exclusion dégradantes et aux pratiques des castes parce qu’ils souscrivent d’une certaine façon à l’ordre plus général des normes et aux propositions métaphysiques qui dictent leur complaisance : une telle soumission implique des idées à propos du destin, de la réincarnation, du devoir de caste et des hiérarchies sociales sacrées. (APPADURAI, 2004, p. 65).

25 Bien que SEN lui-même insiste sur l’importance de la voix en tant qu’élément essentiel du bien-être, il relie la voix, du moins implicitement, à la présence d’un système démocratique et de prise de décision publique (État). Une telle approche tronque la voix à la fois en réduisant le domaine relevant de la voix envers l’État, et en réduisant la capabilité d’utiliser la voix pour des libertés politiques et des libertés civiques classiques. Comme nous l’avons remarqué ci-dessus, la thèse selon laquelle le système politique est présent là où les acteurs sociaux interagissent sur des projets communs, permet d’une part de reconnaître l’État comme un espace politique important et la démocratie comme un ensemble d’encouragements mais d’autre part d’aller au-delà d’une telle vue tronquée de la politique. Nous réitérons que dans notre conception, la capabilité à exercer la voix n’est pas, comme la politique libérale aimerait le croire, un attribut individuel, mais une capabilité profondément relationnelle. Nous souscrivons à la proposition d’APPADURAI de traiter « la voix comme une capacité culturelle, non pas comme une vertu démocratique généralisée et universelle parce que, pour qu’elle prenne effet, elle doit s’engager dans des buts sociaux, politiques et économiques en termes d’idéologies, de doctrines et de normes qui sont largement partagées, même par les riches et les puissants. De plus, la voix doit être exprimée en termes d’actions et de résultats qui ont une force culturelle locale. Il n’y a pas de raccourcis vers l’empowerment. Cela doit revêtir une quelconque forme culturelle locale pour avoir une résonance, mobiliser des adhérents et occuper l’espace public du débat » (APPADURAI, 2004, pp. 66-67).

26 La voix implique, de façon assez ironique, un degré de loyauté à des « idéologies et doctrines largement acceptées et crédibles ». Logiquement, la capabilité d’exercer la voix est déterminée de manière cruciale par ceux qui écoutent et qui prennent ou ne prennent pas le message au sérieux. La valeur d’un discours particulier dépend d’une audience convaincue. Il y a ici une présomption que le stock d’idéologies, de doctrines et de normes présent dans la société est suffisamment hétérogène, ambigu et multiforme pour permettre des narrations différentes sur des pratiques identiques. Par conséquent, il y a aussi une certaine latitude dans la réinterprétation de la justification de telles pratiques particulières. Chaque discours « public » qui rend légitime un arrangement social particulier en tant que juste et raisonnable, est toujours accompagné d’un ensemble de discours « cachés » qui prônent des idées alternatives sur la justice et l’ordre et qui inspirent des façons particulières de contester la domination et, éventuellement, de redresser des injustices ressenties (SCOTT, 1990). Par exemple, dans son analyse des droits fonciers à Kuwamu au Ghana, Sara BERRY a remarqué combien les droits fonciers étaient étroitement liés aux narrateurs particuliers et, par conséquent, comment les conflits pour la terre étaient essentiellement déterminés par la version particulière de « l’on dit » accepté par le tribunal. Elle conclut que :

27

Là où les droits de propriété sont déterminés par des processus ininterrompus de négociations, les gens sont plus capables d’obtenir un accès raisonnablement sécurisé à la terre en participant aux négociations, et à la prolifération des précédents historiques, plutôt qu’en se mettant d’accord sur un discours unique qui sécurise les droits de certains au détriment des autres... Les personnes qui décident au niveau politique seraient plus judicieusement employées à discuter la manière d’augmenter l’efficacité et l’accessibilité des facilités de médiation pour les concessions contestées, plutôt que de poursuivre des chimères de règles et de cartes exactes. (BERRY, 1997, p. 1237)

