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Article de revue

L'approche systémique en milieu scolaire : réflexions 20 ans après

Pages 575 à 599

Notes

  • [*]
    Psychologue, thérapeute de famille au Service Médico-Pédagogique de Genève.
  • [**]
    Psychologue, thérapeute de famille.
  • [1]
    Cet exemple a été présenté dans une conférence « La relation d’aide à l’enfant en difficulté scolaire : qu’est-ce qui favorise l’autonomie ?» donnée dans le cadre des Journées de l’Association des Psycho-logues Scolaires de l’Isère, octobre 2002, à Grenoble.
  • [2]
    Le lecteur pourrait s’étonner en lisant « Lucie » et « Une équipe institutionnelle découragée » de cette obsession suisse pour les pantoufles. Précisons : dans les classes de petits enfants, les élèves posent leurs chaussures et enfilent leurs pantoufles avant d’entrer en classe. Aussi dérisoire que cela puisse paraître, cela fait partie des « rituels » de passage.
  • [3]
    Nous empruntons cette expression à Edith Tilmans-Ostyn.
  • [4]
    Orthophoniste en France (n.d.l.r.).

I. Evolution d’une pratique

1Comme de nombreux collègues exerçant dans des contextes professionnels chargés d’assurer la consultation ambulatoire et le suivi thérapeutique d’enfants en difficulté à l’école, nous avons découvert, en nous engageant dans de nouveaux processus de formation au début des années quatre-vingt, les ressources de l’épistémologie systémique et de la thérapie familiale. Confrontées à la difficulté de « soigner » des enfants en échec scolaire ou présentant des troubles du comportement à l’école (souvent référés par les enseignants et sans qu’une demande de soins ne soit formulée par l’enfant ou les parents), nous avons progressivement abandonné une approche individuelle des difficultés scolaires pour embrasser une lecture nettement familialiste de ces difficultés.

2Ainsi, cette nouvelle manière de faire nous a par exemple amenées à comprendre l’échec scolaire comme ayant une fonction homéostatique à l’intérieur du contexte familial. Les hypothèses voulant que l’enfant en échec dans les apprentissages gardait une forte loyauté à ses parents, à son milieu familial et socioculturel d’origine nous ont permis de travailler avec la famille autour d’une autorisation à donner à l’enfant de participer pleinement à deux contextes différents et potentiellement complémentaires (la famille et l’école). Dans un article récent, Dessoy (2004) reprend cette idée en la formulant en termes de rite de passage dans lequel la famille accompagne l’enfant d’une étape à une autre de son cycle de vie et de sa scolarité.

3Dans cette même logique familialiste, nous pouvions bien comprendre les troubles du comportement manifestés par un enfant dans sa classe comme une reproduction des modalités interactionnelles propres à la famille : les comportements agressifs, la difficulté à respecter les limites imposées par l’enseignant n’étaient ainsi que la transposition ou l’importation dans le contexte scolaire d’une problématique propre à la famille.

4Cette manière de travailler avec les enfants et leurs familles a certes restitué au « symptôme scolaire » une dimension d’intelligibilité qui était passée sous silence dans une approche centrée sur l’individu. Elle a en particulier permis d’en donner une compréhension formulée non pas en termes de déficience, de manque, d’inadaptation ou de pathologie, mais de sens, de fonctionnalité, de capacité de l’enfant à se conformer aux injonctions explicites ou implicites de son contexte familial par exemple. Une dynamique nouvelle a parfois pu s’installer grâce à la thérapie familiale… lorsque les familles ont été d’accord d’entreprendre ce travail avec nous.

5Mais même si des horizons nouveaux et prometteurs s’ouvraient grâce à la thérapie familiale, nous n’en étions pas moins confrontées à certaines impasses thérapeutiques ou à des critiques venant, entre autre, du contexte scolaire lui-même.

6Au niveau de notre fonction de thérapeutes, l’instrument « thérapie familiale » ne nous a pas épargné la rencontre avec des familles référées (parfois contraintes) par les enseignants, en dehors de toute véritable demande d’aide : la thérapie préconisée par l’école ne pouvait dans ces situations évidemment pas se mettre sur pied. Avec d’autres familles, un travail thérapeutique pouvait bien démarrer, mais les temps de la thérapie étant longs, l’enfant avait tout loisir de s’enfoncer encore plus dans son échec à l’école, comme le souligne Michel Rognon (2004).

7Sur le plan de nos relations avec les enseignants, si nos interventions thérapeutiques auprès de l’enfant et de sa famille pouvaient être dans un premier temps rassurantes et soulageantes, assez rapidement nous étions malgré tout confrontées à l’insatisfaction des enseignants concernant les effets de notre travail sur l’attitude de l’enfant dans la classe : « elle est bien jolie votre thérapie, mais dans la classe rien n’a changé et l’enfant est toujours plus problématique… ».

8Devant cette persistance des problèmes scolaires à l’école, nous avons réalisé qu’un changement de focus devenait nécessaire afin d’éviter la chronicisation, dans le contexte scolaire, de situations de malaise ou de souffrance qui ne répondaient pas suffisamment à une intervention centrée uniquement sur le contexte extra-scolaire.

9Nous avons ainsi réorienté notre manière de faire : d’une pratique centrée sur l’encadrement et sur l’aide apportée à l’enfant et/ou à sa famille nous sommes passées à une démarche dans laquelle notre encadrement a pour objet l’enseignant en interaction avec l’élève en difficulté à l’école.

10Nous pouvons schématiser cette évolution de la manière suivante:
En abandonnant la croyance que soigner l’enfant/famille est la seule manière de résoudre les difficultés scolaires, nous avons acquis la conviction qu’une intégration du modèle systémique dans nos pratiques impliquait de le considérer non pas comme un instrument technique de plus (la thérapie familiale), mais comme une épistémologie nous encourageant à cheminer d’une lecture familialiste des difficultés scolaires à une approche véritablement systémique prenant en compte le contexte dans lequel le problème scolaire se manifeste : l’école.

tableau im1
Centration sur le contexte extra-scolaire Centration sur le contexte scolaire • Consultation, examen avec l’enfant/la famille • Collaboration avec l’enseignant • Thérapie individuelle/familiale • Stratégies à mettre en place à l’école • Intervention hors école • Intervention à l’école • Soigner l’enfant/sa famille • Prendre soin de l’interaction enseignant-élève Pratique exclusive il y a 20 ans Pratique que l’on tend à développer de plus en plus actuellement

11Ce changement de focus (du contexte familial au système scolaire) pour ce qui est des enfants en difficulté scolaire, s’est matérialisé par un changement au niveau de notre lieu de travail : la réimportation du problème scolaire à l’école s’est traduite par une présence plus fréquente de notre part dans les locaux scolaires, à la disposition des enseignants qui souhaitent et qui acceptent de travailler avec nous à une redéfinition des problèmes manifestés par un enfant en termes d’interactions dans le contexte de la classe et/ou de l’école. Ce changement de lieux est un langage analogique puissant qui nous permet de mieux définir quel est le système qui « contient » le problème, et donc aussi sa (ou une de ses) solution.

II. Histoires…

12Voici pour illustrer nos propos, trois exemples de troubles de comportement et d’apprentissage. Ils illustrent le genre de travail que l’on peut faire en tant que psychologues en collaboration avec les enseignants dans le but d’atténuer ou résoudre les difficultés qui se présentent à l’école.

