Couverture de RTM_190

Article de revue

Initiative nationale pour le développement humain et économie solidaire au Maroc pour un accès élargi à l'eau et à l'assainissement

Pages 357 à 377

Notes

  • [*]
    Économiste, directeur de recherche de l’Institut de recherche pour le développement (IRD), Laboratoire population environnement développement, Université de Provence, Marseille.
  • [1]
    - Du point de vue juridique, la délégation de service public n’est pas une privatisation. Par contre, sa mise en œuvre commerciale suppose la construction du marché de l’eau exactement dans les mêmes conditions que celles imposées par la privatisation du secteur. C’est pourquoi nous employons le terme « marchandisation ».
  • [2]
    - LYDEC à Casablanca (Lyonnaise des Eaux de Casablanca) : 30 % du capital appartient directement à Suez ; 21 % à ELYO (Suez Energie Services) ; et 49 % du capital est marocain.
  • [3]
    - Véolia-Maroc avec AMENDIS à Tanger et Tétouan, et REDAL à Rabat.
  • [4]
    - Dix milliards de dollars ont été alloués en 2001 par le Roi Mohammed VI afin de permettre l’élargissement de l’accès des pauvres au microcrédit.
    (PNUD, http://www.pnud.org.ma/Cadre_Cooperation_Pays/pdf/ccf.pdf)
  • [5]
    - Pour une analyse détaillée de la distribution de l’eau potable urbaine en délégation de service public au Maroc, voir DE MIRAS et LE TELLIER en collaboration avec SALOUI (2006).
  • [6]
    - Martine VILLARS, IDDRI
    (http://www.iddri.org/iddri/telecharge/services/06_2_villars_presentation_mars06.pdf)
  • [7]
    - Les acteurs français pour l’eau, http://www.eau-international-france.fr.
  • [8]
    - Forums mondiaux de l’eau à Marrakech (mars 1997), puis à La Haye (mars 2000), à Kyoto (mars 2003) et à Mexico en mars 2006.
  • [9]
    - D’où seront dégagées les « bonnes pratiques » mais sans que l’on sache symétriquement ce qu’il advient des « mauvaises pratiques » qui s’en sont pourtant inspirées, avec leurs conséquences parfois négatives en termes de coûts sociaux ou environnementaux.
  • [10]
    - Les objectifs fixés à horizon 2025 se rapportent à l’irrigation, au traitement des eaux usées, aux effluents industriels, ainsi qu’à la gestion des ressources en eau et de l’environnement. L’objectif de 2015 concerne exclusivement l’eau potable et l’assainissement.
  • [11]
    - PS-Eau, http://www.pseau.org/outils/ouvrages/camdessus_financing_water_for_all_fr.pdf.
  • [12]
    - Programme conjoint de l’Organisation mondiale de la santé et de l’UNICEF.
  • [13]
    - L’augmentation éventuelle des investissements privés ne dispensera pas les gouvernements d’augmenter les dépenses publiques dans ce domaine (Ambassade de France aux États-Unis, 2005).
  • [14]
    - De telles politiques dépendent (sic) en zone urbaine la réalisation des Objectifs du millénaire et l’amélioration sensible de la condition des plus pauvres (CAMDESSUS et al., 2004).
  • [15]
    - Les pouvoirs publics sont désinvestis du rôle de représentant unique de l’intérêt général, précise le Panel (CAMDESSUS et al., 2004).
  • [16]
    - Bernard CONTE (http://conte.u-bordeaux4.fr/Enseig/Lic-ecod/docs_pdf/Webconswash.pdf).
  • [17]
    - Recensement effectué dans le cadre de l’INDH dans la wilaya du Grand Casablanca en 2004.
  • [18]
    - INDH, Royaume du Maroc (http://www.indh.ma/fr/imgs/plateforme%20fr_10.8.pps)
  • [19]
    - Les actions en milieu rural sont du même type à quelques variantes près.
    (INDH, http://www.indh.ma/fr/imgs/plateforme%20fr_10.8.pps)
  • [20]
    - Le Grand Casablanca rassemble 54 projets, Rabat-Témara-Salé 30 projets, et Tanger 20 projets. Le milieu rural comprend par ailleurs 403 communes rurales-cibles, comptant près de 3,7 millions d’habitants.
  • [21]
    - INDH, http://www.indh.ma/fr/communes.asp.
  • [22]
    - Plus de 5 000 occurrences sont identifiables sur internet avec un moteur de recherche classique à partir de l’expression « Initiative nationale pour le développement humain ».
  • [23]
    - Le terme signifie « développement » en arabe marocain.
  • [24]
    - La LYDEC annonce 280 branchements « eau et assainissement » à réaliser en moyenne quotidiennement sur la période.
  • [25]
    - Le coût moyen d’un raccordement « eau et assainissement » s’élève alors à environ 700 euros.
  • [26]
    - Ce ratio passe à 50 % pour Véolia-Maroc (Tanger, Tétouan et Rabat).
  • [27]
    - Cette idée de subvention est désormais officielle puisqu’a été mentionné publiquement un nécessaire recours à une contribution du Trésor public et à une défiscalisation du secteur de l’assainissement (hypothèse de suppression de la TVA et des impôts directs sur les sociétés concernées) par le ministère de l’Intérieur (Association scientifique et technique pour l’eau et l’environnement, http://www.astee.org/conferences/2003_casablanca/accueil.asp).
  • [28]
    - Voir les contributions du directeur-adjoint du projet LYDEC INDH/Inmae et du directeur développement durable de Véolia Water AMI (VILLARS et GILBERT, 2006).
  • [29]
    - Elle est celle d’un non-spécialiste.
  • [30]
    - Cette relecture de la tradition ne fonctionne pas seulement pour la solidarité : on la retrouve par exemple à propos de la décentralisation ou du secteur informel.
  • [31]
    -Political and ethical knowledge on economic activities research programme (PEKEA), http://en.pekea-fr.org/ ?p=11&c=S-3-Yahyaoui.html
  • [32]
    -Political and ethical knowledge on economic activities research programme (PEKEA), http://en.pekea-fr.org/ ?p=11&c=S-3-Yahyaoui.html
  • [33]
    - La lutte contre la pauvreté, incluant la promotion du rôle des femmes en milieu rural par le renforcement de leur pouvoir économique et donc celui de négociation communautaire.
  • [34]
    - La sauvegarde du patrimoine forestier de l’arganier.
  • [35]
    - Argana : base de données Développement durable et humain.
    http://www.cndwebzine.hcp.ma/cnd_sii/article.php3 ?id_article=1301.
  • [36]
    - Casablanca en 1997, Rabat en 1998 puis cédé à nouveau en 2004, et Tanger-Tétouan en 2002.
  • [37]
    - Cette formule est dérivée du roman de Jean-Paul SARTRE, Nekrassov (1955), puisque ce personnage déclare, en des termes contraires : « Désespérons Billancourt ! Désespérons Billancourt ! ».
  • [38]
    - C’est-à-dire ceux qui ne sont pas émergents et qui font appel à l’aide internationale.
  • [39]
    - La formulation est d’Aziz IRAKI, professeur de géographie de l’Institut national d’aménagement et d’urbanisme de Rabat.
  • [40]
    - Réseau TADA (Tissu associatif de développement – Azilal)
    http://reseautada.africa-web.org/article.php3 ?id_article=6.

1 Au Maroc, l’accès aux services urbains de base pour les couches sociales les plus démunies a fait récemment l’objet de réorientations stratégiques, comme l’illustre l’Initiative nationale pour le développement humain (INDH). Mais quels motifs et quelles références théoriques ou institutionnelles les ont inspirées ? La question n’est pas contingente car elle interroge autant l’efficacité des mots d’ordre internationaux mis en œuvre antérieurement, et qui visaient à la marchandisation intégrale de l’eau potable et de l’assainissement  [1], que les paradigmes maintenant affichés et déclinés.

2 À cet égard, les nouveaux dispositifs financiers et institutionnels établis par les opérateurs délégataires des services d’eau et d’assainissement, filiales de Suez  [2] et de Véolia-environnement  [3], l’évocation à nouveau possible du subventionnement public, l’émergence de la microfinance à travers des dispositifs conséquents  [4], la référence récurrente aux principes de solidarité et de participation, l’insistance des plus hautes autorités à cibler des actions de proximité et de gouvernance locale, et enfin l’implication royale et la définition d’une plateforme programmatique à travers l’INDH, tous ces éléments conduisent à formuler les interrogations suivantes :

3

  • Comment l’incantation triomphaliste des années 1990 en faveur d’une marchandisation à marche forcée des services publics s’est-elle essoufflée ?
  • De nouvelles modalités de gouvernance urbaine ont surgi depuis l’année 2000. Leur soubassement idéologique et conceptuel est large ; il emprunte aux champs des Objectifs du millénaire, à l’univers du développement durable et du développement humain, et à celui de l’économie sociale et solidaire. En analysant le caractère composite de cette nouvelle stratégie, quel sens peut-on donner à cette action publique marocaine foisonnante et innovante ?
  • Dans ce kaléidoscope, l’économie solidaire constitue-t-elle un dispositif technique parmi d’autres ou cette dernière vient-elle questionner une gouvernance urbaine à base strictement marchande ? Ou encore, en revisitant l’économie solidaire, la stratégie marocaine de développement urbain n’interroge-t-elle pas une marchandisation précipitée des services urbains essentiels ?