28 Si nous définissons le développement comme l’agencéité libre, l’agencéité libre en tant que la capacité d’exprimer sa voix et la voix en tant qu’un trait relationnel, le développement concerne moins la définition des « bonnes » politiques pour la croissance (pro-pauvre), que la création d’espaces pour la formation des conceptions morales alternatives, permettant à de telles opinions alternatives d’émerger dans les arènes politiques. Cette conclusion rejoint celle de MACKINTOSH, qui explique que « nous devrions supposer qu’une sphère publique inclusive est relativement désordonnée et pleine de conflits, un point focal pour les mécontents. C’est cela une de ses fonctions les plus importants. L’accès au débat public et une valorisation de la pluralité et de la différence sont des éléments de base d’un processus socialement inclusif » (MACKINTOSH, 2000, p. 91).

IV – L’INÉGALE LIBERTÉ D’AGENCÉITÉ PEUT DEVENIR DURABLE

29 Comme nous l’avons noté ci-dessus, l’approche des capabilités prône avec force que les personnes avec des besoins objectivables et situés dans des contextes sociaux différents font face à différentes « sources de variabilité paramétrique », tels que SEN les nomme, qui influencent la conversion du revenu en « bien-être ». Ces facteurs de conversion font partie intégrante de la manière dont les structures socio-économiques existantes sont traduites du macro-social vers le micro-individuel. Par analogie, il peut être intéressant d’étudier la façon dont ces « sources de variabilité paramétrique » ont un impact différentiel dans la conversion de l’action micro-individuelle dans une agencéité effective au niveau macrosocial. L’exemple ci-dessous s’attache à démontrer la capacité différentielle à générer un revenu monétaire.

Tableau 2

Sources de variabilité paramétrique quand on transforme les actions en revenus

Hétérogénéités
personnelles :
Comparativement, les handicapés ont plus de difficulté pour
gagner leur vie
Diversités
environnementales
Planter des récoltes pour vendre peut être moins rentable
dans des zones plus éloignées
Variations du climat
social
Des régions peuvent être différentes dans la disponibilité
d’opportunités d’activités génératrices de revenus
Différences dans les
perspectives
relationnelles
La capacité d’apparaître en public sans honte peut déterminer
l’accessibilité différentielle des gens au marché du travail
Distribution-
répartition au sein de
la famille
Toutes choses restant égales, certains membres d’un même
ménage plutôt que d’autres, se lancent dans des activités
génératrices de revenus

Sources de variabilité paramétrique quand on transforme les actions en revenus


30 Toutes ces sources de variation paramétrique dans la conversion du revenu en capabilités jouent aussi un rôle dans la conversion de l’agencéité en revenus. Il est également logique de supposer que la façon de générer un revenu n’est pas différente de la participation ou de l’accès à d’autres sortes de ressources privées ou aux services publiques.

Schéma 3

Participation inégale dans les arrangements institutionnels

figure im5

Participation inégale dans les arrangements institutionnels

31 Il est important de mettre l’accent sur le fait qu’il y a en principe beaucoup de variabilité dans la façon dont ces facteurs de conversion jouent dans des sites sociaux différents. En effet, cette variabilité devrait être la règle plus que l’exception. Bien qu’il soit important de faire une distinction analytique entre les différents facteurs de conversion, il ne faut en même temps pas perdre de vue que, parfois, c’est précisément l’enchevêtrement des différents paramètres qui rend l’inégalité plus durable.

32 Pensons par exemple aux « différences dans les perspectives relationnelles ». En décrivant ce facteur, SEN se réfère systématiquement à l’importance à la fois intrinsèque et instrumentale de ce qu’Adam SMITH a appelé « l’aptitude à paraître sans honte en public ». Comme le dit Adam SMITH,

33

les chaussures en cuir sont devenues une nécessité de la vie en Angleterre. La personne honorable la plus pauvre de n’importe quel sexe serait honteuse d’apparaître en public sans elles. En Écosse, la coutume a fait de la chaussure une nécessité de la vie pour la catégorie la plus basse des hommes, mais la même chose ne compte pas pour la même catégorie de femmes qui peut se promener pieds nus sans discrédit (SMITH, 1791, p. 471).

34 Suivant leur sexe, ces hommes et femmes ont fait face à différents « facteurs de conversion » pour traduire leur revenu en capacités particulières dans l’Écosse du XVIIIe siècle. Sur la base de la description qu’en fait SMITH, nous pouvons nous attendre à ce qu’en général, il y ait plus d’égalité entre les sexes en Angleterre qu’en Écosse à la fin du XVIIIe siècle. Il est à noter que de toute façon, il n’y a pas d’exclusion sociale des femmes dans le sens absolu ; les femmes sont tout à fait autorisées à apparaître sans honte en public – et cela leur coûtera même (une paire de chaussures en) moins. Cependant, le prix social à payer est très élevé : elles ne peuvent le faire qu’en exposant leur infériorité vis-à-vis des hommes. Comme APPADURAI le souligne, « les femmes et les hommes se trouvent face à des termes de reconnaissance différents, à un cadre différent à l’intérieur duquel ils négocient leurs interactions avec d’autres groupes sociaux » (World Bank, 2006, p. 21)  [4]. En faisant face à des termes de reconnaissance différents, nous pouvons supposer également que les femmes sont relativement plus exploitées, en plus de souffrir davantage des conséquences des processus d’accaparement des opportunités. Selon Charles TILLY, c’est précisément pour cette raison que les distinctions de sexe interfèrent parfois avec les processus générant l’inégalité : ils confèrent un caractère durable à cette inégalité. L’anthropologue Mary DOUGLAS (1987) et le sociologue Charles TILLY (1998, 2005) avancent tous deux que les catégories hiérarchiquement reliées sont précisément rendues plus résistantes au changement parce qu’elles sont soumises à une variété de contextes sociaux. Les distinctions de sexe peuvent donc assez facilement être écartées dans d’autres domaines pour structurer des arrangements inégaux parce qu’elles sont déjà appliquées dans un grand ensemble de contextes sociaux. DOUGLAS ajoute que les éléments structurants les plus forts sont ceux qui établissent une analogie avec le monde non-humain :

35

Il est nécessaire qu’il y ait une analogie par laquelle la structure formelle d’un ensemble de relations sociales soit retrouvée dans le monde physique, ou dans le monde supranaturel, ou dans l’éternité, bref n’importe où, pourvu que cette structure ne soit pas perçue comme un arrangement social inventé. Quand l’analogie est un va-et-vient entre différentes relations sociales, accompagnée d’un retour à la nature, sa structure formelle récurrente est facilement identifiable et imprégnée d’une vérité auto-valorisante (1987, p. 49).

36 Il est à noter que le critère du « sexe » est utilisé ici non pas pour faire référence aux différences entre les caractéristiques physiques des hommes et des femmes. Dans la mesure où ces caractéristiques physiques jouent un rôle dans la conversion des ressources en capacités et inversement, elles sont reprises sous le label « hétérogénéités personnelles ». La plupart des différences, en réalité des inégalités, dans la capacité des femmes et des hommes à convertir les ressources en capacités... n’ont rien à voir avec les caractéristiques physiques : le sexe est surtout un marqueur social (voire, entre autres, TINKER, 1990 ; FOLBRE, 1994). Le fait qu’il y ait une analogie avec les différences physiques renforce l’importance sociale de ce marqueur, il ne l’explique pas causalement. Ici, les distinctions de genres ne diffèrent pas d’autres distinctions reprises sous la rubrique des hétérogénéités personnelles, telles « l’âge », « le handicap », « la maladie » : chacune de ces catégories sociales comporte des marqueurs sociaux précis qui renvoient en même temps à des différences objectives en besoins. Mais il existe aussi d’autres marqueurs physiques, tels la « race », le lieu de naissance, l’origine, le contexte familial ou la capacité de parler français avec un accent parisien. Selon le contexte social, ces marqueurs catégorisent les gens, ils relient des attentes sociales à chaque catégorie et amènent les gens à paraître en public avec une spécificité qui est liée à la catégorie à laquelle ils sont censés appartenir  [5].

37 Bien que ci-dessus, nous ayons discuté des mécanismes qui rendent l’inégalité plus durable, notre analyse suggère en même temps que ces mécanismes ne sont pas déterministes. Nous insistons sur le fait qu’il y a en principe beaucoup de variabilité locale dans la façon dont ces marqueurs particuliers sont utilisés dans une organisation particulière ou un espace social, ou à un moment précis dans le temps. En dernière instance, la valeur d’un marqueur est déterminée au niveau local, tout dépend du degré auquel il est convaincant en tant qu’explication locale de l’inégalité, capable de la rendre plus supportable. Ici, il est aussi intéressant de rappeler les propos de Norman Long sur le fait que les acteurs ne sont « presque jamais complètement enrôlés dans le “projet” d’une autre personne ou d’autres personnes » (LONG, 2001, p. 17). Il reste toujours un espace de manœuvre, et si nous prenons l’agencéité au sérieux, c’est justement cet espace de manœuvre des subordonnés que nous devons commencer à identifier et à développer. Dans la mesure où la voix à quelque chose à voir avec la capacité à remettre en question « les normes et coutumes en vigueur », et finalement « d’introduire de nouvelles façons de faire les choses », cela suggère une approche différente de la réduction de la pauvreté : l’utilisation de ces catégories sociales en tant que schéma pour structurer l’accès et les opportunités doit être remise en question par des discours alternatifs sur les analogies qui lient les distinctions catégoriques appliquées dans des sphères institutionnelles différentes.

38 Nous ne voulons toutefois pas nier l’importance des capacités inégales d’agencéité des individus, ni des déterminants de conversion de l’activité au niveau individuel et régional, mais nous sommes d’avis qu’une analyse de l’agencéité doit finalement s’attacher à l’étude de l’importance de ces facteurs, à leur façon de modeler l’arène politique autour des arrangements institutionnels et à la façon dont ils sont discursivement reliés à des réseaux plus larges d’interaction et de communautés épistémologiques.

V – IMPLICATIONS POUR LA RECHERCHE ET LA POLITIQUE

39 L’argument principal pour étendre – sinon réorienter – l’analyse de la pauvreté de l’étude des différents aspects de bien-être vers les aspects relationnels de la liberté d’agencéité, a été élaboré de manière théorique avant tout. Ci-dessous, nous esquissons brièvement quelques implications de cette réflexion théorique pour les politiques de développement.

40 Tout d’abord, l’accent mis sur la liberté d’agencéité dans les relations détourne l’attention des « pauvres » en tant que sujet principal de la politique de développement. Si le manque de liberté dû à une forme de domination est une relation, elle présente deux aspects : le côté de la partie dominée et le côté de la partie dominante. Suivant les conditions empiriques, il pourrait être plus approprié de réguler la partie dominante que de protéger la partie vulnérable. Et il est en tout cas moins important d’indemniser la victime que de mettre fin à la (re) production de la pauvreté. SEN se réfère à la pauvreté en tant que privation de capabilités, et effectivement la pauvreté devient dépistable dans la mesure où certains arrangements sociaux identifiables ont activement privé les gens de certaines capabilités. C’est précisément vers cela que nous amène notre analyse : vers une étude des arrangements institutionnels engendrant le bien-être et la pauvreté, et vers la façon dont la position des marginalisés dans les arènes politiques peut être renforcée. Nous nous intéressons plus particulièrement à l’exploitation et à l’accaparement des opportunités, deux processus majeurs provoquant l’inégalité des actes et des êtres, et au rôle des discours culturels spécifiques visant à stabiliser ces processus.

41 Ensuite, il est probable qu’il y ait un soutien politique plus important à la lutte contre la pauvreté si nous définissons la pauvreté en tant que domination par les autres. À cause de son caractère relationnel, la liberté en tant que non-domination par d’autres est reliée beaucoup plus intimement à des discours d’égalité et de justice. En décrivant la pauvreté comme une injustice, on transforme un problème de malchance, de manque d’effort personnel ou de conditions anormales en un problème social : quelque chose peut et devrait être fait pour y remédier. Le défi consiste ici à combiner différentes sources locales de résistance avec des discours de justice afin de leur donner plus de force. Comme nous l’avons démontré ci-dessus, la puissance de la voix est déterminée par la possibilité d’être exprimée en public. Les académiciens, et plus largement les intellectuels, pourraient jouer un rôle important ici, en reliant les différents discours et en créant des alliances parmi les non-privilégiés.

42 En troisième lieu, même si nous avons précédemment mis l’accent sur les aspects relationnels de l’agencéité, largement en concordance avec l’approche par les capabilités de SEN, nous pensons que de telles relations n’existent peut-être que seulement si nous prenons une perspective suffisamment générale. SEN lui-même considère le développement comme un « processus essentiellement bénin » (1999, p. 35), notamment parce qu’il considère que la liberté est une finalité première et un moyen principal. Dès que nous compliquons la matière en mettant en scène l’activité en interaction, ce caractère bénin ne semble plus acquis. Plus particulièrement, il est bien possible, et même probable, que nous tronquons sérieusement l’agencéité en mettant l’accent sur le bien-être uniquement et en supposant que l’agencéité en découlera. Les gens peuvent aussi bien atteindre le bien-être en échange de leur agencéité, donc par la loyauté plutôt que par la voix. Il se peut fort bien que l’on figure parmi les heureux esclaves qui travaillent pour un seigneur bienveillant ou que l’on ait réuni, par la ruse et la tricherie, les conditions correctes pour avoir accès aux ressources, mais le niveau de bien-être atteint ainsi ne peut pas vraiment être interprété comme une indication du développement en tant que non-domination. Geoff Wood conclut sa description des techniques d’adaptation des paysans afghans comme suit :

43

Les dangers liés à la perte du statut de client, de ne pas être protégé, de perdre la « qualité de membre » de la communauté locale dirigée par un commandant sont immenses. Mieux vaut être avec le diable - vous connaissez ce pari faustien. La sécurité au prix de l’arrangement – individuel ou collectif. Passer seul à l’attaque est trop risqué (2003, p. 468).

44 Si donc, à la limite, les indicateurs incorporés dans la liste des OMD sont atteints « par hasard ou occasionnellement », les gens sont toujours dominés et non libres. Pourtant, le clientélisme est peut-être la meilleure option disponible pour rester en sécurité dans des contextes marqués par des marchés fragmentés et des états faibles. Mais si un tel système « fonctionne » en termes d’indicateurs de bien-être au niveau individuel, n’élargissons-nous pas trop le concept de liberté en considérant ces indicateurs comme des mesures de liberté [6] ? On pourrait tout au plus, les prendre comme indicateurs d’un arrangement temporaire, le meilleur qui puisse être atteint dans les conditions données mais dans l’attente d’être dépassé une fois que les conditions changent  [7].

BIBLIOGRAPHIE

  • ANNAN K., 2005, « In larger freedom : decision-time at the UN », Foreign Affairs, 84 (3).
  • APPADURAI A., 2004, « The capacity to aspire » in RAO V. A. & WALTON M. (eds) Culture and public Action, Stanford (SA), Stanford University Press, pp. 123-145.
  • BAKHSHI P., DUBOIS, J.-L., 2008, « Glos
  • saire des Termes » in DUBOIS J.-L., BROUILLET A.-S., BAKHSHI P., DURAY-SAUNDRON C. (éds.), Repenser l’action collective ; une approche par les capabilités, Paris, l’Harmattan, pp. 259-264.
  • BASTIAENSEN J., DE HERDT T., D’EXELLE B., 2005, « Poverty as an Institutional Process » in World Development, Vol. 33, Issue 6, June 2005, pp. 979-993.
  • BEBBINGTON A., 1999, « Capitals and Capabilities : A Framework for Analyzing Peasant Viability, Rural Livelihoods and Poverty », World Development, 27 (12), pp. 2021-2044.
  • BERRY S., 1997, « Tomatoes, Land and Hearsay : Property and History in Asante in the Time of Structural Adjustment », World Development, 25 (8), pp. 1225-1241.
  • BIERSCHENK T. et OLIVIER DE SARDAN J.-P. (eds.), 1998, Les Pouvoirs au Village : Le Bénin Rural entre Démocratisation et Décentralisation, Paris, Karthala.
  • DE HERDT T., 2008, « Capability-Oriented Social Policy and the Ability to Appear in Public Without Shame » in QIZILBASH M., COMIM F. and ALKIRE S. (eds.), Poverty and Justice : Sen’s Capabilities Approach, Cambridge, Cambridge University Press, pp. 458-488.
  • DE HERDT T., TSHIMANGA C., 2005, « War and the political economy of Kinshasa » in MARYSSE S., REYNTJENS F. (eds.), The political economy of the Great Lakes Region of Africa, London, Palgrave-Macmillan.
  • DOUGLAS M., 1987, How institutions think, London, Routledge & Kegan Paul.
  • EVANS P., 2005, « The challenges of the Institutional Turn : new interdisciplinary opportunities in development theory » retrieved October 2006 at http://sociology.berkeley.edu/faculty/ evans/
  • HIRSCHMAN A. O., 1976, « Some uses of the exit-voice approach – discussion », in American Economic Review, 66 (2), pp. 386-389.
  • LONG N., 2001, Development Sociology : actor perspectives, Routledge, London.
  • MARGALIT A., 2003, « On Compromise and Rotten Compromise : Homage to Isaiah Berlin », Department of Philosophy Hebrew University of Jerusalem, Mimeo.
  • O’NEIL O., 2001, « Agents of justice » in Metaphilosophy 32, n° 1/2., pp. 1026-1068.
  • OLIVIER DE SARDAN J.-P., 2005, Anthropology and development : understanding contemporary social change, London, Zed Books.
  • ROBEYNS I., 2003, « The Capability Approach : An Interdisciplinary Introduction » retrieved September 2005 from http://www.ingridrobeyns.nl/ Downloads/CAtraining20031209.pdf
  • SCOTT J. C., 1990, Domination and the Arts of Resistance. Hidden Transcripts, New Haven, Yale University Press.
  • SEN A., 1983, « Development : Which Way Now ? », Economic Journal, 93, pp. 745-762.
  • SEN A., 1985, « Well-being, agency and freedom : the Dewey lectures 1984 », Journal of Philosophy, 82.
  • SEN A., 1992, Inequality Reexamined, New York, Russell Sage Foundation.
  • SEN A., 1998, On Economic Inequality, Oxford, Clarendon Press.
  • SEN A., 1999, Development as Freedom, Oxford, Oxford University Press.
  • SIMMEL G., 1908, Soziologie. Untersuchungen über die Formen der Vergesellschaftung, Berlin, Duncker and Humblot.
  • SILVER H., 1995, « Reconceptualizing Social Disadvantage : Three Paradigms of Social Exclusion » in RODGERS G., GORE C. and FIGUEIREDO J. B. (eds.), Social Exclusion : Rhetoric, Reality, Responses. A Contribution to the World Summit for Social Development, Geneva, ILO Publications.
  • SMITH A., 1759, The Theory of Moral Sentiments. Library of Economics and Liberty. Retrieved November 3, 2006 from http://www.econlib.org/library/ Smith/smMS1.html
  • SMITH A., 1791, An inquiry into the nature and causes of the wealth of nations, 2 vols, Oxford, Clarendon Press.
  • TILLY C., 1998, Durable Inequalities, Berkeley, University of California Press.
  • TILLY C., 2005, Identities, boundaries and social ties, Boulder/London, Paradigm Publishers.
  • TOWNSEND P., 1985, « A sociological approach to the measurement of poverty » in Oxford Economic Papers, n° 37, pp. 659-668.
  • United Nations, 2005, « In larger Freedom : towards security, development and human rights for all » retrieved September 4, 2006 from http://www. un.org/largerfreedom/
  • WOOD G., 2003, « Staying secure, staying poor : the Faustian bargain » in World Development, 31 (3), pp. 455–471.
  • World Bank, 2005, World Development Report 2006 ; Equity and Development, Washington D. C., IBRD.
  • ZIMMERMAN B., 2005, « Pragmatism and the capability approach : Challenges in social theory and empirical research », European Journal of Social Theory, 9 (4), pp. 467-484.

Mots-clés éditeurs : développement humain, capabilités, bien-être, pauvreté relationnelle, SEN, agencéité

Date de mise en ligne : 01/01/2010

https://doi.org/10.3917/rtm.198.0317

Notes

  • [*]
    Institut de politique et de gestion du développement, Université d’Anvers, Belgique.
  • [1]
    - Nous préférons mentionner ici le titre original, curieusement traduit en français comme « un nouveau modèle économique ».
  • [2]
    - Voir BAKHSHI et DUBOIS (2008) pour une proposition de clarification.
  • [3]
    - Notre argumentation ne conteste pas tant l’individualisme éthique, mais plutôt la séparation que beaucoup d’études éthiques individualistes introduisent implicitement entre analyse éthique et politique. S’il est exact qu’à la fin, les habitudes locales déterminent la façon dont les ressources sont produites, distribuées et consommées, et que ces habitudes, à leur tour, évoluent en réponse aux voix locales, la valeur des discours éthiques sera finalement déterminée par l’effet qu’elles auront sur ces voix là.
  • [4]
    -Comme SMITH l’a déjà remarqué, en supposant probablement que ses lecteurs étaient des hommes, « il est inconvenant de parler à une femme comme l’on parlerait à un homme : on s’attend à ce que leur compagnie nous inspire plus de gaieté, plus de badinage et plus d’attention ; et une entière indifférence au beau sexe rend un homme méprisant, même dans une certaine mesure aux hommes ». (SMITH, 1759, I. II.4)
  • [5]
    - Il est intéressant de noter que SEN mentionne ce phénomène quand il parle de l’espérance de vie des américains blancs et noirs (SEN, 1999, pp. 22-23). Il remarque que l’espérance de vie de la femme noire américaine est égale à l’espérance de vie des femmes à Kerala. Précisément cette comparaison montre à l’évidence que le niveau individuel en opportunités n’est qu’une partie de l’information contenue dans ces données : les femmes noires américaines vivent dans la même société que leurs homologues blanches, la différence d’espérance de vie est en partie le résultat d’un traitement différent par les mêmes institutions. Pour cette raison, la comparaison entre femmes américaines blanches et noires ajoute une autre dimension à la privation que la comparaison entre femmes américaines et indiennes.
  • [6]
    - Voir notre discussion de l’évolution de la richesse et du bien-être à Kinshasa (DE HERDT et TSHIMANGA, 2005).
  • [7]
    - Ceci est inspiré par la défense d’Abraham LINCOLN par Avishai MARGALIT (2003), qui était accusé d’avoir fait un pari faustien dans le Compromis du Missouri de 1820, qui fixait les limites entre les États qui autorisaient l’esclavage et ceux où il était interdit. MARGALIT argumenta que bien que « en acceptant la Constitution, son compromis est comme un répit prolongé avec l’esclavage et non pas faire la paix avec lui » et pour cela pas vraiment un marché faustien. Mutatis mutandis, le choix des mots de WOOD pourrait aussi être trop dur.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.171

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions