Couverture de TF_171

Article de revue

Les familles portugaises, victimes de la crise économique, migrantes en Suisse

Histoire de leur fado (destin) racontée en thérapie

Pages 89 à 108

Histoire et contexte sociopolitique du Portugal

1La péninsule ibérique a connu l’invasion des Celtes, des Romains au Ier siècle après J.-C., des Suèves et des Wisigoths en l’an 400 et des musulmans au VIIIe siècle après J.-C.

2Le royaume du Portugal a été fondé en 1139 par Dom Afonso Henriques. Il était seigneur du Condado Portucalense, région située au nord du Portugal et pas conquise par les Maures.

3Portus Cale était le nom que les Romains avaient donné à la ville de Porto, sur le territoire qu’ils appelaient Lusitania et qui est à l’origine du nom de Portugal. Au XVe siècle commence la période des découvertes maritimes. Les caravelles partent vers l’Afrique et traversent le cap de Bonne-Espérance, jusque-là appelé cap des Tourmentes.

4Ensuite, elles s’en vont vers l’Inde et l’Amérique. Les Portugais marquent leur présence dans tous les continents du monde.

5Au XVIe siècle, le Portugal était considéré comme le pays le plus riche d’Europe. Les siècles qui ont suivi ont été moins glorieux, de nombreuses guerres contre l’Espagne ont partagé le pays et le monde, et ont endetté le royaume du Portugal. En 1703, le Portugal tombe sous la domination économique de l’Angleterre.

6Un siècle plus tard, les colonies réclament leur indépendance et au XIXe siècle le Brésil, une colonie d’extrême richesse, est le premier pays à être indépendant.

7En octobre 1910, le Portugal devient une république mais c’est un État militaire qui s’installe jusqu’en 1926. Encore six ans d’instabilité et de misère préparent le terrain à l’arrivée de António de Oliveira Salazar en 1932. Il a un discours nouveau de protection du pays, il veut redresser l’économie du pays et exalte un patriotisme hors norme. Il crée un « Nouvel État » qui lui confère tous les droits : législatif, judiciaire, exécutif, en somme, un pouvoir autoritaire. Salazar exerce sa dictature pendant quarante ans en essayant de maintenir les trois idéaux de sa politique, à savoir :

  1. le « Proteccionismo » – protection des produits portugais, en évitant l’importation des produits étrangers ;
  2. le « Corporativismo » – le pouvoir est attribué aux corporations qui représentaient les groupes économiques, industriels et professionnels ;
  3. le « Colonialismo » – le Portugal n’a pas de colonies mais des provinces outre-mer.

8Le troisième idéal va permettre à quelques milliers de Portugais de partir du Portugal continental et de s’installer dans le monde.

9Pendant la dictature, le pays s’est peu développé. Les secteurs de l’agriculture et de la pêche étaient les principales sources de revenu du Portugais moyen, qui n’avait pas accès à l’éducation et ne pouvait pas ainsi remettre en question le régime.

10C’est aussi durant cette période qu’il y a une augmentation de la migration clandestine. En effet, le Portugais moyen ne pouvait pas avoir légalement un passeport s’il avait moins de 35 ans et s’il n’avait pas le diplôme de scolarité requis (troisième primaire). D’une autre part, le Portugais aisé venait faire ses études dans les pays développés d’Europe. Un autre groupe de Portugais, les Intelligentsia, se retrouvaient exilés dans des pays d’Europe comme la France ou la Suisse.

11En 1974, la révolution du 25 avril marque la fin de la dictature.

12Après 1974, l’économie portugaise a été prospère. Le Portugal était un pays à la main-d’œuvre bon marché. Un grand nombre d’entreprises européennes passaient commande aux manufactures portugaises. Le secteur textile était le plus demandé.

13Pendant cette période, le secteur de la construction civile s’est développé aussi grâce aux prêts bancaires à intérêts bas.

14Cependant, l’industrie a peu évolué et lors de l’ouverture économique de l’Union européenne aux pays de l’Est de l’Europe, le Portugal n’était plus un marché concurrentiel. Ainsi, entre 2000 et 2008, l’ensemble des conditions qui se suivent provoquent la déclaration d’état de crise en 2011 et une demande d’aide à l’Union européenne de 78 milliards d’euros en raison d’une demande de hausse des salaires, d’une mauvaise gestion des fonds européens, de problèmes de crédibilité dus « à des comptes publics cachés », de la corruption.

15L’aide est accordée par les Fonds d’assistance européenne, le Fonds européen de stabilité financière (FESF) et le Fonds monétaire international (FMI). Chacune de ces instances participant avec 26 milliards d’euros (Jeanneret, 2014).

16En revanche, ces institutions demandent des garanties qui impliquent des mesures d’austérité. Le gouvernement portugais s’engage à les respecter mais c’est le peuple le premier à être touché par ses réformes économiques.

17Les mesures d’austérité se composent des étapes suivantes :

  • réductions salariales de la fonction publique ;
  • réduction de la taille de la fonction publique ;
  • augmentation des taxes, notamment la TVA (23 %) ;
  • réductions des allocations de chômage ;
  • taxation de particuliers avec une priorité sur les revenus les plus élevés ;
  • nouvelles taxes applicables à l’essence, le tabac et l’alcool ;
  • retard pour le départ à la retraite, gel de certaines retraites et coupures des prestations versées ;
  • privatisation des principaux actifs du pays, l’énergie, la défense, les transports, les mines, la construction navale.

18Les effets des mesures d’austérité et de la crise sont dévastateurs (Eltetö, 2011). Ce sont des milliers de personnes qui se retrouvent sans emploi, avec un droit de chômage limité et sans espoir de pouvoir retrouver un nouvel emploi.

19La crise économique qui a frappé l’Europe a provoqué l’émigration de milliers de personnes du Portugal.

20La situation dans laquelle ces personnes se sont retrouvées a bouleversé leurs vies, a détruit la confiance dans un système politique et institutionnel. En somme, ces personnes se sont retrouvées d’un moment à l’autre sans travail, sans maison, sans argent et endettées.

21La crise a entraîné le chômage de familles entières. Selon les régions, toute une famille pouvait travailler dans une même usine et la faillite de celle-ci engendrait le chômage des parents, mais aussi des grands-parents.

