Notes
-
[1]
Dont la localisation neurobiologique se trouve dans les noyaux subcorticaux et plus particulièrement dans l’amygdale (Kandel, 2005 ; LeDoux 1996).
-
[2]
Madame et monsieur ont tous les deux une histoire avec une mère qui n’a pas bien pris soin d’eux.
-
[3]
« Ça le rassure d’être dans sa douleur » et « son histoire, c’est ça : “Je n’ai pas le droit d’aimer, donc je ne l’aime pas” ».
-
[4]
Monsieur 1 dit n’être « absolument pas disponible pour ce genre de truc », monsieur 2 trouve ça « franchement […] un peu ridicule, vraiment réducteur », et ne se « prêterait pas bien à… ça », monsieur 3 se dit « désarmé par rapport à… cette affaire ! ».
-
[5]
Madame 3 répond, lorsque la thérapeute lui demande pourquoi elle ne garde pas la position : « Parce que c’est intime, quand même ! »
-
[6]
« Mais l’idée, l’idée d’une sculpture, c’est justement on oublie de quel côté… où est le problème », « Utiliser un autre moyen d’expression. Parce que vous savez bien manier les mots… du coup, à un moment donné, les mots s’usent un petit peu… se vident de sens… donc utiliser un autre moyen d’expression pour… juste donner une nouvelle expérience… juste ça… juste ça… ».
-
[7]
« Si ! Faites, faitesle parce que ça permettra de… bah, de travailler, autrement, sinon ça restera pareil ! »
-
[8]
Quelques recommandations des auteurs sur la mise en œuvre de la sculpturation : « s’exprimer analogiquement » (Caillé 2004), mettre en place une « induction hypnotique » et créer un « effet de surprise » (Cassanas, 2010), minimiser les « interventions de manière directe par des commentaires ou des redéfinitions » (Onnis, 2012).
Introduction
1De nombreux auteurs traitent de la sculpturation en thérapie avec la famille (Duhl, Kantor, Papp, Satir, Onnis), mais les auteurs traitant de l’utilisation spécifique de celleci en thérapie de couple sont moins nombreux (Caillé).
2Nous avons choisi d’observer les effets de la sculpturation en thérapies de couple réelles. Notre échantillon d’étude est constitué de quatre couples ayant consulté dans un centre de thérapie familiale et de la thérapeute qui a mené ces thérapies.
3Dans un premier temps, il sera question de l’état de la recherche sur la sculpturation.
4Dans un second temps, nous exposerons notre problématique de recherche ainsi que la méthodologie retenue.
5Enfin, nous présenterons, analyserons et discuterons les résultats obtenus, ce qui nous permettra de dégager des pistes de réflexion pour la pratique avant de conclure.
Revue de la littérature
6L’état des lieux de la recherche concernant notre problématique s’articule autour de deux axes :
- la sculpturation, quel que soit le système auquel elle est appliquée ;
- la sculpturation, spécifiquement appliquée au système « couple », avec une mise en perspective des concepts relatifs au couple.
La sculpturation, appliquée à tout système
Les définitions de la sculpturation
7Le terme « sculpturation » est un néologisme et traduit l’expression anglaise Family Sculpturing ou Family Sculpting, introduite par Kantor en 1965. Cette technique s’inscrit dans la lignée d’autres méthodes qui privilégient « la prise de conscience grâce à des expériences supprimant le rôle prédominant de la parole » (Caillé et Rey, 2004).
8« La sculpturation est une technique thérapeutique active non verbale, un jeu thérapeutique fondé sur une confrontation des formes pseudostatiques et dynamiques des attitudes et des comportements. Les membres d’une famille sont représentés et modelés corporellement au cours de la séance dans des positions symbolisant leurs modes de relations, tels qu’ils sont perçus par un ou plusieurs membres de la famille » (Miermont, 2001).
9Andolfi (1980) définit la sculpturation comme « la représentation symbolique d’un système qui utilise les dimensions “espace”, “temps” et “énergie”, communes à tous les systèmes. Elle permet aux participants de représenter et expérimenter simultanément les relations, les sentiments et le changement ».
Les caractéristiques de la sculpturation
Langage analogique
10La sculpture permet d’obtenir une série d’instantanés de la vie du système, dans un langage analogique. Selon Onnis (2012), elle a la particularité d’être probablement la seule méthode narrative, utilisée en psychothérapie systémique, à adopter un langage exclusivement analogique.
11En psychothérapie, l’utilisation du langage analogique permet, d’une part, l’exploration de niveaux émotionnels profonds et peu explicites et, d’autre part, l’activation de la créativité mutuelle du système familial et du thérapeute (Caillé, 1987 ; Onnis, et coll., 1990, 1994 ; Caillé et Rey, 1994).
12Onnis (2012) distingue trois bénéfices à l’utilisation du langage analogique en thérapie :
- seul le langage analogique permet d’explorer le niveau mythique de la famille (Caillé, 1991 ; Onnis, et coll., 1995 ; Neuburger, 1994), « ciment émotionnel », « élément fondateur » de la famille, sans lequel la famille ne serait pas certaine d’exister ;
- lorsque le langage de la thérapie est analogique, il est syntonisé avec un langage habituel de la famille, la souffrance du patient s’exprimant souvent de manière analogique ;
- l’utilisation du langage analogique faciliterait l’activation d’une mémoire implicite [1], dépositaire de souvenirs émotionnels et affectifs, c’estàdire une aire étendue d’expériences et d’apprentissages qui ne rentrent pas dans la conscience tout en stimulant de manière importante les processus mentaux. L’utilisation du langage analogique permettrait alors « un saut de niveau » qui amènerait la mémoire implicite à s’ouvrir, du moins pour certains aspects, vers une mémoire explicite plus consciente.
13Dans le registre des découvertes neuroscientifiques, l’efficacité du langage analogique pour syntoniser la dimension implicite des langages du corps serait renforcée par le mécanisme neurophysiologique des « neurones miroirs » (Rizzolatti, 1996).
Autothérapie et éthique de l’intervention
14Onnis (2012) insiste sur la dimension autothérapeutique des sculptures avec la famille, celleci réalisant ellemême le travail de dévoilement, de réélaboration et de réécriture de son histoire, faisant ainsi référence à la self healing tautology, la « capacité d’autoguérison », qualité essentielle de tout système humain (Bateson, 1972). Cette technique d’intervention valorise la capacité d’évolution et de développement des systèmes (Angel, Mazet, 2004).
15Faisant référence à von Foerster (1991), Onnis (2012) souligne l’aspect éthique de la sculpturation, l’éthique de la psychothérapie étant de « permettre aux individus d’augmenter l’éventail des choix du possible » de manière à ce qu’ils puissent, « de façon autonome, reprendre le chemin de leur propre vie ».
Un objet flottant (Caillé)
16Caillé travaille sur la conceptualisation des thérapies familiales systémiques de couples. Il définit des méthodes d’exploration analogique fournissant des informations sur les croyances qui soustendent l’existence du couple, méthodes qu’il nomme « objets flottants ». Cellesci « ouvrent et étendent le champ communicationnel entre la famille et le thérapeute », au contraire des mots qui le « banalisent et l’asphyxient » (Caillé, Rey, 2004). L’appellation provient de l’analogie avec les « bouées marines » (Caillé, 2011) : la balise flottante fournit au navigateur une information essentielle, mais qui n’est pourtant pas directement exploitable, car un travail d’étude de carte et de réflexion est indispensable. Un des premiers « objets flottants » à apparaître dans sa pratique est la sculpturation.
Les finalités de la sculpturation
17Caillé (2004) identifie deux objectifs du travail de sculpturation :
- Le premier consiste à remplacer le langage verbal, quand il fait défaut ou est insuffisant. Il s’agit de « béquille » à la parole, dans les systèmes où il existe des difficultés à s’exprimer, ou encore lorsque la résistance homéostatique transforme « les mots pour le dire » en « mots pour ne pas le dire » (Rey, 2004).
- Le deuxième consiste non pas à remplacer la parole, mais à venir en plus de la parole : elle permet d’accéder à ce qui ne peut être formulé en mots, nommé par Caillé « l’absolu relationnel » du couple. Nous reviendrons sur ce concept dans la suite de cette revue de littérature.
L’outil de la sculpturation appliqué au couple
18Dans cette deuxième partie, nous nous attachons à présenter ce que peut révéler l’outil de la sculpturation, lorsqu’il est appliqué au système qu’est le « couple ».
19D’une façon générale en thérapie de couple, la sculpture révèle comment les couples se connectent, ou comment ils ne se connectent pas. Mais nous souhaiterions être plus précis et tenter de mettre en perspective les concepts relatifs au couple. Pour ce faire, nous retenons la distinction des types de liens qui unissent les couples, le lien de « mode appartenanciel » et le lien de « mode connectique », tels que conceptualisés par Gaillard.
20Ainsi, dans le cas d’un lien de « mode appartenanciel », l’outil peut mettre en évidence « l’absolu relationnel » du couple, élément transcendant la relation, auquel chaque membre du couple donne, plus qu’il ne donne à l’autre membre du couple. Modèle cognitif organisateur évolutif, l’absolu relationnel peut produire des données ne pouvant être intégrées par un des partenaires du couple, ce que peut mettre à jour la sculpturation.
21Dans le cas d’un lien de « mode connectique », le concept d’absolu relationnel n’étant plus approprié, l’outil peut permettre d’accéder, entre autres, à la façon dont les émotions circulent dans le couple, à la « collusion inconsciente » du couple (Willi), ou encore à son « pacte dénégatif » (Kaës). En thérapie de couple, le symptôme pour lequel le couple consulte peut correspondre à une contestation du pacte dénégatif (Robion).
22Cette revue de la littérature nous a permis de poser le cadre théorique de notre travail de recherche. Dans ce qui suit, nous présenterons la méthodologie retenue et, en particulier, notre question de recherche.
Méthodologie
Question de la recherche
23La question de recherche, volontairement englobante, est la suivante : « Qu’estce qu’apporte la sculpturation à la thérapie de couple ? »
24Nous formulons plusieurs hypothèses de recherche : « La sculpturation induirait un moment intense (MagnyLecoy, et coll., 1995) », « La sculpturation permettrait de contrer l’effet défensif de la verbalisation, en séance », ou encore, « La sculpturation permettrait de relancer la thérapie lorsqu’elle s’enlise ».
Choix du paradigme de l’efficacité réelle
25Cette recherche s’inscrit dans le paradigme de l’« efficacité réelle », les thérapies étudiées étant réelles et réalisées en milieu naturel. Dans le modèle d’efficacité réelle, le chercheur évalue les résultats d’une thérapie tels qu’ils arrivent effectivement, d’une manière non contrôlée, dans la situation, sans manuel, avec une durée liée au progrès des patients, touchés par des problèmes multiples et qui poursuivent la thérapie de leur propre gré (Thurin, 2006).
Description de l’échantillon
26Les couples ont consulté dans un centre de thérapie familiale, pour une durée comprise entre cinq mois et plus d’un an. Les critères de sélection des couples, ou plutôt des thérapies, sont les suivants : « Les thérapies retenues sont celles pour lesquelles une sculpture a été réalisée et qui ont été enregistrées. » Les couples diffèrent selon plusieurs paramètres : le moment de leur cycle de vie, le type d’union du couple, le fait que la famille soit recomposée ou non, l’âge des enfants, le « symptôme » qui amène à consulter, l’activité professionnelle des conjoints, etc. Chaque couple consulte en thérapie pour une problématique différente, et les thérapies durent plus ou moins longtemps.
27Feifel et Eells (1963) considérant que ce sont la famille et le thérapeute qui sont dans la position la plus favorable pour expliquer ce qui se passe en thérapie, nous avons intégré l’expérience de la thérapeute à nos données de recherche. La thérapeute est la même pour les quatre thérapies de couple. Elle n’est pas l’auteur de cette recherche.
Recueil des données : techniques qualitatives
28Nous avons choisi des techniques qualitatives de recueil des données, parce que les phénomènes qui nous intéressent ne sont pas mesurables ni quantifiables, et que le qualitatif se fonde sur un matériel non métrique.
Données issues des entretiens thérapeutiques
29Nous avons recueilli les données thérapeutiques à partir d’enregistrement vidéo des séances. Il ne s’agit donc pas d’une observation participante. Trente-deux entretiens thérapeutiques, d’une heure environ, ont été récupérés auprès de la thérapeute qui a accompagné les quatre thérapies étudiées.
Données issues des entretiens de recherche avec la thérapeute
30Nous avons recueilli le vécu de la thérapeute à l’aide d’un guide d’entretien de recherche construit selon une approche qualitative, afin d’autoriser une plus grande souplesse permettant d’inviter la thérapeute à préciser ou à détailler davantage son propos.
Analyse des données : techniques qualitatives
Visionnage et résumé des enregistrements vidéo des entretiens thérapeutiques
31Afin de nous imprégner de la complexité des problématiques de chaque couple, nous avons visionné l’intégralité des séances thérapeutiques récupérées. Pour chaque séance, nous avons rédigé un résumé très concis, ce qui nous a permis d’apprécier la thérapie dans son ensemble, son évolution, de percevoir l’atmosphère générale, la tonalité émotionnelle, de construire les génogrammes, et éventuellement de faire des hypothèses sur l’« absolu relationnel » (Caillé), la « collusion inconsciente » (Willi), le type de lien des couples (mode appartenanciel ou connectique) (Gaillard).
Sélection des entretiens thérapeutiques analysés
32Nous avons analysé ce qu’apporte la sculpturation à la thérapie de couple en nous centrant sur une séance, celle de la sculpturation, ou bien, dans le cas où la sculpturation a lieu en tout début de séance, sur la séance de la sculpturation et celle qui la précède. En effet, nous nous intéressons à ce qui s’est effectivement passé durant la séance.
Analyse séquentielle et rédaction des mémos
33Nous avons réalisé un découpage séquentiel des séances retranscrites. L’unité d’analyse utilisée, la séquence, est « un fragment d’entretien dont la taille est plus ou moins importante. Elle réunit les mêmes interlocuteurs ou traite d’un même thème » (Duriez, 2007). Ce découpage a donné un storyboard de la séance, permettant d’en visualiser son déroulement, les thèmes abordés, les interactions, les « moments importants » de rencontre et d’intersubjectivité entre les deux systèmes (Stern, 2003).
Evaluation de l’interaction dynamique
34Nous avons choisi d’évaluer ce qu’apporte la sculpturation en nous centrant sur l’évolution des interactions (entre les membres du couple ou entre le couple et la thérapeute) entre la séquence précédant la sculpturation et celle suivant la sculpturation.
L’outil d’analyse : le « schéma des interactions dynamiques »
35Le « schéma des interactions dynamiques » (Duriez) permet d’apprécier les interactions dynamiques en séances, entre tous les participants, y compris avec les thérapeutes. Il présente de façon résumée ce qui se dit pendant la séance, les relations entre membres du couple et les interactions entre le couple et le thérapeute.
Construction du schéma des interactions dynamiques
36Nous avons construit le schéma en suivant les indications de Duriez (2009, p. 114), s’appuyant ellesmêmes en partie sur celles de Luborsky.
37« Nous procédons selon les indications de Luborsky (1977), c’estàdire que nous commençons par repérer des épisodes relationnels, le découpage en séquences nous aide dans ce repérage. C’est l’étape de délimitation des unités de signification. Nos catégories étaient : les trois modes du monde (la perception de l’autre, la perception de soi, et la perception de la situation et de l’environnement), la demande de la famille et de chaque membre pris individuellement, le contrat thérapeutique ou “programme officiel” des thérapeutes. »
Comparaison des schémas des interactions dynamiques avant/après sculpturation
38Pour chaque couple, nous avons évalué les éventuels changements dans la dynamique des interactions, en comparant les deux schémas : celui correspondant à la séquence avant la réalisation de la sculpture et celui correspondant à la séquence après la réalisation de la sculpture.
39Lorsque cela était pertinent, l’analyse comparative était structurée autour des trois « modes du monde ». Enfin, la comparaison est réalisée pour chaque participant à la thérapie : madame, monsieur et la thérapeute.
40L’entretien de recherche, après avoir fait l’objet d’une analyse thématique par réduction des données, a été intégré aux résultats.
Présentation des résultats
41Nous présentons d’abord le détail des résultats associés au travail de sculpturation chez un des quatre couples, puis une synthèse des résultats pour l’ensemble des couples.
Résultats d’un des quatre couples
42Nous avons retenu ce couple, parce que c’est le seul pour lequel la sculpturation est suivie d’un moment d’intensité émotionnelle.
Description de la sculpture
43La thérapeute invite les membres du couple à revenir au début de l’histoire du couple, à représenter la façon dont ils ont vu leur couple à ses meilleurs moments. Madame et monsieur sont en accord sur la même sculpture et se sculptent ainsi : assis sur une petite table basse, dos à dos, appuyés l’un contre l’autre. Madame a les mains posées sur ses cuisses et regarde en face d’elle. Elle pleure discrètement. Monsieur est quasiment invisible, parce que masqué par madame, située entre monsieur et la caméra. Le couple prend la pose dans le silence quelques dizaines de secondes.
44A la fin du temps de silence, madame reprend monsieur : « Là, t’appuies trop fort. Tu t’écroules sur moi. C’est pas pareil… » Monsieur, sur le ton de l’humour, remarque : « On est renvoyés dos à dos. » Interrogés par la thérapeute sur ce que la sculpture leur évoque, monsieur répond « quelque chose de plutôt positif, un appui et une chaleur plutôt agréables » et madame « des souvenirs agréables ». Madame décrit le souvenir de cet adossement « Comme une attirance. Comme quelque chose d’irrésistible. Une attirance très très forte ».
45A travers la sculpture, madame et monsieur se reconnectent d’abord sensoriellement : ils sentent chacun le dos de l’autre qui s’appuie, alors qu’ils n’ont plus de contact physique et ne se parlent plus. Ensuite, ils se reconnectent à leur lien d’appartenance qu’ils étaient en train d’oublier. La sculpture dévoile l’absolu relationnel du couple, à travers l’image de deux personnes fragiles qui ont besoin d’étayage [2] et qui trouvent en l’autre une sorte d’étayage, mais qui n’est pas suffisant : madame et monsieur s’appuyant l’un sur l’autre, se soutenant mutuellement. En s’y reconnectant, madame revit l’absence de lien, elle est touchée par les émotions : elle revit qu’elle a perdu l’homme qu’elle aimait. Elle se connecte un peu plus à sa souffrance de l’avoir perdu et les larmes coulent.
Présentation des schémas des interactions dynamiques
46Voici le schéma des interactions dynamiques de la séquence avant la sculpture (« Avant S. ») et le schéma des interactions dynamiques de la séquence après la sculpture (« Après S. »).
Comparaison des schémas des interactions dynamiques
47Nous comparons les schémas des interactions dynamiques des séquences avant et après la réalisation de la sculpture.
Madame
Perception du partenaire
48Avant la sculpturation, madame présente monsieur comme un « malade mental », selon ses termes. Elle le méprise et le présente comme très égoïste, exclusivement centré sur son bonheur, qui se « fout des enfants », selon ses termes.
49Après la sculpturation, madame parle de monsieur de façon plus aimante, elle fait preuve d’empathie envers monsieur, et propose une hypothèse de fonctionnement psychique de monsieur. [3] Elle reconnaît avoir aimé l’homme qu’il était il y a trente ans.
Perception de soi
50Avant la sculpturation, madame se présente en femme battue, « je suis traumatisée car il a levé la main sur moi », et humiliée, « ce n’est pas un divorce, c’est une répudiation ».
51Après la sculpturation, madame se remémore avoir été celle qui a aimé monsieur, « Moi j’étais folle amoureuse de lui ». Elle se centre sur le sentiment amoureux et réexplore son ressenti et ses affects lors de la rencontre : « Il y avait de la fraîcheur, de l’amour, de l’enthousiasme. » Elle se présente comme celle qui croit encore au bonheur, qui positive, « Mais bon, la vie continue », l’élément fort du couple, qui défend une vision optimiste du couple, « Pour moi ça pourrait recommencer ». Madame oppose son optimisme au pessimisme de monsieur, « Moi, je suis construite pour être heureuse, et il est construit pour être malheureux », son volontarisme à ce qu’elle dépeint comme de la lâcheté de la part de monsieur : « [pour lui] c’est la faute des autres… ». Madame est moins disqualifiante, moins agressive, moins aveuglée par sa colère, et ses défenses s’assouplissent : elle a moins recours à la perversion, elle accède à une position plus constructive.
Schéma des interactions dynamiques avant sculpturation
Schéma des interactions dynamiques avant sculpturation
Schéma des interactions dynamiques après sculpturation
Schéma des interactions dynamiques après sculpturation
Perception de la situation et de l’environnement
52Avant la sculpturation, madame est excédée par la situation : « Ça fait des années que je supporte ça, des pressions quotidiennes. » Après la sculpturation, madame présente une vision davantage nuancée de sa vie de couple : « Il y a eu des moments excellents avec lui. Et puis il y a eu des moments difficiles. »
53Avant la sculpturation, madame dit qu’elle ne souhaite pas divorcer mais ne fait rien pour que monsieur revienne vers elle. Après la sculpturation, madame semble tendre une main vers monsieur en disant « Ça pourrait recommencer… Mais j’ai plus envie de me battre ». Néanmoins, c’est peutêtre encore une sorte de tentative de contrôle de monsieur, en essayant d’amener monsieur à renoncer au divorce, en jouant avec l’angoisse de monsieur d’être quitté, son « syndrome de l’abandon » comme monsieur le désigne luimême.
Monsieur
Perception du partenaire
54Avant la sculpturation, en réponse aux attaques de madame, monsieur se défend : « Tu ne cesses de me discréditer à leurs [des enfants] yeux ! », « Tu me disqualifies constamment ! ».
55Après la sculpturation, monsieur est moins sur la défensive et s’autorise à se centrer sur lui, son fonctionnement et son histoire familiale.
Perception de soi
56Avant la sculpturation, en réponse aux attaques de madame, monsieur se défend : « Je veux bien reconnaître que j’ai des torts, mais je ne suis pas égoïste. »
57Après la sculpturation, monsieur explorant ses mécanismes de fonctionnement et ce qu’ils ont généré dans le couple (« j’ai réussi à lâcher prise, mais en pilotant pour que ça reste en deçà d’un certain seuil » et « si j’en suis arrivé à me séparer des enfants de mon premier lit, c’est par peur de la perdre »), il révèle à quel point il était sous l’emprise amoureuse de madame.
Perception de la situation et de l’environnement
58Avant la sculpturation, monsieur explique : « Il me paraît inéluctable que le divorce aille à son terme » car « on n’arrive pas à discuter ».
59Après la sculpturation, monsieur ne revient pas sur sa décision de divorcer. Néanmoins, il peut se remémorer qu’il y a eu de bons moments dans le couple car « il y avait de la complicité, de l’envie d’être ensemble… ».
La thérapeute
60Avant la sculpturation, la thérapeute reprend madame à plusieurs reprises : « Vous empêchez la parole, vous êtes disqualifiante ! »
61Après la sculpturation, la thérapeute semble répondre différemment à la détresse de madame. Elle apparaît plus réconfortante, plus soutenante envers madame. Elle l’encourage : « Vous allez pouvoir le sortir de là, vous l’avez déjà fait ! » Elle semble également se permettre davantage de proximité avec madame : « Au lieu de râler comme ça, dîtesvous et montrezlui que vous êtes l’âme sœur ! »
Matériel issu de l’entretien de recherche
62Madame voit la thérapeute comme « un double de monsieur, quelqu’un qui la fustige, quelqu’un qui ne la comprend pas, quelqu’un qui la juge », « il y a quelque chose qui se réactive de sa problématique, des moments où “on me déteste, on ne m’aime pas” ». La thérapeute a ressenti que la sculpture a permis à madame de la voir autrement : elle sort de « cette image de la thérapeute qui la juge mal, pour être la thérapeute qui lui prend la main et accueille ses émotions ». La thérapeute explique que « dans ce moment de la sculpture, madame ne fait plus une croix sur moi ». Et ce sont justement ces moments où la thérapeute peut faire quelque chose.
Intégration des résultats issus des deux analyses
63Suite à la sculpturation, madame est moins aveuglée par sa colère. Pendant un moment, elle se connecte à ses émotions positives, elle est moins dans la dramatisation et la victimisation. Elle a un discours davantage nuancé. Ce moment d’intensité émotionnelle chez madame lui permet d’assouplir ses défenses : elle cherche moins à manipuler la thérapeute et à créer avec elle une alliance contre monsieur.
64Chez monsieur, les différences relevées résulteraient du changement chez madame : monsieur se sentirait moins agressé et serait touché par cette ouverture chez madame.
65En parallèle, madame ne perçoit plus que la thérapeute la rejette et la thérapeute se montre plus empathique avec elle. En ce sens, la sculpture introduit un moment de trêve, une « pause » durant la séance.
Résultats pour l’ensemble des couples
66Au regard des hypothèses de recherche formulées précédemment, les résultats nous permettent de faire les constats suivants.
67La sculpturation est suivie d’un moment d’intensité émotionnelle pour un seul des quatre couples.
68La sculpturation permet de contrer l’effet défensif de la verbalisation en séance, pour deux couples. Après la sculpturation, pour un couple, monsieur montre moins d’animosité envers madame et la thérapeute. Pour un couple, nous observons une sortie du schéma communicationnel stérile.
69Pour un couple, la sculpturation est utilisée par la thérapeute lorsque la thérapie tourne en rond, notamment du fait d’une triangulation de la thérapeute, dans une sorte de passage à l’acte pour tenter de sortir de son inconfort.
70Hors du champ des hypothèses, les constats sont suivants. La sculpturation permet d’accéder à l’absolu relationnel des couples de mode de « lien appartenanciel » (Gaillard). Comme supposé, la sculpturation ne permet pas d’accéder à l’absolu relationnel du couple de mode de « lien connectique » (Gaillard). La sculpturation permet une modification de la désignation chez un membre d’un couple.
71Le tableau 1 présente la synthèse des résultats pour l’ensemble des couples.
Résultats pour l’ensemble des couples
Résultats pour l’ensemble des couples
72En synthèse, il ressort les éléments suivants. Premièrement, la sculpturation n’induit pas toujours un effet « spectaculaire » durant la séance. Cet effet « spectaculaire » est observé pour un couple uniquement, sous la forme d’un moment de grande intensité émotionnelle. Deuxièmement, l’effet produit par la sculpturation n’est pas identique pour les quatre séances de sculpturation.
Discussion : pistes de réflexion et perspectives
73Ces effets différents induits par la sculpturation pourraient être liés aux différences des problématiques des couples et à celles des conditions de mise en œuvre de la sculpturation. En effet, la consigne donnée par la thérapeute a différé suivant le couple. Il s’agissait soit de représenter le couple à ses meilleurs moments, soit tel qu’il se voit aujourd’hui, soit tel qu’il se souhaiterait. L’outil a donc été utilisé de façon adaptative, la thérapeute ayant utilisé sa sensibilité clinique et ayant pris en compte la singularité des couples pour adapter sa mise en œuvre.
74Trois des huit partenaires ont été réfractaires à l’expérience de la sculpturation, [4] la sculpturation aurait peutêtre heurté leur représentation de la psychothérapie, par exemple, une représentation où la parole a la part belle. Face à la demande de sculpturation, les sujets pourraient perdre leurs repères, eux qui ne sont déjà peutêtre pas très à l’aise en séance de psychothérapie, confrontés à leur vulnérabilité. De plus, certains pourraient ressentir l’exercice comme intrusif. [5] Face à l’injonction de se rapprocher, de rentrer en contact, certains sujets ont eu recours à des mécanismes défensifs. La thérapeute a alors été amenée à justifier la sculpturation [6] et à insister pour qu’elle se fasse. [7] Cela peut sembler surprenant au regard de ce que préconisent les auteurs. [8] La thérapeute a cherché à ancrer sa pratique dans ces modèles, mais a composé avant tout avec la réalité du terrain, ici, un rejet de l’expérience de la sculpturation ou un sentiment d’impasse thérapeutique amenant un « passage à l’acte » de sa part, pour tenter de sortir de l’inconfort.
75Par ailleurs, pour trois des quatre séances de sculpturation, les membres du couple ont adhéré différemment à l’expérience de la sculpturation. Par exemple, madame a insisté pour que monsieur participe à la sculpture, en soutenant la demande de la thérapeute, et en ce sens s’est alliée à celleci. Devant le refus obstiné de monsieur, elle lui a intimé « Vasy là, hein ! » avec agacement. Suite à quoi monsieur s’est exécuté, contre son gré. En quoi cette expérience peut-elle avoir un impact sur la dynamique de la psychothérapie et en quoi ces différences pourraient être utilisées pour favoriser l’adhésion à l’expérience de la sculpturation ?
Limites méthodologiques
76Ce travail de recherche se situe des points de vue de l’observateur, de la thérapeute, mais pas de celui des couples. Des entretiens auprès des couples permettraient donc de compléter ce travail et de recueillir ce qui serait induit également hors séance par l’expérience de la sculpturation.
77Par ailleurs, nous avons choisi d’étudier les effets de la sculpturation en nous centrant exclusivement sur la séance de la sculpturation. Nous pourrions compléter ce point de vue par une étude de l’effet de la sculpturation à plus long terme. En effet, deux séances après celle de la sculpturation, chez le couple 1, madame annonce à monsieur qu’elle le trompe depuis une dizaine d’années, et, chez le couple 2, madame cesse de venir aux séances de thérapie. L’expérience de la sculpturation atelle participé à ces changements ?
Conclusion
78Cette recherche qualitative et exploratoire s’intéresse à l’effet de la sculpturation en thérapie de couple. Elle est réalisée à partir de l’étude de quatre thérapies de couple réelles.
79Les effets de la sculpturation sont étudiés à partir des observations des interactions entre les participants durant la séance de sculpturation, selon la méthodologie développée par Duriez (2001), et également à partir du point de vue de la thérapeute.
80La sculpturation a produit un effet différent pour chaque couple et a induit un effet spectaculaire en séance uniquement pour un couple. Ces résultats pourraient être complétés par une prise en compte du point de vue des couples et des effets de la sculpturation audelà de la seule séance de sculpturation.
81Nos observations ont fait émerger l’écart existant entre les recommandations des auteurs sur la pratique de la sculpturation, et sa mise en œuvre en thérapie réelle, qui peut se heurter à un refus de la part des participants. En ce sens, il nous apparaît pertinent d’élargir notre réflexion aux facteurs qui favorisent l’adhésion des sujets à l’expérience de la sculpturation en thérapie de couple.
Bibliographie
Bibliographie
- Angel S., 2000. Les thérapies systémiques de couple, in Cuche H., Dépression et libido. L’Esprit du temps – Psychologie, Le Bouscat, 97117.
- Caille P., 2011. Les incertitudes identitaires de la famille contemporaine. L’apport des objets flottants. Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, 47, 1938.
- Caille P., 2004. Un et un font trois. Le couple d’aujourd’hui et sa thérapie. Fabert, Paris.
- Caille P., Rey Y., 2004. Les objets flottants. Méthodes d’entretiens systémiques. Fabert, Paris.
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Notes
-
[1]
Dont la localisation neurobiologique se trouve dans les noyaux subcorticaux et plus particulièrement dans l’amygdale (Kandel, 2005 ; LeDoux 1996).
-
[2]
Madame et monsieur ont tous les deux une histoire avec une mère qui n’a pas bien pris soin d’eux.
-
[3]
« Ça le rassure d’être dans sa douleur » et « son histoire, c’est ça : “Je n’ai pas le droit d’aimer, donc je ne l’aime pas” ».
-
[4]
Monsieur 1 dit n’être « absolument pas disponible pour ce genre de truc », monsieur 2 trouve ça « franchement […] un peu ridicule, vraiment réducteur », et ne se « prêterait pas bien à… ça », monsieur 3 se dit « désarmé par rapport à… cette affaire ! ».
-
[5]
Madame 3 répond, lorsque la thérapeute lui demande pourquoi elle ne garde pas la position : « Parce que c’est intime, quand même ! »
-
[6]
« Mais l’idée, l’idée d’une sculpture, c’est justement on oublie de quel côté… où est le problème », « Utiliser un autre moyen d’expression. Parce que vous savez bien manier les mots… du coup, à un moment donné, les mots s’usent un petit peu… se vident de sens… donc utiliser un autre moyen d’expression pour… juste donner une nouvelle expérience… juste ça… juste ça… ».
-
[7]
« Si ! Faites, faitesle parce que ça permettra de… bah, de travailler, autrement, sinon ça restera pareil ! »
-
[8]
Quelques recommandations des auteurs sur la mise en œuvre de la sculpturation : « s’exprimer analogiquement » (Caillé 2004), mettre en place une « induction hypnotique » et créer un « effet de surprise » (Cassanas, 2010), minimiser les « interventions de manière directe par des commentaires ou des redéfinitions » (Onnis, 2012).