Notes
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Anthropologue, UPRES A 8038, EHESS, Paris.
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[1]
Ce n'est que depuis les années 1980 que les principales agences de développement se sont dotées de structures d'évaluation des opérations de développement. En France, par exemple, le ministère de la Coopération a créé en 1981, sans doute à cause de l'alternance politique, un service des évaluations qui a analysé environ 80 « projets ». Cette heureuse initiative s'est heurtée à de nombreux obstacles. Les évaluateurs ont souvent rencontré une forte hostilité de principe et de fait de la part de ceux qui dirigeaient les projets soumis à évaluation. Un document de synthèse rédigé en 1987, assez critique sur ces actions, n'a pas reçu l'imprimatur du ministre, mais a fait l'objet d'une publication ultérieure (Freud, 1988).
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[1]
Les raisons de telles attitudes sont variées, mais la peur de ne plus pouvoir travailler pour l'agence joue, à l'évidence, un rôle fondamental pour ceux dont l'activité principale consiste en la consultation. Les motivations de ceux qui sont chercheurs ou universitaires et qui, de temps en temps, deviennent consultants, en général de manière discrète, ne semblent pas très différentes.
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[2]
Un responsable d'agence reconnaissait récemment cette situation en me demandant de ne pas citer son nom !
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[3]
« L'appréciation de l'impact du Programme relève essentiellement de l'intuition et de considérations de bon sens, à partir des réalités observées sur le terrain », peut-on lire dans une évaluation commanditée par l'agence.
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Celle-ci a consisté à enlever tout ce qui était considéré comme gênant pour la poursuite des projets. La version « corrigée » du rapport, sur laquelle mon nom figurait pourtant, ne m'a été envoyée que plusieurs mois après sa parution, après plusieurs demandes de ma part. La censure de mon texte a constitué le point culminant d'une entreprise de dévalorisation systématique de mon travail qui avait commencé dès le début de la mission. J'avais en effet très tôt manifesté mon désaccord profond avec la conception de l'évaluation qui prévalait dans l'agence et j'avais déploré que le système de suivi soit normatif au lieu d'être analytique.
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[1]
Auparavant on se contentait souvent d'appréciations de type « impressionniste » telles que « les paysans du projet ont bonne mine » (sic). De manière générale, ces propos émanaient de gens qui avaient participé à la conception et à la réalisation du projet. Cette manière de procéder était considérée comme parfaitement normale car la « culture d'entreprise » était peu compatible, dans ces milieux, avec un regard distancié sur les actions menées. Cette attitude caractérise encore de nos jours certaines agences d'aide et la majeure partie des ONG. Très opposées à toute évaluation externe, celles-ci préfèrent pratiquer un exercice oxymorique, l'auto-évaluation.
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Il existe, du moins en français, peu de travaux sur cette question, on dispose d'excellentes analyses critiques sur la manière dont fonctionnent les agences onusiennes et la Banque mondiale (Hancock, 1989), ou sur le rétablissement de la paix après un conflit armé (Pouligny, 2004). En revanche les institutions françaises de développement (AFD, ministère des Affaires étrangères, etc.) demeurent très opaques. Signalons toutefois, à propos de la coopération décentralisée, la publication récente d'une évaluation anthropologique de certaines de ces interventions (Marie, 2005).
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[1]
La publication de données chiffrées est sans aucun doute la préoccupation majeure des bailleurs de fonds chez lesquels prédominent les représentants des disciplines dures. Il suffit pour s'en convaincre de voir dans la littérature grise la place occupée par les tableaux, graphiques et courbes. Cette tendance a connu un développement exponentiel avec la généralisation de l'informatique. Malheureusement les conditions dans lesquelles ces données chiffrées ont été collectées (méthodologie utilisée, niveau et formation des enquêteurs, etc.), gage de leur fiabilité, ne sont jamais mentionnées par les experts.
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[2]
Après avoir fait parvenir mon rapport à R..., la chef de mission, j'attendais qu'elle fasse de même afin d'en apprécier « la rigueur méthodologique », qualité qu'elle revendiquait haut et fort ! Face à son silence, j'ai réitéré ma demande et ai finalement reçu son précédent rapport... sur Haïti !
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[1]
J'avais fait sa connaissance vingt ans plus tôt et avais été très étonné par la qualité de ses relations avec les Peuls. Cela renforçait mes convictions sur la nécessité d'une connaissance approfondie de la société et de la langue des « développés » pour toute action ayant pour objectif « le développement ». Hélas, ce point de vue est loin d'être partagé par les représentants des disciplines dures et autres « experts » qui privilégient leur savoir technique et osent parfois écrire en préambule de leur rapport sur tel ou tel projet : « La mission n'a pu prendre contact avec les éleveurs par manque de temps » (sic). Je crois avoir compris aujourd'hui ce qu'est un expert. C'est quelqu'un qui, tout au long de sa carrière, n'a jamais eu le temps ! A..., lui, semblait l'avoir.
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[1]
Cette expression est couramment utilisée dans les agences de développement.
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[1]
Est-ce par hasard que les évaluateurs, qui disposent de généreux per diem, sont souvent accueillis gratuitement dans ces lieux confortables ?
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[2]
Un responsable d'agence m'a récemment expliqué devant un de ces films que les missions n'avaient désormais plus besoin de « descendre sur le terrain » !
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[1]
L'existence d'un tel document est en soi scandaleuse et prouve que l'évaluation est contrôlée du début à la fin par l'agence. Il résume les activités menées dans les projets et les présente comme des réussites. Afin que la mariée ne paraisse pourtant pas trop belle, quelques « points faibles » sont concédés ? sans que les raisons en soient jamais analysées. Ceux à qui en incombe la responsabilité apparente appartiennent presque toujours... à des ONG avec lesquelles les projets travaillent désormais ; de toute façon, des formations « standard » sont toujours disponibles pour renforcer leurs capacités. Ainsi, l'Agence et son personnel ne sont jamais directement mis en cause.
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[1]
La chef de mission affichait elle aussi un féminisme primaire, en accord avec la manière dont l'approche en termes de genre a été diffusée dans les agences onusiennes. Elle me demandait de compter le nombre de femmes qui était présentes dans les entretiens que je menais, ce qui devait permettre de mesurer les progrès accomplis en matière de participation féminine...
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[1]
C'est aussi grâce à des méthodes d'enquête rapide (MARP) que les besoins des populations locales sont inventoriés. Le résultat est en général d'une banalité affligeante : après cet exercice mené à la hâte et sans avoir utilisé aucune étude sérieuse sur les populations locales, les paysans réduisent le plus souvent leur demande au financement de ce que le projet avait déjà programmé avant toute consultation. Cette démarche est semblable à celle de l'infirmier qui, n'ayant plus que de l'aspirine dans sa pharmacie, décrète que tous ses patients ont mal à la tête !
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[2]
Ce qui explique sans doute les réticences à me les communiquer. Double langage pervers assez typique : on vous transmet un document en vous interdisant de le citer !
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[3]
Que certains faits aient pu être révélés dans un contexte aussi peu favorable et dans un laps de temps aussi court m'incite à penser exactement le contraire.
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[1]
Michel Serres, 1992.
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[2]
L'idée que l'État doit jouer un rôle régulateur dans la commercialisation et dans la répartition des céréales est ancienne. Pour s'en tenir au continent africain, si la liberté totale du commerce des grains est attestée de manière générale dans le monde musulman, le souverain possède pourtant un droit de régulation, nommé hisba, qu'il met parfois en pratique lorsque des pénuries ou des hausses de prix surviennent. Il fait alors mettre en vente à bas prix ses propres réserves de céréales pour réguler le marché. Le phénomène est attesté au Maroc au XVIIIe siècle (Rosenberger, 2001) ; il serait intéressant de l'étudier dans les royaumes musulmans du Soudan central.
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[1]
Voir la vigoureuse communication de Teyssier et al. (2005).
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[2]
Berg (1991, 52) signale que, sur 124 banques créées au Burkina avant 1985, 72 % avaient disparu quelques années plus tard.
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[1]
La création des banques reposait sur la fourniture des matériaux de construction et de la main-d'œuvre spécialisée. La population devait, quant à elle, participer à la construction et à la constitution du capital de départ (achat des céréales et de la sacherie) et un comité de gestion devait être créé et formé.
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[2]
Point sur les banques céréalières dans le Département de M..., établi par le service du Plan le 3 février 2003.
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[3]
Ayant réclamé à cor et à cri, lors de la dernière réunion au Niger, un rapport d'évaluation des banques dont on ne m'avait parlé... qu'en fin de mission, j'ai reçu trois semaines après mon retour en France une simple liste sur laquelle ne figuraient que le nom du village, l'année de création de la banque et la quantité de céréales initiale !
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[1]
E. Berg, 1991 ; Teyssier et al., 2005.
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[2]
Il n'est pas anodin de constater à quel point les termes qui désignent les nouvelles orientations des projets de développement sont judicieusement choisis et à quel point les effets de mode dans le choix des slogans sont importants. Ainsi « la santé pour tous en 2000 », promise par L'OMS, ou les actuels « objectifs du millénaire » du PNUD, etc. Les chargés de communication des agences onusiennes sont beaucoup moins habiles à nous expliquer pourquoi ces objectifs n'ont jamais été atteints.
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[3]
L'auto-évaluation d'une banque de céréales est fondée sur un certain nombre de critères tels que la gestion et l'entretien du stock. Elle ne fournit ? est-ce un hasard ? ? aucune information précise sur le profil socio-économique des utilisateurs.
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[1]
Sans doute en échange d'un petit cadeau !
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[1]
Arditi, 1991.
« Toute étude critique est impitoyablement et efficacement découragée. Ceux d'entre nous qui souhaitent, par exemple, évaluer les progrès, l'efficience ou la qualité de l'aide au développement découvrent que les bureaucraties de l'assistance ont déjà effectué toutes les évaluations qu'elles croient nécessaires, et qu'elles sont préparées à résister ? avec la dernière énergie ? à l'attention “ignorante”, “biaisée”, ou “hostile” des personnes étrangères au sérail. »
1 Comment le personnel d'une agence de développement appartenant au système des Nations Unies et les consultants qu'elle sélectionne pour réaliser une évaluation « externe » [1] des actions qu'elle mène en Afrique se comportent-ils pour présenter celles-ci comme « globalement positives » ? Au Niger, pays considéré comme l'un des plus pauvres du monde, les objectifs de cette agence sont, comme pour la plupart des organismes internationaux qui œuvrent en Afrique subsaharienne, de réduire la pauvreté, d'instaurer une meilleure sécurité alimentaire et de promouvoir la condition des femmes. Ces objectifs s'inscrivent désormais dans une politique de décentralisation, engagée avec l'aide des principaux bailleurs de fonds, à la suite de révoltes armées en pays Touareg conclues par la signature d'accords de paix et des élections.
2 Cet article souhaite montrer comment un anthropologue ? recruté sans doute par erreur dans une équipe d'évaluation par cette agence en janvier 2003 ?, a été soumis à de nombreuses injonctions et pressions, et surtout, ayant émis des critiques sur les actions menées et les résultats, exposé in fine à la censure de son rapport. Des organismes tels que la Banque mondiale se flattent pourtant de disposer dans leur personnel, depuis une trentaine d'années, d'une armada d'anthropologues engagés afin que le slogan « Putting people first » (Cernea, 1998) devienne enfin une réalité. Pourtant rien ne permet d'affirmer que leur présence ait eu des conséquences positives sur la nature des actions menées et sur les résultats. Rien ne permet non plus d'affirmer qu'une véritable pluridisciplinarité, mettant sur un pied d'égalité disciplines « dures » (agronomie, économie, etc.) et disciplines « molles » (anthropologie et sociologie), ait pu être instaurée. En réalité, si des anthropologues (le plus souvent obligés de se déguiser en socio-économistes pour la circonstance) sont parfois conviés à participer à des évaluations externes des opérations de développement, rares, semble-t-il, sont ceux qui osent faire preuve d'un esprit critique et résister aux injonctions de toute nature qui les « incitent », parfois vigoureusement, à porter un jugement favorable sur les projets [1]. Évaluer les effets, positifs ou négatifs, des différentes actions d'une opération de développement suppose à l'évidence qu'on ait pris soin d'étudier de manière précise la situation qui prévalait avant l'intervention. Or, aussi curieux que cela puisse paraître, on constate le plus souvent que la situation dite de référence soit n'a jamais été étudiée, soit l'a été de manière si superficielle qu'il est très difficile d'évaluer de manière rigoureuse les effets des actions menées [2] ! Par conséquent, il ne faut guère s'étonner que l'on attende surtout des évaluateurs de « l'intuition » [3] plutôt qu'une connaissance anthropologique des hommes et des sociétés. Il n'est donc guère surprenant qu'afin de tenter de masquer ces graves déficiences, la forme l'emporte toujours sur le fond, et le quantitatif sur le qualitatif : un vocabulaire censé représenter le pragmatisme et l'efficacité anglo-saxonne est employé par le personnel de ces agences, qui manifeste aussi un goût immodéré pour les chiffres qu'il utilise sans jamais s'interroger sur les conditions de leur production.
L'ÉVALUATION : DISCOURS ET PRATIQUES
3 Cette chronique d'une évaluation censurée commence par l'appel téléphonique provenant du siège de l'agence à New York ? M..., jeune experte française auprès de l'unité d'évaluation de New York, me propose de participer à l'évaluation de deux projets au Niger ? et se termine, après de multiples péripéties, par la censure de mon rapport [4]. Mon témoignage se veut être celui d'un anthropologue « par le bas » dont l'activité principale consiste à réaliser des missions pour des agences d'aide mais qui souhaite aussi et surtout contribuer à une anthropologie du développement (des développeurs et de ceux qu'ils souhaitent développer). C'est donc à partir de ces expériences professionnelles que la tribu des développeurs, son langage, ses représentations de l'autre et ses pratiques professionnelles seront ici décrites et analysées. Le comportement des prétendus « bénéficiaires », sans que la nature exacte du bénéfice dont ils sont censés être gratifiés ne soit le plus souvent précisée, complétera l'analyse. Le principe d'un regard extérieur sur les opérations de développement, bien qu'apparu tardivement dans les milieux concernés [1], semble désormais accepté comme une pratique normale qui intervient au cours ou à la fin d'un projet. En réalité ceci est totalement illusoire car, sur le terrain, le principe est systématiquement bafoué par les pratiques du personnel et par leurs « consultants maison » qui réalisent des évaluations positives en un temps record. Ceux, très peu nombreux semble-t-il [2], qui refusent de se soumettre à ces rituels du succès obligatoire et à cette dictature de l'apparence, prennent le risque de voir leur compétence mise en doute, leurs propos discrédités et leurs écrits censurés. Dans cet univers où règnent la pensée positive, l'auto-évaluation, l'autosatisfaction et l'absence totale d'esprit critique, les actions menées par les agences de développement ne peuvent qu'être couronnées de succès. Mais pourquoi donc, malgré les « excellents résultats » que se flattent d'obtenir les agences des Nations Unies, à grand renfort d'une politique de communication à laquelle sont de plus en plus associées vedettes du show business et des médias, le continent africain apparaît-il de nos jours en si grande difficulté à de nombreux observateurs perspicaces ? Pour les responsables des agences, la réponse est simple : les populations africaines, en grande partie analphabètes, qui sont « bénéficiaires » des opérations de développement, sont incapables d'apprécier la pertinence des actions qui leur ont été proposées et manifestent même un refus du progrès et du développement ! Les organismes d'aide ne sauraient, quant à eux, être tenus pour responsables des très rares échecs qu'ils reconnaissent off the record car les évaluations prouvent que les projets qu'ils mettent en œuvre sont des réussites à 100 % !
4 Les rapports provisoires des membres de la mission furent envoyés à New York et suivis d'un échange de courriers électroniques. Le premier m'informait que le texte rédigé par la chef de mission était « comme d'habitude, très bon » ; par manque de temps il n'avait été que « parcouru » mais serait, plus tard, « lu avec attention ». Mes textes avaient, eux aussi, été « parcourus » mais jugés « très en deçà des attentes » ; ils contenaient « trop de descriptions, trop de narration, aucun tableau récapitulatif et surtout, aucune analyse d'impact ». Il m'était en outre reproché de ne pas répondre aux « questions pourtant simples soulevées dans les termes de référence ». Enfin ma présentation « points forts / points faibles / recommandations » ne permettait pas au lecteur de se faire une idée globale sur les résultats obtenus ? ce type de présentation m'avait pourtant été imposé par la chef de mission et figure dans toutes les évaluations réalisées pour l'agence ! Il me fallait donc revoir les termes de référence spécifiques qui avaient été préparés pour l'analyse de la question de la sécurité alimentaire et tenter d'y répondre point par point, car « 4 pages de tableaux récapitulatifs [1] et quelques pages de conclusions franches et claires » étaient préférables à « 22 pages de texte ».
5 J'avais répondu de manière assez vigoureuse car, en plus des critiques qui m'étaient faites, la partie du rapport rédigée par la chef de mission, considérée par l'agence comme un modèle, ne m'avait pas été envoyée [2]. Face à tant de laxisme et de mauvaise foi, je constatais dans ma réponse nos « profondes divergences sur la manière de travailler et sur les relations que doivent entretenir les membres d'une équipe d'évaluation » et réfutais les jugements de valeur portés sur mon travail (narratif, plein de détails, etc.). Faisant enfin remarquer que depuis trente-cinq ans j'avais très peu travaillé pour des agences des Nations Unies et que cette nouvelle expérience ne pouvait que me conforter dans cette décision pleine de sagesse, je proposais d'adopter un mode de présentation plus conforme aux habitudes de l'agence et à ses termes de référence (dont, à mon sens, la longueur méritait sans doute de figurer dans le Guiness Book des records !) afin que notre collaboration se termine le plus rapidement possible.
6 Avant de recevoir ces courriers faisant état de mon incompétence, je n'avais eu avec M... que des conversations téléphoniques agréables. Elle me proposait de participer à l'évaluation de deux projets menés par l'Agence en compagnie d'une « spécialiste des questions de décentralisation » : R..., la « chef de mission », travaillait régulièrement pour l'agence et sa compétence n'était ipso facto donc plus à démontrer. Je possédais une certaine expérience dans le domaine de la sécurité alimentaire car j'avais réalisé de nombreuses études sur ce thème dans des régions sahéliennes, alors que l'Agence, d'après M..., n'en avait aucune (pourquoi dans ce cas élaborer de tels projets ?). Ayant déjà eu plusieurs expériences de travail catastrophiques avec d'autres agences des Nations Unies (consultants ayant donné un bakchich pour être sélectionnés, rapports jamais lus, etc.) je n'étais pas très enthousiaste mais, après plusieurs conversations avec M..., je finis par donner mon accord. Cette décision n'était pas motivée par la rémunération offerte, inférieure à ce que j'obtenais d'habitude, ni par les conditions de travail ; le temps imparti (trois semaines au Niger et une semaine en France pour la rédaction du rapport) interdisait, ce qui n'était sans doute pas le fruit du hasard, tout travail sérieux : l'un des projets étant situé à plus de 1 000 km de Niamey, la capitale, le séjour dans chaque région se trouvait réduit à quatre jours ! En réalité, j'avais fini par accepter cette mission impossible malgré l'existence d'un cahier des charges de 40 pages parce que À..., un ami anthropologue dont j'appréciais beaucoup les travaux sur les sociétés pastorales du Niger, y travaillait depuis quelques années [1]. Sa présence dans cette agence constituait pour moi la preuve qu'un espace de liberté pouvait encore exister dans un tel organisme. Cette interprétation était, on le verra, totalement erronée.
DU BRIEFING À « LA DESCENTE SUR LE TERRAIN » [1]
7 Quelques jours après que j'aie donné mon accord, une conférence téléphonique (le briefing téléphonique !) fut organisée entre les commanditaires de l'Agence, de New York (dont M...) et de Niamey, et les consultants, de Montréal et de Paris. J'entendis pour la première fois R..., la chef de mission, qui maniait à merveille la langue des agences des Nations Unies ; on y parlait de « rapportage », de « warrantage », etc., termes qui m'étaient peu familiers. La conversation « quadripartite » dura une heure et consista en une plate paraphrase des termes de référence. Le briefing téléphonique ainsi que les vidéoconférences font incontestablement partie des nombreux rituels pratiqués par les membres des agences des Nations Unies. Si leur rôle est d'abolir les distances entre l'Europe et l'Amérique, mais surtout entre le Nord et le Sud, leur fonction symbolique est sans doute de montrer qu'une institution qui maîtrise si bien ces technologies peut sans doute accomplir des miracles et, pourquoi pas, réduire la pauvreté dans les pays les plus déshérités de la planète. Peu après, je reçus par courrier électronique les rapports des consultants qui nous avaient précédés au Niger ainsi que de nombreux documents jugés indispensables pour réaliser le travail demandé. La « documentation » est exclusivement constituée des travaux réalisés par et pour l'agence. Cette littérature, qualifiée généralement de « grise », sans doute bien plus à cause de sa monotonie et de sa mauvaise qualité que de la couleur des couvertures ? bien qu'écrits par des francophones, ces rapports sont truffés de fautes et ne font presque jamais référence aux travaux de recherche. Pour le reste, les chapitres commencent immanquablement par « la mission a constaté que », ou « la mission pense que », suivi d'affirmations positives sur les actions menées très rarement étayées par l'analyse de faits précis. J'allais pourtant puiser dans ma bibliothèque, comme j'en avais l'habitude avant chaque mission de ce genre, quelques ouvrages classiques d'anthropologie et de géographie sur les populations des régions dans lesquelles nous devions travailler et je les plaçais dans ma valise.
8 Le départ au Niger était fixé quelques jours plus tard. C'est à Niamey que les membres de l'équipe d'évaluation devaient se rencontrer : R..., la chef de mission, venant de Montréal, moi-même de Paris et notre « homologue » nigérien (ancien étudiant au Canada), spécialiste des infrastructures. Dès le lendemain nous avions tous rendez-vous pour un briefing avec les représentants locaux des diverses agences des Nations Unies. Présentations, salutations ? « c'est la première fois que vous venez au Niger ? ». Thé ou café ? La parité hommes/femmes paraît respectée dans ces institutions (pour donner l'exemple ? à qui ? il n'y a que quelques femmes sur 250 députés à l'assemblée nationale du Niger) : dans les couloirs de l'immeuble climatisé des Nations Unies, on voyait passer beaucoup de femmes, souvent métisses. La représentante de l'Agence au Niger nous reçut dans son bureau, en attendant la réunion dans la grande salle. Il se passa peu de temps avant qu'elle ne nous explique que les projets pilotes que nous allions évaluer « étaient des réussites à 100% » et que le gouvernement désirait mettre en œuvre des actions similaires dans les autres régions du pays. J'étais stupéfait qu'elle ose, dans le cadre d'une évaluation, tenir de tels propos mais ils nous ont été par la suite si souvent répétés par des agents des projets, des chefs traditionnels, dans diverses circonstances et divers lieux, qu'il ne peut s'agir d'une simple convention de langage. La communication est, en effet, une préoccupation de chaque instant dans les agences des Nations Unies et chaque projet a son expert en communication. En outre, dans chaque « case de passage » [1], un magnétoscope est installé dans le salon ; on peut voir dans ces films, tournés en général à l'occasion du passage d'un important dirigeant des Nations Unies, combien les paysans, éleveurs, artisans, etc., sont contents et remercient les agences pour leur générosité [2]. Véritables spots publicitaires, les propos élogieux sur les projets et sur l'agence qui sont tenus par les « bénéficiaires » arborant des mines réjouies, sont écoutés avec attention par les visiteurs et les évaluateurs. Le but est, sans doute, que paroles et images s'inscrivent dans leur inconscient, tel un message subliminal. J'en fis naïvement part à ma collègue québécoise qui, un court instant, parut s'en offusquer. En réalité, elle connaissait parfaitement le système qu'elle pratiquait depuis longtemps, sans état d'âme.
9 Le briefing eut lieu dans la grande salle de réunion en présence des patrons africains des diverses agences onusiennes, costumés et cravatés, et des responsables locaux des projets que nous devions évaluer, en boubou et chéchia. Présentations. À peine assis, j'entendis une nouvelle fois « les projets sont des réussites à 100% ! » ; nous n'avions donc plus qu'à le constater, tâche facile et peu fatigante car un document dit « outil de soutien à la mission d'évaluation » (sic) a été préparé pour faciliter le travail des évaluateurs [1]. Je fis mine de me lever et de me diriger vers la porte. On me retint bien vite. Et, comme je m'expliquais : « Je vois mal ce que nous sommes venus faire ici et surtout pourquoi est-il nécessaire de répondre à 40 pages de termes de référence pour constater une telle réussite ? », on me répondit que j'avais tort de m'énerver et que « c'était une façon de parler habituelle dans l'agence ». Habituée à travailler avec des gens plus soumis et soucieux que moi de préserver leur avenir dans les agences des Nations Unies, la chef de mission commençait, visiblement, à s'inquiéter de mon comportement.
10 La « descente sur le terrain » fut menée à un train d'enfer car le temps imparti pour évaluer chaque projet (quatre jours) et la distance entre chacun d'eux (1 000 km) l'imposaient. Ces conditions étaient pourtant considérées comme normales par le personnel de l'agence et la chef de mission, puisqu'il s'agissait seulement de constater la parfaite réussite des actions ; les rares et brèves rencontres avec les populations locales n'avaient d'autre fonction que de valider ces excellents résultats. Jamais l'expression « experts-galop », que j'avais entendue à diverses reprises dans la bouche des paysans pour désigner ceux (et celles) qui les visitent à toute allure dans de puissants 4 × 4 en soulevant des nuages de poussière, ne m'avait parue plus juste. Je n'étais pas très fier de participer à une telle mascarade ! La majeure partie du temps se passa en réunions avec le personnel des projets, les nouveaux conseillers élus dans le cadre de la décentralisation, des membres des ONG sous-traitantes et surtout en visites de courtoisie aux autorités modernes et traditionnelles. Est-il besoin de préciser que les femmes n'étaient pas très nombreuses dans ces diverses instances, que le quota de 30 % préconisé par l'agence était loin d'être atteint et qu'elles n'y prenaient pas souvent la parole mais servaient le thé et les biscuits ? Ces rencontres me permirent pourtant de me rendre compte que de nombreux chefs traditionnels étaient résolument hostiles à la décentralisation, qui risquait de remettre en cause leur autorité, et ne se gênaient pas pour en faire état. Cent fois nous fut pourtant affirmée la réussite totale des actions menées dans les projets, la nécessité de les étendre à l'ensemble du pays et de les poursuivre dans l'avenir. J'ai donc dû, bon gré mal gré, participer à ces « visites guidées » !, comparables à celles que les touristes devaient effectuer il n'y a pas si longtemps encore dans les pays socialistes de l'est de l'Europe. J'ai pu pourtant, arguant qu'un anthropologue devait absolument s'entretenir seul avec les « bénéficiaires » de manière moins protocolaire et plus discrète que le groupe des « experts », m'échapper quelque temps. Ainsi, j'ai pu éviter ces insupportables « rencontres » avec des groupements féminins [1] censés pratiquer le maraîchage, à l'occasion desquelles on voit des cohortes de femmes apeurées se mettre au garde-à-vous (survivance de l'époque coloniale ?) pour saluer les membres de la mission. Quelques-unes montrent ensuite fièrement trois carottes qui, n'en doutons pas, vont considérablement améliorer la situation nutritionnelle de leur famille ! Puis les membres de la mission posent en général trois questions, pas toujours pertinentes. Les réponses, plus ou moins bien traduites par le personnel local, sont à peine fournies qu'on remonte déjà dans les voitures vrombissantes, car une autre visite, obéissant au même cérémonial, est programmée un peu plus loin. Au cours d'une visite de ce genre à laquelle je n'avais pas pu me soustraire, je m'étonnais de n'avoir que des interlocuteurs masculins alors qu'on avait affirmé à plusieurs reprises que les femmes participaient pleinement à la gestion de la banque de céréales qui venait d'être construite. J'avisais pourtant quelques « figurantes » assises dans un coin de la pièce. Il ne fallut pas longtemps pour qu'elles me déclarent être mises systématiquement à l'écart quand des « étrangers » venaient au village, sauf s'ils étaient blancs, comme aujourd'hui. Mais la présence, même muette, de femmes suffit le plus souvent pour que les évaluateurs soient convaincus de l'existence d'une « participation féminine » ! Pourtant, à l'occasion de mes échappées solitaires pour m'entretenir avec ceux et celles qui sont décrétés unilatéralement « bénéficiaires » des actions en matière de sécurité alimentaire, j'ai pu, sans grand effort et malgré le faible temps imparti, dépasser les apparences et les discours convenus et mettre à jour les nombreux dysfonctionnements de ces projets, ce dont mes interlocuteurs étaient parfaitement conscients. Il a suffi pour cela d'être à l'écoute, ne fût-ce que pendant quelques heures, des paysans et des éleveurs qui, comme j'ai pu le remarquer une fois de plus sont, en ces circonstances, dans un état de frustration constante car leurs (rares) rencontres avec le personnel de terrain et les autorités administratives se situent dans un cadre hiérarchique immuable, selon lequel tout représentant de l'État est habilité à donner des ordres et à être obéi. Certes, des méthodes dites « participatives » [1] font désormais partie de l'arsenal idéologique des agences des Nations Unies qui forment à grands frais les agents de terrain censés les mettre en pratique. Il m'a fallu aussi demander, parfois à plusieurs reprises et de manière assez vigoureuse, aux responsables des projets de me communiquer les documents de suivi-évaluation produits par des ONG locales, sous-traitantes des projets. Comme par hasard, ceux-ci ne faisaient pas tous partie de la documentation remise à notre arrivée. Or j'avais pu me rendre compte, en les lisant avec attention, que certains développaient des analyses pertinentes [2] ce qui, dans ce contexte d'autosatisfaction générale, était largement méritoire. Nombre de propos entendus sur le terrain étaient en effet validés dans ces travaux souvent critiques. Enfin, le hasard m'a permis de découvrir des initiatives paysannes fort efficaces en matière de sécurité alimentaire, par exemple certaines variétés de sorgho rapportées du Soudan par un marabout qui se sont parfaitement adaptées dans une région. Mon travail, si rapide fût-il, a confirmé ce que de nombreuses années passées dans un pays voisin, le Tchad, avait montré, à savoir que paysans et éleveurs ont une connaissance approfondie du milieu écologique dans lequel leurs ancêtres ont vécu pendant des siècles et qu'ils sont capables d'initiatives dont l'efficacité est, en général, largement supérieure à celle des actions financées par l'aide internationale. En agissant ainsi, j'avais, bien sûr, sous-estimé le « métier » de ma chef de mission, qui accordait peu d'intérêt à mes investigations qu'elle qualifiait de « visites touristiques ». Elle avait décidé, une fois pour toutes, que celles-ci n'avaient aucun caractère représentatif [3] et qu'elles n'entamaient en aucune manière le jugement positif qu'elle portait sur tous les projets de l'agence. En outre, comme elles concernaient des « détails », mes analyses ne pourraient au mieux que figurer dans les annexes du rapport ! L'évaluateur maison qu'elle était savait pertinemment que, dans le conflit qui nous opposait depuis le début de la mission, elle serait totalement soutenue par le personnel de l'Agence y compris par l'anthropologue A... qui m'y avait introduit. Ce dernier ne se comporta pas, en l'occurrence, de manière courageuse et le jugement que je portais sur lui en fut profondément affecté.
« IGNORER LE PASSÉ EXPOSE SOUVENT À LE RÉPÉTER » [1]
11 Les conditions écologiques, historiques et sociologiques qui caractérisent les sociétés sahéliennes n'ont jamais vraiment été prises en compte dans leur complexité par ceux, administrateurs coloniaux ou développeurs, qui désiraient en améliorer le fonctionnement. Pendant la période coloniale, l'État avait créé des « greniers de réserve » [2] qui avaient pour but, dans ces régions caractérisées par d'importants aléas climatiques, la constitution de stocks de céréales et leur conservation jusqu'à la période dite de soudure, afin de les restituer ensuite à leurs propriétaires. Ces interventions visaient à transformer le comportement des agriculteurs, jugé « imprévoyant » par les administrateurs coloniaux. D'après ces derniers, certaines années les paysans pouvaient consommer et parfois vendre la totalité de leur production de céréales, puis se retrouver totalement démunis. C'était oublier que même les années de faible production, les paysans, en l'absence de culture de rente, étaient souvent obligés de vendre des céréales pour s'acquitter de l'impôt de capitation qui était devenu exigible en argent. En outre, dans les greniers de réserve, les céréales étaient conservées dans un seul silo villageois, en rupture totale avec l'utilisation coutumière de greniers familiaux qui permettaient une conservation des grains pendant parfois plusieurs années. Ces actions se sont souvent soldées par des échecs qui eurent pour cause aussi bien leur conception erronée que les conditions politiques et économiques dans lesquelles elles furent mises en œuvre.
12 La tendance à simplifier à l'extrême la réalité, qui caractérise encore de nos jours de nombreuses opérations de développement, ne retint à l'époque que l'existence de périodes de soudure durant lesquelles le prix des céréales augmentait sur les marchés urbains pour baisser ensuite, après la récolte. Ce schéma idéal et simpliste supposait l'existence de cycles de prix réguliers que la création de stocks de grains villageois (banque de céréales) et urbains (office céréalier national) puis leur mise en circulation devaient pouvoir aisément contrarier. C'était oublier que la succession de deux ou plusieurs bonnes récoltes, bien que rare dans ces régions, pouvait se traduire par des prix constants, voire par des baisses de prix durant la période de soudure.
13 Pour avoir ignoré ces faits, les Offices céréaliers, financés par l'aide internationale pour réguler le marché et lutter contre les commerçants « spéculateurs », se sont à diverses reprises retrouvés avec d'importants stocks qu'ils ont dû brader ou vendre à crédit car leur conservation pendant plusieurs années aurait été trop coûteuse (Arditi, 2005). Pour des raisons similaires les banques de céréales, dont la conception est voisine de celle des greniers de réserve de la période coloniale, n'ont pas connu le succès escompté [1]. Leur création a été pourtant encouragée par les organismes d'aide tels que la FAO et des ONG, d'abord au Burkina-Faso et par, effet de mode, dans les autres pays du Sahel. Ces banques ont, en réalité, connu de nombreux échecs [2] ; celles qui ont fonctionné pendant plus longtemps n'ont pas fait l'objet d'analyses assez approfondies pour déterminer quelles catégories sociales en ont bénéficié car ceux qui les avaient financées niaient le plus souvent l'existence d'inégalités économiques dans les villages.
LES ACTIONS EN MATIÈRE DE SÉCURITÉ ALIMENTAIRE
14 Les actions en matière de sécurité alimentaire ont concerné, d'une part, le stockage des céréales (banques et boutiques) et, de l'autre, leur transformation pour la production de farine (moulins fournis à crédit à des groupements de femmes). D'autres actions ont été menées en matière d'amélioration de la production agricole (multiplication des semences destinées à la vente). Toutes ces interventions devaient être mises en œuvre dans un cadre communautaire.
15 Les banques de céréales font, avec les moulins à céréales, partie de la panoplie du parfait développeur depuis une vingtaine d'années. La gestion « communautaire » qui en est préconisée, en suscitant la création de groupements de paysans, repose sur la croyance en l'existence d'un esprit communautaire dans les villages africains ; il aurait pour vertu d'empêcher que ne s'y manifestent l'inégalité sociale et les conflits. Alors que de nombreux travaux ont montré depuis longtemps que ces conceptions relevaient d'un mythe, la plupart des agences de développement et des ONG continuent à adhérer à des visions idylliques du milieu rural africain (havre de paix et lieu de solidarité) et à financer des actions dites « communautaires » censées bénéficier à tous les paysans d'un même village.
Les banques et boutiques de céréales
16 Conscient de ces faits, j'avais très clairement écrit dans mon rapport que l'espérance de vie des boutiques et banques de céréales, qui constituait un aspect fondamental de la politique de sécurité alimentaire des projets, était faible. J'avais mis l'accent sur le fait qu'en milieu pastoral, dans la région de N..., « à certains endroits, le stock initial de céréales n'est pas parvenu à destination. Plusieurs détournements de fonds individuels ont été constatés par les responsables du suivi-évaluation dans une partie des 10 boutiques dont la caisse était vide. Ils concernent parfois de non-membres des comités de gestion, partis acheter du bétail, ou en Libye, etc. Le phénomène d'érosion progressive des quantités de céréales disponibles dans les boutiques qui ont été bien gérées risque pourtant de s'aggraver dans l'avenir dans la mesure où, à partir d'un stock initial de 200 sacs de mil, le premier renouvellement n'a permis d'en racheter qu'environ le tiers et le second encore un peu moins. Il est donc à craindre que, si aucune mesure n'est prise et si les boutiques continuent à fonctionner en renouvelant leur stock (ce qui est conforme à leur vocation), cette érosion se poursuivra et rendra l'objectif de durabilité difficile voire impossible à atteindre ».
17 À propos du milieu agricole de N..., je faisais observer que « 8 banques sur 10 n'ont pas renouvelé leur stock car les céréales disponibles sur les marchés de la région étaient trop chères et que des instructions allant dans ce sens auraient été données aux comités de gestion dans l'espoir d'une baisse des prix à la récolte. Par conséquent, l'argent disponible dans la caisse de la banque a souvent été prêté à des femmes, soit pour faire du petit commerce, soit pour acheter des petits ruminants, activités qui sont menées en général de manière individuelle et n'entrent pas dans les objectifs assignés à une banque de céréales ».
18 Dans la région de M..., fortement peuplée (plus de 100 hab./km2), le nombre de banques de céréales créées [1] avec l'aide du PAM est de 15. Elles viennent s'ajouter à 115 autres, dont le stock initial de céréales a varié de 4 à 30 t, qui ont été financées à partir de 1982 par différents bailleurs de fonds. Pourtant, malgré ce grand nombre de banques, je n'ai trouvé aucune trace de suivi ni d'évaluation externe fournissant un état des lieux Ceci montre bien que chaque nouveau projet établit le plus souvent ses programmes sans prendre en compte ce qui a été réalisé dans le cadre du projet précédent, sans concertation avec les actions mises en œuvre à la même époque par d'autres bailleurs et surtout sans évaluation des actions précédentes ou en cours.
19 Le seul document mis à notre disposition [2] contient la liste des banques, leur date de création, leur stock initial, la source de financement, mais ni le stock actuel ni les localités. Quelles banques sont encore en fonctionnement ? Quelles banques ont cessé leurs activités ? Pourquoi et depuis quand ? Qui en ont été les utilisateurs [3] ? Autant de questions essentielles auxquelles aucune réponse ne peut être fournie.
Les moulins à céréales
20 Désireux d'évaluer les effets de l'implantation des moulins à céréales, car aucun document sur ce sujet n'était disponible, j'ai constaté dans un quartier de N... que l'un d'eux, fourni par le projet, était toujours dans son emballage un an après sa livraison. Pourtant, d'après les nouveaux élus et les agents du projet rencontrés, un moulin ne peut être financé que pour être installé, le plus rapidement possible, dans un village ou un quartier qui n'en possède pas. Le cas rencontré infirme ces propos et des faits comparables ont pu être constatés ailleurs. Or, si le moulin n'a toujours pas été installé et ne procure donc, depuis un an, aucun revenu permettant de rembourser le crédit, c'est parce qu'il existait déjà d'autres moulins « privés » dans le quartier. Que le moulin communautaire ne soit toujours pas en service incite à relativiser l'urgence qu'il y avait à le financer. On ne peut pourtant pas s'empêcher de penser que les femmes qui l'ont demandé, les conseillers, les agents du projet, en un mot tout le monde à N... savait que les différents quartiers de la ville disposaient déjà de plusieurs moulins à céréales en état de fonctionnement. Pourquoi alors en avoir demandé un de plus ? Sans aucun doute parce qu'il était de notoriété publique que le projet finançait des moulins d'une valeur de plusieurs millions CFA. Nul doute aussi que les femmes qui dirigent le groupement féminin auquel le moulin a été attribué et qui sont certainement les épouses d'hommes importants, avaient l'intention de le « privatiser », en le louant à l'extérieur de la ville ou en le revendant à leur profit exclusif ! Il est bien entendu strictement interdit aux « évaluateurs maison » d'envisager de telles hypothèses qui, d'ailleurs, ne leur viennent pas à l'esprit. Le féminisme primaire qui les animent et qui, en matière de « genre », leur tient lieu de philosophie du développement, sous-entend que les femmes sont par essence vertueuses et bonnes gestionnaires. La rentabilité des moulins à céréales installés en milieu rural avait pourtant déjà été jugée très faible dans l'évaluation finale du projet précédent en raison d'une inadéquation entre recettes et montants des remboursements. Cela n'a pas empêché le nouveau projet d'en financer 10 autres dont 4 seulement ont été installés.
21 L'expérience m'avait pourtant montré que si un village ou un quartier urbain ne dispose pas de moulin à céréales, c'est en général parce que son implantation n'a pas été jugée rentable par les commerçants et entrepreneurs privés qui investissent dans ce secteur de l'économie (population du village pas assez nombreuse, revenus trop faibles, etc.). Il faut se souvenir qu'en Afrique subsaharienne, les premiers moulins ont été installés dans les grandes villes par des entrepreneurs privés car leur rentabilité était garantie par une population nombreuse et solvable. Leur diffusion s'est poursuivie, toujours à partir d'initiatives privées, dans les centres urbains secondaires et les bourgs disposant d'un marché hebdomadaire. Les moulins dits « communautaires », en général vendus à crédit et gérés par les femmes, sont apparus dans les années 1980 dans les pays où les céréales jouent un rôle alimentaire de premier plan. Implantés dans des villages qui n'en possédaient pas, ils sont tombés rapidement en panne. Étant donné la faiblesse des revenus et l'absence de consensus dans les groupements de femmes, il a été difficile de les réparer et de rembourser le crédit. Beaucoup ont été laissés à l'abandon ou revendus en pièces détachées, les femmes du village reprenant leur pilon. Face à ces difficultés, les organismes qui avaient octroyé le moulin (ONG ou agences d'aide) ont préféré abandonner le recouvrement des créances, instaurant ainsi une regrettable confusion entre don et crédit. Ces situations sont bien entendu mémorisées par les paysans et contribuent à façonner la perception qu'ils ont des développeurs et de leurs incohérences.
22 Aux questions qui m'étaient posées dans les termes de référence, mon texte, avant qu'il ne fasse l'objet de censure, répondait de manière claire et précise en développant un argumentaire logique. Il y était affirmé que le programme de sécurité alimentaire, consistant principalement en banques, boutiques de céréales, moulins à céréales et multiplication des semences courait à l'échec ; que, loin d'être autonomes et capables de renouveler dans l'avenir leurs stocks, les banques étaient totalement dépendantes du projet qui devait les réapprovisionner périodiquement ; que les moulins n'étaient pas rentables dans les villages où ils étaient installés et que la multiplication des semences était loin d'être un succès. Ceci était, bien sûr, à l'opposé des objectifs affichés. Ma réponse suggérait que l'échec était largement prévisible, car inscrit dans la conception même des banques et boutiques de céréales et des moulins, comme cela avait déjà été signalé maintes fois et depuis un certain temps déjà par d'autres auteurs [1].
23 J'écrivais, en outre, que les actions menées dans le cadre de la nouvelle politique de décentralisation, censées avoir été approuvées de manière démocratique grâce à des méthodes participatives, n'avaient aucune originalité et étaient pour la plupart identiques à celles qui existaient déjà dans le projet précédent, réalisé sous l'étiquette pompeuse d'« écodéveloppement participatif » [2]. Comme si concevoir un nouveau projet se réduisait à en changer le nom. C'est aussi une pratique courante chez certains commerçants qui, pour vendre un objet passé de mode, en modifient l'emballage. Ces actions étaient en tous points identiques à celles des autres agences d'aide et celles-ci étaient loin d'avoir réussi. Elles n'avaient pourtant jamais fait l'objet d'évaluations externes, mais avaient, en revanche, été auto-évaluées (évaluation interne), genre très prisé par les ONG et certaines agences [3] car il est beaucoup moins dangereux dans son principe. Mais est-il besoin de souligner que l'auto-évaluation, tout comme l'auto-psychanalyse, confond le sujet et l'objet et ne peut donc, par définition, poser un regard extérieur et distancié sur les actions menées ?
QUAND L'INITIATIVE LOCALE RENCONTRE LA RECHERCHE AGRONOMIQUE
24 Une opération de multiplication de semences sélectionnées (de mil, de niébé, d'arachide et de manioc) avait commencé à être menée à M... lors du projet précédent afin de lever les principales contraintes qui pèsent sur les agriculteurs. Des semences adaptées et plus performantes devaient être produites par des paysans sélectionnés et revendues dans les villages. Le choix de producteurs individuels a été critiqué dans l'évaluation mais s'explique par les normes techniques qui ont imposé le choix de paysans aisés ou riches disposant de grandes superficies et propriétaires d'une charrue tractée par des bovins. Dans le contexte de marchandisation de la terre qui prévaut dans la zone, les pauvres en sont exclus d'emblée car ils n'ont pas assez de terres. En général, les contraintes foncières, pourtant très importantes, sont peu évoquées dans les documents de suivi comme dans la définition de la pauvreté. Des paysans riches peuvent aussi louer des tracteurs au Nigeria pendant un mois (40 000 F CFA par jour) pour produire sur de grandes superficies. Ceci confirme qu'il existe dans ces villages d'importantes inégalités sociales et que la coexistence de riches et de pauvres dans une même structure « communautaire » se traduit en général par la marginalisation, voire l'exclusion de ces derniers. D'après le rapport, « bon nombre de producteurs n'ont pas respecté l'isolation de leur champ, indispensable pour produire de bonnes semences » ; ceci est lié au fait que les superficies emblavées sont très dispersées et ne couvrent en moyenne qu'un hectare de mil alors que le multiplicateur doit en posséder trois. En outre « beaucoup de multiplicateurs, sans formation et sans aucune sensibilisation, ont été servis en semences de multiplication » [1]. Dès lors, « les productions de beaucoup de parcelles ne pourront pas servir de semences ».
25 Au cours d'une visite à I..., j'ai vu avec étonnement du sorgho qui venait d'être récolté, alors qu'il a pratiquement disparu de la région de M... depuis la grande sécheresse de 1984. Appelé Kordofan, car il est originaire de cette province du Soudan, il a la particularité de pouvoir pousser avec seulement 300 mm de pluies. On le trouve aussi dans la zone sahélienne du Tchad [1]. Les semences ont été rapportées par un marabout du village qui avait effectué par la voie terrestre le pèlerinage à La Mecque. Les multiplicateurs ont appliqué spontanément les connaissances acquises dans le cadre de l'opération semences sélectionnées et les résultats ont, semble-t-il, permis d'obtenir des rendements élevés (1 t/ha avec des engrais). Cette heureuse rencontre entre initiatives locales et techniques acquises dans le cadre d'une opération de développement aurait mérité d'être analysée en profondeur, car elle est rare et exemplaire en matière de lutte contre l'insécurité alimentaire. Malheureusement les agents du projet ignoraient tout de cette action.
UN COMMUNAUTARISME DE FAÇADE
26 La plupart des actions et réalisations (banques de céréales, puits pastoraux et villageois, salles de classes, cases de santé, etc.) sont fondées sur la participation financière des membres de groupements et doivent donc être gérées de manière communautaire. Or, dans le système de suivi mis en place, aucune donnée sur les modalités de collecte de l'argent ne figure (nombre et statut des participants, montant des cotisations de chacun, etc.). Cette lacune est liée une fois encore au fait que, pour les développeurs, les sociétés qu'ils souhaitent transformer sont égalitaires et que tous leurs membres sont pauvres. Or l'expérience montre que certains membres ont cotisé beaucoup plus que d'autres, car, en général, aucune limite supérieure n'est fixée. Bien entendu, ceux qui apportent les plus fortes contributions appartiennent le plus souvent à une aristocratie villageoise (chefs, marabouts, commerçants, etc.) qui renforce ainsi son pouvoir et a tendance à considérer qu'elle a réalisé un investissement qui doit être rentabilisé ; elle se comporte alors comme si elle était propriétaire des réalisations. Mais les développeurs préfèrent continuer à croire qu'un village est un lieu où règne l'égalité et l'harmonie. Or, dans cette région du pays hausa comme ailleurs, les villages sont marqués par les hiérarchies sociales, les inégalités et les conflits qui se manifestent dans l'accès à la terre et dans bien d'autres domaines.
27 On ne peut, face à de telles dérives qui n'ont rien d'exceptionnel, que constater que, dans ce qui constitue à l'évidence « le marché du développement », l'offre proposée par les agences d'aide et les ONG, qui sont souvent en concurrence les unes avec les autres, est largement dominante. Ceci conditionne en grande partie le comportement des populations locales qui savent très bien qui finance quoi et quelle est la valeur de ce qui est proposé. Mieux vaut un moulin ou une banque de céréales plutôt que rien car, de toute façon, des retombées en sont attendues. Est-il possible dans un tel système, sorte de « supermarché du développement », que paysans et éleveurs puissent un jour exprimer des demandes correspondant à leurs besoins spécifiques ? Il est permis d'en douter.
28 Post-scriptum ? Juillet-août 2005. Les médias français nous informent qu'au Niger « une crise alimentaire sans précédent frappe des dizaines de milliers d'enfants » (Le Monde, 31 juillet 2005). Plusieurs articles sont publiés, des reportages télévisés y sont consacrés et un débat contradictoire s'instaure. Un journaliste parle « des leçons d'une famine annoncée » (Le Monde, 6 août 2005). Louis Michel, commissaire européen à la Recherche et ancien ministre belge des Affaires étrangères, prend aussi part à la discussion. Il se veut quelque peu rassurant en annonçant que « la famine peut être vaincue » (Libération, 1er août). Comment ? Mais grâce à l'action de la « Commission européenne qui finance des systèmes d'alerte précoce, le développement de stocks stratégiques nationaux pour éviter les dérives des marchés alimentaires », etc. « Cette approche est couplée à des programmes de développement rural ciblés qui visent à augmenter la capacité des producteurs locaux » ; de plus, « nous finançons des banques de céréales dont les stocks sont vendus à bas prix pour venir en aide aux populations vulnérables », etc.
29 Ce que Louis Michel oublie de préciser, tant cela va de soi, c'est que toutes ces actions ont été, elles aussi, évaluées par la Commission européenne et ses consultants, et qu'elles sont des réussites totales, comme toutes celles qui sont réalisées par les autres agences de développement internationales et les ONG qui interviennent dans le pays.
BIBLIOGRAPHIE
- Arditi Claude (1991), Évaluation des groupements villageois du Chari-Baguirmi (Tchad), ONDR/FAC, 67 p.
- Arditi Claude (2005), Les interventions de l'État dans la commercialisation des céréales (Tchad), in C. Raimond, E. Garine, O. Langlois (éd.), Ressources vivrières et choix alimentaires dans le bassin du lac Tchad, IRD.
- Berg Elliot, Kent Lawrence (1991), The Economics of Cereal Banks in the Sahel, USAID/DAI, 150 p.
- Cerrnea Michael (éd.) (1999), La dimension humaine dans les projets de développement : les variables sociologiques et culturelles, Paris, Karthala.
- Creac'h Paul (1993), Se nourrir au Sahel. L'alimentation au Tchad (1937- 1939), Paris, L'Harmattan, 304 p.
- Freud Claude (1988), Quelle coopération ?, Paris, Karthala.
- Hancock Gary (1989), Les nababs de la pauvreté, Paris, R. Laffont, 340 p.
- Marie Alain (2005), La coopération décentralisée et ses paradoxes, Paris, Karthala, 229 p.
- Pouligny Béatrice (2004), Ils nous avaient promis la paix, Paris, Presses de Sciences Po, 356 p.
- Rosenberger Bernard (2001), Société, pouvoir et alimentation. Nourriture et précarité au Maroc précolonial, Rabat, Alizés, 315 p.
- Serres Michel (1992), Éclaircissements. Entretiens avec Bruno Latour, Paris, Flammarion, 299 p.
- Teyssier Alain, Magrin Géraud, Duteutre Guillaume (2005), « Faut-il brûler les greniers communautaires ? Quelques éléments de réflexion pour des politiques de sécurité alimentaire en zone sahélo-soudanienne », in C. Raimond, E. Garine, O. Langlois (éd.), Ressources vivrières et choix alimentaires dans le bassin du lac Tchad, IRD.
Notes
-
[*]
Anthropologue, UPRES A 8038, EHESS, Paris.
-
[1]
Ce n'est que depuis les années 1980 que les principales agences de développement se sont dotées de structures d'évaluation des opérations de développement. En France, par exemple, le ministère de la Coopération a créé en 1981, sans doute à cause de l'alternance politique, un service des évaluations qui a analysé environ 80 « projets ». Cette heureuse initiative s'est heurtée à de nombreux obstacles. Les évaluateurs ont souvent rencontré une forte hostilité de principe et de fait de la part de ceux qui dirigeaient les projets soumis à évaluation. Un document de synthèse rédigé en 1987, assez critique sur ces actions, n'a pas reçu l'imprimatur du ministre, mais a fait l'objet d'une publication ultérieure (Freud, 1988).
-
[1]
Les raisons de telles attitudes sont variées, mais la peur de ne plus pouvoir travailler pour l'agence joue, à l'évidence, un rôle fondamental pour ceux dont l'activité principale consiste en la consultation. Les motivations de ceux qui sont chercheurs ou universitaires et qui, de temps en temps, deviennent consultants, en général de manière discrète, ne semblent pas très différentes.
-
[2]
Un responsable d'agence reconnaissait récemment cette situation en me demandant de ne pas citer son nom !
-
[3]
« L'appréciation de l'impact du Programme relève essentiellement de l'intuition et de considérations de bon sens, à partir des réalités observées sur le terrain », peut-on lire dans une évaluation commanditée par l'agence.
-
[4]
Celle-ci a consisté à enlever tout ce qui était considéré comme gênant pour la poursuite des projets. La version « corrigée » du rapport, sur laquelle mon nom figurait pourtant, ne m'a été envoyée que plusieurs mois après sa parution, après plusieurs demandes de ma part. La censure de mon texte a constitué le point culminant d'une entreprise de dévalorisation systématique de mon travail qui avait commencé dès le début de la mission. J'avais en effet très tôt manifesté mon désaccord profond avec la conception de l'évaluation qui prévalait dans l'agence et j'avais déploré que le système de suivi soit normatif au lieu d'être analytique.
-
[1]
Auparavant on se contentait souvent d'appréciations de type « impressionniste » telles que « les paysans du projet ont bonne mine » (sic). De manière générale, ces propos émanaient de gens qui avaient participé à la conception et à la réalisation du projet. Cette manière de procéder était considérée comme parfaitement normale car la « culture d'entreprise » était peu compatible, dans ces milieux, avec un regard distancié sur les actions menées. Cette attitude caractérise encore de nos jours certaines agences d'aide et la majeure partie des ONG. Très opposées à toute évaluation externe, celles-ci préfèrent pratiquer un exercice oxymorique, l'auto-évaluation.
-
[2]
Il existe, du moins en français, peu de travaux sur cette question, on dispose d'excellentes analyses critiques sur la manière dont fonctionnent les agences onusiennes et la Banque mondiale (Hancock, 1989), ou sur le rétablissement de la paix après un conflit armé (Pouligny, 2004). En revanche les institutions françaises de développement (AFD, ministère des Affaires étrangères, etc.) demeurent très opaques. Signalons toutefois, à propos de la coopération décentralisée, la publication récente d'une évaluation anthropologique de certaines de ces interventions (Marie, 2005).
-
[1]
La publication de données chiffrées est sans aucun doute la préoccupation majeure des bailleurs de fonds chez lesquels prédominent les représentants des disciplines dures. Il suffit pour s'en convaincre de voir dans la littérature grise la place occupée par les tableaux, graphiques et courbes. Cette tendance a connu un développement exponentiel avec la généralisation de l'informatique. Malheureusement les conditions dans lesquelles ces données chiffrées ont été collectées (méthodologie utilisée, niveau et formation des enquêteurs, etc.), gage de leur fiabilité, ne sont jamais mentionnées par les experts.
-
[2]
Après avoir fait parvenir mon rapport à R..., la chef de mission, j'attendais qu'elle fasse de même afin d'en apprécier « la rigueur méthodologique », qualité qu'elle revendiquait haut et fort ! Face à son silence, j'ai réitéré ma demande et ai finalement reçu son précédent rapport... sur Haïti !
-
[1]
J'avais fait sa connaissance vingt ans plus tôt et avais été très étonné par la qualité de ses relations avec les Peuls. Cela renforçait mes convictions sur la nécessité d'une connaissance approfondie de la société et de la langue des « développés » pour toute action ayant pour objectif « le développement ». Hélas, ce point de vue est loin d'être partagé par les représentants des disciplines dures et autres « experts » qui privilégient leur savoir technique et osent parfois écrire en préambule de leur rapport sur tel ou tel projet : « La mission n'a pu prendre contact avec les éleveurs par manque de temps » (sic). Je crois avoir compris aujourd'hui ce qu'est un expert. C'est quelqu'un qui, tout au long de sa carrière, n'a jamais eu le temps ! A..., lui, semblait l'avoir.
-
[1]
Cette expression est couramment utilisée dans les agences de développement.
-
[1]
Est-ce par hasard que les évaluateurs, qui disposent de généreux per diem, sont souvent accueillis gratuitement dans ces lieux confortables ?
-
[2]
Un responsable d'agence m'a récemment expliqué devant un de ces films que les missions n'avaient désormais plus besoin de « descendre sur le terrain » !
-
[1]
L'existence d'un tel document est en soi scandaleuse et prouve que l'évaluation est contrôlée du début à la fin par l'agence. Il résume les activités menées dans les projets et les présente comme des réussites. Afin que la mariée ne paraisse pourtant pas trop belle, quelques « points faibles » sont concédés ? sans que les raisons en soient jamais analysées. Ceux à qui en incombe la responsabilité apparente appartiennent presque toujours... à des ONG avec lesquelles les projets travaillent désormais ; de toute façon, des formations « standard » sont toujours disponibles pour renforcer leurs capacités. Ainsi, l'Agence et son personnel ne sont jamais directement mis en cause.
-
[1]
La chef de mission affichait elle aussi un féminisme primaire, en accord avec la manière dont l'approche en termes de genre a été diffusée dans les agences onusiennes. Elle me demandait de compter le nombre de femmes qui était présentes dans les entretiens que je menais, ce qui devait permettre de mesurer les progrès accomplis en matière de participation féminine...
-
[1]
C'est aussi grâce à des méthodes d'enquête rapide (MARP) que les besoins des populations locales sont inventoriés. Le résultat est en général d'une banalité affligeante : après cet exercice mené à la hâte et sans avoir utilisé aucune étude sérieuse sur les populations locales, les paysans réduisent le plus souvent leur demande au financement de ce que le projet avait déjà programmé avant toute consultation. Cette démarche est semblable à celle de l'infirmier qui, n'ayant plus que de l'aspirine dans sa pharmacie, décrète que tous ses patients ont mal à la tête !
-
[2]
Ce qui explique sans doute les réticences à me les communiquer. Double langage pervers assez typique : on vous transmet un document en vous interdisant de le citer !
-
[3]
Que certains faits aient pu être révélés dans un contexte aussi peu favorable et dans un laps de temps aussi court m'incite à penser exactement le contraire.
-
[1]
Michel Serres, 1992.
-
[2]
L'idée que l'État doit jouer un rôle régulateur dans la commercialisation et dans la répartition des céréales est ancienne. Pour s'en tenir au continent africain, si la liberté totale du commerce des grains est attestée de manière générale dans le monde musulman, le souverain possède pourtant un droit de régulation, nommé hisba, qu'il met parfois en pratique lorsque des pénuries ou des hausses de prix surviennent. Il fait alors mettre en vente à bas prix ses propres réserves de céréales pour réguler le marché. Le phénomène est attesté au Maroc au XVIIIe siècle (Rosenberger, 2001) ; il serait intéressant de l'étudier dans les royaumes musulmans du Soudan central.
-
[1]
Voir la vigoureuse communication de Teyssier et al. (2005).
-
[2]
Berg (1991, 52) signale que, sur 124 banques créées au Burkina avant 1985, 72 % avaient disparu quelques années plus tard.
-
[1]
La création des banques reposait sur la fourniture des matériaux de construction et de la main-d'œuvre spécialisée. La population devait, quant à elle, participer à la construction et à la constitution du capital de départ (achat des céréales et de la sacherie) et un comité de gestion devait être créé et formé.
-
[2]
Point sur les banques céréalières dans le Département de M..., établi par le service du Plan le 3 février 2003.
-
[3]
Ayant réclamé à cor et à cri, lors de la dernière réunion au Niger, un rapport d'évaluation des banques dont on ne m'avait parlé... qu'en fin de mission, j'ai reçu trois semaines après mon retour en France une simple liste sur laquelle ne figuraient que le nom du village, l'année de création de la banque et la quantité de céréales initiale !
-
[1]
E. Berg, 1991 ; Teyssier et al., 2005.
-
[2]
Il n'est pas anodin de constater à quel point les termes qui désignent les nouvelles orientations des projets de développement sont judicieusement choisis et à quel point les effets de mode dans le choix des slogans sont importants. Ainsi « la santé pour tous en 2000 », promise par L'OMS, ou les actuels « objectifs du millénaire » du PNUD, etc. Les chargés de communication des agences onusiennes sont beaucoup moins habiles à nous expliquer pourquoi ces objectifs n'ont jamais été atteints.
-
[3]
L'auto-évaluation d'une banque de céréales est fondée sur un certain nombre de critères tels que la gestion et l'entretien du stock. Elle ne fournit ? est-ce un hasard ? ? aucune information précise sur le profil socio-économique des utilisateurs.
-
[1]
Sans doute en échange d'un petit cadeau !
-
[1]
Arditi, 1991.