22Dans les villes, le chômage cause encore plus de torts. Les familles sont éloignées géographiquement, pas de soutien alimentaire pour ceux qui ont quitté le village et sont allés habiter la ville. Pour d’autres, il s’agit d’une deuxième génération d’immigrants. La première étant ceux qui ont quitté les anciennes colonies portugaises : Cap-Vert et Angola en grande partie. Dans les grandes villes, la vie est aussi plus chère et les familles citadines se sont retrouvées à demander de l’aide alimentaire. Les plus démunis se sont retrouvés à la rue avec leurs enfants…

23Ceux qui ont décidé de partir ont le plus souvent tout perdu ! Leur travail, leur maison, leur droit de chômage, certains leur entreprise ! C’est un changement aussi au niveau du rôle social de l’individu. Un homme qui était patron de son entreprise se trouve à devoir licencier ses employés et à devoir déclarer faillite pour son affaire personnelle. Ce même homme immigre dans un pays étranger et devient l’employé, le manœuvre souvent sous-payé et de toute manière non reconnu à sa juste valeur de compétence.

24

La famille T. vivait à Coimbra, le père avait une entreprise de construction. La mère était secrétaire de l’entreprise familiale. Les deux enfants étaient en âge de scolarité, l’aînée fréquentait l’université, le plus jeune l’école primaire. Ils n’ont pas vu immédiatement les conséquences de la crise économique. La situation s’est détériorée progressivement. Les premiers signes ont été le non-payement du travail réalisé suivi d’une diminution des commandes. Pendant quelque temps, la famille a puisé dans les minces réserves accumulées au long des années précédentes, pour pouvoir payer les employés et éviter de les licencier. En 2011, le père ne pouvait plus supporter ses dépenses. Ils ont licencié la majorité du personnel, gardant seulement quelques employés qui pouvaient assumer les derniers travaux commandés. L’entreprise était endettée, ils ont fini par fermer et déclarer faillite.
Le père est venu en Suisse. Il a trouvé un travail qui a permis à la maman d’essayer de payer les dettes de leur entreprise et de continuer à payer leur maison. Seulement, la situation était devenue trop critique et un seul salaire étranger ne pouvait pas résoudre le problème.
La mère a décidé de venir rejoindre son mari en Suisse. Tiago, le fils, avait 10 ans et était en 4P, il ne pouvait pas rester au Portugal avec sa grande sœur de 20 ans qui était à l’université.
Tiago a commencé l’école ici en Suisse. Pour qu’il apprenne la langue, on l’a placé dans une classe niveau 3P. Il y a fini son année scolaire et en septembre il a recommencé la 4P. Quand il est venu en séance, envoyé par son enseignante, sa grande crainte c’était de devoir refaire « encore » la 4P.
La grande sœur souffre d’être restée seule au Portugal, c’est elle qui a vu toute sa famille partir. Elle est seule dans cette grande maison familiale. Elle a dû s’habituer à vivre sans leurs rires, sans leur soutien. Dans cette famille, ce sont les parents qui ont quitté le nid…

Emigrer en Suisse

25Depuis quelques décennies les Portugais choisissent la Suisse comme pays d’accueil. Or, ce pays a des normes strictes en ce qui concerne l’accueil de personnes migrantes. La politique d’accueil suisse d’aujourd’hui est le fruit d’une longue et lente évolution pendant de nombreuses années.

26Des négociations et des accords réalisés avec l’Union européenne et aussi d’autres pays permettent de nos jours à des milliers de personnes de transiter ou de s’installer en Suisse.

27Nous allons faire un bref voyage dans le passé afin de comprendre comment cela a été pour les Portugais.

28En 1960, une demande d’accord sur la migration entre le Portugal et la Suisse a été refusée. La Suisse craignait que des personnes ayant un mode de vie et des conceptions politiques tellement différents ne puissent pas s’habituer à son mode de vie (Cerutti, 2005, Les Portugais en Suisse).

29Plus tard, en 1980, les Portugais commencent à arriver en Suisse. Un accord a été établi pour combler le manque de main-d’œuvre. Les Portugais étaient acceptés pour un travail saisonnier et non qualifié.

30Le grand mouvement migratoire entre le Portugal et la Suisse s’est produit entre 1986 et 1994.

31C’est uniquement en 1990 que les Portugais qui décidaient de s’installer en Suisse ont eu accès au permis C, dans un délai de cinq ans et non plus dix ans. Ils ont ainsi été à conditions d’égalité avec les Espagnols et les Italiens qui ont eu cet aménagement quelques années auparavant.

32Aujourd’hui et depuis les accords bilatéraux de 1999, les Portugais reçoivent d’une manière générale un permis B valable cinq ans dès qu’ils ont un contrat de travail à durée indéterminée. La famille décide alors de partir ensemble. La loi protège le regroupement familial.

33Le père, la mère et les enfants arrivent ensemble en Suisse ; beaucoup d’entre eux sont accueillis par un membre de la famille qui y habite depuis quelques années.

34

Le père de Tiago est venu en Suisse parce que son frère habite et travaille dans ce pays depuis de longues années. Le père de Tiago est resté chez son frère les premières semaines après son arrivée. Le temps de trouver un emploi et un appartement.
La mère raconte comment ce beau-frère n’a pas apporté le soutien souhaité à la famille : « Il n’était jamais là quand on a eu besoin, il ne venait pas chez nous. » Comment sa mentalité est différente de ce qu’elle avait imaginé : « Il nous répétait sans cesse : “Faites les courses à la Migros !” “C’est moins cher, n’allez pas au café ici c’est trop cher.” » « Tout tourne autour de l’argent », disait la mère…

35Aujourd’hui il y a 5 millions de Portugais qui vivent à l’étranger… Pendant les années les plus difficiles de la crise économique, c’était une moyenne de mille personnes par jour qui quittaient le Portugal.

36La politique portugaise, notamment la dictature, a empêché le développement de l’économie du pays comme il se faisait dans le reste de l’Europe. En même temps, cette politique a retardé l’adoption de réformes sociales qui se faisaient aussi dans les pays plus développés et libres.

37Le Portugal est resté un pays sous-développé au niveau de l’industrialisation d’une part et d’un autre côté, extrêmement stratifié au niveau des classes sociales.

38Cette stratification a créé de grands écarts salariaux. La classe moyenne représentait 25-30 % de la population nationale contre 75 % pour la classe ouvrière.

39Comme conséquence, les populations rurales de l’intérieur du pays, en apprenant qu’il y avait de meilleures conditions de vie dans les grandes villes ou à l’étranger, migraient. Murteira (1966) parle de ce phénomène d’exode rural. Cette émigration correspond au flux migratoire des années 1960, faite surtout par les pères de famille.

40De nos jours et suite à la crise économique, la situation n’est pas très différente. La classe moyenne est certes plus importante – 48 % de la population. Mais durant la crise, celle-ci a été la première à souffrir des ravages et à décider de quitter le Portugal, en gardant l’espoir de retrouver une vie meilleure.

41De plus, les migrants actuels qui rentrent au pays donnent une image de prospérité, richesse et réussite conquises ailleurs. Cette image de l’étranger où tout est possible, peu importe le milieu social d’origine, est encore présente. Durant des siècles, seule la force d’un travail dur et honnête pouvait maintenir la fierté d’une famille et de tout un peuple. C’était aussi le message véhiculé par le régime de Salazar.

42Aujourd’hui encore, c’est aussi l’image donnée par les Portugais à l’étranger. Un peuple qui tient à des valeurs comme la famille et le travail. Or, il existe maintenant une différence significative au niveau de la mentalité : la migration se fait en famille, les parents souhaitent que leurs enfants fassent des études et les réussissent. Il y a quelques décennies, la priorité était de trouver un travail après la scolarité obligatoire.

43Les familles migrantes ont pu constater les différences sociales entre le Portugal et certains des pays d’accueil. Prenons l’exemple de la Suisse, un pays avec une classe moyenne forte, une mentalité qui pousse à la formation professionnelle, une société qui ne fait pas valoir comme critère numéro un la classe sociale d’origine, où la place de la mère est le plus possible près de ses enfants pour accompagner la scolarité. Il faut un temps d’habituation et de changement des repères culturels pour les Portugais, pour qu’ils puissent comprendre les codes et les exigences de la société de ce pays d’accueil.

44Pendant ce temps, il se peut que quelques migrants manifestent des comportements symptomatiques, qui marquent une difficulté au niveau de l’adaptation à l’environnement étranger. Le thérapeute systémicien reste, alors, attentif aux interactions entre les facteurs personnels et environnementaux, qui sont interreliés et interdépendants. En fait, ce regard permet à l’individu de sortir de la pathologisation et aide à repérer les facteurs de risque et les facteurs de protection. Ces derniers peuvent aider à l’adaptation de l’individu et, par conséquent, à la diminution des comportements symptomatiques.

Migration

45Migrer : déplacement de population d’un pays à un autre pour s’y établir – c’est la définition donnée par le dictionnaire.

46Le dictionnaire ne fait pas référence au fait que migrer est d’abord émigrer, quitter le pays et ensuite immigrer, rentrer dans un autre pays. Pour le dictionnaire, c’est aussi le mouvement des animaux qui décident de partir en quête de meilleures conditions climatiques.

47On ne parle pas de la complexité de ce mouvement quand il se fait à l’intérieur de l’homme, de ses enjeux, des émotions.

48Migrer signifie bien plus que se déplacer physiquement et s’établir ailleurs.

49Migrer implique se séparer, s’éloigner de ce qui est connu, des lieux et des personnes pour lesquels l’individu exerce une fonction et a un rôle. Cette séparation provoque la perte et le deuil (Métraux, 2004).

50Le migrant peut garder en soi l’espoir de retrouver ce monde perdu. En réalité, le monde qui a été quitté n’est pas seulement perdu, il est aussi mort. Le pays d’origine, les personnes qu’on a laissées continuent d’évoluer. Les villes sont réorganisées, on détruit certains repères et on y reconstruit d’autres bâtiments, des nouvelles routes, etc.

51S’établir, c’est recommencer… Pour cela il faut pouvoir continuer de croire en soi, en ses compétences et se sentir à nouveau intégré, accepté pour ce qu’on est. L’individu ne recommence pas à zéro, il est déjà un être avec une identité. Delage (2014) explique cette identité comme une « articulation entre ce qui relève des appartenances, l’espace social, et ce qui relève de l’espace de soi, le monde interne propre à chacun ».

52Le monde social et le monde interne sont en constante négociation puisqu’ils interagissent entre eux.

53Naître dans un certain pays, ou dans un autre, implique des constructions de la réalité différentes. On ne porte pas le même regard sur ce que veut dire être un homme, une femme ou un enfant. Ce sont, comme dit Delage, des « appartenances primaires ». Tout au long de la vie de l’Homme, ces appartenances peuvent se modifier ou s’adapter selon les influences et les négociations entre mondes social et individuel. Pourtant, il restera toujours des traces de ces appartenances primaires dans le plus profond de l’Être.

54Jean-Claude Métraux parle d’« appartenances multiples », l’Homme ayant besoin d’appartenir à un groupe, une famille, un lieu…

55Les appartenances sont multiples et on ne peut pas migrer de nos appartenances… Elles font le voyage avec nous, chargées de toutes leurs représentations et idéologies.

56Selon Métraux, le migrant ne décide pas seul de cette séparation. Parfois, il doit partir « mandaté » par les siens, pour donner des meilleures conditions de vie à ceux qui restent. Il a une mission et se doit de l’accomplir.

57L’échec est vécu comme une trahison au groupe d’appartenance. L’échec peut impliquer la perte d’appartenance.

58La trahison peut être aussi comprise et vécue par ceux qui sont restés, lorsque le migrant s’assimile au pays d’accueil et à sa culture. Il s’agit des loyautés invisibles (Boszormenyi-Nagy, 1973, in Ducommun-Nagy, 2006), qui tiennent l’individu dans une situation impossible. D’un côté on lui demande de partir et d’être libre, et d’un autre on le tient en lui disant que s’il part « trop » il n’est plus des nôtres.

59

La famille nucléaire mandate le père de T. pour aller chercher des conditions de vie qui permettraient à la famille de rester au pays. Ce projet a échoué, le père n’a pas été perçu comme un traître, il n’a pas rompu les liens d’appartenance, mais il a dû renégocier les conditions de migration avec sa femme, en lui demandant de venir le rejoindre pour trouver un emploi. Pour ne pas perdre la maison familiale, la mère accepte – deuxième projet.

60Au Portugal, avoir sa maison est signe d’indépendance, de réussite, d’émancipation. Cette valeur est présente et véhiculée comme un aboutissement principal de la vie.

61Pour la famille de Tiago, ce deuxième projet implique de quitter ou les deux enfants ou la fille aînée. Tiago ressentait le manque de son père depuis que celui-ci était parti. Il voulait que son père retourne au Portugal. La mère, pensant résoudre une partie du problème, part avec Tiago et charge sa fille de veiller sur la maison.

62Encore aujourd’hui cette famille se bat pour ce deuxième projet…

Partir seul ou en famille – Projet migratoire – Stabilisation

63Depuis des siècles, les hommes changent de lieu d’habitation, souvent motivés par le besoin d’avoir des meilleures conditions de vie. Cette tâche était communément donnée au père de famille. Il partait un certain temps pour récolter l’argent nécessaire et retournait au pays d’origine pour rejoindre sa famille.

64De nos jours, nous pouvons encore observer ce type de migration quasi dans le monde entier.

65En Europe, le flux migratoire entre les pays est très important. Ce flux engendre des implications au niveau économique et culturel. Depuis quelques décennies, il y a une réelle préoccupation des autorités politiques, d’une part pour faciliter la circulation des personnes, d’une autre part pour légaliser ce mouvement et encore pour développer des politiques d’accueil et d’intégration des étrangers.

66Les accords de Schengen, l’abolition des frontières pour les pays membres de la Communauté européenne, le passeport européen, ce sont quelques mesures mises en pratique dans le sens de donner une certaine liberté de mouvement aux habitants des pays européens.

67Une de ces mesures est la possibilité du regroupement familial. Elle a une grande importance dans le choix du type de migration – seul ou en famille.

68De plus en plus, ce sont les familles nucléaires qui quittent le Portugal, en quête d’une vie meilleure. Si ce mouvement est choisi par les parents, il n’est pas souvent compris par les enfants ou discuté avec eux.

69En Europe, la loi défend la scolarité obligatoire des enfants, peu importe leur statut, légal ou illégal. Ainsi, lors de l’arrivée dans le pays d’accueil, les premiers membres de la famille à être confrontés avec les différences entre « nous et eux », ce sont les enfants.

70

Tiago a perdu son rôle de premier de la classe. En Suisse, il était le nouveau, celui qui ne sait pas encore parler le français. En plus, il est retourné en troisième primaire. Il affirme avoir pensé que les Suisses croient que l’école au Portugal est inférieure. Il n’a pas compris ni le sens ni l’intention qui étaient de lui permettre d’apprendre le français en sécurité avec des acquis qu’il avait déjà.
Il n’a plus son meilleur ami, ni sa sœur, ni son grand-père, ni son jardin… il n’a pas pour autant la présence de son père, qui travaille nuit et jour et avec qui il partage des moments seulement le week-end.

71De retour à la maison, les parents et les enfants continuent à vivre comme s’ils n’étaient pas partis de chez eux. Ce phénomène identifié dans une grande majorité de familles migrantes, Métraux (2004) l’explique comme étant une phase de la migration : « passer d’un monde à l’autre ».

72Le passage se fait du voyage. Quitter un lieu pour arriver à un autre. La différence entre voyager et migrer, c’est celle de pouvoir vivre dans ce nouveau lieu. Or, cet acte de vivre implique, selon Delage (2014), de négocier au niveau de l’identité de soi et de l’identité sociale. Il implique aussi de garder la continuité entre ce qu’on est et un ajustement de soi aux appartenances secondaires du nouveau lieu.

73Une autre phase de la migration pour Métraux (2004) est celle d’« entrer dans un autre monde ». Il ne s’agit pas de passer la frontière physique, mais de commencer à s’intéresser à ce nouveau monde, à sa culture, à ses usages. Entrer dans un nouveau monde, c’est aussi la reconnaissance qu’on est, nous-mêmes, étrangers à ce monde.

74« Être de cet autre monde » est, selon Métraux (2004), la dernière phase de la migration. Rares sont les migrants qui peuvent témoigner de cette phase. La majorité d’entre eux retourne dans leur pays d’origine avant… Ou ils continuent de vivre sans sentir qu’ils sont de cet autre monde.

75Nous pouvons reconnaître le migrant qui est de cet autre monde par deux phénomènes : assimilation ou intégration créatrice.

76Assimilation : le migrant adhère à l’autre culture, il y a dépréciation de la vie du passé, des appartenances à la culture d’origine.

77Intégration créatrice : le migrant garde ses appartenances d’origine, il utilise leur meilleur pour s’intégrer et adapte le meilleur du pays d’accueil à son soi.

78D’autres migrants restent accrochés à une image du passé, à un moment de leur histoire. Les appartenances ne se font pas avec le monde d’accueil. Et celles du monde d’origine restent comme figées dans un temps qui n’existe plus.

79Ce sont les deux autres types d’appartenances décrites par Métraux qui proviennent d’un investissement négatif.

80Double marginalisation : le migrant est dans l’impossibilité d’envisager l’avenir.

81Ghettoïsation : le migrant reproduit sans cesse le passé.

82Nous avons pu identifier d’une manière globale comment cela se passe pour tout individu. Il importe maintenant de regarder plus en détail comment la migration implique les liens relationnels pour chaque membre de la famille et/ ou sous-groupe familial.

83Le couple est le premier pilier de la famille. La promesse tenue de l’un envers l’autre est celle d’apporter du réconfort, de l’attention, du soutien (Calicis, 2009). Le couple conjugal construit une nouvelle vie à deux, où la négociation est l’atout principal de réussite. En situation de migration, si un des partenaires quitte la maison, laissant l’autre dans le pays d’origine, la confiance doit être la base fondamentale de cette relation. Cette situation devient vite intenable, puisque l’autre n’est plus là pour donner du soutien. Le couple migre souvent ensemble, ou alors le rassemblement se fait rapidement.

84L’arrivée du premier enfant marque une étape importante de la vie du couple et du cycle de vie de la personne. Le couple n’est plus seulement conjugal, il devient aussi parental. La mission principale du couple parental est d’assurer la vie des enfants.

85La famille est un lieu perméable aux relations avec l’extérieur, et en même temps assez hermétique pour garder une certaine cohérence intrafamiliale. La famille devrait être le premier lieu de ressource en cas de situations difficiles. Mais, aussi, parce que c’est au sein de la famille que se développent les relations affectives, celle-ci peut se retrouver entièrement touchée par un malheur arrivé à un de ses membres (Delage, 2008).

86Nous appelons la capacité d’une famille à faire face à l’adversité : « résilience ». Plusieurs facteurs, selon Delage (2008), interagissent pour qu’une famille puisse rebondir après un événement stressant :

  • croire qu’ils pourront s’en sortir ;
  • penser avoir une certaine prise sur la situation ;
  • reconstruire un fonctionnement organisé afin d’assumer à nouveau ses fonctions ;
  • retrouver une sécurité globale ;
  • pouvoir prendre soin les uns des autres à nouveau ;
  • reprendre contact avec leur dimension spirituelle ;
  • être capable de mentalisation au sein de la famille, redonner un sens, reconstruire leur histoire.

87Vie familiale et vie en société sont intrinsèquement liées et indissociables. L’influence des événements critiques de la société sur la sphère familiale peut augmenter la difficulté éprouvée par la famille à résilier.

88Nous pouvons faire le lien entre les événements stressants vécus par des familles portugaises durant la crise économique de 2008 et leur vulnérabilité, ainsi que leur difficulté à rebondir.

89La succession d’événements négatifs a engendré dans certaines familles une aggravation du sentiment de perte et de désespoir.

90Le projet migratoire est l’idée initiale avec laquelle le migrant construit son départ. Les motivations sont multiples, autant que les migrants. Les raisons du départ donnent un sens au voyage, elles excusent aussi les difficultés rencontrées dans ce nouveau monde. Le migrant sait qu’il y a un prix à payer pour accomplir son projet.

91La majorité des familles migrantes rencontrées depuis la crise n’avaient pas, pour ainsi dire, de projet migratoire : « Il fallait partir avant que le pire arrive. » Mais… qu’est-ce qui pourrait être encore pire ? Ils avaient déjà tout perdu… mais pas l’espoir.

92Au Portugal, rares sont les familles qui n’ont pas connu la migration. Certaines ont de la parenté dans un pays étranger, d’autres ont de la famille dans une grande ville du Portugal.

93Cette migration à l’intérieur du pays n’est pas nouvelle. Un grand exode des zones rurales vers les principales villes a marqué aussi la période de la dictature de Salazar.

94De la même manière, partir dans un autre pays est une éventualité que de nombreuses familles portugaises connaissent déjà bien avant la crise de 2008.

95Nous pouvons ainsi déceler un des projets migratoires portugais le plus recherché – « l’amélioration des conditions de vie pour nous et nos enfants ».

96Or, en 2008, au début de la crise, beaucoup de familles portugaises aujourd’hui migrantes vivaient dans un certain confort et une stabilité économique. Elles ne se sont pas senties immédiatement et directement touchées par la crise.

Le migrant et ses sphères relationnelles

97Analysons à présent les implications au niveau des relations familiales et sociales. Pour faire cette analyse, intéressons-nous de plus prêt à Tiago, patient désigné, envoyé par son enseignante en consultation de psychologie.

98

Tiago a des difficultés d’apprentissage. Son enseignante est inquiète, parce qu’elle dit voir un garçon avec un grand potentiel, mais qui n’arrive pas à montrer « ce dont il est capable ». Elle demande une évaluation cognitive dans sa langue d’origine et une évaluation affective. L’enseignante remarque que Tiago est souvent triste.

99De façon à pouvoir identifier les facteurs qui mettent Tiago en difficulté, utilisons le modèle contextuel de Bronfenbrenner. L’auteur affirme que dans une situation de résilience familiale, les membres de la famille sont capables de mobiliser leurs ressources et leurs compétences pour faire face à l’adversité.

100Les compétences et les ressources sont le résultat des interactions circulaires entre les différentes sphères qui constituent le contexte de l’individu. Celles-ci s’opèrent dans un temps donné, qui peut être plus ou moins long selon les situations et les familles.

101Première sphère : l’individu et ses caractéristiques propres (génétiques, biologiques et psychologiques). Tiago, lors de l’évaluation cognitive, montre avoir les compétences nécessaires pour entrer dans les apprentissages. Au niveau affectif, il exprime sa tristesse. Il parle ouvertement des difficultés qu’il rencontre dans sa vie quotidienne en Suisse.

102Deuxième sphère : la famille proche. Tiago a vécu une séparation de sa famille. Le papa a laissé la maison. La distance a été insupportable pour lui. Avant le départ de son père il avait entendu les discussions des parents qui cherchaient une solution à leurs problèmes.

103Troisième sphère : la famille élargie, le voisinage, le réseau d’amis. Tiago habitait près de ses grands-parents, de sa tante et de ses cousins. Son cousin était son meilleur ami. Avec son grand-père il travaillait le jardin de la maison, son lieu ressource.

104Quatrième sphère : l’école, le milieu professionnel. Tiago aimait aller à l’école. Il était le meilleur élève de sa classe. Il aurait aimé être ingénieur ; ce rêve maintenant lui semble être inaccessible.

105Cinquième sphère : les valeurs et les normes sociales. Tiago se plaint des innombrables règles de l’école en Suisse. Il obéit pour ne pas se faire punir, mais il trouve « l’éducation trop stricte ».

106Les cinq sphères communiquent entre elles. Nous pouvons le constater en observant comme l’influence du pouvoir économique européen avec les exigences faites aux pays en crise bouleverse un système social. Il génère en même temps chômage et précarité par l’augmentation du prix des biens fondamentaux. C’est un bouleversement au niveau du macrosystème qui va avoir des répercussions sur l’exosystème : les petites entreprises qui vont déclarer faillite et à leur tour provoquer encore plus de chômage. Les personnes ayant perdu leur travail, c’est une catastrophe au niveau familial qui va se reproduire. La famille élargie qui traverse aussi la crise se trouve limitée dans la possibilité d’offrir une aide adaptée aux membres plus nécessiteux, ceci se passe au niveau du mesosystème. Le microsystème qui représente la famille nucléaire doit revoir ses habitudes en termes de consommation et des dépenses de façon à maintenir une certaine dignité. L’individu, Tiago, a vécu un déséquilibre entre les facteurs de risque et de protection. En peu de temps, il a perdu confiance dans le système social et professionnel. Il a été témoin de la faillite de ses parents et de la limitation des personnes de la famille élargie à donner un soutien à sa famille nucléaire. Sa famille a dû se séparer, il ne s’agissait pas d’un divorce, mais d’un bouleversement au niveau socio-économique. Il est resté à côté de sa mère et de sa sœur comme le seul homme de la famille. On peut imaginer qu’au niveau des relations familiales, la mère et le fils ont partagé leur souffrance et se sont soutenus mutuellement. La barrière intergénérationnelle est devenue floue ou inexistante.

107Un point important à relever, c’est le fait d’avoir eu la possibilité de connaître le vécu émotionnel de la mère de Tiago par rapport à cette situation. La relation créée à ce moment-là entre la mère et le fils ne leur permettait pas de voir toutes les compétences qu’ils avaient déployées en venant en Suisse. Le discours de la mère était comme celui de son fils, basé uniquement sur les difficultés rencontrées :

108

Elle se sentait impuissante face à tant d’événements négatifs. Venir en Suisse ne lui semblait plus une mesure d’aide mais, au contraire, son départ avait aggravé la situation. Tiago était triste, le père ne pouvait pas donner de meilleures conditions ici à sa femme et à son fils, la mère n’avait pas d’emploi et se sentait être un fardeau. La fille restée au Portugal souffrait de l’absence des siens. Le retour au Portugal lui semblait être la seule sortie.

109Ce discours illustre une des phases du deuil : refuser de quitter ce qu’on a perdu. Idéalisation de ce qui est laissé derrière. Cette phase peut être plus ou moins longue, mais elle est souvent très douloureuse puisqu’elle empêche de commencer le processus d’arriver à cet autre monde.

La famille migrante en thérapie

110« Nous sommes tous des migrants… », déclare Métraux.

111Cette simple constatation devrait lever la frontière qui s’installe lorsque l’autre, inconnu, vient en consultation. Le processus n’est pas simple…

112Les relations humaines sont emplies de préjugés, d’idées préconçues, de lectures de la réalité faites à travers telle ou telle autre posture. Ceci est normal, fait partie de la construction de l’identité propre à chacun et de la construction de la culture propre à chaque société.

113Une famille, c’est une culture à part entière. Elle utilise ses codes, son langage, ses coutumes et traditions…

114Le thérapeute qui accueille une famille essaye d’identifier quelques paramètres de cette culture, pour ensuite évaluer la capacité d’adaptation ou d’ajustement au stress. Le but étant de leur permettre de maintenir la continuité familiale, tout en permettant que celle-ci se restructure (Minuchin, 1983).

115Ce travail d’identification est intimement influencé par les liens d’appartenance du thérapeute lui-même.

116Le thérapeute, en tant qu’individu, a construit, au sein de sa famille d’origine et de ses relations avec les sphères sociales de son monde, sa propre perception de la réalité. Il a appris avec les relations dans sa famille les notions d’échec, de réussite, de soutien. C’est cette transmission générationnelle qui prend place avec lui dans la salle de thérapie. D’une manière plus profonde, non cognitive, il a développé des émotions qui influencent ses relations humaines. Plus communément appelées résonances, elles peuvent influencer tout le processus thérapeutique.

117En situation de migration, la tâche d’analyse de cette culture familiale est plus complexe. Première entrave, l’accès à la langue. Un tiers vient intervenir dans la relation thérapeutique. L’interprète, de la même culture d’origine que la famille, crée un pont entre les deux mondes, il donne voix au thérapeute (devient lui-même thérapeute de la famille ?), le rend plus semblable à nous. L’interprète est aussi un modèle pour la famille. Il a réussi à vivre et à être de cet autre monde.

118Quelques familles migrantes veulent couper avec tout souvenir ou acte qui les relient à leur culture d’origine. Ceci faisant partie du processus de deuil. C’est aussi une stratégie pour ne pas être assimilé à tout ce que ça peut représenter d’avoir une telle origine.

119D’autres familles encore vivent enfermées dans le temps et la culture d’origine. Elles créent peu de liens avec le pays d’accueil et continuent à vivre comme si elles n’étaient pas parties de chez eux.

120Selon Devereux (1970), le travail du thérapeute consiste :

121À se décentrer : sortir de sa lecture du monde, écouter l’autre comme celui qui connaît le mieux son expérience.

122Aller à la rencontre des mondes : quels sont les enjeux de venir en thérapie pour la famille, coconstruire avec elle pour que les échanges soient gagnants pour eux et pour le thérapeute, pour redonner un sens au désordre vécu.

Recherche des ressources

123Revenons à Tiago et sa mère. Le suivi a continué pendant quelques mois, à raison d’une séance par mois. Tout d’abord il y a eu la phase d’exploration de l’histoire familiale, avec la production d’un génogramme avec Tiago et la mère, ensuite, mère et enfant ont commencé à définir quelques objectifs à atteindre pour vivre en Suisse. L’objectif principal pour les deux était que Tiago réussisse à l’école. À la fin de l’année scolaire, l’objectif était atteint et la famille s’est sentie prête à naviguer seule…

124Le verbatim suivant illustre les échanges qui visaient la découverte de tout ce que la famille utilisait déjà comme moyen de résilience.

125

Thérapeute : Depuis combien de temps êtes-vous en Suisse ?
Mère : Depuis bientôt une année et demie…
Thérapeute : Vous êtes bien courageuse de rester malgré toutes les difficultés que vous avez décrites. Comment faites-vous pour rester ?
Mère : Premièrement je ne veux pas infliger encore un changement à Tiago. Après je me dis que peut-être bientôt, si j’apprends mieux le français, je peux trouver un travail.
Thérapeute : Si je comprends bien, vous avez le souci de donner plus de stabilité à Tiago et vous avez l’espoir de trouver un emploi ? C’est bien ce que vous voulez dire ?
Mère : Oui.

126La mère affirme son rôle parental de protection de l’enfant. La frontière intergénérationnelle devient plus marquée.

127

Thérapeute : Comment vous faites pour apprendre le français ?
Mère : Ah ! vous savez, j’ai acheté quelques livres et je demande à Tiago des mots de vocabulaire qu’il doit étudier, comme ça, on le fait ensemble…
Thérapeute : Super ! Que faites-vous d’autre ?
Mère : Je regarde la télé française, j’essaye de demander les renseignements dans les magasins, j’essaye de lire en français…

128La mère prépare l’« entrer dans cet autre monde » et le « vivre cet autre monde ». C’est comme si elle avait accosté et s’apprêtait à aller découvrir cette nouvelle terre… comme ses ancêtres l’ont fait jadis…

129

Thérapeute : Je me rends compte en vous écoutant que vous tenez à apprendre le français et que vous avez trouvé les moyens pour le faire. Comment Tiago voit votre envie d’apprendre ?
Mère : C’est quelque chose qu’on fait les deux et qui nous aide. Je pense que Tiago est content quand on passe ces moments ensemble, ça nous sort des problèmes… Tiago peut m’apprendre les verbes…
Thérapeute : Il vous montre qu’il a appris, qu’il est compétent…
Tiago : Oui, c’est un peu ça… je m’entraîne aussi…
Mère : Tu pourrais le faire aussi à l’école cet entraînement…
Thérapeute : Je suis certaine qu’à l’école Tiago montre aussi ses compétences, puisque l’enseignante les voit

130La mère donne l’autorisation à son fils de réussir à l’école en Suisse. Elle le valorise. Le français devient un défi pour tous les deux. C’est un nouveau projet qui leur permet de regarder le futur et de l’envisager ailleurs qu’au Portugal.

131Mère et enfant, peu à peu, ont relaté les actes de tous les jours qui leur permettaient d’être toujours en Suisse.

132Nous avons déjà pu identifier la complexité de l’entrée en relation thérapeutique en prenant comme base l’individu et ses sphères de relations.

133Dans cette nouvelle partie, ce sont les réseaux et leur influence sur l’individu qui vont être explorés. Nous allons nous intéresser de plus près aux relations de soutien. Puisque ce sont elles qui disparaissent lors d’une situation de migration.

134La famille d’origine du thérapeute est sans doute le premier réseau qui influence la relation thérapeutique. Face au thérapeute, le patient arrive avec l’influence de sa famille d’origine. Ce cercle d’interactions peut aller très loin dans l’évaluation des influences.

135Le thérapeute est la personne qu’on vient voir pour avoir un soutien. Or, nous savons que la relation de soutien n’est pas forcément thérapeutique. Comme le définit Sarason et al. (1983) : « Le soutien social est la présence et la disponibilité de personnes sur lesquelles on peut compter, qui nous aiment, nous apprécient et se soucient de nous. »

136Pour Hobfoll (2002), « le soutien social est la relation qui offre une assistance immédiate et un sentiment d’attachement à une personne ou à un groupe ».

137Nous pouvons affirmer que ce soutien décrit les liens de parenté et d’amitié de chacun de nous.

138En situation de migration, les familles nucléaires quittent leurs proches. Dans le pays d’origine, ces familles avaient un entourage familial ou d’amitié qui les soutenait dans l’éducation des enfants et lors des problèmes de la vie quotidienne. La proximité avec la famille est une autre valeur très importante au Portugal. Les enfants ne sont jamais très loin de leurs parents, l’échange est gagnant pour tous. Les grands-parents s’occupent des petits-enfants, ils se rendent utiles et reçoivent aussi du soutien si nécessaire.

139

La famille de Tiago habitait dans un quartier où il y avait aussi la grand-mère, deux tantes, les cousins. Tiago passait d’une maison à l’autre. Ses cousins venaient chez lui selon les disponibilités de chaque adulte référent. Tout cela était vécu par les enfants comme une manière « spontanée » d’être en relation.

140La famille nucléaire migrante ne peut compter que sur elle-même, dans les premiers temps. La confiance, l’amour, le soin sont puisés ici.

141Peu de ressources extérieures à la famille nucléaire sont explorées.

142Les familles migrantes se sentent isolées et seules durant les premiers mois ou années qui suivent la migration. Elles ont l’impression de devoir tout réussir vite et sans aide.

143Ces migrants ont aussi le sentiment de ne devoir compter que sur eux-mêmes. De surcroît, ils doivent subvenir aux besoins de ceux qui sont restés au Portugal.

144Une fois en Suisse, les deux parents souhaitent trouver un emploi au risque de laisser les enfants seuls à la maison au retour de l’école. Quelques parents affirment avoir négocié cette situation avec leurs enfants, en tenant compte de leur âge. Ils doivent également tenir compte de l’impossibilité de recourir aux services d’une maman de jour ou d’un accueil extrascolaire pour des raisons financières. En prenant cette option, ils ne sont plus en mesure de donner le soutien affectif et l’attention qu’on recherche au sein de la famille proche.

145Plusieurs familles partagent l’opinion qu’en Suisse il y a peu de structures d’accueil pour les enfants après l’école et que celles qui existent ont un prix élevé. Les enfants portugais ont été, en général, à la crèche depuis leur plus jeune âge. L’école est non seulement un lieu d’apprentissage, mais aussi un lieu de vie. Par exemple, pendant les vacances d’été (trois mois au Portugal), l’école organise des colonies de vacances durant les mois de juin et juillet, permettant ainsi aux enfants de profiter de la plage et/ou de la campagne pendant que les parents continuent de travailler.

146La confiance entre les parents migrants et l’école du pays d’accueil n’est pas donnée d’avance. Les parents gardent l’idée que leur enfant sera stigmatisé parce qu’il est portugais. Et leur hypothèse se vérifie quand l’enseignant signale l’enfant en psychologie.

147Ce sont exactement ces familles qui viennent en thérapie dans mon service. Les premières années de ma carrière professionnelle en tant que psychologue ont été marquées par de nombreuses demandes d’interprétariat.

148Dans mon lieu de travail, nous sommes dix psychologues pour accueillir la population scolaire de la région sud du canton de Fribourg. Le canton de Fribourg est un des cantons suisses où la population portugaise a une forte densité. (Deux tiers de la population portugaise en Suisse vivent dans les cantons romands.)

149Depuis quelques années, j’ai fait une demande à la Direction de l’instruction publique, de la culture et du sport (DICS) pour que les Portugais signalés dans le canton de Fribourg puissent me rencontrer.

150Deux conditions sont à la base de la demande :

  1. Ils viennent d’arriver en Suisse et rencontrent des difficultés à s’exprimer en français.
  2. Leurs enfants sont signalés pour un bilan cognitif. Celui-ci est fait avec des tests standardisés portugais.

151Cette demande, qui a été acceptée par le canton, m’a permis d’être en contact avec quelques familles qui continuent de vivre au Portugal tout en étant ici !

152La majorité des thérapies démarrent par une évaluation des compétences cognitives de l’enfant. Cette demande vient des enseignants qui n’ont pas les moyens de vérifier si les difficultés que l’enfant rencontre à l’école sont dues à la migration ou à une problématique développementale de l’enfant. Pour certaines de ces familles, c’est un parcours intérieur qui démarre, puisque la prise de conscience des bouleversements provoqués par la migration se fait en salle de thérapie.

153Beaucoup de parents portugais rencontrés en thérapie ne comprenaient pas le sens de la demande de l’école. Certainement une question de référence et de représentations personnelles de ce que signifie aller voir un psychologue. Il fallait expliquer le rôle du psychologue à l’école et d’innombrables fois traduire la demande de l’enseignant. Une traduction non au niveau de la langue, mais au niveau du questionnement de l’enseignant.

154Le moment de la scolarité est un moment de vulnérabilité pour l’enfant dans une situation de migration. À l’école, au Portugal, l’enfant apprenait ce qui était propre à sa culture. En Suisse, l’enfant apprend ce qui appartient à la culture étrangère. L’enfant peut se trouver dans une situation de conflit de loyauté

155Les enfants, parce qu’ils ont l’obligation d’aller à l’école, sont rapidement confrontés à la demande du pays d’accueil : intégration et adaptation. Pour certaines familles, l’école est le premier point de contact avec les institutions sociales en Suisse. Même pour consulter un médecin ou un pédiatre, quelques familles gardent celui du Portugal pendant un certain temps.

156Le travail thérapeutique est tout d’abord un travail psychosocial. Informer les parents des médecins existants, leur proposer de demander à une connaissance vers qui s’adresser.

157Il s’agit aussi de valoriser tout le travail déjà fait par le spécialiste du pays d’origine. En lui demandant de faire un bref rapport, que la famille passera au médecin du pays d’accueil. Ceci permet de conclure le traitement et la relation thérapeutique avec assurance et tranquillité.

158La confiance, la réciprocité, la conviction que l’autre nous pense compétents, voici les ingrédients qui participent à l’intégration créatrice. Or, certains migrants, quand ils vont consulter un spécialiste dans le pays d’accueil, ont le sentiment contraire. Ils ne peuvent pas s’exprimer et s’expliquer, ils sont dépendants d’un interprète, d’un voisin, d’une personne de la famille qui les accompagne.

159La Suisse est un pays d’accueil, les migrants s’en rendent compte quand ils commencent à s’y intéresser. Pratiquement dans toutes les institutions sociales il y a quelqu’un qui parle portugais. C’est un premier port d’ancrage sur lequel les migrants portugais se reposent…

Conclusion

160La thérapie systémique nous permet de comprendre l’Homme dans son milieu. Elle nous permet de voir l’Homme comme un agent de changements par ses relations et par ses interactions avec son milieu.

161L’approche systémique donne aussi des éléments de compréhension de l’individu sous un angle de son histoire inter- et transgénérationnelle.

162En prenant comme base ces deux principes de la thérapie systémique, cet article tente d’illustrer la complexité du travail du thérapeute systémicien dans un contexte de migration.

163L’adaptation à un lieu étranger peut se faire plus ou moins facilement, ce qui reste laborieux, c’est de, tout en étant soi-même, en harmonie avec son passé et son histoire, se redéfinir comme étant capable de prendre et assimiler ce que la culture d’accueil peut nous offrir.

164Or ce cheminement est ardu. S’adapter à un autre pays, c’est plus que comprendre comment il fonctionne, qu’avoir un emploi et se dire intégré, que parler la langue du pays. Par moments, les tiraillements entre là-bas et ici sont tellement puissants que le migrant agit comme si son corps était sorti à l’aéroport mais sa tête n’avait pas encore embarqué.

165Le thérapeute systémicien ne se focalise pas sur le comportement psychopathologique de son patient. Il en tient compte et explore de façon exhaustive les contextes familial, professionnel, social et culturel de l’individu. D’une part, cette démarche lui permettra de mettre en évidence les ressources souvent insoupçonnables du patient, qui lui ont permis de survivre et faire face à l’adversité. D’une autre part, quelques comportements jugés pathologiques sont expliqués comme la réponse possible de l’individu dans un moment de souffrance extrême.

166Nous avons pu identifier, en nous appuyant sur le modèle de Brofenbrenner et ses différents niveaux, les bouleversements dans les différents systèmes de l’individu et comment ceux-ci ont des répercussions les uns sur les autres jusqu’à l’atteindre. Ce mouvement est circulaire, c’est-à-dire qu’à son tour l’individu va provoquer par ses comportements des changements dans les systèmes qui l’entourent.

167C’est cette complexité qui a été essayée d’être démontrée ici. Un autre thérapeute aurait fait tout différemment. Il convient alors de rester humble face à cette immense tâche qui est d’apporter de l’aide, tout en gardant la curiosité d’entrer en relation avec l’autre, comme lorsqu’on part en voyage…

Bibliographie

Bibliographie

  • Brofenbrenner U., 1979. The Ecology of Human Development : Experiments by Nature and Design. Harvard University Press, Cambridge MA.
  • Calicis F., 2009. Survivre aux couples en thérapie “Entre respect de la demande du couple et recherche de confort et d’efficacité pour le thérapeute”. Thérapie familiale, 30, 445-63.
  • Chouaib E., Jeanneret A., 2014. La Crise de la dette en Europe. www.alexandrejeanneret.com.
  • Ducommun-Nagy C., 2006. Ces loyautés qui nous libèrent. Éditions JC Lattès, Paris.
  • Delage M., 2008. La Résilience familiale. Odile Jacob, Paris.
  • Delage M., 2014. Identité et appartenance. Le systémicien à l’entrecroisement du personnel et de l’interpersonnel dans les liens humains. Thérapie familiale, 35, 4, 375-95.
  • Devereux G., 1970. Essais d’ethnopsychiatrie générale. Gallimard, Paris.
  • Eltető A., 2011. Portugal and Spain : Causes and Effects of the Crisis. Baltic Journal of European Studies, 1, 2 (10), 34-48.
  • Hobfoll S. E., 2002. Social and Psychological Resources and Adaptation. Review of General Psychology, 6/4, 307-24.
  • Métraux J.-C., 2011. La Migration comme métaphore. La Dispute, Paris.
  • Minuchin S., 1983. Familles en thérapie, Éditions universitaires, Paris.
  • Murteira M., 1966. Facteurs socio-politiques et blocages du développement en Europe, in Tiers-Monde, t. VII, no 26. Blocages et freinages de la croissance et du développement, 1, 301-16.
  • Sarason I. G., et al., 1983. Assessing Social Support : the Social Support Questionnaire. Journal of Personality and Social Psychology, 44, 127-39.
  • Confédération suisse, 2010. Les Portugais en Suisse. Département fédéral de justice et police (DFJP), Office fédéral des migrations (ODM).

Date de mise en ligne : 22/03/2017.

https://doi.org/10.3917/tf.171.0089

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.85

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions