Notes
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[*]
Educateur social spécialisé, directeur du Tamaris, psychothérapeute et chercheur indépendant.
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[1]
Le Tamaris est un centre pour adolescents à Bruxelles.
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[2]
Nous appelons approche sociothérapeutique, toute démarche institutionnelle qui inscrit dans ses objectifs premiers l’évolution de la personnalité par des moyens sociaux et thérapeutiques. La définition des moyens sociaux englobe l’enrichissement de la personnalité du mineur par la création et l’évolution d’un lien thérapeutique – avec lui-même comme avec les autres partenaires de son système familial – dans une recherche de cohérence globale entre intervenants et famille.
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[3]
Par orthopédagogie normative, nous entendons : toute pédagogie du redressement; tout système pédagogique reposant principalement sur le respect de règles de « bon comportement » édictées par un règlement d’ordre intérieur; et dont les outils pédagogiques visent préférentiellement la soumission à ce règlement par la menace, la punition, le chantage au renvoi, la délation à l’autorité.
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[4]
Par modèle sanctionnel, nous entendons : un système général d’intervention normative incluant les diverses interactions, les divers rapports de pouvoirs existant entre les différents acteurs y participant, tels par exemple : un service orthopédagogique, un organisme de placement judiciaire, un système de contrôle administratif, un régime politique qui cautionne l’impulsion répressive.
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[5]
Le mot sanction ayant deux sens contradictoires – approbation et punition – nous nous référerons uniquement à ce second sens, tel qu’il est défini dans le petit Robert : amende, condamnation, répression.
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[6]
Voir à ce sujet : L’individu et ses ennemis (5).
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[7]
Il est à noter que Jean Bergeret dénie tout de même le statut de normalité aux « organisations fragiles narcissiques intermédiaires » qui cherchent à être admises dans le même cadre des normaux dont elles se contentent « d’imiter la stabilité au prix de ruses psychopatiques variées, sans cesse renouvelées et profondément coûteuses et aliénantes » (2; 38)
-
[8]
La psychopathologie normative est aujourd’hui totalement concrétisée par le DSM IV, et combattue par de nombreux praticiens qui dénient à cette approche une quelconque vérité utile.
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[9]
De l’anglais behaviour: comportement.
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[10]
Le préfixe grec « pan » signifie la totalité; pan-optisme signifie donc « tout voir », la visibilité totale, la surveillance absolue.
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[11]
Dans le cas d’Anna, une dépression endogène unipolaire, associée à des idées de mort, sera diagnostiquée lors des hospitalisations ultérieures et traitée avec un succès relatif.
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[12]
Ndlr : silencieux en France.
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[13]
Les professionnels de la toxicomanie distinguent usage récréatif, ludique, festif et occasionnel d’une consommation symptomatique, ou le psychotrope est utilisé pour masquer des symptômes, des carences, des angoisses, des besoins, des fragilités. Une consommation journalière, régulière, est d’emblée alarmante et indique un usage symptomatique dont les raisons sont à rechercher. L’usage récréatif du cannabis ne semble guère dangereux pour la santé et l’équilibre mental, tant qu’il reste sporadique. Il en va de même pour la plupart des drogues, pour l’alcool et la nicotine, surtout.
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[14]
La maniaco-dépression est une forme de dépression endogène, aux origines biologiques, de forme bipolaire – soit ayant un pôle haut « maniaque », caractérisé par l’exaltation, l‘hallucination, l’insomnie, et un pôle bas « mélancolique », caractérisé par l’idéation morbide, le désir de mort, le ralentissement mental et physique –. Certaines dépressions sont dites unipolaires, c’est-à-dire n’ayant pas l’alternance des deux pôles. La mélancolie est une des maladie mentales parmi les plus pénibles et les plus graves.
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[15]
Médicament prescrit dans les troubles de l’humeur.
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[16]
« On a constaté que, chez l’animal, la “voix” de la mère déclenche l’horripilation (ou chair de poule) et élève la température du corps. Chez l’homme, le réflexe d’horripilation se manifeste (notamment) quand on écoute une musique particulièrement émouvante. » (1; 70.)
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[17]
Cette idée est proche du concept intuitif de Ivan Boszormenyi-Nagy qui définit le « contexte de loyauté comme issu soit d’un rapport biologique soit d’attentes de réciprocités résultant d’un engagement relationnel. Dans les deux cas le concept de loyauté est de nature triadique. Il implique que l’individu choisisse de privilégier une relation au détriment d’une autre. » (9; 115)
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[18]
Peur irrationnelle de la nouveauté.
Toute-puissance de la pensée normative
Grandeur et décadence de l’orthopédagogie
1Jusqu’à la seconde guerre mondiale, le modèle éducatif dominant était réglé par la logique des groupes. La morale qui présidait aux conduites individuelles accordait à l’individu une place au sein d’une hiérarchie de rôles sexuels, familiaux et sociaux. Le système patriarcal, qui était globalement celui de toutes les familles, donnait aux grands-parents la place vénérable, aux parents la place économique, et aux enfants celle de la « marmaille ». L’ordonnancement des fonctions distribuait les pouvoirs et les droits, et la dépendance économique des individus sans emploi vissait – parfois tragiquement – les destins féminins à l’aventure du clan.
2Toute structure vivante a d’abord pour objectifs de se maintenir et de se perpétuer. En l’absence de sécurité sociale, la seule assurance possible est celle des groupes familiaux, militaires ou religieux, et la codification des comportements en leur sein est naturellement l’essence même de leur survie. Dans cette logique vitale, la richesse, la force, la sexualité, les échanges furent, très logiquement, les paramètres les plus contrôlés, les plus réglementés de toutes les sociétés. Les traditions morales et juridiques ayant pour mission de réguler la violence, l’expression démesurée de la personnalité, il n’y a rien d’étonnant à constater que la discipline, l’obéissance, le sacrifice de soi, la castration de l’égoïsme, aient fait partie des valeurs premières de nombreux systèmes culturels, – de l’éducation occidentale – jusqu’aux années 70, notamment.
3A ces époques, de grands universalismes tels le christianisme, le scoutisme, le socialisme, fournissaient à la jeunesse des idéaux efficaces, porteurs de projets de société. La fierté d’appartenir, l’identification militante, l’obéissance qui rend fort, la solidarité qui en découle, ont été – tous mouvements confondus – les fondements d’une approche collective des jeunes générations. Dans ce contexte, il était naturel de penser la vie en groupe – au grand air ! – comme propice à la santé, et l’approche normative comme un passeport pour la vie.
4Globalement, la pédagogie éducative, celle des homes d’enfants, a fonctionné pendant vingt ou trente ans autour de ces grands principes : vie de groupe, plein air, obéissance et discipline. Toutes causes confondues, les difficultés de l’individu étaient réduites à celles de son caractère, et l’enfant caractériel fut d’abord envisagé sous l’angle du retour à la norme, c’est-à-dire : sous l’angle d’un dressage pédagogique spécial destiné à réapprendre l’obéissance. Face à l’étendue du modèle dominant, l’introduction lente des courants thérapeutiques n’a que très tardivement – et très partiellement – érodé le socle de l’orthopédagogie normative [3]. Comme on va le voir, la psychologie n’a pas toujours joué un rôle libérateur en ces domaines.
Approches pathologisantes et modèles sanctionnels [4], [5]
5Depuis l’avènement des sciences cognitives nous connaissons la tendance du cerveau humain à penser en mode binaire, à dissocier le réel en catégories opposées. Aussi, blanc et noir, dieu et diable, visible et invisible, ami et ennemi, furent probablement autant de façons naturelles de classer les phénomènes inquiétants issus de l’environnement immédiat. Au fil du temps, la tendance s’est élaborée, modélisée, et la pensée judéo-chrétienne s’est globalement alignée sur la dichotomie bien – mal pour guider les actions individuelles. Au XIXe siècle, sous l’impulsion des premiers penseurs de l’esprit, les sciences humaines virent le couple normal – anormal se superposer au bon et au mauvais et imposer progressivement une alternative à la pensée magique, qui voyait dans la démence la signature de forces extérieures à l’homme. Dans cette marche vers la rationalité, le concept d’inconscient remplaça peu à peu celui d’âme, et la lutte entre Dieu et Diable prit l’allure moderne d’une mêlée entre pulsions et interdits moraux. Dans la foulée, l’individu responsable était né, et s’il se préparait à affronter le siècle naissant, le siècle, lui, n’était guère préparé à l’accepter. Aussi, des théories diverses vinrent au secours de la normalité, pensant pouvoir redresser la différence au nom du bien collectif et de la santé. [6] Quelques exemples éclaireront notre propos :
La personnalité normale et pathologique
6C’est sous ce titre que Jean Bergeret publia en 1974 un classique de la pensée psychiatrique française (2). Hormis l’intérêt clinique que d’aucuns pourraient encore y trouver, l’ouvrage intéresse pour le témoignage historique qu’il procure et la place qu’il occupe dans une archéologie des savoirs et des pensées de l’homme. Dans sa prétention à établir une topologie de l’esprit, le livre éclaire avant tout une façon de construire les diagnostics et les remèdes propre aux années 60. En l’absence de toute argumentation biologique, génétique, contextuelle ou systémique, la connaissance s’y pose sur un mode déclaratif, ex cathedra, qui définit l’humain par le biais exclusif de la maladie et de la pathologie mentale.
7Si l’on ne peut douter de la sincérité intellectuelle de l’auteur dans sa volonté de combattre l’exclusion du malade hors du concept de normalité, [7]
« je reste attaché à mes hypothèses proposant une conception de la normalité liée au bon fonctionnement et interne et externe de telle ou telle structure (...) (2; p. 35)
9on ne peut que noter la cécité qui entoure l’évolution culturelle à laquelle il participe : en effet, par la magie du langage médico-psychologique, le normatif change soudain de visage et vient se lover dans l’étiquetage inévitable que suppose toute démarche de classification nosologique. Désormais, la norme sera :
- d’avoir une structure psychologique circonscrite;
- d’être classé dans un tiroir « névrotique soft » préservé des connotations morales, inévitablement liées à la mauvaise réputation de la pathologie. On sera dorénavant « normal pathologique » ou « normal non-pathologique » et, dans bien des cas, il vaudra mieux être névrotique que psychopathe, obsessionnel qu’hystérique, hétérosexuel que pervers, complexé que narcissique, gentil et triste que caractériel et fabulateur. [8]
10En somme, la puissance de la psychopathologie normative – soit : la tendance à penser par catégories de comportements et de symptômes – accentuera l’étiquetage des enfants et des adolescents, donnera un corps théorique aux perceptions négatives des adultes et légitimera les arguments de redressement, de punition et d’exclusion du mineur taxé de mauvaise tendance. L’étiquetage négatif, celui qui aborde l’enfant par la pathologie, la faiblesse, l’opposition, le plaisir malsain, deviendra en soi un outil relationnel pathogène, inefficace pour tout ce qui concerne une approche sociothérapeutique de la personnalité.
Comportement, conditionnement et méthodes aversives
11Le conditionnement classique, appelé aussi conditionnement pavlovien, décrit l’association entre un stimulus qui prévient un événement et une réaction biologique. A la fin du XIXe siècle, Ivan Pavlov a prouvé qu’un chien salivait quand on lui présentait un stimulus auditif ou visuel, dans la mesure où ce stimulus annonçait un événement qui, habituellement, provoquait la salivation. Cette réaction, appelée « réflexe conditionné », fut à la base d’un développement croissant des sciences de la cognition, de l’apprentissage et de la mémorisation tout particulièrement.
12Mais qui dit conditionnement dit aussi dé-conditionnement et, à ce titre, le film de Stanley Kubrik « Orange mécanique » est exemplaire pour dénoncer les errances de la méthode dite aversive, censée provoquer l’aversion conditionnée, le dégoût, la répulsion, en réponse à un stimulus conditionnel de plaisir ou de désir (dans le film, le personnage principal est « conditionné » par la musique de Beethoven, qui génère des pulsions violentes). Les béhavioristes [9] américains se basèrent sur ces théories pour tenter des expériences diverses, – tels de navrants essais de sonneries éveillant les enfants énurétiques au milieu de la nuit –, pour reconditionner un système nerveux supposé défaillant. Bien qu’elles ne démontrèrent pas de supériorité thérapeutique à elles seules, ces conceptions confortèrent l’idée dominante qui voyait dans la déviance, la pathologie, une mauvaise habitude à redresser par les techniques de motivation et aversion.
13Aujourd’hui encore, des systèmes éducatifs normatifs reproduisent le couple motivation-aversion au travers d’une pédagogie de « stades de comportements » qui donne à qui se motive l’accès à un échelon de faveurs, et à qui chute, un niveau où moins de privilèges sanctionnent un apparent « manque d’effort ». En dépit de l’échec affirmé des méthodes comportementales aversives pour tout ce qui concerne l’intégration du sens moral, comme de l’envie de vivre et de progresser, de tels systèmes se perpétuent en raison de la « solution rigoureuse », « de la nécessité disciplinaire », que les autorités de placement valorisent pour contrôler la déviance. Or, comme nous ne tarderons pas à le voir, une approche qui ne prend en compte la réparation et l’évolution de la personnalité est certainement porteuse d’échec à moyen ou long terme, – tant au plan individuel que collectif !
Approche judiciaire
14Dans Surveiller et punir, naissance de la prison(4), Michel Foucault explique l’évolution de pratiques carcérales proches de la torture, par la nécessité de faire souffrir pour obtenir réparation du mal. La mise aux fers, l’enfermement, la torture psychologique, s’enracinent dans une tradition humaine – notamment circonscrite par le code d’Hammourabi et la loi du Talion –, par laquelle seule la souffrance peut réparer la souffrance. Diverses attitudes punitives, séparées par la géographie et les époques, montrent combien l’idée de violence sociale est associée à la notion de réparation; dans les sociétés démocratiques, seule la brutalité légale est réputée pouvoir éteindre les besoins individuels ou collectifs de vengeance (vendetta) et autoriser l’entrée dans le deuil et la guérison. Selon Foucault, le besoin de surveillance et de punition au service de la sécurité fit naître une attitude de « panoptisme » [10] qui légitima l’envie de tout voir, tout savoir, tout contrôler, dans l’espoir d’évacuer la violence hors du corps social, – soit, pour ce faire : maintenir et renforcer l’information des systèmes hiérarchiques qui sont garants des ordres social et symbolique :
« De là l’effet majeur du panoptique : induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir. Faire que la surveillance soit permanente dans ses effets, même si elle est discontinue dans son action (...), bref que les détenus soient pris dans une situation de pouvoir dont ils sont eux-mêmes les porteurs. »(4; pp. 234-235)
16Ces logiques de surveillance et de punition ont engendré des codes qui contraignent les professionnels belges de l’éducation à transmettre toute information utile au juge de la jeunesse, y compris celles habituellement protégées par le secret thérapeutique ou médical. Or, cette conception dominante a pour conséquence première de placer les mineurs et leurs familles dans un espace de lisibilité particulier, d’interprétation juridique automatique, qui accentue la possibilité d’une réponse normative inadaptée.
17Un adolescent qui, dans un cadre de confiance, avoue des délits ou des tendances psychologiques problématiques a-t-il droit au secret professionnel, doit-il être dénoncé au juge ou traité dans le cadre d’une approche réparatrice de sa personnalité et de ses comportements ? Dans un contexte général de crise et d’insécurité, la réponse ne semble pas simple à donner. Hélas, le manque d’évaluation à long terme, l’impossibilité de comparer les bénéfices des différentes philosophies pédagogiques, ont empêché tout véritable débat sur l’efficacité des pratiques en matière de jeunesse, et ceci explique sans doute pourquoi les approches sanctionnelles et normatives paraissent, aujourd’hui encore, les réponses les mieux adaptées au besoin d’ordre publique.
Approche administrative
18Les idées de surveillance et de contrôle sont à la base de toute démarche étatique, et pour des raisons tant idéologiques qu’historiques, l’administration belge a centralisé et codifié la surveillance des enfants placés, parfois jusqu’à l’absurde. Les règlements et les pratiques actuelles gardent la trace de cette ancienne mentalité de contrôle de la déviance, et les services se voient encore obligés d’observer des règlements à visée orthopédagogique « qu’on applique de peur de ne plus appliquer ». Ainsi, chaque direction pédagogique est-elle obligée par la loi de dénoncer à l’administration tout « événement grave » qui serait le fait d’un mineur ou d’un travailleur. Bien que personne ne puisse dire où commence et finit l’événement grave – s’agit-il d’un pipi sur la clôture ou d’un coup de couteau ? –, bien que personne ne puisse savoir comment sa dénonciation sert la pédagogie, le principe reste inutilement de mise. Cet exemple banal, digne d’une anthologie surréaliste, serait inoffensif s’il ne trahissait une logique aussi dangereuse que fausse. Une petite comptine nous en produira l’effet : plus il y a de règles, plus il y a de transgressions; plus il y a de transgressions, plus il y a de sanctions; plus il y a de sanctions, plus il y a d’opposition; plus il y a d’opposition, plus il y a de règles, etc. En d’autres termes, les systèmes normatifs produisent des symptômes qu’ils sont obligés de réprimer et de dénoncer ensuite, ce qui revient à dire, en somme, qu’ils fabriquent eux-mêmes les conditions de leurs propres « événements graves »! Et bien que la démonstration soit simple à donner, que cette délation obligatoire n’ait ni la valeur pédagogique, scientifique, – ni même informative ! –, qu’on lui prête, elle subsiste sous la forme d’une pratique fossile qui témoigne des volontés anciennes de surveiller, de soumettre, de discipliner pour éduquer – comme de la difficulté à les combattre !
Être normatif quand les normes changent ?
19Si l’exemple belge diffère quelque peu des autres systèmes européens, il est néanmoins exemplaire d’une tendance générale à investir la solution sanctionnelle en secours à la crise sociale. Or, sur base de ce qui précède, on peut supposer qu’une approche qui privilégie une vision idéalisée du psychisme ou du comportement, qui aborde l’humain par le biais de l’ordre, de la pathologie, de la faiblesse, est potentiellement contre-productive. En effet, si elle n’est tempérée par une vision fortement positive de l’individu et de son évolution, – soit : une vision non pathologisante des symptômes –, une telle démarche porte le risque majeur de mener les professionnels de la pédagogie, de la psychologie et du droit, vers des principes de correction et de redressement qui desservent les objectifs qu’ils se fixent. Si la discipline et l’éducation par règlements ont paru correspondre aux besoins d’une époque, des arguments existent désormais pour dénier à l’approche normative et au cortège de menaces et punitions qui l’accompagne, une quelconque compétence à bâtir les personnalités que la société contemporaine attend. Or, c’est bien cela qui nous occupe dans l’accompagnement des mineurs en grande difficulté puisque l’effondrement des universalismes traditionnels, l’explosion des villes, le déliquescence du tissu social, ont laissé la jeunesse en défaut de repères adultes, et orienté de plus en plus d’adolescents vers une sorte de « nouvelle morale urbaine » qui tire sa légitimité de la rue et fait souvent l’économie de la générosité et de l’empathie. Nos outils d’intervention et d’analyse ont-ils eu le temps de se réadapter ?
20Un adolescent étranger élevé dans une famille sans dialogue où la rudesse, les coups sont les expressions quotidiennes d’une éducation populaire montagnarde qui méconnaît nos repères, est-il normal ou anormal, psychopathe ou névropathe, lorsqu’il agresse une vieille dame pour son argent ? Doit-il être aidé ? Considéré comme un malade ? Doit-il être surveillé et puni ? Quelle pédagogie thérapeutique devons-nous développer, quels critères diagnostiques devons-nous privilégier pour adapter cet adolescent en grand trouble à l’univers impitoyable des villes, de la loi, de l’âge adulte, et de la débrouille ?
Pauvreté éducative des approches normatives
L’éducation est une transmission d’humanité
21C’est par un vote à la majorité des voix que l’association américaine de psychiatrie a décidé dans les années 1980 que l’homosexualité ne serait plus classée dans les perversions. Qu’un simple vote puisse changer la conception d’une orientation sexuelle que la psychopathologie s’est d’abord acharnée à stigmatiser et guérir, démontre à l’envi que les notions de pathologie et de normalité sont, toujours, un compromis avec l’époque, le lieu et la culture. La perception de la maladie change selon les périodes, et les techniques thérapeutiques suivent les modes scientifiques ou littéraires, sans avoir toutefois donné à ce jour de base inébranlable à nos savoirs. Dans cet univers mouvant, une valeur semble néanmoins stable et récurrente : la notion d’humanité; et si le concept est tout aussi dépendant des temps et des lieux, il faut observer que toutes les époques, toutes les cultures, ont veillé à sa transmission.
22Cette constatation permet de déterminer un socle minimal, intemporel et universel, à toute pédagogie, à toute éducation : l’impérieuse nécessité de transmettre l’humanité. C’est autour de ce concept fondateur que l’approche sociothérapeutique, telle que nous la pensons, tendra à s’organiser. Mais qu’en est-il de cette humanité qui nous distinguerait des autres animaux sociaux ? Qu’en est-il aussi de la nécessité de sa transmission ?
23La différence entre l’humain et l’animal se situe dans les tailles respectives de leurs cerveaux. Maintes études ont objectivé la relation étroite qui existe entre la taille du cortex et du système limbique d’une part, et l’intelligence et l’émotion d’autre part. Dans son merveilleux livre sur l’évolution de l’intelligence humaine, Carl Sagan nous dit :
« Nous avons quelques raisons de penser que l’origine des comportements altruistes se situe dans le système limbique. En effet, à quelques exceptions près (en majorité les insectes sociaux), les mammifères et les oiseaux sont les seuls organismes à porter une certaine attention à la croissance de leur progéniture – ce développement évolutif qui (...) peut bénéficier de la grande capacité de traitement de l’information qui caractérise le cerveau des mammifères et des primates. L’amour semble être l’invention des mammifères. » (7; p. 78)
25Nous savons que le système limbique est le siège des émotions et qu’il existe donc une relation étroite entre « l’amour des mammifères », sa qualité relationnelle et sociale, et le développement de l’intelligence. C’est en effet parce qu’il possède un cerveau plus développé que l’être humain possède la plus grande capacité de communiquer l’émotion, l’affection, l’attachement, le sens donné aux choses et les lois de la vie en commun – soit : les qualités relationnelles élaborées propres à son espèce, en un mot, l’humanité.
26Si les observations des éthologues semblent conclure à une nature innée de l’affection chez les mammifères, il ne fait cependant nul doute que l’élaboration de l’émotion, c’est-à-dire : sa richesse, sa variété, sa diversité, son efficacité, a besoin d’être enseignée et affinée de génération en génération. La sentimentalité, ce véhicule affectif désintéressé qui s’est largement développé grâce à l’immense subtilité du langage humain, constitue la part variable qui permet à l’homme d’améliorer ses stratégies d’adaptation aux groupes et au milieux. En conclusion, la transmission d’humanité a une fonction adaptative essentielle qui, en tant qu’évolution ou réparation de l’individu, est directement liée à l’enrichissement de la sentimentalité familiale, parentale, individuelle, institutionnelle, et à la qualité de cette transmission. Lorsque cette transmission générationnelle, sociale ou groupale, est pauvre, l’individu est forcément inadapté, forcément carencé. Or, il n’est pas interdit de penser que l’orthopédagogie normative comme l’approche strictement sanctionnelle soient des obstacles majeurs à la transmission d’humanité.
La valeur faible de la punition
27Certains jeunes arrivent au Tamaris après avoir été renvoyés d’autres services pour consommation de cannabis. Bien qu’ils aient été pris, sanctionnés, vus par la police, renvoyés, ils arrivent avec une consommation égale ou supérieure à celle qu’ils avaient dans leur précédent home; dans le meilleur des cas ils ont une vision plus détériorée du monde des adultes; dans le pire, ils apprennent les avantages de la tricherie et de la supercherie. En dehors de la maltraitance évidente que représentent de telles exclusions, il est utile de réaliser combien la menace, le rejet, la punition, ont été totalement défaillants : le cannabis est plus ancré encore dans le mur d’une opposition cimentée entre l’adolescent et l’adulte.
28L’histoire de ces jeunes exclus transporte souvent ces vécus orthopédagogiques avortés par manque de ressources adultes. Luc vient d’une institution où l’amende d’un euro et demi était exigée pour : « chaque gros mot, chaque insulte, chaque rot ou chaque pet... » Renvoyé suite à une escalade de provocations et de sanctions, il est inutile de préciser qu’il n’a guère intégré le code de politesse que cette conduite exclusivement normative visait.
29Quant au petit Charlie, il est, lui, extrêmement angoissé lorsqu’il a un entretien; il a en effet du mal à comprendre pourquoi le directeur s’intéresse à lui, du mal à croire qu’il puisse ressortir de la pièce sans avoir reçu d’engueulade, ni de punition. Charlie est un bon exemple d’enfant traumatisé par le système normatif : placé depuis son plus jeune âge, il ne se souvient que des punitions qu’il a subies lors de son précédent placement, – des heures de corvées, d’isolement en chambre, de brimades, du fait de son caractère impulsif et écorché –. Charlie a du mal à comprendre qu’une autorité puisse être bienveillante, et encore plus de mal à saisir que si le directeur le rencontre régulièrement, c’est précisément pour le réconcilier avec une image adulte qui pose la limite de façon affective plutôt que réglementaire.
30Ces constats, associés à un travail familial et individuel qui vise une élaboration de la transmission, ont suffi à nous persuader de la valeur extrêmement faible de la punition dans le travail avec les enfants et adolescents placés en institution. C’est, en effet, la transmission d’humanité en tant qu’objectif sociothérapeutique qui porte le plus de chances de réparer la personnalité abîmée là où la rigidité, les règlements, les pédagogies de motivation et d’aversion sont, à l’évidence, des voies sans issue pour la construction d’un être épanoui.
Neurobiologie contre punition
31Dans son excellent article Neurobiologie de la dépression (6), Charles Nemeroff présente avec brio un scénario « hormonal » qui serait impliqué dans les manifestations d’anxiété et de dépression. La thèse de l’axe « hypothalamohypophysosurrénalien » décrit en termes complexes la trajectoire d’événements en cascade qui correspond à la réponse à certains stress spécifiques. En effet, lors d’une menace physique ou psychique, l’hypothalamus amplifie la production d’un acteur (le CRF : Corticotropin Releasing Factor) qui va libérer l’hormone corticotrope (ACTH) et aboutit in fine à la libération de cortisol par les glandes surrénales.
32Comme le note Nemeroff, l’ensemble de ces réactions interrompt les activités métaboliques secondaires et prépare l’organisme à lutter ou à fuir. Ainsi, le cortisol augmente l’apport énergétique aux muscles, tandis que le CRF réduit l’appétit, l’activité sexuelle, et augmente la vigilance. Une activation chronique de l’axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien semble favoriser la dépression. L’auteur note :
Des études comportementales réalisées sur le rat et le macaque semblent valider la présentation de Nemeroff et de son équipe. Une expérience est particulièrement intéressante à citer : les chercheurs ont déterminé trois cages dans lesquelles fut placé le même nombre de singes nouveaux-nés en compagnie de leurs mères. Pendant les trois mois qui ont suivi la naissance, l’équipe a imposé des conditions alimentaires totalement différentes aux trois groupes:« Si la dépression touche plusieurs membres d’une même famille, c’est sans doute que certains facteurs génétiques diminuent le « seuil de résistance » à la dépression.(...) Un stress notable déclenché par des traumatismes de la petite enfance, abaisserait le seuil de résistance. Nous pensons que les traumatismes déclenchent des réactions de stress et provoquent une activation permanente des neurones libérant la CRF, qui réagissent au stress et sont hyperactifs chez les personnes dépressives. Quand cette hyperactivité persiste jusqu’à l’âge adulte, les neurones, trop sensibles, réagissent violemment, même à des traumatismes mineurs (...)»(6; p. 38)
34En termes de production de CRF, les résultats sont probants : cage 1 pas de CRF découverte dans le cerveau des singes; cage 2 : pas de CRF; cage 3 : la production de CRF est abondante et durable : les marqueurs physiologiques de l’angoisse sont fortement présents.
35On peut conclure que l’expérience de régularité (groupe 1 et 2) fournit aux singes un contexte stable qui permet de lutter contre l’angoisse, indépendamment des conditions d’abondance et de pauvreté de nourriture. En revanche, les singes de la troisième cage sont immergés dans l’imprévisibilité et ne peuvent anticiper l’avenir; l’insécurité conduit les mères à délaisser les jeunes; ceux-ci sont moins actifs que dans les autres groupes, réduisent les échanges, et se figent face à des situations nouvelles. De plus, des tests ultérieurs montrent clairement que la concentration en CRF reste anormalement élevée dans le liquide céphalo-rachidien bien après que l’expérience soit terminée.
36Ceci signifie clairement que les situations où la menace est permanente et incontrôlable sont des contextes hautement délétères qui produisent des dérégulations mentales durables. En somme, tout système éducatif qui accueille des enfants provenant d’expériences traumatiques, insécurisantes, menaçantes, est susceptible de renforcer gravement les terrains anxieux et depressogènes, s’il contribue à bâtir une pédagogie fondée sur la menace, le chantage au renvoi, la punition, le rejet. En conclusion, si l’orthopédagogie normative fait obstacle au développement de la sentimentalité, elle bloquera la transmission d’humanité, elle aggravera l’état précaire des sujets dont elle vise l’épanouissement, et contribuera, de ce fait, à la reproduction générationnelle des terrains éducatifs carencés.
37Ceci suggère qu’en plus de son faible potentiel de transmission l’approche normative semble être tout le contraire de ce qu’elle espère être : une technique ortho-pédagogique fiable.
Fabriquer des adultes autonomes
Éduquer avant d’interdire : l’exemple du haschisch
38La consommation de cannabis est un exemple parlant qui suffit à démontrer l’échec de l’orthopédagogie normative. Bien que voisine des Pays-Bas protestants où le haschisch est depuis longtemps libéralisé, la Belgique catholique a longuement piétiné avant de se résoudre à en dépénaliser partiellement l’usage. A ce jour, la consommation est toujours illicite pour les mineurs d’âge, bien que, de toute évidence, il n’y ait rien qui soit à la fois plus interdit et plus répandu dans la jeunesse des villes. La prohibition qui a longtemps entouré le produit a empêché toute transmission entre l’adulte et l’adolescent, et cette lacune d’éducation est très probablement responsable de sa diffusion chaotique. Si l’on se réfère à l’alcool, force nous est de constater qu’une transmission culturelle et éducative lui permet de faire aujourd’hui partie des fêtes de familles, des baptêmes, des mariages, où la majorité d’entre nous a pu expérimenter le plaisir et l’ivresse qui l’accompagnent. Bref, du Chivas régal au vieux Bordeaux en passant par le Champagne, notre société a véhiculé des apprentissages portant sur le goût, l’art culinaire, la fête, la créativité, la cuite, et les a transmis collectivement et culturellement, médicalement et familialement. Bien que l’alcool soit une drogue qui tue là où le cannabis est inoffensif, elle est celle de nos ancêtres, et la possibilité d’apprentissage, la permission de débat, la prise en charge du produit par l’éducation familiale, nous a autorisés à croire que nous pouvions le contrôler et le laisser consommer par une jeunesse en mal de virilité et de rituels estudiantins, notamment.
39Contrairement à l’idée en vogue dans les médias, nous ne pensons pas que le cannabis soit une petite drogue banale et sans danger. De notre avis, il existe chez les gros fumeurs de haschisch une dépendance physique, – peu grave mais réelle –, et une dépendance psychologique très évidente. La prohibition massive du haschisch a nourri une contre-argumentation militante, forcément dédramatisante, qui a occulté les effets évidemment nocifs de tout psychotrope employé abusivement. Chez les jeunes consommateurs réguliers, c’est cette argumentation tronquée qui s’impose dès que l’adulte engage la conversation sur le produit : « Le shit c’est pas de la came, j’arrête quand je veux, mais je ne vois pas pourquoi je le ferais !» Dans cette revendication, seule la dépendance physique est considérée comme dangereuse, et nul argument ne vient considérer l’accrochage psychologique comme bien plus redoutable, bien plus tenace, qu’une assuétude simplement biologique. Au reste, si pour les toxicomanes la désintoxication de l’héroïne est techniquement facile à réaliser, vivre sans anesthésie est beaucoup plus compliqué à envisager.
40L’interdit de parole qui accompagne la prohibition du haschisch empêche donc les adultes d’encourager, simplement, la modération sur la base de leur éventuelle expérience du produit, – ou de tout autre produit ! –, et de leurs propres expériences de maîtrise. Tant que l’échange reste cantonné dans une opposition du type : «– le hasch c’est de la drogue, tu vas devenir toxicomane » ayant pour réponse «– je connais le produit mieux que toi, et je sais que tu dis des conneries !», les choses ne peuvent évoluer. Tant que la génération des adultes ne possède ni la connaissance éducative, ni le droit de gérer l’usage, – et donc d’encourager les pratiques modérées –, elle laisse la jeunesse dans l’illusion que ses propres apprentissages sont les seuls valables, les seuls à être correctement ancrés dans l’expérience du savoir.
41Il suffira de peu de démonstration pour déduire qu’une approche orthopédagogique normative, qui vise l’interdiction du produit par la sanction ou la délation, manque totalement son objectif premier d’éducation qui reste d’enseigner une maîtrise des produits aliénants, dans une société qui propose de plus en plus de matériel chimique pour affronter la compétitivité, la solitude, ou simplement les charges du quotidien.
42En brisant le tabou qui sépare adolescents et adultes, en parlant ouvertement de la consommation de haschisch sans la réprimer, en faisant la distinction claire entre usages récréatif et symptomatique, les professionnels du Tamaris ont grandement endigué l’effet coalisant qu’implique la pratique du plaisir interdit et permis à plusieurs adolescents de diminuer fortement, voire d’arrêter totalement leur consommation.
Le symptôme est une adaptation au déficit et à la souffrance
43L’exposé suivant présentera le suivi d’un adolescent issu d’une famille à hauts risques, montrera l’intérêt d’une vision non pathologisante des symptômes; et exposera in fine l’inadéquation d’une approche orthopédagogique normative à l’encontre des troubles forts de l’adolescence, du vol et de l’usage du cannabis, notamment.
Steven est un garçon de 16 ans qui vient d’une famille à gros problèmes. Son père est mort du cancer lorsqu’il avait dix ans et sa mère va d’hospitalisations psychiatriques en désintoxications alcooliques depuis qu’il est tout petit. Steven a une sœur plus âgée, Odessa, qui, ayant également fait l’objet d’un suivi par le Tamaris, s’est installée à sa majorité, récente, avec son petit ami. Odessa a vécu une adolescence globalement dépressive, qui fut caractérisée par l’envie de mort, la phobie et les complexes importants. Le passage dans l’âge adulte s’est fait difficilement et une médication antidépressive s’est avérée régulièrement utile pour l’aider à tenir ses projets et lutter efficacement contre l’envie de mort.
Il semble que l’histoire du couple parental ait été difficile depuis toujours. Issue d’une famille russo-polonaise, Anna, la mère connut une éducation extrêmement rigide dans laquelle les comportements de ses propres parents se singularisèrent périodiquement par des crises ou des excès sortant parfois du commun. Egalement dépressive depuis l’adolescence, Anna épousa rapidement l’homme qu’elle avait rencontré pour fuir un contexte familial jugé fortement dépréciateur et étouffant. Après la naissance de ses deux enfants, elle sombra dans un alcoolisme qui devint rapidement permanent.
45Une approche non-pathologisante du symptôme offre l’indéniable avantage de considérer l’alcool comme une auto-médication spontanée contre la dépression et l’angoisse. En effet, au moment de la vie de famille, l’alcool apparaît comme un essai de maintien, une tentative d’adaptation aux troubles psychologiques, en raison de l’anesthésie et de la rêverie qu’il procure [11]. Malheureusement, les effets négatifs du produit orientèrent chroniquement le couple parental vers des conflits physiques de grande ampleur, vers un contexte gravement perturbé où des maltraitances s’exerceront sur les enfants.
Lorsqu’il arrive au Tamaris, Steven a onze ans, il se présente comme un enfant taciturne, rétif à tout entretien psychologique, taiseux [12], principalement intéressé par la musique violente et la télévision. A cette époque, le trouble majeur d’Odessa prend toute la place, et notre énergie est d’abord happée par l’escalade symétrique morbide qui existe entre la mère et la fille. Dès qu’Anna se met à boire, la fille s’entaille les veines; lorsque la mère réplique par un scénario de pendaison, Odessa répond par des conduites à risques qui la mènent au viol. Dans ce chantage à la destruction qui mobilise Anna et Odessa, Steven paraît distant, inquiet mais passif.
47On peut voir l’escalade terrible qui noue mère et fille comme une tentative désespérée de gérer la souffrance de la relation. Chaque symptôme ajouté cherche à faire comprendre à l’autre, par un chantage aussi pathétique qu’inefficace, qu’il doit cesser son entreprise de culpabilisation et de destruction. Par sa colère irrépressible, par sa mise en danger, Odessa cherche à dire à sa mère : « Arrête de boire et de te tuer, tu me maltraites, j’ai besoin que tu soies une mère, que tu me maternes, je souffre et te punis parce que tu ne changes pas !», par la réplique suicidaire, Anna répond : « Arrête de me culpabiliser, tes reproches sont insupportables, tu fais la même chose que mes parents et mes sœurs, si tu continues, tu seras responsable de ma mort et ça te punira !»
48Dans cet échange terrible, la violence se révèle un effort infructueux et répété qui vise à changer autoritairement l’autre menaçant. Le cri de détresse, assorti de colère et de punition, stimule violemment une réaction de défense agressive qui s’amplifie par l’effet de surenchère incontrôlée. Dans ce contexte hautement anxiogène, – tant pour les protagonistes que pour l’équipe ! –, on peut lire la déconnexion de Steven, l’évitement des entretiens individuels et familiaux, comme le développement d’une ressource personnelle visant à fuir le risque périodique qui touche sa mère et sa sœur, – soit, en somme : comme une solution non créative, momentanément adaptée, à l’encontre de la souffrance.
49Principalement, le travail avec Odessa fut d’éteindre la lutte passionnelle qu’elle entretenait avec sa mère, modérer l’envie de venger les maltraitances passées, apaiser le dégoût et la haine qu’elle nourrissait envers « l’insupportable faiblesse de l’alcoolisme et de la dépression ». Il fallut beaucoup de patience à sa psychologue et de présence à son éducateur référent, pour lui faire accepter que la maladie maternelle était bien réelle, non truquée, involontairement agressive, et que tous ses efforts, tous ses symptômes, n’arriveraient pas à la changer, à la guérir, à lui faire reprendre un rôle de parent autonome et responsable. Face au naufrage, l’approche non-normative permit très vite aux intervenants sociaux d’être perçus comme non jugeants et bienveillants, et confirma l’indéniable bénéfice d’une construction relationnelle préalable à tout travail réparateur. Dans le cas présent, l’entreprise de dissociation mère-fille impliquait un soutien indispensable pour Anna, fut-ce pour l’aider à lire les réactions de sa fille comme une colère « acceptable », nécessaire à son développement et à sa construction.
50Comme il fallait s’y attendre, l’abandon de la colère se mua en une dépression anxieuse qui fut un préalable à l’évolution en soi et pour soi d’Odessa. L’éloignement prit du temps, fut difficile, et fit place à une relation de grande distance qui, aujourd’hui encore, semble protéger efficacement l’une et l’autre, en dépit du deuil évident que suppose la rupture de la passion destructive qui, malgré ses aspects nuisibles, procurait à chacune un sentiment de grande intensité relationnelle.
S’il paraissait par moment inquiet pour Odessa, Steven maintenait toutefois une distance émotionnelle protectrice qui le tenait de longues heures durant devant la télévision, à l’exclusion de toute autre forme de socialisation. Des attitudes sans cesse régressives nous interpellaient cependant, et signalaient un total décalage entre ses besoins et son âge; des attitudes corporelles fusionnelles étaient relatées par les membres du personnel (hommes et femmes) et une immaturité de caractère semblait s’ancrer pour durer.
52Tout l’avantage d’une approche sociothérapeutique se révèle dans les conclusions courageuses de l’équipe à cette époque : gentil, poli, serviable, soumis et obéissant, Steven avait fini par inquiéter du fait de son manque apparent de symptômes ! En effet, le comportement « sans histoire » du garçon – qui aurait ravi plus d’une institution aux idéaux normatifs ! – nous semblait signer l’émergence d’une personnalité introvertie, fragile, incapable de combattre les aspects morbides que véhiculait le vécu familial. En bref, la « normalité » de Steven était réellement à considérer comme un symptôme de lutte contre l’angoisse de mort, et le risque de voir apparaître une personnalité trop rigide, trop ritualisée, à l’autonomie limitée, nous semblait de plus en plus réel. Aussi, plutôt qu’investir l’obéissance qu’il nous offrait spontanément, nous décidâmes de connoter positivement l’émergence de tout signe d’opposition verbale, tout acte de confrontation avec l’adulte, – si ténu soit-il ! –, dans l’objectif avoué de le mener vers une adolescence productive de consistance, de caractère et d’estime de soi, – même si nous pouvions supposer qu’elle serait forcément « chaude » – !
53Dès cet instant, un espace de liberté se créa et Steven entra de plain-pied dans les troubles adolescents, la transgression, la colère, la rébellion et l’expression excessive. Presque aucune sanction ne vint entraver cette évolution, mais des recadrages constants furent aménagés, associés à des remontrances, des « engueulades sonores » lors de certains débordements. En fait de confrontation, nous fûmes, lui et nous, parfaitement servis !
54Pour une équipe, valoriser la personnalité d’un Steven suppose qu’elle soit formée et préparée aux explosions qui suivront la sortie de « l’anesthésie »; cela suppose l’acceptation d’une turbulence qu’il vaut mieux favoriser et contenir quand il est encore temps, en lieu et place d’une soumission fragile qui aura le suicide, la dépression ou la toxicomanie comme seules ressources à l’âge adulte.
En ce qui concerne Steven, les aspects dépressifs s’exprimèrent d’abord massivement, et chaque « crise » de la mère fut accompagnée d’une chute dans les apprentissages et de décrochages scolaires. Comme Odessa l’avait vécu auparavant, une réponse à la mère s’installa, – avec cependant un autre contenu : ayant une meilleure relation, l’exercice de la colère directe se révéla impossible et celle-ci se mobilisa contre les éducateurs et contre la société en général –. Il faut dire que l’évolution psychiatrique de la mère soulevait de profondes inquiétudes pour tous. Entre rechutes alcooliques et tentatives de suicide, Steven n’eut parfois guère de répit pour souffler.
Il se révéla d’une résistance psychique fragile lorsque son grand-père maternel se pendit, mais toutefois meilleure lorsqu’il eut, plus tard, à empêcher sa mère de se jeter sous un train qui entrait en gare. Il fut efficacement aidé par le lien fort qu’il avait aménagé avec son éducateur référent et d’autres personnes de l’institution.
56Si le socle de personnalité se consolidait lentement, des symptômes de vol, de décrochage scolaire, et de consommation de cannabis apparurent toutefois à l’époque de ses 15 ans. La force de l’équipe fut alors de considérer ces manifestations sous un angle non-pathologisant, c’est-à-dire : comme les étapes « difficiles » d’actes de socialisation d’une part, et comme une défense envers la dépression et l’angoisse de mort, d’autre part. En effet, force nous fut de remarquer que les actes transgressifs commis par Steven étaient réalisés en compagnie d’autres, qu’il n’en était jamais le meneur, et que, par ailleurs, il signalait une loyauté sans faille, un refus de « vendre » ses compagnons d’aventures, et un courage évident. En somme, si l’on ôtait l’aspect transgressif de ces actions, nous devions reconnaître que l’enfant triste et muet que nous avions vu se gaver de séries américaines à bon marché, avait désormais des copains, vivait des comportements à risques, choisissait l’opposition et s’intégrait aux groupes adolescents par le biais d’une consommation de cannabis, et d’une « notoriété » qui lui permettait de relever la tête. En y regardant bien, les symptômes avaient une fonction intégratrice, affirmative, narcissisante, et leur illégalité n’était pas sans rapport avec le sentiment d’appartenance qu’il ressentait enfin vis-à-vis de jeunes de son âge. Malgré les aspects transgressifs, les manifestations délictueuses permettaient à Steven d’être enfin en position d’intégrer des groupes sociaux et faire ce que tout adolescent équilibré doit faire : décrocher la plume d’aigle et construire une image sociale gratifiante auprès de ses pairs.
57L’essentiel de la construction était donc en bonne route ! Il restait évidemment à l’éloigner des conduites transgressives en acceptant, avec humilité, les bonnes choses qu’elles lui avaient apporté. On lira au point 5 « approche sociothérapeutique de la délinquance », ce qui fut envisagé pour Steven et pour d’autres avec un certain succès.
58En ce qui concerne le cannabis, une approche non-normative de la consommation permet aujourd’hui aux intervenants d’aider Steven à réfléchir sur la distinction à faire entre consommation récréative et consommation symptomatique [13]. Une approche bienveillante, qui ne combat pas le haschisch pour lui-même, mais qui vise une prise de responsabilité du consommateur sur le produit, permet aux jeunes de se rendre compte qu’ils fument trop, sans retenue ni contrôle intelligent du produit. Dans le cas de Steven, nous fûmes malheureusement obligés de suspecter la présence d’aspects mélancoliques [14] probablement endogènes, qui nécessitèrent la prise de thymorégulateurs [15] et d’antidépresseurs, dont l’action fut de stabiliser l’humeur, réguler le sommeil et infléchir un peu la consommation de cannabis. En dépit du pronostic lourd d’une transmission héréditaire de la maniaco-dépression, force nous fut de vérifier que le cannabis avait bien été utilisé comme une médication spontanée, désinhibitrice, contrecarrant la vulnérabilité aux stress relationnels et aux pensées dépressives. Dans ce contexte, une stratégie médicale adaptée fut alors une réponse nécessaire qui permit à Steven de faire un pas plus décisif vers la prise de responsabilité et la gestion de lui-même, – qui est, en soi, l’objectif ultime de l’approche sociothérapeutique –, telle que nous la concevons.
59Une vision normative du vol et de la consommation de cannabis aurait sans doute contrecarré toute chance de voir une personnalité mieux construite rejeter les influences morbides du passé familial. Menacé, puni, renvoyé, Steven aurait probablement renforcé les tendances dépressives et auto-destructrices de sa famille, aurait plus certainement inscrit l’usage de la drogue comme protection contre le stress néfaste des adultes, et comme médication inadaptée aux troubles profonds qu’il sentait progressivement émerger. Même s’il reste un individu fragile au passé lourd, Steven a désormais une alternative face au déterminisme symptomatique, face à l’infernale répétition de la maladie.
Quand la punition est-elle utile ?
60Il serait malhonnête d’affirmer que Steven n’a jamais été puni; cependant, notre position vis-à-vis de la sanction reste méfiante et se résume par l’équation suivante : « Une transgression vaut plus de relation. »
61On aurait tort d’entendre l’affirmation ci-dessus comme une déclamation laxiste qui professerait l’abandon de toute structuration, de toute autorité, contre une forme de non-directivité naïve et psychologisante. Notre réalité est toute autre. A la place de punitions sur base d’un règlement, nous préférons généralement la discussion et la confrontation. En fait, nous pensons que l’affrontement de personnalités recèle plus de « nourriture » que l’imposition de rituels de soumission, toujours aléatoires dans leurs résultats et éducativement improductifs. Notre conception de base postule que les « Règlements d’Ordre Intérieur », toujours, sont porteurs de vide relationnel, face à une transgression qui se veut l’expression d’un défaut de contenance dans la relation. Pour nous, la transgression est l’occasion d’une relation forte, d’un conflit qui rapproche, qui intensifie. Lorsque Steven ne veut pas se lever, il m’arrive de me déplacer de chez moi pour le tirer hors du lit. L’exercice me met en colère et me permet de nourrir le conflit avec un énervement non feint. Lorsqu’il ne va pas à l’école, ou au travail, il se fait enguirlander, des entretiens ont lieu, l’équipe entière le harcèle de conseils, d’entretiens, jusqu’au moment où il en a assez de la pression et demande à faire la paix. En fait, si donner une punition tarifée paraît d’emblée bien plus simple, bien moins coûteuse pour l’adulte, elle nous paraît céder à la facilité, simplement parce qu’elle se révèle moins porteuse de lien, moins créatrice de relation. Bien qu’il soit rarement indispensable, l’exercice de la punition n’a d’intérêt que dans la mesure où il apporte « plus de relation » à l’adulte et au jeune. En définitive, ce n’est pas un règlement qui donne des limites, ce sont les relations humaines qui se doivent d’être contenantes.
Bases de l’approche sociothérapeutique
Création d’un contexte éducatif et thérapeutique
62Les expériences faites sur l’animal permettent aujourd’hui d’accréditer plus encore l’existence d’un « accord biologique » entre le parent et l’enfant qui constitue un substrat déterminant pour tout ce qui concerne la transmission générationnelle. Des observations physiologiques, – tel le fort mal nommé réflexe « d’horripilation » [16] –, ont en effet démontré l’impact invisible [17] des relations, et ouvrent la voie à l’existence d’un conditionnement général des émotions qui permet l’intégration optimale des apprentissages. Concrètement, ceci suggère qu’il existe au sein de la relation parent-enfant des véhicules irremplaçables, dont l’élaboration, la diversification, l’amélioration, sont des conditions renouvelées d’évolution.
63Cet aspect des choses induit la nécessité d’une approche institutionnelle qui englobe la possibilité d’un travail sur le parent. La méthode proposée dans L’exclusion est une maltraitance, incluant la notion de syndrome de fermeture à la relation d’aide, signale la force réparatrice que recèle le lien positif noué entre intervenants et parents en difficulté. Outre les possibilités d’éclaircissement et de compréhension qu’offre le travail systémique en général, le dépassement du syndrome de fermeture soutient le parent dans l’acquisition d’exemples relationnels nouveaux et permet l’expérience d’une bienveillance qui accentue la transmission émotionnelle vers l’enfant.
Rappel théorique : La notion de syndrome de fermeture à la relation d’aide propose de définir la difficulté de s’ouvrir à une relation d’aide. Ce syndrome présente une double clé : 1. vision négative de soi et 2. perte de confiance dans l’adulte, comme dans les relations qui sont d’allure isomorphique avec le lien parent-enfant, tels que :
le contexte de soin, la thérapie, l’éducation... Le patient se vit comme de peu de valeur et élabore la crainte de ne rien pouvoir donner en échange de l’aide – et donc de ne pouvoir susciter un intérêt véritable –; par ailleurs, le soignant est perçu comme potentiellement destructeur, punitif, autoritaire, faux, « professionnel » ou insensible à l’attachement. Le patient est donc en difficulté avec l’outil même de l’aide: le lien thérapeutique et sa nécessaire sécurité intrinsèque. La seule façon d’aborder un syndrome de fermeture semble être de valoriser le système de défense tout en faisant alliance avec le besoin de renforcement narcissique, ou, chez l’adolescent : le besoin d’intégrer une image sociale gratifiante. A tout moment, la nécessité de vérité se fait impérative; l’intervenant ne peut espérer gagner la confiance du patient que dans la mesure où il se sent capable 1. d’être honnête sur ce qu’il ressent, 2. de pouvoir l’exprimer de façon constructive et non blessante, – soit : d’être vrai et authentiquement intéressé et bienveillant, de travailler ses propres résistances en fonction de cet objectif –. La création d’un lien thérapeutique « transmissif » est la condition nécessaire de toute évolution profonde, de toute réparation de la personnalité.
Principaux obstacles à une transmission d’humanité
65L’étude des principales caractéristiques relationnelles qui perturbent la transmission de la sentimentalité et de codes sociaux adaptés et efficaces, suggère qu’il y a bel et bien homomorphisme entre orthopédagogie normative, modèle sanctionnel, et famille dysfonctionnelle. Sans être exhaustive, la liste ci-dessous reprend les problématiques principales que nous avons rencontrées depuis douze ans, certaines de celles-ci sont très connues et ne nécessitent pas de longs développements.
- Les carences. Il s’agit essentiellement des héritages manquants qui rendent le parent dépourvu dans son action pédagogique : carences de soins, carences de modèles éducatifs, sentimentalité non développée, pauvreté du sentiment, pauvreté de l’expression émotionnelle, carence de structuration éducative, non-contenance de la relation, trouble de l’attachement. La relation forte et bienveillante des intervenants avec le parent carencé est de nature à revitaliser progressivement la transmission. Le rôle des éducateurs est de compléter les éléments carencés, par une approche bienveillante qui véhicule tendresse, tolérance et négociation.
- Faille des mécanismes de réconciliation. Bien qu’elle puisse avantageusement figurer dans le point précédent, la carence de réconciliation nécessite quelques lignes. En effet, diverses observations éthologiques réalisées chez les primates ont mis en lumière l’existence de rituels complexes de réconciliation après l’expression de la colère, de la rivalité, ou le défoulement du stress. Des activités frénétiques d’épouillage ou de jeu se développent dans le but d’apaiser les partenaires et permettre le retour d’une coexistence pacifique. Or, beaucoup d’adolescents placés en institution ne possèdent pas de modèles de réconciliation et expriment angoisses et agressivité vives face au plus banal des conflits. Souvent, les familles dysfonctionnelles se signalent par une faille dans les modalités d’apaisement, et sont dès lors incapables de les transmettre.
- La rigidité. Qu’elle ait la croyance religieuse, la tradition, l’angoisse ou la néo-phobie [18] pour raison, l’absence de souplesse, de négociation, masque une difficulté cruciale d’adaptation. Outre le fait qu’elle participe à l’étouffement de la personnalité, ou à sa révolte improductive, la rigidité porte le danger de ne pas transmettre de scénarios d’adaptation variés, de modèles de remise en question de soi. La rigidité, toujours, transmet une vision fausse de la force, de l’autorité; de plus, par ses aspects normatifs et brutaux, la rigidité aménage des blessures et des censures souvent âpres à dépasser.
- Stress relationnels, incompréhensions génétiques et biologiques. Sous
l’influence des neurosciences, les sciences humaines sortent peu à peu du « tout
psychologique » et découvrent qu’émotions et relations se fondent sur des
« terrains » génétiques et biologiques. Un père au système nerveux fragile aura
des chances d’avoir un enfant au moins dont le système nerveux présentera des
similitudes; si ce père est souvent sujet aux débordements émotifs, il « enrichira » le terrain sensible de son fils, développera sa fragilité, et ne transmettra
aucun apprentissage quant à la gestion et la consolidation de ce socle trop réactif. Dès lors, il est probable que les conflits suivront des courbes d’intensité relatives à ce stress relationnel chronique. Dans ce cas, le parent se trouve en difficulté avec un aspect du caractère qu’il a légué et pour lequel il n’a pu développer
de solution personnelle, d’apprentissage, d’adaptation spécifique à transmettre.
L’autre forme d’incompréhension biologique reste évidemment celle qui naît face à un enfant qui n’a pas les mêmes caractéristiques que soi. Certains parents ne comprennent pas les aspects colériques ou jaloux – par exemple – de leur enfant parce qu’ils ne les possèdent pas et se croient démunis dans le développement d’outils relationnels pertinents. Par ailleurs, l’enfant « incompris » vivra de cruelles détresses en sentant un meilleur accord relationnel entre ce parent et un autre membre de la fratrie. - L’insécurité relationnelle. Pour reprendre un vocable issu de la physique du
chaos, les systèmes instables sont caractérisés par l’absence d’horizon temporel,
c’est-à-dire par leur grande imprévisibilité interne. Toute transmission nécessite
une élaboration dans le temps, soit : un processus qui s’installe dans la durée.
Processus égale temps stable : telle est l’équation incontournable de la transmission ! Les variations émotionnelles, l’impulsivité, l’incohérence des règles ou des sentiments, l’imprévisibilté du parent, la dépression, la violence, la sexualité intrafamiliale, sont toutes les caractéristiques bien connues de l’insécurité relationnelle, qui est source d’angoisse, de crises, de dépression, de traumatismes.
Si, comme nous l’avons dit au point précédent, la transmission de terrains fragiles est à tenir en compte, il nous semble que l’absence d’apprentissages sur ces terrains particuliers, la lacune de solutions, est dans le fond bien plus problématique que les terrains sensibles en eux-mêmes. Il est utile de rappeler combien l’insécurité relationnelle est hautement délétère pour l’être humain en général. - L’inadaptation mentale ou sociale. Il s’agit ici de systèmes de pensée inadaptés. Nous nous souvenons d’un père qui éduquait sa fille dans le refus des lois et de l’autorité. Cet homme vivait seul, avait développé des troubles paranoïaques et cherchait à transmettre sa vision inadaptée du monde. Il fut retrouvé mort le long d’une route, démuni et amaigri, sans doute en état de vagabondage. Dans le même ordre d’idées, la débilité mentale peut être, également, à l’origine d’une inadaptation mentale ou sociale.
67Comme nous l’avons introduit en début de paragraphe : rigidité, faiblesse d’apprentissages, ruptures de processus, insécurité relationnelle, carence d’émotions positives, menaces, soumission plutôt que réconciliation, incompréhension des aspects héréditaires, sont autant d’aspects qui révèlent une très grande proximité de structure entre familles dysfonctionnelles et systèmes orthopédagogiques normatifs. Toute l’approche sociothérapeutique pourrait dès lors se résumer par une question : « Que devons-nous faire, comment devons-nous transformer notre pensée, notre action, nos structures pédagogiques, pour que ce jeune dont nous nous occupons n’ait pas à placer ses enfants plus tard ?» La réponse à cette question sera forcément d’ordre éducationnel, thérapeutique et humaniste.
Pour une approche sociothérapeutique de la délinquance
Donnons l’argent aux délinquants
68De nombreux indicateurs le prouvent, la crise économique a encouragé un marché parallèle qui vise à pallier au manque d’emploi, à la surcharge d’impôts, aux aspirations consumméristes largement suscitées par la pression publicitaire d’un monde économique en difficulté. Dans ce régime désormais « en équilibre », le vol ne saurait se concevoir sans le recel et, dans une ville comme Bruxelles, les lieux de revente sont connus de tous et ont généralement pignon sur rue : chaque CD, walkman, portable, ordinateur, appareil Hi-fi, voiture, moteur, peut être revendu dans les endroits qui font commerce de matériaux de seconde main; tandis que les vols en supermarché trouvent un recyclage idéal dans la nébuleuse urbaine des night-shops et des bars de tous ordres. Dans cet univers, le vol d’auto-radios est le prototype parfait de ce cycle de larcin et de revente : des garagistes rachètent les radios sans poser de questions et les proposent à bas prix à tout un chacun qui, trop content de l’aubaine, accepte le placement sur un véhicule de seconde main. Comme la demande persiste, quelques adolescents en mal d’argent brisent chaque soir les vitres des voitures et donnent l’impression angoissante que la sécurité n’existe plus dans le quartier. Avec un peu de chance, le même garagiste achètera la radio le matin, remplacera la vitre à midi, et fournira le soir une radio de remplacement à la victime reconnaissante d’être dépannée à si bon compte.
69La petite délinquance est la qualité émergente d’une chimie qui conjugue des facteurs désormais devenus stables : le besoin de sensations et de profits d’adolescents marginaux, l’absence d’encadrement des groupes à risques, la fragilité des familles, la crise de l’école, le manque d’avenir des couches sociales défavorisées, et l’immersion précoce dans une société de consommation, pour laquelle le malaise adolescent est une marchandise très lucrative. L’incapacité des adultes à venir à bout du phénomène accentue la contagion des délits juvéniles et les insère dans un équilibre économique souterrain qui a désormais besoin d’eux. Dans ces conditions, la lutte contre la petite délinquance s’apparente trop souvent à celle d’un poumon contre son propre oxygène.
70Mieux qu’ailleurs, la réponse sanctionnelle a démontré ici toutes ses limites, et la faible rentabilité des politiques de sécurité encourage le monde politique à lorgner périodiquement vers une augmentation de la brutalité légale, vers la stigmatisation des groupes marginaux, en l’absence de réponse sociale et économique globale.
71Or, il n’est pas interdit de penser qu’une monoculture punitive puisse être en soi facilitatrice de délinquance dans la mesure où elle interdit toute autre forme de créativité en bloquant les ressources financières dans une guerre perdue d’avance. Quelques expériences semblent confirmer cette hypothèse. De quoi s’agit-il ?
72Gilles est l’exemple même du petit délinquant qui a fait du vol une réponse permanente à ses besoins narcissiques et pulsionnels. Issu d’une famille quart-monde où la débilité touche les deux parents, le garçon a des capacités d’apprentissage très limitées qui l’ont totalement désinséré du système scolaire. Après maintes expériences de tous ordres, l’équipe s’est résolue à voir en Gilles un individu totalement inscolarisable. Exclu des écoles depuis l’âge de treize ans, il passa en effet d’un projet bancal à l’autre, avec un tel insuccès que ses journées furent totalement prises en charge par les éducateurs.
73De quatorze a seize ans, Gilles connut une période perturbée tant par le dysfonctionnement grave de sa famille et par une réalité pulsionnelle qui le menait au passage à l’acte constant. Nous ne connaissons pas le nombre exact de vols dont Gilles s’est rendu coupable dans cet espace de temps, mais il est probable que CD, livres, radios, portefeuilles volés, se comptent en de multiples dizaines agrémentées d’une quinzaine de vélos, d’une autre bonne dizaine de motos ou de mobylettes, et d’un appartement fracturé.
74Diverses sanctions, dont un enfermement en centre pour délinquants, n’ont strictement rien changé à ce comportement plus psychologique qu’anti-social. Aujourd’hui pourtant, allant vers ses dix-sept ans, Gilles passe – tout comme Steven – de très longues périodes sans voler. Pourquoi ? La réponse est simple : parce que depuis quelques temps, ils travaillent au noir et gagnent de l’argent !
75En somme, il est possible de vaincre la petite délinquance si l’on tient compte à la fois du malaise personnel et du besoin d’argent qui la sous-tendent. L’octroi d’un subside d’insertion aux services sociothérapeutiques permettrait d’offrir à de jeunes marginalisés l’expérience d’un apprentissage motivant, – sans qu’il n’en coûte rien pour le patron ! –, d’une insertion dans la société civile, d’une vision positive du travail et des relations sociales, tout en assouvissant le besoin précoce de consommation, tout en travaillant à l’épanouissement de leurs personnalités. Bien agencé dans une optique non-normative, l’ensemble « sociothérapie, transmission, travail », se révèle un triptyque gagnant.
76Cela étant, la première chose que nous ayons à combattre est l’opinion énoncée plus haut qui veut que seule la souffrance puisse réparer la souffrance, tel est évidemment le point de vue fort compréhensible des victimes. Notre approche postule simplement que le désir de faire souffrir le jeune délinquant est souvent l’antithèse de sa réinsertion et de son changement. Tant qu’il faudra menacer, contrôler et punir avant toute chose, il restera difficile de générer des actes bienveillants envers ces adolescents déboussolés, qui sont les adultes et les parents de demain. Satisfaire les besoins de consommation en payant les voleurs, encourager la modération des drogues douces plutôt que les combattre, sont des idées qui heurtent une opinion qui voit dans ces pratiques une attitude non virile à l’égard des « dépravés » et des « crapules ». Nous le comprenons bien volontiers. Cependant, – comme nous l’avons introduit en début d’article –, l’approche essentiellement pragmatique que nous proposons veille à tenir compte d’une réalité qui voit piétiner d’autres pistes loin des résultats espérés : les centres fermés pour adolescents sont complets, les désaisissements judiciaires de mineurs au bénéfice de la justice adulte sont en augmentation, et les prisons sont asphyxiées par la petite délinquance. Pour évacuer tout malentendu, il est clair que nous ne souhaitons pas voir juges et policiers rendre leurs tabliers demain, nous souhaitons simplement présenter une idée accessible qui donne ses tout premiers résultats : satisfaire les besoins de consommation d’un jeune délinquant par un subside lié au travail, l’aider à développer sa personnalité, éduquer plutôt que réprimer, sont des façons valables et peu coûteuses de protéger l’ordre public, le bien privé, la société, tout en accentuant les chances d’évolution et d’insertion des adolescents marginalisés.
Conclusion
77Des observations rapportent que certains lions tuent tous les petits de leur clan dès qu’ils héritent de la place de mâle dominant. Face à cette attitude qui contredit la nécessité d’assurer la descendance et de combattre la sélection naturelle, plusieurs explications ont été avancées; la plus communément retenue fait hypothèse d’un massacre perpétré dans le dessein de libérer les femelles de l’allaitement et des soins maternels qui les rendent sexuellement indisponibles au mâle dominant. Des comportements semblables ont été notés chez d’autres mammifères, tels certains dauphins et ours, notamment. Si ces observations sont fondées, la seule explication rationnelle d’un tel acte apparemment contraire à la logique de survie, est celle qui voit dans la structure du groupe, dans le maintien de sa hiérarchie, dans la nécessaire domination du chef, un impératif de survie supérieur au développement de quelques portées de lionceaux. Par sa vive cruauté, le massacre de petits rappelle que la stabilité du clan, son ordre et sa loi, sont les premières conditions de son existence; et qu’il n’est qu’une fois ces gages acquis que la reproduction – l’avenir, en quelque sorte ! – pourra s’envisager. Ce pragmatisme naturel, qui n’a rien à envier aux meilleures pages de Machiavel, introduit une forme de « raison d’état à la lion », qui rappelle, de façon métaphorique, qu’en temps de crise un ordre archaïque se fait jour au sein des sociétés, et que son expression parfois brutale et cruelle a pour priorité de sauver les structures – énoncées comme vitales pour le clan – aux dépens des individus les moins protégés.
78En conclusion de cet article, il nous paraît clair que le modèle sanctionnel participe à ces tentations de nettoyage dont notre société en mutation ne peut complètement faire l’économie. En effet, les impératifs d’ordre et de sécurité valorisent les « actes virils » qui font illusion dans la recherche de solutions. A cet endroit, la question de l’efficacité des pratiques doit nous interpeller, car, comme nous l’avons annoncé, si ce modèle avait prouvé sa pertinence, celle-ci suffirait à nous convaincre de l’explorer plus en avant. Or, les failles des approches normatives et punitives aux niveaux sociétal, pédagogique et thérapeutique n’ont cessé de nous rendre méfiants en raison des discordances entre objectifs affichés et résultats concrétisés. Nous gardant cependant de toute intention moralisante, il convient donc de proposer de nouveaux pragmatismes, de nouvelles efficacités, au secours de la crise sociale. L’approche sociothérapeutique se propose désormais comme l’espoir modeste mais réaliste d’une construction d’avenir non dépressif, non toxicomane; comme un espoir pragmatique de gérer la petite délinquance…
79Pour résumer notre discours, nous pensons que l’ordre des priorités qui advient dans une société en crise restreint gravement la circulation d’événements positifs dans toutes les transmissions sociales. Or, en cette carence, une société heureuse ne peut véritablement se maintenir. En conséquence, il est – plus que jamais – de la responsabilité des professionnels de la santé mentale et de l’éducation d’améliorer les structures familiales, sociales et pédagogiques qui sont traditionnellement en devoir de produire et transmettre l’humanité, qui reste, somme toute, notre meilleure chance d’évoluer en commun. C’est en raison de ces impératifs, que les ouvriers des sciences humaines seront désormais appelés à développer des attitudes nouvelles face aux structures normatives en agissant, notamment, un nécessaire devoir d’impertinence.
80Dans son livre idéaliste et visionnaire, A.S. Neill affirmait que le rôle de l’école n’était pas d’instruire mais d’éduquer. Paraphrasant Libres enfants de Summerhill, nous attesterons, avec force, que le rôle de l’éducation contemporaine n’est plus de normaliser, mais de construire les personnalités fortes et autonomes qui relèveront efficacement les défis de demain.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
- 1. Altenmüller E. (2002): Le cerveau mélomane. Pour la science, pp. 70-78.
- 2. Bergeret J. (2002): La personnalité normale et pathologique, Bordas.
- 3. Coenen R. (2001): L’exclusion est une maltraitance, Thérapie familiale, 22,2,133-151.
- 4. Foucault M. (1975): Surveiller et punir. Gallimard.
- 5. Laurent A. (1987): L’individu et ses ennemis. Pluriel, inédit, Hachette.
- 6. Nemeroff C. (1998): La neurobiologie de la dépression. Pour la Science, Août, pp. 32-39.
- 7. Sagan C. (1980): Les dragons de l’Eden. Seuil.
- 8. Neill A.S. (1970): Libres enfants de Summerhill. Maspéro.
- 9. Van Heusden, Van den Eerenbeemt (1994): Thérapie familiale et générations : l’œuvre de Boszorme-nyi-Nagy. Nodules, PUF.
Mots-clés éditeurs : Syndrome de fermeture à la relation d'aide, Modèle sanctionnel, Transmis- sion d'humanité, Orthopédagogie normative, Approche sociothérapeutique
Notes
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[*]
Educateur social spécialisé, directeur du Tamaris, psychothérapeute et chercheur indépendant.
-
[1]
Le Tamaris est un centre pour adolescents à Bruxelles.
-
[2]
Nous appelons approche sociothérapeutique, toute démarche institutionnelle qui inscrit dans ses objectifs premiers l’évolution de la personnalité par des moyens sociaux et thérapeutiques. La définition des moyens sociaux englobe l’enrichissement de la personnalité du mineur par la création et l’évolution d’un lien thérapeutique – avec lui-même comme avec les autres partenaires de son système familial – dans une recherche de cohérence globale entre intervenants et famille.
-
[3]
Par orthopédagogie normative, nous entendons : toute pédagogie du redressement; tout système pédagogique reposant principalement sur le respect de règles de « bon comportement » édictées par un règlement d’ordre intérieur; et dont les outils pédagogiques visent préférentiellement la soumission à ce règlement par la menace, la punition, le chantage au renvoi, la délation à l’autorité.
-
[4]
Par modèle sanctionnel, nous entendons : un système général d’intervention normative incluant les diverses interactions, les divers rapports de pouvoirs existant entre les différents acteurs y participant, tels par exemple : un service orthopédagogique, un organisme de placement judiciaire, un système de contrôle administratif, un régime politique qui cautionne l’impulsion répressive.
-
[5]
Le mot sanction ayant deux sens contradictoires – approbation et punition – nous nous référerons uniquement à ce second sens, tel qu’il est défini dans le petit Robert : amende, condamnation, répression.
-
[6]
Voir à ce sujet : L’individu et ses ennemis (5).
-
[7]
Il est à noter que Jean Bergeret dénie tout de même le statut de normalité aux « organisations fragiles narcissiques intermédiaires » qui cherchent à être admises dans le même cadre des normaux dont elles se contentent « d’imiter la stabilité au prix de ruses psychopatiques variées, sans cesse renouvelées et profondément coûteuses et aliénantes » (2; 38)
-
[8]
La psychopathologie normative est aujourd’hui totalement concrétisée par le DSM IV, et combattue par de nombreux praticiens qui dénient à cette approche une quelconque vérité utile.
-
[9]
De l’anglais behaviour: comportement.
-
[10]
Le préfixe grec « pan » signifie la totalité; pan-optisme signifie donc « tout voir », la visibilité totale, la surveillance absolue.
-
[11]
Dans le cas d’Anna, une dépression endogène unipolaire, associée à des idées de mort, sera diagnostiquée lors des hospitalisations ultérieures et traitée avec un succès relatif.
-
[12]
Ndlr : silencieux en France.
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[13]
Les professionnels de la toxicomanie distinguent usage récréatif, ludique, festif et occasionnel d’une consommation symptomatique, ou le psychotrope est utilisé pour masquer des symptômes, des carences, des angoisses, des besoins, des fragilités. Une consommation journalière, régulière, est d’emblée alarmante et indique un usage symptomatique dont les raisons sont à rechercher. L’usage récréatif du cannabis ne semble guère dangereux pour la santé et l’équilibre mental, tant qu’il reste sporadique. Il en va de même pour la plupart des drogues, pour l’alcool et la nicotine, surtout.
-
[14]
La maniaco-dépression est une forme de dépression endogène, aux origines biologiques, de forme bipolaire – soit ayant un pôle haut « maniaque », caractérisé par l’exaltation, l‘hallucination, l’insomnie, et un pôle bas « mélancolique », caractérisé par l’idéation morbide, le désir de mort, le ralentissement mental et physique –. Certaines dépressions sont dites unipolaires, c’est-à-dire n’ayant pas l’alternance des deux pôles. La mélancolie est une des maladie mentales parmi les plus pénibles et les plus graves.
-
[15]
Médicament prescrit dans les troubles de l’humeur.
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[16]
« On a constaté que, chez l’animal, la “voix” de la mère déclenche l’horripilation (ou chair de poule) et élève la température du corps. Chez l’homme, le réflexe d’horripilation se manifeste (notamment) quand on écoute une musique particulièrement émouvante. » (1; 70.)
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[17]
Cette idée est proche du concept intuitif de Ivan Boszormenyi-Nagy qui définit le « contexte de loyauté comme issu soit d’un rapport biologique soit d’attentes de réciprocités résultant d’un engagement relationnel. Dans les deux cas le concept de loyauté est de nature triadique. Il implique que l’individu choisisse de privilégier une relation au détriment d’une autre. » (9; 115)
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[18]
Peur irrationnelle de la nouveauté.