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Lucie
Lucie a 4 ans 1 /2 et depuis quelques mois elle fréquente la 1re année d’école enfantine.
Son enseignante vient nous voir perplexe, ne comprenant pas si cette fillette est opposante avec elle ou en réelle difficulté à comprendre ce que l’enseignante demande.
Lucie, la plupart du temps, ne travaille pas en classe, ne fait pas les coloriages, les puzzles, les travaux que la maîtresse donne à tous ses élèves. Dès l’arrivée à l’école, Lucie ne fait pas ce qu’il faut faire et tous les matins l’enseignante doit lui dire de mettre ses pantoufles avant d’entrer en classe. Puis, pour qu’elle travaille, il faut que l’enseignante soit à côté d’elle pour lui rappeler à chaque instant ce qu’elle doit faire, la stimuler, l’encourager : parfois elle doit lever la voix parce que malgré les consignes répétées et les injonctions continuelles, rien ne se passe. Et subitement…
lorsqu’une activité semble l’intéresser plus particulièrement ou que l’heure d’aller jouer dans la cour de récréation approche, Lucie réussit parfaitement bien et vite son travail, ce qui fait dire à son enseignante : « elle me mène en bateau ».
Comment faire, lorsqu’on est enseignant, pour ne pas se laisser prendre par un agacement de plus en plus grand ? Que se passe-t-il chez cette fillette ? Est-elle immature ?
S’agit-il d’un retard de développement ?
Que répondre à ces questions de l’enseignante ?
Une équipe institutionnelle découragée[1]
L’institution dont il est question dans cet exemple est un internat et semi-internat qui accueille des enfants en âge de scolarité primaire et secondaire. Tous les enfants présentent des difficultés scolaires importantes et viennent de familles jugées perturbées par les services sociaux placeurs.
La classe des plus jeunes (sept enfants de 7 à 10 ans, première et deuxième primaire, début des apprentissages) qui est tenue par deux enseignantes à mi-temps, est en ébullition depuis la rentrée scolaire de septembre (nous sommes au mois de mars). Bagarres et violences diverses se succèdent en classe comme en dehors. Les enfants travaillent très peu, le retard scolaire (parfois déjà installé chez certains avant leur arrivée dans l’institution) s’accumule. Mettre les enfants au travail le matin est quasi impossible. Il y a toujours de la tension dans l’air.
Les diverses mesures essayées pour calmer les enfants n’ont abouti à rien : explications, discussions, sanctions, renvois de la classe, rappels à l’ordre. Les enseignantes en étaient arrivées à « courir après les enfants » toute la journée. Pour finir, la direction a engagé à temps partiel une jeune enseignante stagiaire qui vient plusieurs fois par semaine aider en classe. Cette mesure-là a soulagé les deux titulaires, mais le fond du problème n’est pas résolu.
Par ailleurs les enseignantes commencent à se sentir mal considérées par leurs collègues : elles ont la réputation de ne pas savoir « tenir » leur classe. Une des deux titulaires, celle qui était la plus éprouvée par la situation, était enceinte et allait partir en congé de maternité quelques semaines plus tard.
La situation était lourde et décourageante pour tout le monde.
Au mois de mars le directeur de l’institution a demandé une supervision pour cette équipe d’enseignantes. Celle-ci a eu lieu en deux fois, une fois trois heures et une fois une heure pour vérifier la pertinence des hypothèses et les effets sur les enseignantes et sur les enfants. Ce cadre d’intervention à la fois « lourd » (première séance de trois heures) et limité est plutôt exceptionnel. Il a été posé pour plusieurs raisons : le problème, qui paraissait relativement important, était en train de devenir chronique, l’équipe institutionnelle expérimentée qui avait déjà beaucoup réfléchi et beaucoup tenté de solutions avait épuisé ses moyens habituels pour faire face. Le pari était de mobiliser en peu de temps un maximum de chances de favoriser un changement, de faire en quelque sorte une intervention « à la mesure » du problème, relativement « forte » mais courte. Une mesure trop « modeste » risquait de ressembler trop à ce qui avait déjà été fait dans l’institution sans succès, et d’être « toujours plus de la même chose ».

14

Thomas
Thomas a 6 ans et fréquente la 1re primaire dans une grande école au cœur d’un quartier populaire. Il porte sur lui les stigmates d’une situation familiale qui cumule les problématiques d’ordre psychosocial : abandonné par sa très jeune mère dans la petite enfance, élevé par sa grand-mère maternelle et par un grand-père maltraitant dans un milieu socio-culturel très défavorisé, il rencontre parfois son père qui refuse de s’occuper de lui avec régularité. Un réseau socio-judiciaire large exerce tant bien que mal un accompagnement de cette famille. Thomas, lui, ayant présenté très tôt des troubles sévères de la personnalité et du comportement, a déjà été vu par des services pédopsychiatriques et est actuellement suivi en psychothérapie. Son comportement à l’école est très inquiétant depuis le début de la scolarité enfantine : Thomas se montre agité, incapable de se concentrer sur une activité, agressif avec les camarades, il fugue parfois de la cour de récréation. Depuis quelque temps, il préoccupe son enseignante par un comportement bizarre : Thomas refuse d’entrer en classe et dès qu’il franchit la porte de l’école il se déplace à 4 pattes dans le couloir, court partout et s’enfuit, n’obéit pas aux enseignants qui lui courent après et tentent de le ramener à l’ordre et dans la classe. Lors de rares moments de répit, Thomas peut se mettre au travail : il semble alors intéressé et ses performances sont bonnes… pendant un court instant.
Son enseignante, qui lui accorde beaucoup de temps et d’attention et à qui Thomas se confie volontiers, se demande si la thérapie en cours sert à quelque chose, s’il ne faudrait pas une thérapie meilleure ou plus intense, ou une prise en charge institutionnelle se substituant en même temps à l’école ordinaire et à la famille. Elle explique le comportement perturbé de Thomas dans l’école comme une attitude inévitable compte tenu du milieu familial insuffisant et maltraitant dans lequel vit cet enfant.
Elle est très touchée par la souffrance de Thomas, enfant abandonné, négligé sur le plan affectif, maltraité. A notre question « que voudriez-vous faire pour l’aider ?»
l’enseignante répond en affirmant son désir de le voir entouré par un milieu familial aimant et sécurisant… ce qui bien évidemment sort de son domaine de compétence et de responsabilité.

III.Un peu de théorie : les quatre piliers de notre pensée et de notre pratique

15En ce qui concerne le processus interactionnel entre enseignant et élèves et entre intervenant et enseignant, nous nous référons au modèle de l’encadrement de Fivaz, Fivaz et Kaufmann (1982).

16En ce qui concerne la compréhension des difficultés scolaires en contexte (contenu), nous faisons appel à la première cybernétique, à la cybernétique de 2e ordre et au courant constructiviste, à la définition du système et aux caractéristiques de son fonctionnement.

1. L’encadrement

17La notion d’encadrement a été développée par une équipe de thérapeutes de famille et de chercheurs à Lausanne (Fivaz, Fivaz, Kaufmann, 1982). C’est une notion qui s’applique à la relation thérapeutique, parentale et pédagogique. « La fonction de l’encadrement est de favoriser le développement et l’autonomie du système encadré. Le système encadrant occupe une position hiérarchique supérieure par rapport au système encadré. Il se caractérise par une plus grande constance dans le temps et par une capacité d’ajustement au système encadré. » (Curonici, McCulloch, 1994, p. 56).

18L’encadrement est une notion essentielle dans notre travail à deux niveaux différents : l’encadrement des élèves par l’enseignant et l’encadrement de l’enseignant (plus précisément l’encadrement de la réflexion avec l’enseignant) par l’intervenant lorsqu’il est interpellé pour s’intéresser à un problème dans le contexte scolaire. Rappelons que selon Fivaz et al. (1982) la fonction de l’encadrement est de favoriser l’autonomie du système encadré : l’autonomie des élèves par rapport à l’enseignant et celle de l’enseignant par rapport à l’intervenant.

19Dans ce paragraphe, nous traiterons l’encadrement des élèves par l’enseignant. L’encadrement de la réflexion avec l’enseignant par l’intervenant sera développé dans le paragraphe V.

20Au risque de paraître réducteur, nous pourrions dire qu’il y a une constante qui traverse la grande variété des difficultés rencontrées en milieu scolaire : l’enseignant a perdu (momentanément ou de façon chronique) sa fonction encadrante par rapport à un élève ou un groupe d’élèves. Très schématiquement dit, l’enseignant se trouve à trop s’adapter à un élève ou à un groupe, à trop « suivre le mouvement » et, en quelque sorte, à « perdre le cap » de la tâche à accomplir, des attentes et des exigences à avoir. Autant la capacité d’adaptation aux élèves est essentielle (notamment pour ne pas revenir à un mode d’enseignement autoritariste qui laisse trop d’élèves en difficulté « sur le carreau »), autant la dimension « constance » est une source de sécurité et de dynamisme. Trop s’adapter à un élève ou à un groupe crée une codépendance qui décourage l’autonomisation de ou des élèves, ou pour être plus précis, l’autonomisation réciproque enseignant-élèves. La suradaptation chronique de l’enseignant à ses élèves, suivie souvent dans le temps par une rigidification de sa position encadrante est une des sources principales de l’épuisement professionnel si répandu dans le corps enseignant.

21Il y a en effet schématiquement deux risques pour le système encadrant : être trop du côté de la constance (rigidité) ou au contraire du côté de l’adaptation (laxisme, laisser-faire). Encadrer suppose de maintenir un subtil équilibre entre ces deux pôles, la pondération sera faite en fonction de toute une série de variables : par exemple la nature du système encadré, les différents moments de son histoire, la tâche à accomplir, le temps à disposition, etc.

22Dit autrement, l’enseignant est et doit être garant de l’encadrement du processus d’évolution de ses élèves. L’on comprend que la tâche soit exigeante.

23Comment est-ce que l’encadrement favorise l’autonomie ?

24C’est le double mouvement de constance et d’adaptation de l’enseignant (système encadrant) qui permet aux élèves (système encadré) d’expérimenter à la fois le fait d’être reconnus, entendus dans leur rythme, leurs besoins, leurs difficultés, leurs points forts et leurs qualités, et en même temps de se « frotter » à des personnes qui vont veiller à maintenir des buts, des attentes, des exigences, une tension dynamique, soit des conditions qui vont les aider à aller de l’avant avec leurs caractéristiques personnelles, en atténuant leurs difficultés et en développant leurs ressources et leur potentiel. Faisant l’expérience que l’enseignant définit un certain nombre de repères qui ne changent pas au gré des mouvements/fluctuations de ses élèves, ceux-ci finissent par les intégrer, par ne plus mettre leurs énergies à les contester et, pour finir, apprennent à s’affranchir de codépendances (d’interactions redondantes) infructueuses, voire nocives.

25Si le fait que l’enseignant perde sa fonction encadrante est, de notre point de vue, une constante et un problème de fond dans les difficultés scolaires, il ne suffit pas de le savoir pour résoudre le problème présenté. (Ceci dit, une plus grande attention à ce phénomène dans la formation des enseignants aurait certainement un effet préventif par rapport à toute une série de difficultés courantes à l’école.) Ce qui est essentiel pour résoudre un problème scolaire c’est d’en cerner son aspect spécifique, sans s’égarer dans les détails et les anecdotes (c’est-à-dire dans le contenu de la situation).

26Pour cela, se référer à la première cybernétique, à la cybernétique de deuxième ordre et à quelques aspects de la structure et du fonctionnement d’un système s’avère très utile.

2. La première cybernétique

27Comme nous l’avons déjà développé ailleurs (Curonici, McCulloch, 1994,1996, 1997), en nous inspirant des premiers travaux de Watzlawick et al. (1972) nous observons deux grandes catégories de difficultés à l’école : la complémentarité dysfonctionnelle (ce que nous appelons « le paradoxe de l’aide ») et la lutte symétrique. Chacun de ces scénarios se caractérise par la répétition d’interactions infructueuses entre l’enseignant et un ou plusieurs élèves ou entre les élèves, ou encore entre l’enseignant et les parents… C’est le fameux « toujours plus de la même chose » qui se trouve dans les processus interactionnels par opposition au contenu de la situation. L’enseignant et les élèves (parfois enseignants et parents) se trouvent « entraînés » dans une danse interactionnelle qui a certainement eu un début un jour, mais qui, à force de se répéter, « tourne » toute seule. Nous trouvons très utile de chercher et de mettre en évidence ces interactions redondantes qui participent à la persistance voire à l’amplification d’un problème en classe, car les enseignants y sont très sensibles. Le fait d’identifier le « toujours plus de la même chose » constitue souvent un recadrage qui change complètement la manière qu’a l’enseignant de comprendre ou de sentir la situation. Cette « relecture » de la situation fonctionne comme tremplin pour la recherche de nouvelles manières de faire.

La complémentarité dysfonctionnelle ou le « paradoxe de l’aide »

28L’on trouve ce genre d’interaction problématique dans des situations où un élève ou un groupe classe présente des difficultés d’apprentissage. Lorsqu’une interaction du type « paradoxe de l’aide » se met en place, l’on observe la multiplication de mesures d’aide sous des formes diverses pour un élève ou un groupe classe par une ou plusieurs personnes, parfois pendant des années. Lorsqu’il y a de multiples mesures pour un élève ou des mesures qui durent au-delà de quelques mois sans changement significatif, il est toujours important d’observer rigoureusement « la pragmatique de la communication » (c’est-à-dire les effets de l’aide sur l’enfant et l’effet du comportement de l’enfant en retour sur l’aidant) pour repérer les redondances interactionnelles infructueuses (le toujours plus de la même chose). Car lorsque ces mesures bien intentionnées persistent sans effet dynamique suffisant, elles participent à la construction de l’échec scolaire.

29Lorsque nous sommes confrontés à de telles situations, lorsque nous avons « déroulé » avec les enseignants l’histoire du problème qu’ils nous présentent, l’interaction redondante du paradoxe de l’aide devient évidente pour l’intervenant et pour l’enseignant. Voici quelques reformulations qui sont parlantes pour les enseignants : « Au fond, chaque fois que l’enfant ne fait pas son travail, vous vous trouvez à lui répéter la consigne, à lui donner un coup de main… apparemment ça n’a pas provoqué l’effet voulu… » ou « Plus vous l’aidez, moins il fait de lui-même… », « On dirait que vous portez 150% de la responsabilité des ses apprentissages et lui 50%… » Il va de soi que ce genre de « recadrage » ne peut se faire que lorsqu’il devient évident dans le dialogue entre l’intervenant et l’enseignant, c’est-à-dire souvent au bout d’une « coconstruction » d’une nouvelle définition du problème. Dans notre expérience, ce genre de relecture interactionnelle est précieuse, car elle met en mots un malaise que l’enseignant ressent et surtout elle donne un ancrage à la recherche de solutions qui va généralement dans le sens d’en faire moins ou de faire autrement. Elle évite aussi des retours en arrière, des « rechutes ».

30L’aide à l’enfant en difficulté est inscrite dans le cahier des charges de l’enseignant. Envisager d’en faire moins, de renvoyer un enfant à ses responsabilités d’élève, de redéfinir autrement les modalités de l’aide, d’augmenter les exigences, de raccourcir les délais…, comprendre que dans certaines situations bien précises la meilleure manière d’aider est de ne pas aider… est parfois très difficile à accepter, puis à réaliser. Les enseignants ont l’impression d’abandonner l’enfant, de le trahir, de ne pas respecter leur cahier des charges; ils craignent les reproches de leurs collègues, de leur direction, des parents… Donc le fait d’asseoir la recherche de solutions à ce genre de problématique sur une nouvelle définition interactionnelle de ce qui ne va pas (recadrage) renforce la mise en place de moyens nouveaux et autorise l’enseignant à faire autrement.

31Pour revenir à la notion de l’encadrement, dans les interactions du type du « paradoxe de l’aide », l’enseignant perd sa position encadrante en ce sens qu’il se trouve à trop suivre l’enfant dans ses difficultés, à ne pas assez attendre ou exiger et, en définitive, à endosser une part de la responsabilité qui revient à l’élève, ce qui va à l’encontre de l’autonomisation de l’enfant.

La lutte symétrique

32Ce mode d’interactions se trouve dans les troubles de l’apprentissage mais plus souvent encore dans les troubles de comportement. Comme nous l’avons vu plus haut, pour être fonctionnelle, la relation enseignant-élève est une relation d’encadrement où l’enseignant occupe la position complémentaire haute, garant de créer les conditions pour l’évolution dynamique de son groupe-classe. Dans un scénario de troubles de comportement, la relation enseignant-élève, normalement complémentaire, devient symétrique. Lorsque, avec l’enseignant, l’on prend le temps d’étudier en détails ces situations interactionnelles (la symétrie en soi saute aux yeux très vite), l’on constate très clairement que c’est l’élève qui « définit la relation », qui « donne le ton », qui « agit » et l’enseignant se trouve dans une position de s’adapter, de suivre, en somme de réagir. Savoir réagir rapidement à tout ce qu’ils doivent gérer dans une classe fait partie des qualités personnelles et professionnelles des enseignants. Ceci dit, se trouver jour après jour dans une position où « il ne peut pas faire autrement que » de réagir à un élève ou à un groupe d’élèves fragilise l’enseignant. C’est un autre exemple de situation où l’enseignant perd sa fonction encadrante. Il n’arrive pas momentanément ou chroniquement à assurer un cadre sécurisant et dynamique. Ces situations sont anxiogènes et épuisantes pour tous.

33Lorsque nous nous appuyons sur l’identification de ces redondances interactionnelles nous pouvons proposer un recadrage comme : « Cet élève a toujours une longueur d’avance sur vous, il va plus vite que le vent… » ou « C’est comme si l’enfant donne le ton et vous ne pouvez pas faire autrement que de suivre » ou « C’est comme si votre comportement est « dicté » par ce que fait l’élève et que vous ne pouvez pas faire autrement que… ». Ces commentaires, où l’interaction « agir-réagir » saute aux yeux, touchent généralement « juste » et fonctionnent comme de puissants recadrages. Après quoi il sera plus facile de chercher avec l’enseignant comment il peut « agir », anticiper pour reprendre en main sa fonction encadrante.

34Voilà donc comment des notions simples des travaux des premiers systémiciens peuvent nous être utiles dans le travail que nous proposons de faire avec les enseignants. Mais, comme pour l’encadrement, il n’est pas toujours suffisant de savoir qu’il s’est mis en place une lutte symétrique ou un paradoxe de l’aide. Encore faut-il s’intéresser à la « construction de la réalité » prégnante dans la situation problématique. Car bien souvent la manière dont la situation problématique est perçue, sentie, expliquée par l’enseignant et l’élève contribue à ce que les redondances interactionnelles persistent. Notre « construction de la réalité » est très déterminante dans notre manière d’agir. Souvent nous observons que la « construction de la réalité » concernant une situation problématique et les redondances interactionnelles infructueuses qui la caractérisent, s’entretiennent et se renforcent mutuellement.

3. La cybernétique de deuxième ordre : la construction de la réalité

35Tout en maintenant notre intérêt pour ces notions propres à la première cybernétique (observateur extérieur à l’objet de l’observation), nous avons intégré dans notre travail la notion de l’observateur-participant (cybernétique de deuxième ordre), sensibles au fait qu’il y a toujours une part de subjectivité dans notre manière d’appréhender le monde. L’enseignement des constructivistes (Watzlawick et al., 1988, Segal, 1990) nous rend attentifs à la « grille de lecture » de chacun; au fait qu’une même expérience sera perçue, vécue et comprise différemment selon le point de vue de chacun, le point de vue de chacun étant construit et constitué par son histoire, ses expériences, ses formations, ses convictions, ses croyances et ses théories personnelles, etc.

36Dans notre travail avec les enseignants, nous nous intéressons à leur manière de percevoir, sentir, comprendre le problème qu’ils nous présentent car bien souvent leur « construction de la réalité » les incite à persister dans des interactions infructueuses. Un exemple banal et répandu est l’idée qu’un problème scolaire est « causé » de façon unilatérale par une situation familiale problématique et que, par conséquent, sans changement au niveau familial, l’on ne peut rien faire avec l’élève. Ce genre de pensée met l’enseignant dans l’impuissance et l’impact potentiel qu’il pourrait avoir sur l’évolution scolaire de son élève sera entamé. Si, dans notre travail avec les enseignants, nous ne reconnaissons pas ou ne tenons pas assez compte de convictions ancrées, d’explications qui « vont de soi », de croyances… nous risquons de vouloir les engager dans des changements auxquels ils ne croient pas ou qui vont carrément à l’encontre de ce qu’ils pensent. Lorsqu’on propose une relecture de la situation, il est important de tenir compte de ces aspects du récit. Un recadrage n’est pas une vérité, il n’est pas plus vrai que la construction de la réalité sous-jacente à la persistance du problème, c’est simplement une autre manière de voir, une manière de voir qui permet d’entrevoir des nouvelles solutions.

37Dans notre recherche d’éléments de « construction de la réalité », il est toujours utile de se rappeler que lorsqu’il y a un problème, l’attention est focalisée, souvent de manière exclusive, sur ce qui ne va pas. Les moments positifs sont ignorés, oubliés, minimisés… Il sera donc essentiel, tout en reconnaissant l’importance que l’enseignant accorde à ce qui ne va pas, de l’inviter à poser le projecteur sur les choses qui vont bien ou moins mal, les instants différents… Cela a plusieurs fonctions : cela introduit souvent un peu de nuances et d’espoir, cela permet d’identifier les ressources sur lesquelles il peut être utile de bâtir de nouvelles solutions.

38Encadrement, redondances interactionnelles, construction de la réalité, voilà trois points d’appui, essentiels dans notre travail. Pour finir ce tour d’horizon des notions théoriques utiles, revenons au système, à sa structure et à son fonctionnement pour identifier encore quelques points de repères pertinents pour comprendre les difficultés scolaires.

4. Les caractéristiques du système

39« Un système est un ensemble, aux frontières repérables, composé d’individus en interaction, évoluant dans le temps, organisé en fonction de l’environnement et des finalités »: voici une définition courante du système.

40Tous les éléments de cette définition sont importants. Nous retiendrons pour notre discussion les notions clés de « frontière » et de « finalités ».

Frontières

41Les interactions qui nous intéressent se déroulent à l’intérieur des frontières d’un système particulier et sont à comprendre dans ce contexte-là selon le principe de « totalité » (voir plus bas).

42Il y a la frontière comme « marqueur d’appartenance », qui indique qui appartient et qui n’appartient pas au système. Un système classe qui a des frontières très « perméables », caractérisé par beaucoup de changements dans la composition du groupe-classe (par exemple dans les écoles secondaires où le groupe classe peut changer selon les matières ou les niveaux, ou encore dans les écoles spécialisées où les enfants sont souvent absents de la classe pour des thérapies) peut parfois générer une certaine turbulence car le système se réorganise constamment. Si la plainte de l’enseignant concerne une certaine agitation généralisée dans sa classe, il est utile de se pencher sur la question de la « perméabilité » des frontières en termes d’appartenance mais aussi sur la frontière « lieu et temps ». De manière générale, les petits enfants, les groupes-classe nouveaux, les groupes difficiles en termes de comportement ou les groupes d’élèves en difficulté scolaire bénéficient d’un groupe d’appartenance relativement stable et d’un encadrement très rigoureux; le groupe peut ainsi s’organiser et fonctionner comme un contenant pour « absorber », apaiser des troubles de comportement et pour soutenir les apprentissages. L’enseignant n’a pas toujours prise sur l’organisation des groupes classe. Si l’organisation institutionnelle crée une situation mouvante nous pouvons encourager l’enseignant à prêter une attention accrue à la notion de frontière « lieu-temps ».

43La frontière lieu/temps comme « marqueur de passages » a aussi toute son importance. Combien de fois est-ce qu’on constate avec les enseignants que des troubles de comportement, parfois impressionnants, d’un élève ou d’un groupe ont été « importés » de la cour de l’école, de la rue ou de la maison. Les élèves entrent en classe comme s’ils ne faisaient pas la différence entre dehors et dedans, traînant dans leur sillon avec eux toute une série de choses qui n’ont pas leur place dans un contexte d’apprentissage nécessitant une certaine sérénité. L’enseignant a, de notre point de vue, la tâche très importante à ces moments de transition de marquer le passage (lieu, temps), de clairement signifier que la classe n’est pas la cour de récréation, que le cours a un début, un milieu et une fin, des finalités spécifiques, de signifier qu’il veillera à créer un climat propice à la tâche à accomplir. Dans notre expérience, une certaine « ritualisation » de ces passages est utile pour marquer le début de l’année, de la journée ou d’un cours.

44Un rituel a un double aspect : son sens et sa fonction. Beaucoup de rituels du quotidien ont disparu parce que leur sens posait problème (par exemple les rituels à connotation religieuse dans un contexte laïque). En se débarrassant du sens des rituels, l’on s’est aussi débarrassé du même coup de leur fonction organisatrice et structurante qui canalise l’anxiété et la désorganisation dans des situations de changement, de transition.

45Parler de rituels fait surgir des images étranges…

46Dans notre propos concernant l’école il n’en est rien. Par « ritualisation » nous entendons simplement la répétition des certaines habitudes et de gestes relationnels et pédagogiques qui signifient que l’on « passe à autre chose ». Pour prendre un exemple banal, il y a beaucoup d’enseignants qui attachent de l’importance à accueillir les élèves à la porte de la classe, établissant ainsi un contact visuel/verbal avec chacun plutôt que d’arriver en classe alors que les élèves y sont déjà. Autre exemple banal : des enseignantes de classes enfantines ont souvent tout un rituel de début de journée : un cercle pour se dire bonjour, un chant… Ces gestes et d’autres qui s’y apparentent peuvent paraître ringards, désuets, dépourvus d’intérêt : c’est oublier leur fonction apaisante qui facilite le passage d’un monde à un autre, qui aide à ce que l’extérieur de la classe ne contamine pas ce qui se passe à l’intérieur. La « ritualisation » appartient à la dimension « constance » de l’encadrement.

47Le fait de marquer les frontières favorise donc l’organisation du système, soit une certaine stabilité. Nous avons déjà présenté l’importance pour notre travail avec les enseignants de s’intéresser à l’état d’organisation du système (Pauzé, Roy, 1987; Curonici, McCulloch, 1997) pour donner sens à certains problèmes de groupe classe : un groupe organisé peut constituer un bon contenant pour les apprentissages et pour les comportements difficiles.

Finalités

48Une des tâches de l’enseignant est de garder en point de mire les finalités officielles de l’école (apprendre des savoirs et des savoir-faire, apprendre à apprendre, etc.) et de créer des conditions avec ses élèves pour y arriver. Cette tâche nécessaire (mais pas toujours suffisante) appartient, comme le fait de marquer les passages, à la dimension « constance » de l’encadrement.

49Parfois, selon les groupes-classe ou face à certains élèves particuliers il est extrêmement difficile pour l’enseignant de rester garant de l’évolution scolaire. Il s’engage dans des luttes symétriques ou des relations d’aide (voire de « soins ») qui le tirent hors de sa fonction encadrante comme nous l’avons décrit plus haut. Dans ces cas, nous faisons l’expérience qu’il est particulièrement utile pour l’enseignant et ses élèves (et sans perdre de vue les finalités officielles) de redéfinir des objectifs, des souhaits de changement, des projets… qui relancent le dynamisme évolutif et qui participent à la résolution des problèmes de comportement ou d’apprentissage d’un individu ou d’un groupe classe. La mise à plat du problème (métacommunication) avec un groupe classe (par exemple par les conseils de classe) ou avec un individu, et l’élaboration d’un projet de résolution du problème, un bilan pédagogique et la définition d’objectifs à atteindre dans un délai spécifique, sont des exemples d’outils pertinents que les enseignants peuvent utiliser.

50Lorsque nous encadrons la réflexion avec les enseignants, une part importante de notre travail sera d’éclaircir quels sont leurs souhaits de changement (en d’autres termes leurs finalités), par rapport au problème à résoudre, en termes concrets et réalisables.

Le fonctionnement du système

51Watzlawick et al. (1972) ont défini cinq principes de fonctionnement d’un système; la totalité, la non-sommativité, la rétroaction, l’homéostasie et l’équifinalité. Nous retiendrons pour notre discussion sur le travail avec enseignants les notions de totalité et d’équifinalité.

52La notion de totalité, appliquée dans un premier temps à la famille, indique que dans un système le comportement de chacun des membres est lié au comportement de tous les autres et en dépend.

53La notion d’équifinalité indique qu’il est impossible de déterminer quelles causes provoquent quels effets dans un sens linéaire et unilatéral, le système étant à lui-même sa meilleure explication.

54Conjugués avec la notion de frontières, ces deux principes nous invitent (et nous autorisent) à considérer une problématique scolaire dans le contexte scolaire pour y trouver un sens et des solutions.

55Loin de nous l’idée qu’un problème scolaire n’ait pas de « déclencheur », dans le sens de « cause », un déclencheur qui peut même être hors de l’école, loin de nous l’idée qu’un problème scolaire n’ait pas d’histoire. Cependant, en travaillant en milieu scolaire, nous avons acquis la conviction que mettre le projecteur sur des « causes » explicatives, rechercher dans l’histoire de l’enfant ou de sa famille, conduit généralement au découragement (voire à l’impuissance) de l’enseignant et à la persistance du problème. En effet, nous avons souvent observé que c’est moins la « cause » que l’idée qu’il y ait une cause (ou l’histoire qu’on raconte) qui participe à la construction du problème. « Causes » (déclencheurs) et histoire (chronologie) deviennent souvent une justification pour le problème dans l’esprit des enseignants, des élèves et des parents. Lovay et Nanchen l’ont clairement montré « Au fil des années, l’échec scolaire (nous ajouterons tout problème scolaire qui persiste dans le temps) acquiert sa dynamique propre et organise les relations entre les nouveaux acteurs concernés par le problème » (Lovay, Nanchen, 1994, p. 80). D’un contexte de départ, dans le sens « déclencheur » avec toutes ses bonnes et mauvaises raisons, le problème « prend son envol », devient une entité en soi, détaché en quelque sorte de son début. En persistant il s’autoconfirme et est confirmé par les réactions de l’entourage.

56Notre intérêt pour la « construction de la réalité » de l’enseignant lorsque nous travaillons avec lui, et l’intérêt que l’enseignant peut prêter à la « construction de la réalité » des élèves en difficulté (Cornaz, 1993) sont donc souvent une dimension importante pour débloquer une situation d’impasse.

57C’est pour cela que nous considérons qu’il est souvent essentiel de reconnaître à l’élève et à l’enseignant un déclencheur, et/ou une histoire (chronologie) à la problématique présente, puis de s’atteler à la tâche d’atténuer celle-ci dans le ici et maintenant et avec les moyens du bord (ou avec des moyens spécialisés si nécessaire).

58Voilà, présenté rapidement, l’essentiel des notions théoriques qui soustendent notre compréhension des difficultés scolaires que les enseignants nous présentent. Voyons maintenant comment elles s’appliquent au processus de la rencontre intervenantenseignant dans les histoires présentées ci-dessus.

IV. Les histoires revisitées…

59

Lucie
Lucie « mène en bateau » son enseignante. En réfléchissant avec l’enseignante, nous l’avons vue comme une fillette ayant réussi à instaurer, en collaboration avec elle, une relation symétrique dans laquelle aux injonctions de l’enseignante « travaille, comme tous tes petits camarades » elle a répondu par un « non » fait de conduites explicitement opposantes, de refus, d’inactivité… sauf lorsque d’elle-même elle décidait qu’il valait bien la peine de faire ce qui était demandé, pour pouvoir passer à autre chose (jouer avec les camarades).
Le « se sentir menée en bateau » exprimé par l’enseignante était pour nous une traduction très parlante de ce type d’interactions entre enseignants et élèves dans lesquelles les élèves agissent et les enseignants se trouvent à réagir au comportement de l’enfant. Cette dynamique symétrique particulière qui se fait en termes d’agir (de l’enfant) et de réagir (de l’enseignant) marque bien le fait que l’enseignant a perdu sa fonction d’encadrement de l’activité de son élève, par un ajustement constant et insatisfaisant aux conduites de l’enfant.
Dans cette histoire de bateau qui allait à la dérive (et qui commençait à soulever toute une série d’interrogations sur les compétences intellectuelles et relationnelles de cette enfant), nous avons veillé à favoriser chez l’enseignante son retour à une position encadrante du travail et du développement de son élève. Ce genre de scénario, pas encore très installé, est souvent le début d’une carrière de difficultés ou d’échec scolaire.
Après avoir mis en évidence le caractère redondant de ce type d’interaction et la dépendance réciproque qui s’était installée (rien ne se faisait, ou presque, si l’enseignante ne sollicitait pas tout le temps cette enfant), nous avons rappelé à l’enseignante qu’elle était bel et bien « le capitaine du bateau » et que, dans cette position, elle avait à rappeler une fois pour toutes à Lucie quelles étaient ses attentes et ses exigences, du fait que maintenant elle était bien à l’école avec « les grands ». La simple évocation de ce circuit relationnel action-réaction qui s’était installé entre l’enseignante et Lucie a suffi à Mme B, l’enseignante, pour retourner à son travail avec, comme elle disait, quelques idées nouvelles.
Trois semaines plus tard, nous avons appris par Mme B. que Lucie avait fait des progrès considérables : ses conduites d’opposition avaient pratiquement disparu, elle se mettait au travail facilement, n’avait plus besoin que son enseignante lui rappelle tout le temps ce qu’il fallait faire. Les doutes quant à un éventuel retard de développement avaient disparu : Lucie travaillait bien et elle ne se différenciait plus des autres enfants de la classe.
Devant ce changement rapide, nous avons demandé à l’enseignante si elle pouvait identifier le moment (ou l’événement) qui avait marqué un tournant dans leur dynamique relationnelle. Tout en reconnaissant que le rappel ferme des exigences scolaires avait aidé Lucie à se mettre au travail, Mme B. nous a expliqué que l’attitude de Lucie avait véritablement changé le matin où, en arrivant à l’école, au lieu de lui répéter pour la millième fois : « mets tes pantoufles » elle l’avait interpellée avec un énergique « regarde tes pieds »!…. Le capitaine du bateau avait donc joué de son autorité (la remarque a été faite sur un ton énergique et probablement marqué par de l’agacement ou de la colère) et Lucie s’y était conformée immédiatement. Mais au lieu de garder son moussaillon dans une position de dépendance, le capitaine avait fait le pari de son intelligence et de sa compétence à trouver tout seul la solution au problème qui se posait, lui permettant ainsi de devenir plus autonome dans la gestion des tâches à accomplir à l’école…
Une équipe institutionnelle découragée
L’analyse systémique de cette situation faite avec les deux enseignantes et avec la stagiaire met en évidence une redondance interactionnelle devenue rigide : les enfants, de par leurs différents comportements difficiles, à commencer par leurs arrivées tardives le matin, définissent la relation et les enseignantes se trouvent à réagir, intervenant toujours, ou presque toujours, après coup.
L’attention à la construction de la réalité des enseignantes met en évidence deux éléments significatifs :
  • d’une part les troubles familiaux de ces enfants sont perçus par les enseignantes comme la cause principale des comportements agressifs observés dans l’institution et en classe;
  • d’autre part les enseignantes perçoivent ce groupe d’enfants comme une juxtaposition de problèmes personnels et familiaux graves, c’est-à-dire comme autant d’individus nécessitant une attention individuelle.
En suivant l’analyse ci-dessus, atténuer ou résoudre le problème suppose de trouver les moyens pour que les enseignantes « agissent » au lieu de « réagir », qu’elles définissent la relation avec les enfants, en mettant de côté la logique linéaire « familialiste » qui les décourage (en rétablissant la frontière école-famille), et en voyant leurs élèves comme un groupe classe qui peut développer un fonctionnement constructif de groupe (qui peut quitter l’état d’agrégat pour devenir un système).
Voici les mesures concrètes qui ont été mises en place sur la base des hypothèses émises.
Tout d’abord, les deux enseignantes et la stagiaire ont organisé une réunion exceptionnelle avec les enfants. Elles ont tout d’abord :
  • nommé le problème (méta communiqué) de manière tranquille et non-jugeante.
    « Nous vivons mal dans notre classe; ce n’est pas bon pour vous et pour nous… » Pour rendre concrets leurs propos, deux enseignantes ont mimé brièvement une bagarre pendant que la troisième est restée à côté des enfants qui étaient très impressionnés de la mise en scène, tellement impressionnés qu’ils ont demandé que les enseignantes arrêtent le jeu;
  • reconnu les difficultés de vie des enfants. Elles ont proposé aux enfants de discuter de « pourquoi nous sommes là » (quel est le problème qui nous a amenés à l’institution) en sous-groupes animés par une enseignante et ensuite d’en parler aux autres du groupe.
Il est important de reconnaître aux enfants leurs souffrances familiales et leur peine à être placés. Il est parfois important de le faire explicitement. Cette « quittance » est une forme de respect pour l’enfant mais ne vise aucunement à justifier des comportements inacceptables dans une classe. Au contraire elle permet de faire la part des choses et de montrer aux enfants qu’en classe, ils peuvent s’occuper de leur propre évolution, que la classe est un lieu protégé des affres d’une vie parfois très dure.
L’on trouve ici l’aspect « adaptation » de l’encadrement.
Les enseignantes ont ensuite affirmé leur détermination à créer une meilleure vie commune en classe : la classe est un endroit où l’on doit se faire du bien.
Elles ont défini quelques règles communes simples et claires avec des conséquences clairement définies en cas de non-respect.
Par ailleurs les enseignantes ont clairement marqué le début et la fin de la journée et de la semaine en veillant au respect de quelques petits gestes répétitifs : en début de journée, mettre les pantoufles [2] et ranger les souliers avant de rentrer en classe; une fois en classe les enfants s’asseyent à leur place et présentent les devoirs et leur matériel scolaire; en fin de journée un petit moment de tranquillité avant de se quitter jusqu’au lendemain.
Cette partie de l’intervention illustre l’aspect « stabilité » de l’encadrement.
A signaler qu’une des enseignantes était réticente par rapport à cette « ritualisation » du début et de la fin de la journée, un peu « vieux jeu » de son point de vue. Elle a accepté d’essayer parce que l’idée était cohérente avec l’analyse de la situation que nous avions faite.
Le fait de nommer formellement le problème afin de chercher des solutions (au lieu de devoir intervenir après transgression), de « ritualiser » quelques gestes de début et de fin de journée sont deux manières d’agir, de définir la relation, qui signifient aux enfants que les adultes sont garants de ce qui se passe en classe. La reprise en main par les enseignantes de l’encadrement, la constitution de petits groupes de réflexion, l’engagement des enfants dans la résolution du problème sont autant de mesures qui vont dans le sens de « construire » un système de cet agrégat d’enfants (Pauzé, Roy 1987).
Lors de la supervision un mois plus tard les enseignantes ont retrouvé pleinement leurs capacités professionnelles d’encadrement si éprouvées par cette classe difficile.
Celle qui était la plus découragée par la situation dit venir travailler le matin avec plaisir. Les enfants sont apaisés, les conditions d’apprentissage sont meilleures et les enfants travaillent mieux. C’est un « miracle » selon l’autre enseignante…
Plus d’une année après, toutes ces mesures sont encore appliquées et font tout leur sens pour les enseignantes et pour les enfants.
Cette analyse peut paraître légère et peu à propos dans une situation de classe si dégradée avec des enfants qui vont mal. Elle ne tient absolument pas compte de la pathologie familiale et personnelle spécifique des enfants mais simplement de ce qu’ils manifestent en classe. Elle vise à garder une cohérence avec le contexte et à permettre aux enseignantes de trouver ou retrouver les outils pour reprendre pleinement leur fonction d’enseignant dans la classe pour que les enfants puissent devenir ou redevenir élèves.
La classe n’est pas un lieu de soins, c’est un lieu d’apprentissages.
Et pourtant, un enseignant peut avoir un impact émotionnellement correcteur [3] significatif sur un enfant de sa classe précisément en restant enseignant et en permettant à l’enfant élève de grandir. Lorsqu’un groupe-classe fonctionne mieux, l’enseignant perçoit mieux les difficultés spécifiques de ses élèves et peut alors créer les conditions pour les aborder avec eux.

60

Thomas
Dans la situation de Thomas, nous aurions pu, pour commencer, interpeller nos collègues intervenant déjà au niveau psychosocial pour leur suggérer de reconsidérer la prise en charge globale de l’enfant et de la famille. Nous avons délibérément laissé de côté cette possibilité, nous basant sur la conviction que si une interpellation nous était formulée dans le contexte de l’école par l’enseignante, c’est à cette dernière que nous devions une réponse. Nous avons alors mené avec l’enseignante un travail visant à comprendre le comportement de Thomas comme « ayant quelque chose à faire avec le contexte scolaire ». Cette centration sur la classe et l’école nous a fait en particulier questionner le type d’interactions que Thomas entretenait avec son enseignante : interactions marquées par un comportement inadéquat et transgresseur de la part de l’enfant, auquel correspondait en retour (redondances interactionnelles) une attitude de l’enseignante visant le contrôle de ces comportements inquiétants et perturbateurs. A chaque transgression de la part de l’enfant (agression, fugue, agitation, non-respect des règles…) l’enseignante répondait par des remarques de plus en plus fermes, des réprimandes, des explications concernant le comportement à avoir à l’école, dans une spirale interminable d’actions et réactions et… un fort sentiment d’impuissance et d’inefficacité, une conviction que rien ne peut véritablement changer à l’école tant que cet enfant, malgré tout attachant, est victime d’un milieu familial si perturbé. Devant cette construction de la réalité de l’enseignante qui considérait Thomas comme un enfant en souffrance ne pouvant investir l’école, nous avons proposé de reconsidérer son statut en proposant de le voir, oui, comme un enfant vivant une situation de détresse individuelle et familiale très importante et de le lui signifier (reconnaître), mais également comme un élève ayant droit à une identité saine, non contaminée par son histoire personnelle et familiale, capable d’apprendre et supportant d’être soumis aux contraintes inhérentes au contexte scolaire. Nous avons alors proposé à l’enseignante de définir une fois pour toutes qu’il n’est pas permis à l’école de transgresser certaines règles et qu’elle attend de lui qu’il marche dans l’école comme tous les petits garçons de son âge. Parallèlement, nous l’avons encouragée à l’astreindre à un travail scolaire plus important et plus exigeant, compte tenu de l’intérêt que l’enfant a déjà manifesté et de ses compétences. De manière explicite, nous avons signifié à cette enseignante que la compassion qu’elle avait pour Thomas était indiscutablement naturelle et honorable, mais que cela pouvait paradoxalement nuire à l’évolution de son élève si ce sentiment venait à effacer ce qui, sur un plan professionnel, constitue le fondement même de sa capacité à l’aider, la première mission d’un enseignant à l’école étant d’enseigner.
Alors ? Avons-nous banalisé la problématique de Thomas, nié sa souffrance ? Par le travail mené avec son enseignante avons-nous voulu contraindre cet enfant dans un cadre serré, normatif, oppressant, avons-nous voulu le rendre conforme aux exigences de l’institution scolaire, ne laissant pas de place à l’expression de sa détresse ? Ou, au contraire, avons-nous cherché à nuancer son identité, à le reconnaître dans ses compétences au niveau des apprentissages, à lui permettre d’expérimenter pendant quelques heures par jour des relations aux adultes autres que celles marquées par la maltraitance, la disqualification et le rejet qu’il connaît si bien par ailleurs (les « expériences émotionnellement correctrices »)? Nous laissons au lecteur le soin d’en juger.
Notre intervention dans la situation de Thomas n’a pas permis d’atténuer les difficultés manifestées à l’école. Dans ce cas précis, nous avons certainement sous-estimé l’épuisement de l’enseignante et les limites de l’école à garder collectivement un enfant en grande difficulté. Nous avons surtout sous-estimé le poids des institutions psychiatriques et sociales suivant l’enfant et sa famille qui, travaillant en réseau avec l’enseignante, ont renforcé l’identité de Thomas en tant qu’enfant porteur d’une psychopathologie individuelle et familiale grave. A la suite d’une réunion de réseau à laquelle l’enseignante a participé, Thomas a repris, à ses yeux, l’identité exclusive d’un enfant en souffrance et nécessitant des soins (fournis bien évidemment hors du contexte scolaire) ainsi que d’une scolarisation en secteur spécialisé. Se trouvant prise entre deux lectures contradictoires de la situation, l’enseignante a adopté l’image d’un enfant malade.
Sans remettre en question la nécessité, pour un enfant comme Thomas, d’une prise en charge thérapeutique individuelle ou familiale, nous nous interrogeons sur l’impact potentiellement déstructurant que des services d’assistance et de soins peuvent avoir en proposant des mesures qui ne tiennent pas compte du potentiel de santé de l’enfant et de son contexte scolaire.

V. L’encadrement de la rencontre intervenant-enseignant, ou comment ce changement d’optique se traduit dans le travail en milieu scolaire

61Poser un regard systémique sur les difficultés scolaires à l’aide des notions théoriques développées ci-dessus en vue de trouver des aménagements ou des solutions dans le cadre de la classe suppose que l’enseignant demande que l’intervenant réfléchisse avec lui sur une situation scolaire difficile ou qu’il accepte cette proposition de sa part. Confrontés à des difficultés dans leur classe, beaucoup d’enseignants fonctionnent encore selon le modèle unique de la délégation auquel les psychologues, logopédistes [4] et autres thérapeutes les ont habitués : soit signaler un enfant (et/ou sa famille) pour une consultation, une évaluation et une thérapie. Si des mesures de consultation et de traitement restent indispensables pour améliorer certaines difficultés qui se manifestent à l’école, tant que l’enfant est élève, il restera toujours la part scolaire du problème qui peut être étudiée et améliorée, en complément aux mesures thérapeutiques prises ou indiquées.

62Nous constatons de plus en plus (dans notre contexte suisse romand) que les intervenants des services spécialisés et les enseignants cherchent à établir un mode de collaboration. Ces rencontres restent encore trop souvent un échange d’informations, ou encore ont une fonction de « tri » censé répondre à la question : « faut-il signaler cet enfant dans votre service de consultation ou pas ?». Si ce type de rencontres peut avoir son sens parfois, nous pensons qu’il y a encore trop de temps consacré à une « collaboration » qui n’est pas suffisamment finalisée, ni encadrée.

63Le travail que nous proposons n’est pas un simple échange ni une séance de tri. Il vise à comprendre une situation scolaire difficile à travers le récit qu’en fait l’enseignant, en vue d’y trouver des solutions dans le cadre de la classe. C’est un travail en soi. Cet objectif-là doit être explicitement défini, et accepté par l’enseignant. En clair, le temps de cette rencontre, notre objet de travail sera le problème qu’a l’enseignant avec un élève ou un groupe-classe.

64Nous considérons, en effet, que la rencontre intervenant-enseignant est une relation complémentaire, une relation d’encadrement, basée sur la différence et dans laquelle l’intervenant a la responsabilité d’être garant du processus de réflexion, c’est-à-dire que la réflexion avance, que l’enseignant trouve des réponses à ses questions. La position complémentaire haute n’est ni une position de pouvoir ni une position de savoir sur le problème, mais une fonction différente de celle de l’enseignant.

65Ayant participé à un nombre considérable de réunions entre professionnels où personne n’assume une fonction encadrante, où il y a (sans parler de la perte de temps) une perte de direction, une confirmation à plusieurs de la gravité du problème qui conduit généralement à la persistance ou à l’aggravation de la situation pour laquelle l’on se réunit, nous pensons qu’il est important que quelqu’un assume clairement l’encadrement.

66Notre travail avec l’enseignant consiste donc à construire avec lui une nouvelle définition du problème. Une fois que l’enseignant aura donné son accord pour ce type de travail, l’intervenant veillera à créer des conditions propices pour comprendre le problème présenté en termes systémiques. (Pour une méthodologie plus complète, voir Curonici, McCulloch, 1997, ch. 3).

67Au cours de cette rencontre l’intervenant cherchera rigoureusement et avec précision les observations et les réflexions de l’enseignant afin de décoder et reconnaître l’essence du problème d’une part, et d’autre part, d’identifier les ressources, les points positifs, les exceptions que l’enseignant observe au problème. En dialoguant avec l’enseignant, en cherchant à comprendre ce qui pose problème, l’intervenant cherchera à identifier avec lui les redondances interactionnelles (le toujours plus de la même chose) et la construction de la réalité prégnante dans la situation. Rappelons que très souvent ces deux éléments se renforcent mutuellement et participent à la persistance du problème.

68Tout au long de ce processus de réflexion, l’intervenant reformulera et vérifiera ce qu’il a compris afin d’être toujours proche de ce que pense et ce qu’observe l’enseignant. Si l’on n’est pas suffisamment ensemble, l’on ne fait pas de la coconstruction ! On évitera soigneusement de faire des commentaires interprétatifs en cours de discussion; cela n’ajoute rien et cela coupe le cours de la pensée de l’enseignant. Pour faire de la coconstruction, enseignant et intervenant doivent pouvoir « dérouler » une histoire telle qu’elle est racontée par l’enseignant.

69Une fois que la situation devient claire en termes systémiques, que les ressources ont été repérées, il est important de demander à l’enseignant quel changement concret il souhaite (finalités), et à quels signes (toujours concrets) il verrait que le changement est atteint.

70Si nous sommes suffisamment ensemble dans toute cette démarche, une relecture systémique (recadrage) de la situation saute aux yeux spontanément ou devient tout à fait compréhensible et acceptable pour l’enseignant lorsque l’intervenant la propose.

71Vient alors le temps de chercher des solutions basées sur cette nouvelle compréhension de la situation, de décider qui fait quoi, pendant combien de temps, et de convenir d’un rendez-vous pour évaluer l’évolution de la situation.

72Nous proposons ou élaborons souvent avec les enseignants des tâches relativement structurées (en explicitant les raisons sous-jacentes) et en engageant l’enseignant à un certain « formalisme » auprès de l’élève ou du groupe-classe au moment où il introduit l’action qu’il entreprend pour atténuer le problème. Nous l’encourageons aussi à faire une évaluation formelle de l’évolution de la situation avec l’élève quelque temps après. Ce formalisme (ritualisation) marque souvent un « virage », signe le début d’un nouveau temps et facilite le passage « avant- après », les risques d’un « retour en arrière » étant, du coup, moins grands.

73Il est important de bien clore la discussion. Une bonne « clôture » fonctionne comme contenant au travail réalisé et favorise le fait que la réflexion ne se perde pas, qu’elle reste significative et qu’elle soutienne la mise en place de solutions au problème.

74En guise de conclusion à la partie clinique de notre exposé, nous aimerions dire quelques mots de notre choix de ce travail « compact » avec les enseignants. Si la collaboration intervenant-école-parents comme mode de résolution de problèmes scolaires peut s’avérer pertinente dans certaines situations (Lovay, Nanchen, 1994; Rey, 1994) par exemple lorsqu’il y a un conflit entre parents et école ou encore lorsque les mesures scolaires n’ont pas suffi pour résoudre le problème que présentait l’enfant, nous mettons de manière privilégiée l’accent sur la résolution de problèmes dans le cadre même de l’école. Nous pensons que c’est d’une position compétente, en restant fortement « ancrés » à l’intérieur de la frontière de l’école que les enseignants peuvent aller à la rencontre des parents, non pas pour leur demander de faire quelque chose ou de leur faire pression pour qu’ils entreprennent de consulter des spécialistes, ni surtout pour les accuser d’être responsables (coupables) des difficultés scolaires de leur enfant mais pour les tenir au courant de son évolution scolaire, pour dialoguer avec eux sur les difficultés rencontrées avec l’enfant et les solutions mises en place pour les résoudre… Les parents seront mieux à même de faire confiance à l’enseignant dans ces conditions et de le soutenir dans son action auprès de leur enfant.

VI. Normalisation appauvrissante, ouverture dynamisante : qu’en est-il des ressources, du potentiel et des compétences ?

75En quoi est-ce que ce mode de travail constitue une ouverture dynamique et une mesure préventive dans le cadre de l’école pour les professionnels, pour les élèves et, par extension, pour leurs parents ? Regardons le micro-système constitué par l’enseignant et son groupe classe dans le cadre d’une école.

76Concernant les professionnels, le fait de veiller au respect des frontières et, par conséquent, à la clarté des contextes favorise la pertinence de l’action de chacun et augmente les chances que les tentatives de résolution de problème aboutissent (ouvrir le champ des possibles). En effet, dans cette approche, nous veillons à ce que chacun agisse selon son mandat et ses compétences, sans entreprendre des actions sans espoir, épuisantes et vouées à l’échec précisément parce qu’elles sont hors de notre mandat ou de notre champ de compétences.

77Participer activement à la résolution d’un problème contribue à renforcer un sentiment de sécurité et de compétence professionnelles, consolide l’identité professionnelle de l’acteur du changement ainsi que de l’élève concerné par l’action entreprise avec lui.

78Consolider l’identité professionnelle ne signifie pas verser du côté de la rigidité, au contraire. Une plus grande sécurité professionnelle augmente la capacité de souplesse (cf. encadrement) dans des situations difficiles car le professionnel est plus « ancré ». Par la suite, sur la base de bonnes expériences, il sera mieux à même de résoudre de nouveaux problèmes ou de faire appel à une tierce personne à bon escient.

79Etre solidement ancré dans sa fonction professionnelle n’est pas une position de fermeture à l’autre. Au contraire, un positionnement clair permet d’aller plus aisément à la rencontre de l’autre (la rencontre des enseignants pour l’intervenant, la rencontre des élèves et des parents pour l’enseignant), d’offrir une écoute respectueuse, de recevoir d’éventuelles plaintes ou critiques, des propositions, des points de vue différents sans pour autant renier ou dissimuler ses propres convictions. En cas de divergences, par exemple entre intervenant et enseignant, ou entre enseignant et parents une juxtaposition d’idées différentes peut être très riche dans la mesure où elle ne suscite pas une lutte symétrique. La différence n’est pas par définition un problème; ce qui devient problématique est la lutte pour savoir qui a raison et qui a tort.

80Participer à une réflexion rigoureusement encadrée qui contribue à créer des conditions d’amélioration d’une situation difficile, peut contribuer à réhabiliter l’échange avec les intervenants (psychologues, logopédistes, etc.), et tout simplement l’échange entre professionnels, échanges qui sont souvent perçus, à juste titre d’ailleurs, comme de vains bavardages. Nous n’avons pas toujours bonne presse en milieu scolaire. En tant qu’intervenant, nous avons tout à gagner à ce que les enseignants voient l’intérêt de réfléchir ensemble (entre eux et avec nous) aux difficultés qui se présentent dans l’école.

81Etre dans un processus de résolution de problème, (enseignant, intervenant, élève, groupe classe, parents, etc.) est une manière de ne pas subir la difficulté, de retrouver un dynamisme. Créer et réaliser un projet permet non seulement de déployer nos compétences et développer notre potentiel mais aussi de toucher aux limites de notre action et d’identifier à quel moment remettre à d’autres la part du problème qui dépasse les limites du contexte scolaire (aux thérapeutes, aux parents, à l’autorité scolaire ou extra-scolaire par exemple).

82Notre approche qui table beaucoup sur la rigueur de l’encadrement, et qui de ce fait-là peut paraître intellectuelle, sèche, dénuée de chaleur, laisse (en apparence paradoxalement) de la place à l’émotion, au lien de personne à personne (et pas seulement de fonction à fonction). Dans l’encadrement, il y a une part essentielle d’adaptation à l’autre qui passe souvent par l’écoute, la reconnaissance et qui peut toucher la partie souffrante ou fragile de la personne ou du groupe encadré. Dans bien des situations c’est un passage nécessaire qui libère des énergies et participe à relancer une dynamique interactionnelle plus saine.

83Concernant les élèves, l’on observe qu’en partant d’une nouvelle compréhension d’une situation scolaire difficile, la dynamique des apprentissages est fréquemment relancée avec un effet positif sur l’estime de soi et les futures réussites, des liens sociaux renforcés, une collaboration plus fructueuse avec les parents, etc. En somme, ce qui est identifié pour les professionnels est tout aussi valable pour les élèves.

84Concernant les parents, nous constatons qu’il est plus aisé pour eux de faire confiance à des professionnels qui dégagent une impression de clarté, de compétence, d’ouverture et d’esprit de recherche; la collaboration et la résolution de problèmes en seront facilitées.

85Concernant l’institution école, un travail de ce type peut faire tâche d’huile dans un établissement scolaire et avoir, de ce fait là, un effet préventif. De par la centration sur son contexte immédiat l’enseignant augmente ses chances d’être efficace là où il est, auprès des élèves qu’il encadre, il renforce ses compétences à aider éventuellement ses collègues à résoudre leurs difficultés dans le partage de réflexions et d’actions; il participe ainsi à créer une école plus dynamique.

86Toujours au niveau du micro-système, voyons quelles sont les limites de la notion de ressources dans ce type de travail ?

87Tout d’abord, les compétences professionnelles habituellement apprises par les intervenants concernés par les difficultés scolaires ne sont pas toujours pertinentes pour ce genre de travail auquel nous n’avons pas été formés. Cette approche est un travail en soi, et non une moindre mesure en attendant de faire mieux, une thérapie au rabais ou un bricolage. Il ne s’improvise pas, exige de développer certaines compétences et de la rigueur.

88Par ailleurs, les enseignants (et beaucoup d’intervenants) sont habitués à la délégation des problèmes scolaires hors de l’école pour leur résolution. Il y a encore beaucoup de méconnaissance parmi les professionnels de la pertinence de ce type de travail. Parfois, quelqu’un (enseignant, parent, directeur) refuse de collaborer (souvent par méconnaissance).

89Souvent, l’emploi du temps rend quasi impossible le fait de trouver un temps adéquat pour réfléchir (il n’en faut pas beaucoup, mais le peu de temps que l’on a doit être protégé un minimum). Nous rencontrons beaucoup de psychologues en milieu scolaire qui sont continuellement sollicités (dans les couloirs, les salles des maîtres, etc.) par les enseignants au sujet de leurs élèves, et qui ne se permettent pas de proposer de s’asseoir le temps qu’il faut pour comprendre ce qui pose problème à l’enseignant et ce qu’il demande.

90Et pour finir, l’élève manifeste des difficultés qui dépassent le cadre scolaire et qui nécessitent des apports spécifiques en plus de ce qu’on peut faire dans le cadre de la classe (apports thérapeutiques, médicaux, sociaux, etc.). Précisons à ce propos que nous considérons que quelle que soit la difficulté personnelle de l’enfant il est toujours pertinent de chercher ce qu’il est possible d’aménager dans le cadre de la classe pour soutenir son évolution.

91L’ouverture et le dynamisme que nous cherchons à développer en collaboration avec les enseignants prennent place à l’intérieur d’une Institution telle qu’elle est actuellement : normalisation à l’intérieur d’un carcan oppressant, injuste, inutile, créatrice d’inégalités ou tentatives d’optimaliser ce qui se passe à l’intérieur d’une Institution que nous avons la chance d’avoir malgré ses manques, ses contradictions, ses perversités ?

92Regardons maintenant ce macro-système, l’école en tant qu’Institution.

93Si nous nous interrogeons sur le sens du travail que nous menons avec les enseignants autour d’enfants en difficulté scolaire, nous pouvons reprendre à notre compte aujourd’hui les interrogations qui étaient cruciales au cours des années soixante-dix à propos de la pratique psychothérapeutique et qui, entre autres, ont pu être synthétisées par le questionnement : « guérir pour normaliser ?». Notre pratique actuelle ne pourrait-elle pas se trouver condensée dans l’affirmation « encadrer pour adapter ?»

94« Le symptôme est donc en même temps et paradoxalement la manifestation d’une exigence de changement et un élément de stabilisation d’un équilibre pathologique, à travers des mécanismes interactifs tout à fait circulaires de soutien réciproque. » (Onnis, 1980, p. 40). En nous référant à cette affirmation, quelle place, quel sens donnons-nous au « symptôme scolaire » manifesté par l’enfant et considéré dans son contexte d’apparition ?

95Un enfant qui, dans le contexte scolaire, nous interpelle par le langage des difficultés scolaires nous alerte sur un ensemble de facteurs individuels, familiaux et socioculturels qui le situent en décalage par rapport à la norme scolaire.

96L’influence de la composante socioculturelle et familiale dans la réussite ou l’échec scolaire n’est plus à démontrer. Que faisons-nous alors lorsque, par une relecture de la situation interactionnelle de l’enfant en échec dans sa classe, nous envisageons avec son enseignant de nouvelles stratégies permettant de sortir, par exemple, des cercles vicieux décrits en termes de paradoxe de l’aide (Curonici, McCulloch, 1997) et dans lesquels l’enseignant se trouve à agir, souvent dans le but de combler ce qu’on a appelé parfois le « handicap socioculturel »? En prétendant améliorer la destinée individuelle de quelques élèves en difficulté et soutenir les compétences des enseignants à les faire avancer, ne contribuons-nous pas involontairement à occulter une réalité faite de marginalisation progressive que l’Institution scolaire continue de pratiquer encore avec bon nombre d’enfants de milieux défavorisés ou appartenant à des familles fragilisées ?

97De même, les élèves qui manifestent des troubles du comportement à l’école nous parlent autant de leur détresse personnelle et/ou familiale que de la difficulté à créer et maintenir, au sein du groupe-classe, des liens solides et un sentiment d’appartenance (Curonici, Poulin, 2000). Ainsi par exemple, la violence que certains enfants peuvent agir à l’intérieur de la classe renvoie la plupart du temps autant à la violence subie au niveau individuel ou familial qu’à une subtile pratique de marginalisation ou d’exclusion que l’Institution scolaire (et d’une manière plus large le contexte social) peut mettre en place lorsqu’elle est confrontée à la « différence » de ces élèves « en marge » qu’elle ne reconnaît pas comme siens et qui, de leur côté, ne peuvent se reconnaître dans les valeurs et les règles véhiculées par l’école. Mais en favorisant l’émergence de nouveaux liens par le renforcement du processus d’encadrement de la part de l’enseignant, n’agissons-nous pas dans le sens d’une adaptation ou d’une normalisation de leur comportement déviant aux règles de l’école, en enlevant ainsi à ces enfants et à ces adolescents le pouvoir d’exercer une fonction d’alerte quant à des dysfonctionnements interactionnels bien plus larges et déterminants ?

98La pratique de la coconstruction avec l’enseignant d’une nouvelle définition du problème qui se manifeste à l’école s’appuie sur l’idée de la nécessité d’introduire un changement de regard (recadrage) et de trouver de nouvelles stratégies plus économiques et satisfaisantes pour les acteurs engagés dans l’interaction problématique et redondante. Nous intervenons au niveau du micro-système enseignant-élève(s). Sur cette interaction, idéalement plus harmonieuse, se fonde une meilleure adéquation de l’enfant-élève au cadre de la classe (système interactionnel, exigences pédagogiques), ce qui naturellement amène à une stabilité et à un équilibre retrouvés au niveau du système classe.

99Ayant contribué à atténuer ce qui faisait problème (et qui constitue un signal d’alerte) à l’école, ne nous situons-nous pas dans une position qui consiste à ne plus interroger le macro-système, l’Institution école (les conditions relationnelles qu’elle instaure entre les différents acteurs du contexte, ses attentes, ses finalités,…), dans ses inadéquations et ses dysfonctionnements spécifiques ? Le « changement 2 » que nous pouvons souvent favoriser au niveau du micro-système classe en travaillant sur les interactions entre les individus ne représente-t-il pas, au niveau du macrosystème Institution scolaire, un « changement 1 » qui perpétue le fonctionnement (ou le dysfonctionnement) du système ?

100Et pourtant : la compétence scolaire et relationnelle retrouvée chez l’élève et chez l’enseignant ne peut-elle pas devenir un levier potentiel pour introduire des changements plus larges ?

101Voici quelques voies de réflexion à explorer.

Bibliographie

BIBLIOGRAPHIE

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Notes

  • [*]
    Psychologue, thérapeute de famille au Service Médico-Pédagogique de Genève.
  • [**]
    Psychologue, thérapeute de famille.
  • [1]
    Cet exemple a été présenté dans une conférence « La relation d’aide à l’enfant en difficulté scolaire : qu’est-ce qui favorise l’autonomie ?» donnée dans le cadre des Journées de l’Association des Psycho-logues Scolaires de l’Isère, octobre 2002, à Grenoble.
  • [2]
    Le lecteur pourrait s’étonner en lisant « Lucie » et « Une équipe institutionnelle découragée » de cette obsession suisse pour les pantoufles. Précisons : dans les classes de petits enfants, les élèves posent leurs chaussures et enfilent leurs pantoufles avant d’entrer en classe. Aussi dérisoire que cela puisse paraître, cela fait partie des « rituels » de passage.
  • [3]
    Nous empruntons cette expression à Edith Tilmans-Ostyn.
  • [4]
    Orthophoniste en France (n.d.l.r.).
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