4 Ainsi, de façon atypique, nous partirons en amont d’une réflexion centrée sur les services urbains pour aboutir en aval à un questionnement relatif à l’économie sociale et solidaire. Si notre recherche n’a pas porté d’emblée sur ce thème, l’économie sociale et solidaire a en effet surgi dans le champ de la problématique « eau et assainissement », en tant que référence émergente des politiques de lutte contre la pauvreté et d’accès aux services de base.

5 Pour apprécier la consistance et la nature de cette inflexion des présupposés du développement urbain, nous aborderons une situation urbaine concrète et les évolutions du secteur de la distribution de l’eau, à Casablanca, depuis une décennie. Nous observerons comment les limites d’une stratégie de marchandisation paraissent avoir été atteintes et comment elles tentent d’être dépassées.

I – TRIOMPHE ET LIMITES DE LA MARCHANDISATION DES SERVICES URBAINS  [5]

6 La généralisation du branchement individuel devait s’effectuer à travers la mise en œuvre de politiques sociales fondées sur divers mécanismes d’incitation financière. En effet, un frein majeur au raccordement réside dans le coût initial de la connexion, qui peut représenter plusieurs mois de revenus pour une certaine frange de la population ; il en résulte que les ménages à faibles revenus des quartiers non réglementaires et des bidonvilles ne peuvent généralement pas supporter le coût moyen du raccordement aux réseaux.

7 Avec l’aide de la Banque mondiale, les régies puis, plus tard, les opérateurs concessionnaires vont tenter de mettre en place des dispositifs de branchement dits « sociaux » : les Opérations de branchements sociaux (OBS) consistent en des facilités de paiement du coût du raccordement, dont le montant varie selon la distance qui sépare l’habitation du réseau d’eau. Les opérateurs ont appliqué en ce domaine la règle du recouvrement des coûts et celle du consommateur-payeur. Tandis qu’en matière de consommation d’eau potable, il existe une péréquation entre tranches tarifaires, le coût du raccordement au réseau est en revanche établi au cas par cas, selon le coût réel et intégral de chaque opération.

8 La question du raccordement des ménages des quartiers précaires se pose, en théorie, dans les termes d’un mouvement de bascule : d’une part, le recul annoncé des bornes-fontaines et, d’autre part, le raccordement individuel envisagé à travers les OBS.

9 « Alors qu’il a été signé en 1997, le contrat de concession de Casablanca ne fait aucune référence explicite au problème des bidonvilles » (Lyonnaise des Eaux de Casablanca [LYDEC], 2000). Cependant, le contrat de gestion déléguée aborde implicitement la situation des quartiers précaires en précisant le calendrier de desserte de l’ensemble des ménages urbains. Il est dit dans l’article 23 que : « Les critères qualitatifs visés par ce programme sont (de) faciliter le raccordement des foyers à revenus modestes » (LYDEC, 1997). Hormis ces éléments très succincts, la convention est muette sur les conditions du raccordement individuel : calendrier, zonage spatial, financements n’apparaissent pas. En outre, l’objectif de facilitation du raccordement des foyers à revenus modestes pourrait laisser penser que la logique du délégataire serait plutôt celle d’une obligation de moyens et non pas celle d’une obligation de résultats.

10 Pourtant, le délégataire doit contractuellement atteindre l’objectif suivant : 45 000 branchements sociaux seront réalisés tous les cinq ans ; tous les quartiers urbanisés, desservis par bornes-fontaines, devront être raccordés au réseau. Théoriquement, avec le taux de desserte annoncé (tableau 1), en 2021 tous les quartiers urbanisés et l’ensemble des agglomérations périphériques, hameaux et douars, devraient avoir accès au réseau d’eau potable de la ville et les ménages correspondants devraient disposer d’une distribution domiciliaire (éradication des bornes-fontaines collectives et arrivée d’eau au robinet dans chaque foyer). Mais, dès 2002, les résultats effectifs en matière de généralisation de l’accès à l’eau étaient en deçà des objectifs contractuels.

Tableau 1

Évolution du taux de desserte en eau potable selon l’article 23 de la Convention de gestion déléguée

Année 2002 2007 2021
Taux de desserte 85 % 95 % 100 %
figure im1

Évolution du taux de desserte en eau potable selon l’article 23 de la Convention de gestion déléguée



LYDEC (1997, p. 15)

11 Les OBS présentent plusieurs difficultés pour les délégataires : les prix des factures et des branchements restent trop élevés pour les ménages pauvres malgré les facilités de paiement ; la péréquation (entre abonnés ou zones) paraît incompatible avec le principe de remboursement des travaux, le ménage bénéficiant du branchement étant le ménage payeur. Les OBS constituent pourtant un engagement important du délégataire. Pour tenter d’atteindre les objectifs contractuels, l’opérateur a pu recourir à plusieurs procédés :

12

  • La densification plutôt que l’extension : il s’agit de raccorder au réseau les ménages qui ne disposent pas de branchement individuel mais qui résident dans un quartier déjà équipé.
  • Le raccordement des quartiers dans lesquels les pouvoirs publics poursuivent ponctuellement leurs missions de restructuration de l’habitat non réglementaire.
  • L’équipement des zones les moins éloignées des réseaux existants et en limite de quartiers.
  • L’équipement des habitations situées en limite ou sur les principales artères des quartiers. Le raccordement y est techniquement plus aisé et l’investissement moins coûteux ; de plus, les ménages résidant sur ces axes sont en général plus solvables que les familles installées en retrait.

13 Ces OBS touchent principalement les quartiers légaux et régularisés, alors que la prise en compte des bidonvilles et des lotissements clandestins se fait difficilement, notamment en raison de l’absence de statut foncier clair. Enfin, le raccordement des quartiers périphériques éloignés suppose des travaux importants dont le coût ne peut pas être entièrement supporté par les usagers, comme le prévoit pourtant la formule des branchements sociaux.

14 Si la formule connaît un certain succès pendant les décennies 1980 et 1990, c’est en raison des faibles taux de raccordement aux réseaux d’eau et d’assainissement, mais aussi des crédits des bailleurs internationaux qui permettent indirectement le maintien des montants des factures et des branchements à un niveau économiquement acceptable par les populations pauvres. Mais, par la suite, l’opérateur en charge des services d’eau et d’assainissement liquide de Casablanca peine à réaliser ses objectifs sociaux contractuels, faute de subventions. Entre 1997 et le début des années 2000, l’opérateur casablancais a fait preuve de prudence par rapport à l’objectif d’éradication des bornes-fontaines et de généralisation accélérée des branchements individuels. Les contraintes liées aux aspects techniques et financiers, aux statuts fonciers et aux enjeux électoraux font que l’équipement des quartiers pauvres a été négocié au cas par cas avec les autorités locales, avec des résultats très en dessous des objectifs contractuels : réalisation de 50 000 branchements tous les cinq ans et programme de 10 000 branchements réalisé en 8 ans, etc. (Villars, 2006  [6]).

15 Enfin, les OBS ont d’autant plus montré leurs limites en matière de généralisation de l’accès aux services de base que l’éradication des bornes-fontaines n’a pas eu lieu, et qu’au moins 20 % de la population urbaine ne dispose toujours pas de branchement domiciliaire à l’eau potable.

16 Ainsi, le postulat qui annonçait que les populations urbaines consentiraient à entrer dans le marché de l’eau, pour peu que la qualité du service fourni en eau et en assainissement fasse l’objet d’un prix juste, s’est trouvé invalidé par l’insolvabilité des franges urbaines les plus pauvres. Après dix ans de cette vision volontariste, il était temps d’admettre que le consentement à payer prôné par l’individualisme méthodologique, et qui théoriquement aurait pu être capté par l’opérateur délégataire au moyen du recouvrement intégral des coûts, ne créait par de revenus additionnels.

17 Ces difficultés à affronter des situations de pauvreté endémique auxquelles s’ajoutent les problèmes rencontrés par les opérateurs en Amérique latine (perte de change, rigidité des prix de vente de l’eau incompatibles avec les niveaux d’investissement et de profits, instabilité politique) font que, dès le début des années 2000, l’approche triomphaliste qui régnait en maître durant la décennie précédente a fait peu à peu place à des propos moins flamboyants et nettement plus prudents.

II – LA CONSTRUCTION DU MARCHÉ DES SERVICES : LES OBJECTIFS DU MILLÉNAIRE ET LE PANEL MONDIAL SUR LE FINANCEMENT DES INFRASTRUCTURES DE L’EAU

18

« La tension sur la ressource en eau ne cesse de s’accroître : les volumes disponibles ne peuvent plus satisfaire l’ensemble des besoins, sous-tendus par la croissance démographique et le développement économique. D’ici 2025, la consommation domestique croîtra d’environ 40 % et la consommation pour l’irrigation (qui représente aujourd’hui 70 % des prélèvements) de 17 %. Cette tension est particulièrement sensible dans les pays du pourtour méditerranéen dont certains sont passés sous le seuil de pénurie absolue, fixé par les Nations Unies à 500 m3/habitant/an. [...]
Le manque d’accès à l’eau et à l’assainissement est par ailleurs la première cause de mortalité au monde (choléra, diarrhées...). On estimait en 2000 à 1,1 milliard le nombre de personnes privées d’un accès convenable à l’eau potable et à 2,4 milliards celles ne disposant pas d’assainissement. » (Les acteurs français pour l’eau, 2007)  [7]

19 La problématique mondiale de l’eau est bien connue et ne manque pas d’être rappelée à l’occasion de chaque sommet international thématique [8]. Mais l’impact des mots d’ordre internationaux qui ont fait florès depuis la décennie 1990 dans le sillage de ces « grand-messes » et l’absence systématique d’évaluation et d’études d’impact des réponses souvent expérimentales apportées par l’expertise internationale  [9] le sont peut être moins. Ainsi, si des inflexions notables apparaissent depuis une décennie avec le basculement d’une logique néolibérale à une stratégie plus holiste du développement, aucun bilan n’est disponible quant à l’impact des préconisations triomphalistes des années 1990, à leurs limites voire à leurs échecs ; cette distanciation permettrait pourtant de comprendre les tenants des nouveaux dispositifs actuellement en vogue.

20 Les Objectifs du millénaire  [10] sont au nombre de huit, décomposés en 18 cibles et 48 indicateurs. Au sein du septième objectif, « assurer un environnement durable », la cible 10 entend « réduire de moitié, d’ici 2015, le pourcentage de la population qui n’a pas accès de façon durable à un approvisionnement en eau de boisson salubre », et deux indicateurs (29 et 30) précisent la « proportion de la population ayant accès à une source d’eau meilleure » et la « proportion de la population ayant accès à un meilleur système d’assainissement ».

21 Le Panel mondial sur le financement des infrastructures de l’eau a indiqué qu’en 2000 1,2 milliard d’êtres humains n’avait pas un accès décent à l’eau potable et 2,5 milliards étaient privés d’un assainissement, même rudimentaire (CAMDESSUS et al., 2004)  [11].

22 L’Objectif du millénaire en question (7) suppose, selon le Joint Monitoring Programme on water supply and sanitation [12], que d’ici 2015 1,6 milliard de personnes ait accès à une eau potable saine et 2,2 milliards à un assainissement de base, et que l’ensemble des contributions (aide publique au développement, secteur privé, consommateurs, etc.) soient multipliées par près de 2,5 en passant d’un montant annuel de 75 milliards de dollars US (2000) à 180 milliards (2025).

23 Selon Michel CAMDESSUS, président du Panel, « la question des moyens (de financement) n’avait pas été posée en termes aussi clairs avant ce jour de février 2002 » puisqu’on s’interrogeait jusque-là davantage sur les objectifs et sur les solutions techniques que sur les ressources financières à mobiliser (CAMDESSUS et al., 2004, p. 140). Certes, mais on peut aussi formuler une autre hypothèse, que d’ailleurs Michel CAMDESSUS lui-même met en exergue lorsque, pour les besoins de la démonstration, il renvoie dos-à-dos l’approche de l’accès à l’eau relevant de l’économie administrée et celle attachée à une vision de « rigoureuse orthodoxie financière », c’est-à-dire néolibérale (CAMDESSUS et al., 2004, pp. 192- 193). Concernant cette dernière, s’agit-il vraiment d’un défaut de clarté à propos de la mobilisation des ressources nécessaires aux infrastructures en eau, ou bien faut-il prendre acte que le recours exclusif au marché, prôné dans les années 1980 et 1990, est loin d’avoir tenu toutes ses promesses, en particulier quant à l’insertion des pauvres dans le marché urbain de l’eau ? Les approches d’économie expérimentale en termes de « recouvrement intégral des coûts et de consentement à payer » relevaient selon les termes empruntés à Michel CAMDESSUS, « d’approches extrêmes et lourdement chargées d’idéologie » (CAMDESSUS et al., 2004, p. 193). Il leur préfère aujourd’hui la notion de « couverture durable des coûts », qui comporte des éléments de subvention transparents  [13] et adaptés aux capacités contributives réelles des populations définies en fonction des plus pauvres  [14].

24 Ne s’agit-il pas implicitement pour le Panel mondial de construire graduellement le marché urbain de l’eau, tant du côté de la demande (en transformant progressivement les besoins en eau en demande solvable durable) que du côté de l’offre (en élargissant les sources de financement et en sécurisant à long terme des investissements) ? Les deux s’articulant selon une gouvernance triangulaire ( « pouvoirs publics, intérêts privés et société civile associative des consommateurs et des usagers »)  [15] fondée sur la subsidiarité et selon une approche « authentiquement décentralisée ». En résumé, « il faut d’abord faire en sorte que de robustes institutions de marché soient mises en place » (CAMDESSUS et al., 2004, p. 147, p. 154, pp. 180-181, et p. 211).

25 Une vision éclairée du marché émerge, au sens où sa construction en fait un produit social et non pas l’expression d’une économie naturelle – « au commencement il y avait le marché... » (cité par CONTE, 2003  [16]). Plus encore, des formules renvoient à une approche hybride du développement en incorporant, en sus d’une conception institutionnaliste, un vocabulaire et des principes solidaires et responsables. Mais il faut aussitôt préciser que cette notion de solidarité – citée de façon récurrente à partir du chapitre intitulé « Une nouvelle gouvernance de l’eau : citoyenneté, partenariat, solidarité » (CAMDESSUS et al., 2004, p. 153) – ne vise pas seulement à assister les plus démunis. Elle ambitionne aussi de les inciter à se joindre à cet effort pour aider les plus pauvres qu’eux. Cependant, même si ces références ne sont pas sans évoquer des sonorités de l’économie sociale et solidaire, elles n’en sont qu’un succédané. À cet égard, citons un extrait de l’article publié sur le site internet d’ATTAC le 10 octobre 2001 par Bernard EME, Jean-Louis LAVILLE et Jean-Paul MARÉCHAL ; ils dénoncent cette acception de l’économie solidaire qui pourrait laisser croire qu’elle serait justement le cheval de Troie du désengagement de l’État et donc l’allié objectif de la stratégie néolibérale.

26 Un exemple est fourni par M. CAMDESSUS, directeur général du Fonds monétaire international, qui déclare :

27

« Pour ce qui nous concerne au FMI, nous n’avons jamais changé. Ma théorie a toujours été celle des trois mains : la main invisible du marché, la main de la justice (c’est celle de l’État) et la main de la solidarité... Il faut que les trois mains puissent travailler ensemble ».

28 À la présidence de la Banque mondiale sont prononcées des déclarations proches en faveur de l’implication de la société civile et des organisations non lucratives censées la représenter. Cette « stratégie de l’ambiguïté » se nourrit de conceptions qui cloisonnent les différents secteurs pour ensuite fonder leur complémentarité sur ce cloisonnement. Elles fournissent un soubassement à une rhétorique politique dans laquelle les associations peuvent être convoquées pour justifier un désengagement de l’État. Derrière la référence à « des thématiques aux valeurs progressistes indubitables – la participation, le partenariat, la décentralisation » – peut se cacher une « logique de dépolitisation ».

29 Les Objectifs du millénaire font bien référence à des valeurs progressistes mais, selon les tenants d’une économie solidaire militante, largement vidées de leur contenu politique puisqu’objets d’une récupération néolibérale éclairée.

30 De la même façon, l’inclusion des petits opérateurs informels de distribution, de vente d’eau et de maintenance dans les quartiers périphériques des grandes villes est signalée, mais en complément de stratégies d’investissement capitalistique et de partenariats public-privé. En ce sens, leur accès au crédit peut être envisagé par le truchement d’opérations de microfinance (CAMDESSUS et al., 2004), sans que cela interroge pour autant le modèle dominant d’accès à l’eau potable, source de profit pour les opérateurs délégataires.

31 Il est difficile pour l’instant d’apprécier la consistance opérationnelle et la portée effective de ce nouvel argumentaire international, initié d’abord en 1990 par le basculement dans le néolibéralisme, puis notablement enrichi depuis quelques années d’emprunts sémantiques ou opératoires au développement humain et à l’économie solidaire. Aujourd’hui, une seconde phase est identifiable puisque, comme discours et comme représentation, cette nouvelle construction paradigmatique va maintenant glisser de l’échelle internationale à l’échelle nationale : l’Initiative nationale pour le développement humain (INDH) peut en attester, du moins pour le Maroc.

III – L’INITIATIVE NATIONALE POUR LE DÉVELOPPEMENT HUMAIN (INDH)

1 – La genèse de l’INDH

32 La stratégie de l’INDH prend ses racines de constats officiels clairs – nationaux et internationaux – quant au niveau de pauvreté au Maroc, même si entre 1980 et 2002 l’Indice de développement humain (IDH) a évolué favorablement en passant de 0,472 à 0,620 (PNUD, 1990-2004). Cependant, la Plateforme pour un plan d’action rappelle que 2 % de la population urbaine marocaine est en situation de précarité dont 1,3 % en situation de précarité extrême soit 200 000 personnes (INDH, 2005)  [17]. 700 000 ménages soit 4 millions de personnes vivent dans des quartiers non réglementaires ou des bidonvilles, en situation d’exclusion sociale. De plus, l’ « enquête de niveau de vie de 1998 a montré l’augmentation durant cette décennie (1990-2000) des effectifs de populations pauvres et vulnérables. Ces dernières constituent environ la moitié de la population totale, un taux bien plus élevé que celui rencontré dans les pays à niveaux de revenus comparables » (Nations Unies, 2001, p. 11).

33 La lutte contre la pauvreté au Maroc n’est pas nouvelle mais, face à ses insuffisances, et avec l’INDH, une forte implication personnelle du Roi apparaît dans ce « projet de règne ». Pour restituer la genèse de cette Initiative, nous emprunterons de larges extraits de l’article de Driss KSIKES (2005) :

34

« En s’élevant contre “le saupoudrage” et “le rapiéçage”, il [le Roi Mohammed VI] s’en est pris délicatement à la politique d’aumône sociale, improductive, orchestrée [...] par la fondation Mohammed V. En pointant du doigt “l’idée simpliste selon laquelle l’inclusion des populations marginalisées pèse sur la croissance”, il a sacrifié une des illusions chères à son ministre des Finances [...]. Fidèle au FMI, ce dernier a longtemps cru devoir attendre plus de croissance pour avoir plus d’emplois, afin d’aboutir à plus d’équité dans la redistribution des richesses. Aujourd’hui, le roi est (enfin) convaincu que “les 2 % de croissance qu’il cherche en plus, le développement humain peut les générer”, [...]. En gros, “le roi est passé d’une phase où il pensait au social par instinct et s’orientait naturellement vers le caritatif, à une nouvelle phase où il a compris qu’il devait rectifier le tir et prôner une économie alternative”, explique un homme du Palais. »

35 Après les attentats de Casablanca du 16 mai 2003, le Rapport de développement humain du PNUD-Maroc indiquait les axes d’une nécessaire réforme : « rattraper les retards de développement du monde rural, atténuer les disparités sociales et régionales et promouvoir de nouvelles opportunités de création de richesses et d’épanouissement individuel et collectif » (PNUD-Maroc, 2003, p. 5). Et :

36

« En juin 2004, le très prolixe Haut commissaire au Plan [...] présente au roi [...] la carte communale de la pauvreté. [...] Il en ressort que l’adduction en eau potable, l’électrification et le désenclavement (projets infrastructurels lancés depuis 1995) ne sortaient pas vraiment les Marocains délaissés de leur misère. » (KSIKES, 2005).
« Les ministres ne savaient pas si l’État voulait faire plus d’aide sociale, classique, ou s’engager sérieusement dans une politique de développement qui donnerait aux pauvres les moyens de s’en sortir par eux-mêmes, là où ils sont”, confie un ministre. (...) L’INDH saura-t-elle tirer les leçons des essais mal transformés dans le passé ? Ahmed LAHLIMI, architecte du gouvernement d’alternance, se souvient avec amertume d’une initiative de développement social tuée dans l’œuf. La stratégie nationale de la PME qu’il avait initiée en 2000, en vue d’encourager les initiatives locales et informelles, a été jetée aux orties. Son concept fétiche d’économie sociale, mal compris à l’époque, a été réduit à sa portion congrue : l’artisanat. Or, que dit le roi aujourd’hui ? “Valoriser l’informel”. Le roi parle aussi de “démarche participative”. » (KSIKES, 2005).

37 Cette rétrospective met en relief les références fondatrices de l’INDH, une nébuleuse faite de notions larges : secteur informel, partenariat, participation, pauvreté, tissu associatif, concurrence politique, etc. S’il ne s’agit pas d’une démarche d’économie solidaire et militante de stricte obédience, l’orthodoxie néolibérale est dépassée : en dix ans, la posture des autorités marocaines semble avoir notablement évolué, suivant certes en cela la tendance du discours international (du PNUD ou d’AMARTYA SEN), mais réintroduisant les dimensions politique et nationale dans lesquelles le Roi s’implique en mobilisant son administration.

38 Selon la Plateforme pour un plan d’action de l’INDH  [18], les objectifs déclarés de l’Initiative visent à promouvoir :

39

« Les activités génératrices de revenus, avec une attention particulière portée au secteur coopératif ; le soutien à l’accès aux équipements et services sociaux de base ; le soutien aux actions d’animation sociale, culturelle et sportive, etc. ; le soutien au renforcement de la gouvernance et des capacités locales ».

2 – La structure opérationnelle de l’INDH

40 L’INDH recouvre quatre programmes prioritaires orientés vers la réduction du taux de pauvreté et l’amélioration de l’IDH (programmes dédiés à la pauvreté en milieu rural, à l’exclusion sociale en milieu urbain, à la précarité et un programme transversal). Plus précisément, les actions envisagées en milieu urbain  [19] sont : « Le soutien à l’accès aux services de proximité et aux équipements urbains de base ; la dynamisation du tissu économique local par des activités génératrices de revenu ; le soutien à l’action et l’animation sociale, culturelle et sportive ; le renforcement de la gouvernance et des capacités locales. ».

41 Trente villes et 264 « quartiers-cibles » sont éligibles dans le cadre de l’INDH  [20]. La population urbaine concernée est officiellement de 2,5 millions d’habitants soit 22 % de la population de ces trente villes, représentant au total 16 % de la population urbaine nationale  [21]. Les quartiers sélectionnés sont caractérisés par un déficit en infrastructures sociales de base, un taux d’abandon scolaire élevé, un taux de chômage important, la présence d’habitat insalubre, une pauvreté et un faible revenu des populations, un taux élevé d’exclusion des femmes et des jeunes, et enfin l’absence d’opportunités de formation et d’insertion.

42 L’INDH est fondée sur la mise en synergie des actions et programmes de l’État, des collectivités locales et des ONG, principales partenaires dans la mise en oeuvre de l’Initiative. Elle dispose d’une part d’un organe de gouvernance locale appelé comité local de développement humain et composé d’élus des communes ou de représentants des arrondissements urbains, du tissu associatif, des services techniques déconcentrés et de l’autorité locale et, d’autre part, d’une instance de gouvernance provinciale ou préfectorale composée d’élus et de représentants de l’administration et de la société civile (associations, secteur privé). Au niveau national, un comité interministériel stratégique de développement humain, composé des membres du gouvernement et d’établissements et organismes publics veille au cadrage budgétaire, à la ventilation des moyens aux provinces et aux préfectures ; en outre, il assure le suivi des indicateurs de développement humain au moyen d’un système d’information. Cet instrument de suivi est destiné à assurer l’articulation et la mise en cohérence entre le niveau central et les échelons territoriaux.

3 – L’INDH et la LYDEC : stratégie « eau et assainissement » dans le Grand Casablanca

43 Si l’INDH semble porteuse, par un effet d’annonce et une communication médiatique active  [22], elle implique aussi de véritables transformations, si l’on en croit les dispositifs développés par la LYDEC (IDDRI, 2006). Dans le cadre de son Projet Inmae  [23], la LYDEC s’est dotée d’un nouvel organigramme en créant un département de planification et de gestion de projets et un département d’ingénierie qui devrait rassembler au total 150 personnes. Ce Projet Inmae a été établi par convention avec la wilaya du Grand Casablanca en septembre 2005, pour une durée de quatre ans (2006-2010). Il concerne 20 % des ménages de cette circonscription administrative et suppose la réalisation sur la période d’environ 120 branchements en eau domiciliaire et autant de raccordements au réseau d’assainissement  [24]. On observe que, dans ce périmètre du Grand Casablanca, 60 % des foyers concernés par le projet sont urbains ou périurbains (tableau 2).

Tableau 2

Objectifs de raccordements LYDEC en eau et assainissment dans le cadre de l’INDH

Nombre de foyers % foyers
Eau Assainissement Eau Assainissement
Zone urbaine et
périurbaine
80 377 87 487 58 59
Zone rurale 58 299 59 831 42 40
Total 138 676 147 318 100 100
figure im2

Objectifs de raccordements LYDEC en eau et assainissment dans le cadre de l’INDH



LYDEC, d’après des chiffres-clés actualisés en janvier 2006.

44 Au niveau national, dès 2005, pour l’ensemble du financement INDH, un Compte d’affectation spéciale a été créé et doté de 880 millions d’euros pour cinq ans (2006-2010), avec les contributions suivantes (en euros) : budget de l’État 500 millions ; collectivités locales 190 millions ; coopération internationale 190 millions.

45 Plus spécifiquement, en matière d’eau et d’assainissement, dans le cadre de l’INDH, le budget Inmae s’établit à 200 millions d’euros  [25]. Les contributions financières à rechercher et à mobiliser sont les suivantes (tableau 3) :

Tableau 3

Répartition en valeur relative de la charge d’investissement

Bailleurs %
Collectivités locales (GD) 5
Opérateur (GD) 7
Fonds Solidarité Habitat du ministère de l’Habitat 9
ONEP 9
Subventions internationales à mobiliser 31
Bénéficiaires (GD) 39
Total 100
figure im3

Répartition en valeur relative de la charge d’investissement


GD : dans le cadre de la gestion déléguée.
http://www.iddri.org/iddri/telecharge/services/06_2_villars_presentation_mars 2006.pdf (p. 10)

46 Avec cette nouvelle structure de financement, apparaît le bouleversement opéré à travers l’INDH. Le principe même de « l’eau paie l’eau », et donc celui d’une marchandisation immédiate et totale de l’eau urbaine, sont dépassés : d’un objectif idéal de 100 % de recouvrement des coûts, la structure du financement passe aujourd’hui à moins de 40 % d’autofinancement pour cette stratégie à l’égard des quartiers précaires, des bidonvilles et des douars dans le périmètre du Grand Casablanca  [26]. Ce glissement, non seulement sémantique, est aussi avéré puisque le terme « subventionner » n’est plus mis à l’index [27] et que le « consentement à payer » fait place à la « capacité à payer »  [28].

IV – L’ÉCONOMIE SOLIDAIRE COMME RÉFÉRENCE ÉMERGENTE DANS LE DÉVELOPPEMENT URBAIN PORTÉ PAR L’INDH

47 Même si, au Maroc, toute l’économie solidaire ne se résume pas à l’INDH, et si cette dernière n’est pas le bras séculier de la seule économie solidaire, on retrouve dans cette Initiative des principes et des actions qui sont l’émanation d’une tierce économie, ni directement administrée ni entièrement vouée au marché.

48 Préalablement, il est nécessaire de préciser brièvement, autant que faire se peut, l’acception très générale  [29] que nous donnons ici à l’économie sociale et solidaire, pour comprendre en quoi la dynamique nationale marocaine peut s’en inspirer. De façon sans doute assez schématique et générale, nous retiendrons trois phases d’économie sociale et solidaire :

49

  • L’économie sociale du 19e siècle est née au sein du prolétariat industriel pour tenter d’atténuer la violence des conditions de travail, par des organisations alternatives au travail (coopératives) ou hors du travail (mutuelles).
  • L’économie solidaire du 20e siècle a prolongé les valeurs de l’économie sociale en élargissant considérablement ses champs d’intervention sur les plans sectoriel (finance, tourisme, activités de proximité), géographique (commerce équitable), et de l’échelle des actions (du micro-local avec le système d’échange local au mondial avec la Planet finance) ;
  • Le tiers-secteur est implanté entre l’action publique et la logique marchande depuis une vingtaine d’années, avec la phase de recul de l’État-providence et d’approfondissement des contrastes et des inégalités sociales autant au Nord qu’aux Suds. La prolifération des ONG et autres associations dans les pays en voie de développement n’est pas étrangère à cette logique de substitution.

50 Sans préjuger de la définition implicite de l’économie sociale et solidaire qui fera référence, il convient d’observer comment cette notion a été appropriée au Maroc. À cet égard, à propos de l’antériorité du phénomène, on peut citer Yahya YAHYAOUI et Hachmi BENTAHAR. Leur affirmation illustre la classique relecture de pratiques locales anciennes à l’aune de ces nouveaux concepts occidentaux, attestant même de la préexistence locale du phénomène  [30] :

51

« L’économie solidaire au Maroc a ses racines dans la Société marocaine depuis toujours. Elle a géré la société marocaine depuis bien longtemps car elle émane d’abord de la religion musulmane et de l’esprit de solidarité, aussi bien dans les familles que dans les tribus, surtout à la campagne. » (YAHYAOUI ET BENTAHAR, 2003  [31])

52 De façon plus distanciée, et bien qu’il s’agisse du discours officiel tunisien, on peut aussi citer Laroussi AMRI (in DESTREMAU et al., 2004, p. 153) :

53

« Il [le discours officiel tunisien] stigmatise les conséquences de la pauvreté et magnifie la solidarité comprise dans le patrimoine culturel tunisien et dans les traditions, inspirées des valeurs éthiques d’égalité et de justice entre les catégories sociales et les régions. »
« Depuis l’indépendance, l’évolution des acteurs de l’économie solidaire au Maroc a connu trois phases distinctes :
- Une période de libéralisation (1958-1973) : Le droit d’association a été institué, en premier lieu, par le Dahir Royal du 15 novembre 1958 et continue d’être garanti par la constitution marocaine [...]. Ses dispositions offrent un cadre juridique pour toute activité associative [...].
- Une nouvelle période de contrainte (1973-1984) : Le Dahir du 10 avril 1973 a restreint la liberté d’association de façon plus significative. Ses dispositions sont relatives au statut juridique des associations (l’obligation de l’autorisation administrative), elles accordent aux autorités une plus grande discrétion de décision quant à la légalisation de l’ONG (la dissolution de l’association est désormais du ressort des autorités administratives après qu’elle ait été à la discrétion du tribunal provincial). Malgré cet ensemble de restrictions juridiques imposées aux associations depuis 1973, un grand nombre d’associations ont vu le jour, la vie associative a continué de jouer un rôle important dans le développement de la vie sociale et culturelle du pays.
- La période de renaissance (1984 à nos jours) : Parmi les changements importants qui sont survenus au Maroc et qui ont contribué à l’émergence des associations, principales composantes de la société civile, la crise financière du milieu des années 1980 et le Programme d’ajustement structurel (PAS) lancé par le gouvernement en 1983, en entraînant un déclin du niveau de vie de larges couches de la population marocaine.
[...] Actuellement, conscientes que l’État seul ne peut pas tout faire, les associations ont opté et choisi de s’attaquer à la résolution de ces problèmes. Tout en gardant un plus grand degré d’autonomie afin de sauvegarder une certaine légitimité vis-à-vis de la population qu’elles représentent et garantissent une plus grande efficacité à la défense de leurs intérêts. (Cette) seconde génération d’ONG se considère comme faisant partie d’un mouvement international plus vaste qui se développe grâce à la consolidation de la société civile sur le plan national.
(Ces associations) s’engagent dans un nouveau type d’activité, tel que le développement communautaire, la santé, la protection de l’environnement, la promotion des petites et moyennes entreprises et les questions féminines.
Ensemble, elles constituent un secteur dynamique capable d’améliorer la vie du citoyen marocain et d’accélérer le rythme du développement du pays. » (YAHYOUI et BENTAHAR, 2003  [32])

54 Pour ce qui concerne cette phase plus récente de l’économie solidaire au Maroc, on observera que l’entrée est faite d’emblée à partir du cadre réglementaire et donc du point de vue formel du droit défini par la puissance régalienne. Cette économie solidaire « à la marocaine » est à l’opposé d’une approche ascendante et inductive. « À l’opposé de » ne signifie pas « opposé à » : nous ne sommes pas loin de penser qu’il pourrait exister au Maroc un consensus sociétal à l’égard de cette culture jacobine. En effet, le caractère pyramidal et centripète de l’organisation administrative et politique au Maroc paraît imprégner jusqu’aux et y compris les initiatives réputées alternatives, même si le maillage de la puissance publique et coercitive s’est sans doute élargi en tournant le dos aux années de plomb.

55 En ce qui concerne les activités d’économie solidaire développées au Maroc, on doit citer en premier lieu le microcrédit, sans prétendre être exhaustif ni rendre compte des évolutions et des priorités. Avec plus de 500 000 clients actifs, l’offre de microcrédit marocaine ne peut plus aujourd’hui être considérée comme négligeable. Alors que la législation initiale restreignait le microcrédit au soutien à la petite entreprise, plusieurs amendements ont permis d’élargir les activités éligibles à ce type de financement (logement, eau et électricité en particulier).

56 Il faut noter que ces prêts solidaires peuvent se doubler d’objectifs sociaux  [33] et environnementaux  [34] (tels que ceux affichés par le Projet Entreprise féminine argan d’économie solidaire – EFAES – soutenu par la coopération allemande).

57 Le 25 février 2006 a été créé le Réseau marocain d’économie sociale et solidaire (REMESS) : cette initiative « vient sans nul doute renforcer l’édifice de la participation de la société civile à la construction du Maroc d’aujourd’hui et de demain sous la conduite de Sa Majesté le Roi Mohammed VI », a affirmé le secrétaire d’État chargé du Développement rural, Mohamed MOHATTANE, à l’ouverture d’un séminaire introduisant la création de ce réseau.

58 « La réflexion au niveau national sur l’économie sociale et solidaire prend tout son sens, dans le but de dégager les complémentarités et des alternatives appropriées en vue d’intégrer la population marginalisée à travers le développement des activités génératrices de revenus et la promotion du mouvement coopératif, l’encouragement de la petite production et son intégration au marché », a expliqué M. MOHATTANE  [35].

59 Si l’économie sociale et solidaire a été activement promue « par le haut » depuis quelques années, le mouvement coopératif, quoique plus ancien, n’a pas connu un essor équivalent.

V – RÉFLEXIONS ET QUESTIONNEMENTS AUTOUR DE L’ÉCONOMIE SOLIDAIRE À PARTIR DE L’INDH

1 – De la croissance néolibérale à un développement humain devenant solidaire ?

60 Avec l’exemple marocain de l’accès à l’eau pour les populations urbaines à travers la délégation de service public  [36], on observe au tournant du 21e siècle un double mouvement :

61

  • D’une part le glissement de l’idéologie néolibérale à celle dite « du développement humain et de l’économie solidaire ».
  • D’autre part, un glissement homothétique du niveau international au niveau national, l’État marocain redevenant explicitement la clef de voûte de la nouvelle gouvernance.

62 Ces nouvelles approches du développement entrent en résonance les unes avec les autres, par des références lexicales communes, par une même conception holiste du développement, par l’hybridation identique entre « marché », « État », « solidarité », « subsidiarité », « participation », etc. L’analyse de ces différentes approches et la lecture des documents fondateurs mettent en relief de nettes convergences, des filiations, des emprunts explicites ou implicites entre ces nouveaux chapitres du développement urbain.

63 Cependant, on remarquera que ces entrelacements sémantiques, conceptuels ou opérationnels ne font pas explicitement référence à des sources ou à un corpus commun institutionnel, théorique ou idéologique. Cela signifie que les inflexions de la stratégie des opérateurs marocains ne renvoient pas seulement aux Objectifs du millénaire et au « développement humain » ; l’INDH, en empruntant aussi à la solidarité de l’économie sociale, dépasse donc, ou enrichit, la catégorie proposée depuis 1990 par le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD).

64 S’il est avéré que le « développement humain » du PNUD et l’ardente obligation de solidarité ont supplanté l’approche dérégulationniste et d’orthodoxie financière du FMI, la caractérisation de l’intrication paradigmatique qui en résulte reste délicate. La résultante de cet empilement de références n’est en effet pas limpide d’un point de vue épistémologique, mais on peut toutefois émettre quelques hypothèses pour tenter d’en comprendre moins l’agencement que le sens.

2 – Le contenant et les contenus : un rôle actif des parties prenantes

65 Une fois posée la question de l’identification de son socle idéologique, l’INDH pourrait apparaître comme une variante du thème du développement humain. Celui-ci semble effectivement en constituer l’idéologie fondatrice : chaque entité (opérateurs, pays, institutions) le décline sur un mode qui lui est propre mais contribue à renforcer cette approche superposant « humain » et « solidaire ». Est-ce à dire que chaque acteur s’emparerait de ces notions dont le contenant serait clairement établi en tant que nouvelle catégorie sémantique (par exemple : solidarité, participation, société civile, gouvernance, etc.) ? Par contre, le contenu n’est-il pas laissé à la charge de ces mêmes acteurs, mobilisés pour donner du sens et de l’épaisseur à des concepts mous ? Ces derniers fonctionneraient alors comme des codes et leur usage serait autant de connivences qu’exprimeraient ces acteurs pour adopter de façon consensuelle un vocabulaire, des valeurs identiques et un projet de développement sociétal commun.

66 En outre, on observera que la circulation de ces codes et de leur idéologie sera d’autant plus pérenne qu’elle sera assurée et portée par des unités économiques de droit privé (associations, ONG) dont les ressources proviendront schématiquement d’une rente nationale et internationale distribuée au prorata de l’adhésion à des mots d’ordre mainstream. Une fois encore, est-ce que ce ne sont pas ces entités associatives qui donneront du contenu à des notions génériques très élastiques dont elles tireront en contrepartie leurs ressources et leur reproduction ?

67 Cette vaste sous-traitance de l’idéologie dominante à travers les ONG rend ces dernières dépendantes et les conduit à donner en contrepartie de l’épaisseur à ces notions polysémiques. Dans cette hypothèse, ce sont moins les contenus théoriques ou opérationnels qui importent que le processus de mobilisation de toutes les énergies sociales vers un projet de développement lisse, consensuel, uniformisé. Est-ce que la tension vers le développement humain passe par ce dispositif captif ? En partie, sans doute, mais on peut identifier d’autres fondements à ce kaléidoscope idéologique.

3 – Une nouvelle représentation de la pauvreté

68 La pauvreté ou plutôt les populations pauvres – dans des contextes de démographie active, d’urbanisation rapide et de prolétarisation limitée – sont des éléments d’instabilité et font le lit de mouvements sociaux radicaux. Il y a donc lieu de produire avant tout des représentations, des postures et des dispositifs d’inclusion.

69 Effectivement, à travers le développement humain, n’est-ce pas l’approche de la pauvreté qui est complètement revisitée ? Non seulement, nous l’avons vu, à travers une conception plus éclairée de la marchandisation des services urbains, mais aussi par les bouleversements coperniciens qui se sont opérés autour des représentations de la pauvreté.

70 On peut faire l’hypothèse qu’à l’échelle mondiale, après deux décennies de néolibéralisme, la dérégulation et la polarisation autour des économies développées et émergentes ont produit leurs effets massifs et différenciés en termes de croissance, de délocalisation et de financiarisation. Aujourd’hui, faut-il en venir au traitement des conséquences de cette période de mondialisation accélérée et prendre en considération les laissés-pour-compte de la croissance territorialisée, au final plus excluante qu’inégale ? De là sans doute ce tropisme, non pas sur la pauvreté en soi, mais sur la représentation de la pauvreté qui privilégie dorénavant la problématique de l’inclusion : il s’agit de concevoir un discours qui transcende les contrastes et les exclusions pour définir des catégories abstraites du développement. La pauvreté pourrait être de celles-là. On peut postuler que le découplage entre pauvreté et dynamique macro-économique (création d’emplois salariés, réduction des inégalités de revenus, amélioration de la redistribution nationale) aboutit à un nouveau traitement de la pauvreté. De même qu’au cours des Trente glorieuses, à l’Ouest, il ne fallait pas « désespérer Billancourt »  [37] en révélant au grand jour les dérives soviétiques, la réalité d’une croissance mondiale polarisée et non pas généralisée ne conduit-elle pas à tenter d’infléchir dans les Suds émargeants  [38] le discours et les dispositifs relatifs à une pauvreté maintenant endémique, en travaillant plutôt du côté des représentations et des potentialités que du côté des causes structurelles de la pauvreté ? En conséquence, se mettent en place des stratégies inclusives à l’égard de la perception de la pauvreté : elles doivent donner aux pauvres des raisons d’espérer ou de consentir. « Il est possible d’être riche si les pauvres sont consentants »  [39], la question centrale étant bien celle posée par Bonnie CAMBELL dans le titre de son ouvrage collectif : Qu’allons nous faire des pauvres ? (2005).

4 – Développement humain et économie solidaire : qui influe sur qui ?

71 Observons maintenant les rapports possibles entre développement humain et économie solidaire. L’exercice est éminemment délicat puisque chacune de ces notions renvoie à des déclinaisons différentes. Elles peuvent ainsi être confondues lorsque, ensemble, elles mettent l’humain au centre de leur préoccupation et, au contraire, elles doivent être foncièrement distinguées lorsque le développement humain renvoie à une stratégie globale de développement, et l’économie solidaire à une conception militante des mouvements sociaux. Dans ce deuxième cas de figure, le développement humain induit à la fois à un mouvement vers l’économie de marché et la démocratie, selon la logique top down des organismes internationaux, alors que l’économie solidaire est un mouvement de refus de l’hégémonie de l’économie de marché, sous l’action bottom up des citoyens.

72 Il paraît peu judicieux de se demander dans quelle mesure l’INDH recèle une part d’économie solidaire ou, à l’inverse, en quoi l’économie solidaire emprunte au développement humain. Plutôt que l’hybridation, nous préférons une approche qui interroge la capacité de récupération par le haut des initiatives alternatives, telles que l’économie solidaire.

73 Ce phénomène de récupération de mots d’ordre alternatifs par les pouvoirs centraux n’est pas nouveau : avec le développement local des années 1970 en tant que résistance au capitalisme fordiste, ou avec la préoccupation écologique et de genre des années 1990, la capacité d’incorporation par les pouvoirs centraux des slogans ou des objectifs militants sous la forme de stratégies éclairées et innovantes est dorénavant une constante. On doit se demander si la capacité historique du capitalisme occidental à transformer ses contradictions et ses déséquilibres en force motrice pour rechercher et atteindre d’autres niveaux d’équilibre ne fonctionne pas aujourd’hui aussi à propos de la pauvreté. En restant fondamentalement ce qu’elle est, sans jamais interroger et agir sur ses causes structurelles, la pauvreté est positivée. La lutte contre la pauvreté devient alors une lutte des pauvres contre leur pauvreté, menée de façon endogène sur un territoire autonome avec des armes spécifiques (par exemple, les capabilities d’Amartya SEN) ; cette lutte n’interpelle plus les autres couches sociales et ne relève donc plus d’une question politique. L’inclusion des pauvres dans les sociétés en développement se double étrangement d’une externalisation de la lutte contre la pauvreté, du point de vue de la responsabilité sociale des couches sociales nanties : le PNUD, les États membres des Nations Unies avec la formulation des Objectifs du millénaire ou encore les ONG sont mandatés pour gérer cette étrange pandémie qu’est la pauvreté.

74 Cependant, on peut retenir une autre interprétation du mécanisme de réappropriation qui interroge moins le système dominant que l’économie solidaire. En effet, on doit se demander si l’économie solidaire dans sa conception actuelle est en mesure d’assurer sa projection dans un changement d’échelle en passant du micro-local au national ? L’économie solidaire est-elle condamnée à occuper des niches, sans parvenir à mettre en question de façon significative le système dominant ?

75 À moins qu’avec l’économie solidaire, la revendication ne soit pas participative mais alternative ; avec, non pas « le grand soir » pour renverser le système dominant et lui substituer radicalement une autre logique, mais plutôt la création de niches qui, par itération ou selon une extension en rhizome, peuvent faire émerger des valeurs alternatives qui finiraient par questionner le système dominant.

76 L’économie solidaire nécessite-t-elle certaines conditions d’initiatives, de revendications et de mobilisations locales pour exister ? Si ces conditions ne sont pas remplies, alors on ne peut pas parler d’économie solidaire. Autrement dit, là où n’existent pas ces conditions historiques d’une tradition citoyenne, il serait impossible de parler d’économie solidaire. En ce qui concerne l’existence d’une économie solidaire au Maroc, le débat tournerait court. Par contre, si l’INDH entend mettre en place des éléments de participation propices à l’émergence d’une possible économie solidaire, des perspectives s’ouvrent.

77 Nulle part, l’économie solidaire n’est apparue comme le fer de lance d’un mouvement politique alternatif. Cela n’est pas à l’ordre du jour des plateformes idéologiques des grands partis politiques. Ces aménagements micro-locaux représentent-ils une réelle capacité politique collective ou bien leur caractère très confidentiel de micro-réseaux leur ôte-t-il toute capacité radicale de transformation politique nationale ? Avec l’exemple de la microfinance, il est clair que le changement d’échelle passe toujours par le changement de nature du mouvement. Plus il est local, plus il peut être alternatif, mais plus il est territorialement élargi et plus il devient réformiste, et même fonctionnel pour le système dominant qui veille : « Il faut trouver le moyen le plus efficace de passer des expériences locales à une vision nationale », estime Emmanuel DIERCKX DE CASTERLÉ, représentant-résident du PNUD au Maroc  [40].

78 Par ailleurs, existe-il des exemples probants de rétroaction de l’économie solidaire sur les systèmes dominants ? Ou bien doit-on questionner la vision mécaniste d’une lente révolution en marche qui, par itération successive, pourrait finir par peser sur le système dominant et même en infléchir ou réduire la suprématie ? À moins qu’à côté des stratégies de récupération, il existe aussi un mouvement ascendant et croissant de l’économie solidaire mu par une propre logique de pérennisation et une véritable foi en une évolution sociale alternative.

79 La question n’est pas de savoir s’il existe des liens entre développement humain et économie solidaire, mais comment les échecs et les limites de l’économie néolibérale donnent du champ à des approches alternatives. Le métissage des paradigmes du développement offre-t-il de nouvelles marges au fameux jeu d’acteurs ? Or, en ce qui concerne l’économie solidaire, il semble qu’il s’agisse davantage d’une logique extensive par multiplication d’expériences et d’initiatives localisées qu’une logique d’empowerment institutionnel et de renforcement politique de cette mouvance. Autrement dit, ne serait-il pas dans la nature de l’économie solidaire d’être intrinsèquement l’objet d’une logique de récupération lorsqu’elle devient plus visible et s’élève au-dessus de l’échelle micro-locale ? L’économie solidaire, par définition, lorsqu’elle est mue par sa propre dynamique, ne peut exister que dans les interstices du maillage de l’État ; lorsqu’elle vise une échelle plus large, n’est-elle pas condamnée à voir s’établir des compromis et des arrangements avec le système dominant et donc à perdre en pureté ce qu’elle gagne en visibilité et en reconnaissance ? Récupération du système dominant ou constat des limites intrinsèques de l’économie sociale et solidaire ?

80 Existe-t-il des exemples de changement d’échelle où la dynamique et le maillage de l’économie solidaire seraient passés du micro au méso ? L’économie solidaire semble être davantage une doctrine inductive fondée sur un ensemble de pratiques interstitielles plus qu’un projet politique descendant. L’économie solidaire se prête certes à des récupérations par le haut qui peuvent dévoyer ses objectifs mais, pour l’instant, l’économie sociale et solidaire n’est-elle pas seulement ce que les autorités publiques internationales, nationales ou locales en font ? Le microcrédit, l’empowerment, la participation ou l’expression des capabilities en attestent largement.

81 Si les instruments de l’économie sociale et solidaire peuvent rejoindre une alternative politique, celle-ci lui semble encore extérieure : quelle société pourrait émerger de l’économie sociale et solidaire sur la base de questions-clefs, comme le choix entre la société de marché, l’économie de marché dominante et l’économie sociale de marché ? État, acteur primordial, agent de régulateur ou rôle minimaliste ? La réponse se trouve dans la triangulation entre État, marché et citoyen : la participation serait-elle alors la source d’un pouvoir citoyen consultatif ou bien plutôt celle d’un contre-pouvoir ?

BIBLIOGRAPHIE

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  • CAMPBELL B. (ed.), 2005, Qu’allons-nous faire des pauvres ? Réformes politiques et espaces institutionnels ou les pièges de la gouvernance pour les pauvres, Paris, L’Harmattan, 207 p.
  • DESTREMAU B., DEBOULET A., IRETON F. (ed.), 2004, « Convergences et divergences des discours traditionaliste et étatique sur la pauvreté », Dynamique de la pauvreté en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, Paris, Karthala, pp. 143-166.
  • EME B., LAVILLE J.-L. , MARÉCHAL J.-P., 2001, Économie solidaire : illusion ou voie d’avenir ?,
    http://france.attac.org/article. php3 ?id_article=1082
  • Initiative Nationale pour le Développement Humain, 2005, Royaume du Maroc, août.
  • KSIKES D., « Genèse d’un rêve », Revue Tel Quel, n° 178, http://www.telquel-online.com
  • LYDEC, 1999, Convention de gestion déléguée du service de distribution d’électricité, du service de distribution d’eau potable et du service d’assainissement liquide à Casablanca, Royaume du Maroc, Communauté urbaine de Casablanca, 49 p + annexes.
  • LYDEC, 2000, « Quartiers défavorisés de Casablanca. Évolution des demandes et Plan d’actions. Services to low-income neighbourhoods », Annual Meeting, Manille, 23 septembre .
  • DE MIRAS C., LE TELLIER J., en collaboration avec SALOUI A., Gouvernance urbaine et accès à l’eau potable au Maroc. Partenariat Public-Privé à Casablanca et Tanger-Tétouan, Paris, L’Harmattan, coll. Villes et Entreprises, 278 p.
  • Nations Unies, 2001, Bilan commun de pays, Royaume du Maroc, décembre.
  • PNUD, 1990-2004, Rapports mondiaux sur le développement humain.
  • PNUD-Maroc, 2003, Rapport de développement humain. Gouvernance et accélération du développement humain.
  • VILLARS M. et GILBERT 0., 2006, Ville en développement, n° 72-73.

Date de mise en ligne : 01/01/2010

https://doi.org/10.3917/rtm.190.0357

Notes

  • [*]
    Économiste, directeur de recherche de l’Institut de recherche pour le développement (IRD), Laboratoire population environnement développement, Université de Provence, Marseille.
  • [1]
    - Du point de vue juridique, la délégation de service public n’est pas une privatisation. Par contre, sa mise en œuvre commerciale suppose la construction du marché de l’eau exactement dans les mêmes conditions que celles imposées par la privatisation du secteur. C’est pourquoi nous employons le terme « marchandisation ».
  • [2]
    - LYDEC à Casablanca (Lyonnaise des Eaux de Casablanca) : 30 % du capital appartient directement à Suez ; 21 % à ELYO (Suez Energie Services) ; et 49 % du capital est marocain.
  • [3]
    - Véolia-Maroc avec AMENDIS à Tanger et Tétouan, et REDAL à Rabat.
  • [4]
    - Dix milliards de dollars ont été alloués en 2001 par le Roi Mohammed VI afin de permettre l’élargissement de l’accès des pauvres au microcrédit.
    (PNUD, http://www.pnud.org.ma/Cadre_Cooperation_Pays/pdf/ccf.pdf)
  • [5]
    - Pour une analyse détaillée de la distribution de l’eau potable urbaine en délégation de service public au Maroc, voir DE MIRAS et LE TELLIER en collaboration avec SALOUI (2006).
  • [6]
    - Martine VILLARS, IDDRI
    (http://www.iddri.org/iddri/telecharge/services/06_2_villars_presentation_mars06.pdf)
  • [7]
    - Les acteurs français pour l’eau, http://www.eau-international-france.fr.
  • [8]
    - Forums mondiaux de l’eau à Marrakech (mars 1997), puis à La Haye (mars 2000), à Kyoto (mars 2003) et à Mexico en mars 2006.
  • [9]
    - D’où seront dégagées les « bonnes pratiques » mais sans que l’on sache symétriquement ce qu’il advient des « mauvaises pratiques » qui s’en sont pourtant inspirées, avec leurs conséquences parfois négatives en termes de coûts sociaux ou environnementaux.
  • [10]
    - Les objectifs fixés à horizon 2025 se rapportent à l’irrigation, au traitement des eaux usées, aux effluents industriels, ainsi qu’à la gestion des ressources en eau et de l’environnement. L’objectif de 2015 concerne exclusivement l’eau potable et l’assainissement.
  • [11]
    - PS-Eau, http://www.pseau.org/outils/ouvrages/camdessus_financing_water_for_all_fr.pdf.
  • [12]
    - Programme conjoint de l’Organisation mondiale de la santé et de l’UNICEF.
  • [13]
    - L’augmentation éventuelle des investissements privés ne dispensera pas les gouvernements d’augmenter les dépenses publiques dans ce domaine (Ambassade de France aux États-Unis, 2005).
  • [14]
    - De telles politiques dépendent (sic) en zone urbaine la réalisation des Objectifs du millénaire et l’amélioration sensible de la condition des plus pauvres (CAMDESSUS et al., 2004).
  • [15]
    - Les pouvoirs publics sont désinvestis du rôle de représentant unique de l’intérêt général, précise le Panel (CAMDESSUS et al., 2004).
  • [16]
    - Bernard CONTE (http://conte.u-bordeaux4.fr/Enseig/Lic-ecod/docs_pdf/Webconswash.pdf).
  • [17]
    - Recensement effectué dans le cadre de l’INDH dans la wilaya du Grand Casablanca en 2004.
  • [18]
    - INDH, Royaume du Maroc (http://www.indh.ma/fr/imgs/plateforme%20fr_10.8.pps)
  • [19]
    - Les actions en milieu rural sont du même type à quelques variantes près.
    (INDH, http://www.indh.ma/fr/imgs/plateforme%20fr_10.8.pps)
  • [20]
    - Le Grand Casablanca rassemble 54 projets, Rabat-Témara-Salé 30 projets, et Tanger 20 projets. Le milieu rural comprend par ailleurs 403 communes rurales-cibles, comptant près de 3,7 millions d’habitants.
  • [21]
    - INDH, http://www.indh.ma/fr/communes.asp.
  • [22]
    - Plus de 5 000 occurrences sont identifiables sur internet avec un moteur de recherche classique à partir de l’expression « Initiative nationale pour le développement humain ».
  • [23]
    - Le terme signifie « développement » en arabe marocain.
  • [24]
    - La LYDEC annonce 280 branchements « eau et assainissement » à réaliser en moyenne quotidiennement sur la période.
  • [25]
    - Le coût moyen d’un raccordement « eau et assainissement » s’élève alors à environ 700 euros.
  • [26]
    - Ce ratio passe à 50 % pour Véolia-Maroc (Tanger, Tétouan et Rabat).
  • [27]
    - Cette idée de subvention est désormais officielle puisqu’a été mentionné publiquement un nécessaire recours à une contribution du Trésor public et à une défiscalisation du secteur de l’assainissement (hypothèse de suppression de la TVA et des impôts directs sur les sociétés concernées) par le ministère de l’Intérieur (Association scientifique et technique pour l’eau et l’environnement, http://www.astee.org/conferences/2003_casablanca/accueil.asp).
  • [28]
    - Voir les contributions du directeur-adjoint du projet LYDEC INDH/Inmae et du directeur développement durable de Véolia Water AMI (VILLARS et GILBERT, 2006).
  • [29]
    - Elle est celle d’un non-spécialiste.
  • [30]
    - Cette relecture de la tradition ne fonctionne pas seulement pour la solidarité : on la retrouve par exemple à propos de la décentralisation ou du secteur informel.
  • [31]
    -Political and ethical knowledge on economic activities research programme (PEKEA), http://en.pekea-fr.org/ ?p=11&c=S-3-Yahyaoui.html
  • [32]
    -Political and ethical knowledge on economic activities research programme (PEKEA), http://en.pekea-fr.org/ ?p=11&c=S-3-Yahyaoui.html
  • [33]
    - La lutte contre la pauvreté, incluant la promotion du rôle des femmes en milieu rural par le renforcement de leur pouvoir économique et donc celui de négociation communautaire.
  • [34]
    - La sauvegarde du patrimoine forestier de l’arganier.
  • [35]
    - Argana : base de données Développement durable et humain.
    http://www.cndwebzine.hcp.ma/cnd_sii/article.php3 ?id_article=1301.
  • [36]
    - Casablanca en 1997, Rabat en 1998 puis cédé à nouveau en 2004, et Tanger-Tétouan en 2002.
  • [37]
    - Cette formule est dérivée du roman de Jean-Paul SARTRE, Nekrassov (1955), puisque ce personnage déclare, en des termes contraires : « Désespérons Billancourt ! Désespérons Billancourt ! ».
  • [38]
    - C’est-à-dire ceux qui ne sont pas émergents et qui font appel à l’aide internationale.
  • [39]
    - La formulation est d’Aziz IRAKI, professeur de géographie de l’Institut national d’aménagement et d’urbanisme de Rabat.
  • [40]
    - Réseau TADA (Tissu associatif de développement – Azilal)
    http://reseautada.africa-web.org/article.php3 ?id_article=6.

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