Couverture de TT_033

Article de revue

Le rôle du rapport au métier dans la construction d’incidents en classe

Le cas des professeurs débutants en contextes populaires

Pages 129 à 151

Notes

  • [1]
    Néopass@ction est une plateforme numérique gérée par l’IFE (Institut français de l’éducation). La thématique des incidents a réuni une équipe d’une dizaine de membres sous la responsabilité scientifique de C. Carra. Voir le site à l’adresse suivante : http://neo.ens-lyon.fr/neo (consulté le 22/08/2017).
  • [2]
    CLIS : Classes pour l’inclusion scolaire, en élémentaire, accueillant, avec un effectif réduit, des enfants en situation de handicap.
  • [3]
    SEGPA : Section d’enseignement général et professionnel adapté, recevant des élèves dont les difficultés scolaires sont jugées trop importantes pour rester dans le circuit ordinaire.
  • [4]
    Nous remercions les évaluateurs de cet article qui nous ont permis d’opérer ce second basculement.

1L’ordre scolaire est émaillé d’incidents qui se cristallisent sur le bruit des élèves, l’agitation en classe, le manquement au travail demandé ou encore l’opposition aux demandes enseignantes. Ces manifestations, qui prennent essentiellement des formes anodines, peuvent cependant déstabiliser profondément les enseignants. Nous étudierons dans cet article les incidents qui sont au cœur de situations perçues comme problématiques par les professeurs débutants, celles qui conduisent à la suspension du cours. La littérature scientifique a mis en perspective le rôle du rapport aux normes scolaires des élèves dans la production de désordres scolaires. De nombreux travaux ont également montré la difficulté de construire un ordre en classe dans un contexte de résistance des élèves à l’emprise scolaire, interrogeant de manière récurrente la construction d’une autorité enseignante, tout particulièrement chez les jeunes enseignants. Ces travaux ne permettent cependant pas de comprendre l’importance que de tels faits prennent dans l’expérience professionnelle des enseignants, jusqu’à être vécus comme des violences. Ils ne permettent pas non plus de comprendre comment des faits apparemment anodins aboutissent à une multiplication des sanctions produisant une explosion des exclusions (partie 1).

2Les données recueillies par entretiens ou par questionnaires s’avèrent insuffisantes pour élucider ces questions. Que se passe-t-il dans le huis clos de la classe ? Que disent les enseignants de ce qu’ils vivent in situ lorsqu’ils sont amenés à commenter les vidéos des situations auxquelles ils ont été confrontés ? L’observation de situations de classe et la réalisation d’entretiens d’autoconfrontation constituent le double ancrage empirique pour proposer une approche complémentaire afin de lever cette zone d’ombre. Ce matériau, rare tant il est difficile à recueillir, permet de s’emparer des « logiques d’acteurs » en situation et d’accéder à leur « définition de la situation » (Waller, 1932 ; partie 2).

3Nous étudierons selon une perspective interactionniste les processus à l’œuvre dans la fabrique de l’incident en classe, processus se nourrissant de la façon dont les acteurs vivent et appréhendent ces événements in situ. L’analyse des données est réalisée en s’inspirant de la Grounded theory (Glaser et Strauss, 1967), les pistes apparaissant à partir des éléments clés identifiés au sein du matériau. Elle permet d’identifier un lien entre les deux interrogations à l’origine de cette exploration : la multiplication des sanctions, d’une part, et un vécu professionnel éprouvant, d’autre part. Le terrain étudié relevant de contextes populaires aurait pu conduire à conforter les travaux montrant le rôle de la confrontation entre culture populaire et culture scolaire dans le processus de construction des incidents. Or, cette thèse apparaît loin d’être suffisante. Le traitement des données recueillies fait émerger une autre dimension, qui s’avère significative : celle du rapport au métier, qui déborde largement le rapport aux élèves (partie 3).

Appréhender les désordres scolaires

4Le maintien de l’ordre scolaire en classe constitue l’une des premières préoccupations des enseignants d’aujourd’hui (Galand, Carra et Verhoeven, 2012 ; Gasparini, 2013), en particulier chez les jeunes professeurs (Rayou et Van Zanten, 2004). L’instauration d’un ordre scolaire constitue même, pour Pierre Périer, la pierre angulaire des pratiques enseignantes dans ses débuts (2010 : 65). Les difficultés que rencontrent les enseignants pour établir un ordre scolaire sont cependant relevées depuis qu’existent des recherches s’intéressant aux interactions au sein des classes. Considéré généralement comme une première étape importante dans l’étude des interactions au sein de la classe et de l’établissement scolaire, l’ouvrage de Willard Walter Waller, The Sociology of Teaching, publié en 1932, met précisément l’accent sur les aspects conflictuels du monde scolaire. La classe y est alors décrite comme un lieu opposant jeunes et adultes, cultures scolaire et antiscolaire, chaque catégorie d’acteurs tentant d’imposer sa propre « définition de la situation ».

Les grandes perspectives adoptées

5En France, dans le domaine de la sociologie, et plus largement en sciences de l’éducation, les travaux en lien avec la question des désordres scolaires sont multiples et témoignent de sa complexité. Trois grandes entrées ont largement été privilégiées pour aborder cette question, entrées qui se recoupent, mais qui vont chacune favoriser certaines formes de désordre scolaire, leurs effets, leurs causes, ou les réponses qui y sont apportées.

6Une première entrée a été largement développée, mobilisant sociologie de la jeunesse, sociologie urbaine et sociologie de la déviance : celle du comportement des élèves et de leur rapport aux normes scolaires. Dans cette perspective, et dans la veine des travaux anglo-saxons interactionnistes, la notion de conflit est largement présente. Des conflits naissent de la confrontation de la culture scolaire avec la culture de bande, ou encore la culture ouvrière. Les élèves développent une culture de la résistance et l’école constitue un lieu d’expression de cette culture (Willis, 1977). Elle joue un rôle central dans l’émergence de sous-cultures oppositionnelles, avec une « polarisation » entre des élèves « pro-école » et « anti-école » (Cohen, 1955). Certains élèves trouvent dans leur résistance à l’ordre scolaire des motifs de prestige devant forcer le respect de leurs pairs. La culture de bande, celle de la rue, ou encore du groupe de pairs sont mobilisées comme des ressources culturelles et sociales dans « un retournement du stigmate », la reconnaissance des pairs étant recherchée dans le défi, la force de s’opposer aux adultes. Ces comportements constituent une manière de résister à l’incorporation des identités négatives que peut imposer l’école dans l’épreuve du jugement scolaire (Dubet, 1994). Plus largement, cette recherche de reconnaissance par les pairs, qu’elle relève d’une culture juvénile (Lepoutre, 1997) ou d’une culture enfantine (Boxberger, 2016) qui se caractérise par une socialisation agonistique (Carra, 2009), apparaît productrice de désordres scolaires.

7La massification scolaire résultant des réformes éducatives menées dans nombre de pays occidentaux conduit l’institution scolaire à accueillir des élèves qu’elle abandonnait auparavant au seuil de l’adolescence (Dubet, 1994). L’hétérogénéité des élèves qui accompagne ce processus apparaît alors comme une cause de la transformation de la forme de désordre scolaire qu’est le « chahut », et qui est soulignée par Testanière dès 1967. En effet, le chahut traditionnel, qui exprimait et renforçait l’intégration du groupe d’élèves, fait place au chahut anomique montrant que « certains élèves sont mal intégrés individuellement à l’institution scolaire » (Testanière, 1967 : 28). Dans les travaux qui mettent l’accent sur les effets de la massification, le rapport aux normes scolaires des élèves reste central, mais c’est l’anomie qui apparaît productrice de déviances, s’opposant en cela aux approches culturalistes qui rejettent l’idée de chahut « anomique ». Ces manifestations anomiques prennent la forme de comportements en décalage avec les attentes institutionnelles et professionnelles tant sur le plan des comportements, du langage, que d’un rapport au savoir et à une culture scolaire qui plongent leurs auteurs dans la difficulté scolaire, cette dernière étant elle aussi lue comme cause de perturbations (Millet et Thin, 2005 ; Bonnery, 2007).

8Les effets de la massification, et plus largement les transformations du système scolaire, ont conduit également au développement de travaux sur le métier d’enseignant et ses recompositions (Tardif et Levasseur, 2010) au cœur de la troisième grande perspective développée pour analyser les désordres scolaires. Cette troisième entrée mobilise plus particulièrement la sociologie de la professionnalisation et les sciences de l’éducation : elle porte sur les enseignants et les pratiques professionnelles. Il s’agit d’étudier les savoirs et leur transmission, les désordres scolaires pouvant provenir d’obstacles dans l’organisation même des apprentissages, dans les modalités de transmission des connaissances (Deauviau, 2009 ; Gelin, Rayou et Ria, 2007). Mais ce sont surtout les questions de discipline (Gasparini, 2013) et d’autorité (Prairat, 2010 et 2013 ; Robbes, 2010 et 2016) qui sont centrales dans cette perspective. L’analyse de la situation fait consensus : « Pour “faire face” et pour “faire la classe”, chaque professeur doit “faire preuve” d’une autorité que sa fonction, son statut, son savoir ne lui garantissent plus d’emblée » (Chevit, 2012 : 64). L’intérêt porte sur les modalités d’imposition de l’autorité dans un contexte de mutation de régulation normative (Verhoeven, 2000) se caractérisant par un ordre scolaire davantage négocié (Périer, 2014). L’étude de ces modalités s’étend des plus indirectes, qui s’inscrivent dans la forme scolaire et les déclinaisons pédagogiques (Gasparini, 2000), aux plus directes, qui prennent la forme de sanctions (Douet, 1987 ; Grimault-Leprince et Merle, 2008, 2012). Selon ce dernier auteur, l’approche punitive est renforcée. D’autres notent une explosion des exclusions (Debarbieux et Fotinos, 2010). C’est finalement une inflation des sanctions qui est repérée, ainsi qu’une « fausse dérive de l’autorité au laxisme » (Carra et Faggianelli, 2011). Ces réponses, et plus largement les stratégies enseignantes, sont interrogées dans ce qu’elles peuvent produire à leur tour de désordres scolaires en exacerbant les conflits avec les élèves (Van Zanten, 2000).

Les désordres scolaires au prisme de l’incident

9Le désordre scolaire a ainsi avant tout été pensé au prisme de la notion de chahut. Le chahut « traditionnel » – qui renvoyait à une inversion temporaire, voire « ritualisée » du rapport de force entre certains enseignants et la classe – ou encore le chahut « anomique » – se manifestant par un désordre ne visant pas pour autant directement l’enseignant – n’apparaissent plus comme la forme la plus répandue des désordres scolaires actuels. C’est dans le contexte de l’allongement de la scolarité, du report des paliers d’orientation et de la seconde vague de massification conduisant à un accueil croissant d’élèves que se dessine un « nouvel âge » du désordre scolaire qui prend la forme d’incidents (Barrère, 2002). L’incident apparaît comme « un fait circonscrit et perturbateur, décrit comme imprévisible. Peu important en lui-même, il peut avoir de graves conséquences selon la manière dont il est géré par l’enseignant » (Barrère, 2002 : 4). On le distingue de l’indiscipline dans la mesure où il suspend le fil du cours, plongeant l’enseignant dans l’incertitude et marquant l’urgence de reprendre le contrôle de la situation. D’autres chercheurs soulignent cette imprévisibilité et cette incertitude, comme Pierre Périer, qui note également que l’incident peut prendre la forme d’un renouvellement incessant d’actes le plus souvent ténus, tout comme il peut apparaître de façon isolée dans une classe régulée (Périer, 2014).

10Les incidents sont classés dans des familles bien repérées par la littérature scientifique (Carra et Faggianelli, 2011). Les deux premières relèvent d’une part du décalage entre comportements enfantins ou juvéniles et comportements attendus d’élèves, et, d’autre part, de la confrontation entre culture scolaire et cultures enfantines ou juvéniles. Une troisième famille d’incidents, celle liée au jugement scolaire, est plus spécifique au secondaire, les enjeux en termes d’orientation étant souvent plus lointains en primaire. Le contexte général d’émergence des incidents est également bien identifié. Il se caractérise par un affaiblissement institutionnel qui n’assure plus la distribution et la prescription de rôles prédéfinis pour l’enseignant et l’élève, et conduit à une subjectivité et à une imprévisibilité des rapports et interactions entre enseignants et élèves au sein même de la classe, en contraignant à une redéfinition constante des rôles (Périer, 2014). Le relationnel et les ressources personnelles des enseignants apparaissent alors centraux pour faire « tenir leur propre définition de la situation » en classe (Lapassade, 1993), tout en participant simultanément à fragiliser l’ordre scolaire.

11Les connaissances issues de ces recherches sont extrêmement riches, mais elles permettent peu de comprendre comment les processus d’ajustement opérés in situ conduisent à un durcissement des rapports entre élèves et enseignants. Que se joue-t-il par ailleurs dans le huis clos de la classe pour que des faits « ténus », « peu importants en eux-mêmes », puissent « avoir de graves conséquences » et être dénoncés par les enseignants, comme c’est le cas des violences dans les enquêtes de victimation (Faggianelli, 2016 ; Carra, 2009) ? Les enquêtes de victimation, qui consistent à demander aux enquêtés les violences qu’ils estiment avoir subies, font ainsi état de multiples microruptures de l’ordre scolaire, les faits graves restant rares (Gottfredson, 2001 ; Debarbieux, 1996). La qualification en violences de faits relevant de la question de l’ordre scolaire fait apparaître l’importance des conséquences de ces faits sur le plan du vécu professionnel. Cet impact est également révélé par les recherches plus récentes portant sur la souffrance des enseignants (Lantheaume et Hélou, 2008).

12C’est en mobilisant des outils interactionnistes (et plus largement une approche compréhensive) que nous traiterons ces questions. En cohérence avec cette visée, nous rendrons compte des logiques d’acteurs et identifierons les perspectives dans lesquelles elles s’inscrivent. Nous appréhenderons les « définitions de situation », c’est-à-dire la construction de sens opérée par les individus. Ensuite, nous analyserons ce que produisent les confrontations de perspective sur le cours d’action, dans le développement de coping, ces stratégies pour « faire face » en situation dans un contexte de contraintes formelles et matérielles. Enfin, nous étudierons leurs implications, d’une part, sur le durcissement des relations élèves-enseignants et, d’autre part, sur l’image que les enseignants peuvent avoir d’eux-mêmes. Selon l’approche interactionniste, l’individu n’est pas considéré comme un produit social, plus ou moins bien intégré dans un système – ici, l’institution scolaire –, mais comme un « acteur social » en interaction avec d’autres, l’éducation étant conçue, quant à elle, comme un jeu de rôles ouvert et largement improvisé (Forquin, 1983). Ces concepts serviront de fil d’Ariane à notre étude, délimitant le champ d’investigation.

Analyser la scène scolaire

Au cœur de l’investigation : des enseignants débutants et leurs classes

13Face aux difficultés de pouvoir s’immerger dans les classes, les désordres scolaires sont le plus souvent appréhendés par questionnaires ou entretiens. Or, ces méthodologies, malgré la richesse des résultats qu’elles produisent, ne permettent pas de rendre compte des interactions entre acteurs, des situations dans lesquels ils sont pris – parfois au piège –, des stratégies – parfois non avouables, et donc non enregistrables par entretiens ou questionnaires – qu’ils déploient. Ces stratégies se construisent en situation, par processus d’ajustement aux autres et aux objectifs ou finalités, ajustements qui ne sont pas toujours confessables tant ils peuvent s’écarter des prescriptions institutionnelles et des principes éducatifs.

14Il est donc essentiel d’identifier, d’une part, les mécanismes de construction des incidents en classe et, d’autre part, d’accéder aux contraintes réelles imposées par la situation immédiate dans laquelle se trouve l’acteur. Il convenait donc de pouvoir s’immerger dans les classes. Cette immersion et le recueil de données ont pu être réalisés après de longs mois de négociation, dans le cadre du projet Néopass@ction dont l’objectif est de réaliser des ressources en ligne pour les enseignants débutants et les formateurs [1].

15Si les incidents se manifestent partout (Barrère, 2002), les difficultés d’instauration d’un ordre scolaire sont vécues comme étant particulièrement importantes dans les écoles et établissements relevant de l’éducation prioritaire (Périer, 1999). Situés sur des territoires qui concentrent les difficultés sociales, l’exercice du métier d’enseignant y apparaît à risque pour les enseignants débutants (Faggianelli et Carra, 2010). La probabilité d’y commencer leur carrière est élevée. Les 14 établissements concernés par la recherche se situent dans les académies de Lille et de Versailles. Dans cette dernière, chaque année, 40 % des jeunes enseignants sont nommés en éducation prioritaire (Ria, 2009). De ce fait, le matériau recueilli porte sur les enseignants débutants en contextes populaires.

1617 professeurs néo-titulaires – ainsi que les élèves et leurs parents – ont accepté la présence de chercheurs dans leur(s) classe(s) et ont également consenti à être filmés lors de leur activité d’enseignement. 8 exercent en école élémentaire dont 2 en CLIS [2], 7 en collège (dont 3 en SEGPA [3]) et deux en lycée. La prise en compte, d’une part, du milieu ordinaire et du milieu spécialisé et, d’autre part, du primaire et du secondaire, constitue l’une des originalités de cette recherche. La mobilisation d’un raisonnement comparatif, ainsi que le préconisent Glaser et Strauss (1967), permet d’embrasser la diversité et la complexité du phénomène étudié et de faire émerger des points communs et des spécificités.

Observations in situ équipées et entretiens d’autoconfrontation

17Nous avons recueilli les données par observation in situ au cours de deux années scolaires en nous efforçant d’être présents un à deux jours par semaine (en 2011-2012 et 2012-2013). Les données recueillies par observation directe s’accompagnent de 350 heures de rushes, correspondant au temps de présence des membres de l’équipe dans les classes. La stratégie était de se faire oublier par l’enseignant et les élèves en les habituant à notre présence silencieuse au fond de la classe, à côté ou derrière la caméra, et parfois, en laissant tourner la caméra hors de notre présence. Lorsque nous disposions d’un matériel suffisant, une caméra était également positionnée face à la classe. La formation des enseignants débutants était l’objectif évoqué de notre présence, objectif ayant eu des effets sur les enseignants voulant donner à voir de « bonnes pratiques ». Notre présence a aussi eu des implications auprès des élèves, les uns voulant donner l’image de « bons élèves », les autres en profitant pour faire les « pitres » face à la caméra. La durée d’immersion dans les classes a permis d’atténuer ces effets, la classe tendant à reprendre progressivement son déroulement ordinaire.

18Pour recueillir les données dans le cadre de Néopass@ction, un tableau a été constitué à partir des grilles de lecture des membres de l’équipe sur les désordres scolaires. Cinq colonnes étaient à compléter : « catégories » (qualification de la situation problématique à partir de catégories indigènes, d’une part et des notions utilisées dans la littérature scientifique, d’autre part) ; « objets » (répartis en fonction des familles d’incidents, voir supra) ; « protagonistes impliqués » (élèves, élèves et enseignant) ; et « réponses de l’enseignant » (réactions et modes de résolution). Une dernière colonne indiquait la classe concernée et renvoyait au moment de captation vidéo. La captation vidéo étant continue, la prise de notes a également permis de revenir sur les situations problématiques à partir de cette trace, afin de réaliser des allers-retours entre notes écrites et vidéos, d’échanger au sein de l’équipe et de confronter les interprétations. Les observations, tout comme les échanges informels avec les enseignants à la suite des séances filmées, ont conduit à faire évoluer progressivement cette grille de recueil de données, jusqu’au changement de l’intitulé de la thématique de travail. La catégorie de « désordre scolaire » a ainsi remplacé celle de « conflit » initialement retenue, toutes les situations étant finalement loin de relever d’un conflit opposant un élève et un enseignant. Elles n’étaient d’ailleurs pas ainsi vécues par les enseignants. Celle de désordre scolaire a disparu, tout désordre scolaire ne mettant pas en difficulté l’enseignant. L’objectif étant d’identifier ces situations, nous avons remplacé cette catégorie par celle d’« incidents » en ce qu’elle permet d’isoler parmi l’ensemble des désordres scolaires, les faits et les situations qui paraissent problématiques en situation pour les enseignants.

19L’observation in situ contribue à implanter l’analyse dans des situations scolaires réelles et à accéder aux interactions en situation qui infléchissent le cours d’action. Le recueil de données filmées, à la différence d’une observation de classe « non équipée », carnet en main, a permis de revisionner à l’envi les situations, donnant alors la possibilité de discuter les interprétations et de stabiliser une analyse en adoptant les notions adéquates. L’autre grand intérêt a consisté à extraire des moments de classe filmés rendant possibles des entretiens d’autoconfrontation, particulièrement propices pour accéder au sens donné aux situations par les enseignants impliqués dans l’action. Si ce dispositif est particulièrement lourd, il s’avère extrêmement pertinent dans la réflexivité de l’action qu’il favorise chez l’enseignant. Il introduit ainsi le recul nécessaire pour une auto-analyse des pratiques. Ce dispositif a également permis de mettre en lumière, au travers de la surprise exprimée par les enseignants au visionnage des vidéos de classe, un double écart : d’une part, l’écart entre le rôle qu’ils pensaient avoir joué dans la situation – notamment en termes de réaction proportionnée au problème rencontré – et le rôle qu’ils avaient effectivement tenu – conduisant, nous le verrons, à l’exclusion d’élèves dans un tiers des situations ; d’autre part, l’écart entre le rôle tenu in situ – celui de professeurs sanctionnant les élèves – et leur représentation idéalisée de ce rôle – à l’écoute de la classe.

20Nous avons retenu parmi les situations identifiées dix d’entre elles, qui apparaissaient les plus problématiques pour les enseignants parmi les situations les plus fréquemment rencontrées. Les vidéos des situations de classe sélectionnées ont été visionnées par les enseignants concernés, ces derniers décrivant et commentant leur action en suspendant le visionnage de la vidéo pour choisir les moments qu’ils souhaitaient commenter. Quatre points étaient systématiquement abordés : les actions menées, les préoccupations rencontrées, les émotions éprouvées et les réponses apportées. Cette grille de recueil de données a permis d’appréhender la lecture de la réalité telle que vécue par les enseignants.

Une analyse menée dans la veine de la Grounded theory

21Certains des membres de l’équipe ont souhaité développer ce travail dans une optique non plus de formation (avec la dimension normative qu’elle implique), mais de recherche. Si le traitement initial relevait d’une logique factuelle, thématique et classificatoire conduisant à dégager des types (types d’incidents, de réponses, de préoccupations…), les matériaux sont ici traités selon une autre logique en mobilisant des principes de la Grounded Theory.

22Un premier basculement a été opéré en passant de l’étude de catégories fixes à celle des processus à l’œuvre dans la fabrique de l’incident. Cette démarche a permis de faire émerger une dimension dont nous n’avions pas repéré initialement l’importance : le rôle du rapport au métier dans la construction de l’incident. L’apparition de cette dimension nous a conduit à un second basculement qui a amené à opérer un nouveau codage du matériau. La logique expérientielle qui avait succédé à une logique descriptive de traitement du matériau s’est vue enrichie d’une visée plus conceptuelle [4]. Dans la logique expérientielle, le matériau est interrogé pour faire émerger ce que dit l’acteur de ce qu’il vit. Pour veiller à l’ancrage empirique, nous avons constitué des étiquettes dans le logiciel d’analyse qualitative NVivo, à partir des mots indigènes. Elles visent moins à caractériser le contenu du discours développé qu’à s’emparer d’un vécu. Ainsi en est-il, par exemple, de l’expression « la goutte d’eau qui fait déborder le vase », reprise du discours enseignant et qui ne renvoie pas à un fait, mais à un vécu. Dans une visée conceptuelle, et au vu de l’émergence du rôle du rapport au métier dans la construction de l’incident, nous avons donc opéré un nouveau codage en veillant à la potentialité analytique des nouvelles étiquettes. Pour ce faire, nous avons mobilisé les outils interactionnistes de l’étude du travail : idéal professionnel, travail prescrit, travail réel (Hughes, 1996). Ce recodage porte sur les entretiens réalisés et les situations problématiques auxquels ils se rapportaient, intégralement retranscrits à cet effet.

Résultats et discussion

23L’exploitation des données montre que l’incident se coconstruit dans la confrontation socioscolaire et dans un rapport au métier s’actualisant dans une mise en scène de l’autorité qui mène à une multiplication des sanctions. Elle met également en perspective l’ampleur prise par les microruptures de l’ordre scolaire lors du cours d’action, qui déstabilisent profondément l’enseignant tant le rôle qu’il joue in situ est éloigné de sa conception du métier, de l’enseignant idéal et de sa propre image.

L’émergence des incidents : entre résistances à l’emprise scolaire et injonction à la conformité

24L’incident s’identifie in situ dans la réaction de l’enseignant qui suspend le fil du cours pour manifester son opposition. Le « bavardage » d’élèves, leurs déplacements, ou le « bruit » dans la classe, cristallisent les tensions dans la totalité des situations retenues et constituent les motifs récurrents exprimés par les enseignants auprès des élèves. Ce sont également les oppositions au travail demandé par l’enseignant qui apparaissent comme source de tension, dans sept situations sur dix : travail non fait, réalisé non conformément aux demandes de l’enseignant ou avec du retard.

25La totalité des enseignants souligne au cours de l’entretien que la discipline pose problème dans la situation filmée. Deux tiers d’entre eux reconnaissent que ce n’est pas tant la gravité des faits qui génère la situation problématique, mais bien davantage l’accumulation de faits mineurs, que ces derniers émanent de la classe ou d’un élève particulier, accumulation qui va précipiter la réaction enseignante. L’extrait de l’entretien avec ce professeur de CM1 est significatif à cet égard :

26

Il y a des moments où je vais réussir à rester calme et à réagir en faisant une remarque, en disant « je m’en fiche un peu », et il y a d’autres moments où s’il y a eu trop d’accumulation de petits détails comme ça sur la journée, où il va me perturber, où il va perturber la classe, là je peux vraiment m’énerver ! […] Là, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase et puis voilà… Donc ça peut partir de rien, ça va être la réflexion de trop, même si ce n’est pas méchant, même si ce n’est pas très grave, mais stop, « on travaille, tu te mets en route comme tout le monde. »

27Ce type de situation est propice au développement d’un sentiment d’injustice chez les élèves qui ne comprennent pas une réaction enseignante qui survient alors que le comportement reproché n’apparaît ni plus grave que les précédents ni différent de celui des autres élèves lors de la situation en cours. Elle favorise les contestations d’élèves, comme le relevait notamment Grimault-Leprince (2012).

28Ces microruptures s’inscrivent significativement dans une logique de résistance à l’emprise scolaire, faite d’une distance à l’institution scolaire et d’une présence plus ou moins manifeste – ou manifestée – d’une vie juvénile ou enfantine. Elles sont ostensibles dans un des établissements de l’académie de Versailles où elles peuvent prendre la forme de véritables stratégies de déstabilisation de l’enseignant, des élèves endossant le rôle « d’élève perturbateur » pour asseoir ou consolider une réputation valorisante sur la scène juvénile, lorsque la disqualification scolaire ne semble plus le permettre sur la scène scolaire. Ces stratégies sont cependant le plus souvent beaucoup plus diffuses et moins frontales, et prennent notamment la forme de stratégies de négociation, négociations sur les sanctions, les modalités de travail, les notes, dans une tentative de rendre le travail scolaire moins lourd et ses implications en termes de carrière scolaire moins oppressantes. Ces préoccupations d’élèves montrent une distance au métier d’élève qui se construit ainsi dans une tension avec les enjeux scolaires. La littérature a depuis longtemps souligné la diversité de ces stratégies (Hargreaves, 1978 ; Pollard, 1982 ; Woods, 1990), développées pour peser sur la définition de la situation. Elles donnent ici à voir des tentatives visant à aménager un cadre dans lequel vie enfantine et juvénile et vie scolaire peuvent cohabiter.

29Entrant en concurrence avec le programme enseignant, ces perspectives d’acteurs produisent d’autant plus de tensions que la conformité apparaît centrale dans une définition scolaire de la situation par l’enseignant. Cette demande de conformité est exprimée explicitement aux élèves dans un tiers des situations de classe transcrites, comme en témoigne cette situation dans une classe de 6e-5e SEGPA, où l’enseignante, face à une situation de chahut, impose l’arrêt d’une évaluation pour donner une punition collective à sa classe :

30

Enseignante – Maïva : tu arrêtes !
Maïva – Bah non, je ne la donnerai pas (la copie) !
Enseignante – Tu me la donnes ! Tu me la donnes comme tout le monde !
Maïva – Bah j’ai rien, j’ai copié que ça, depuis tout à l’heure je travaille…
Enseignante – Tu me la donnes… (Et l’enseignante, se ravisant :) Je ne la ramasserai pas de toute façon… Lorenzo, tu vas à ta place !
Une élève se plaignant d’un autre élève – Madame, il traite tout le monde, il traite moi, il traite…
Enseignante – Bryan, tu copies comme tout le monde !

31La non-conformité du comportement est évoquée par deux tiers des enseignants au cours des entretiens d’autoconfrontation, l’opposant à un « comportement traditionnel » : « Avec lui, je ne peux pas attendre un comportement traditionnel » (enseignant de CLIS). Ce discours peut paraître d’autant plus surprenant qu’il provient d’un enseignant d’une Classe pour l’Inclusion Scolaire, accueillant ici des enfants présentant des « troubles importants des fonctions cognitives ». En deuxième lecture, ces propos montrent l’importance attribuée à la conformité jusqu’auprès de publics « aux besoins éducatifs particuliers ».

32Les tentatives de mise en conformité des élèves au rôle attendu par les jeunes enseignants, dans leur conception de l’ordre et du travail scolaire, peuvent se manifester, y compris dans les situations où le travail est effectif, ce qui est le cas, dans quatre des dix situations transcrites. Cette injonction à la conformité – allant parfois bien au-delà des prescriptions institutionnelles – cristallise les oppositions des élèves, comme permet de le mettre en perspective la situation suivante d’une classe de 4e-3e SEGPA. La classe est calme et au travail quand l’enseignante s’adresse à un élève, à la fin de la quatrième heure de cours de la matinée, en lui demandant de souligner ce qu’il vient de copier au tableau :

33

Enseignante (debout face à l’élève qui est assis à sa place) – Si t’as rien souligné, tu vas pas sortir.
Élève (ton agacé) – Quoi ? !
Enseignante – Et t’as vu ce que tu m’as écrit et comment tu me l’as noté ! Et tu crois que je vais te laisser sortir comme ça ?!
Élève (rire nerveux) – Bah ouais !
Enseignante (ton ironique) – Oui, bah oui, bah bien sûr.
Élève (rire nerveux) – Mais c’est bon, j’arrive à me lire, moi… !

34Ces interactions se construisent sur le sentiment, pour l’un, d’avoir fait son métier d’élève, et pour l’autre, que le rôle de l’élève ne correspond pas au respect minutieux des consignes attendues par l’enseignante. Elles conduiront à une pratique d’humiliation, l’enseignante montrant le cahier de l’élève à toute la classe. L’émergence d’incidents ne s’ancre pas uniquement dans des stratégies de résistance à l’emprise scolaire, explication dominante dans la littérature scientifique ; elle repose également sur des injonctions à la conformité, portant sur la forme des activités, l’occupation de l’espace classe, la temporalité du travail. Ces injonctions laissent d’ores et déjà entrevoir le rôle du rapport au métier des jeunes enseignants.

Escalade des sanctions et mise en scène de l’autorité

35L’accumulation des microruptures de l’ordre scolaire et l’écart répété aux normes enseignantes de conformité s’accompagnent régulièrement d’une montée de l’exaspération des professeurs. Sous l’emprise des émotions, pris dans le piège des interactions, ils tendent alors à s’engager dans une escalade des sanctions. C’est là une configuration récurrente rencontrée dans le processus de construction de l’incident. L’analyse fait ainsi émerger un basculement dans un rapport de force, se durcissant au cours du processus interactionnel, laissant place à une stratégie de domination, identifiable dans l’ensemble des situations et qui se caractérise soit par des cris (dans huit cas sur dix), soit par l’usage de la menace de sanction ou de la sanction (dans la totalité des cas), soit par la technique de la « sanction par le travail » (dans deux cas sur dix).

36Trois éléments sont caractéristiques de cette stratégie : ordonner, menacer, sanctionner dans une logique de soumission de l’élève. Dans un tiers des cas, les sanctions prennent la forme d’exclusions de cours. Tous les enseignants, à l’exception de deux d’entre eux, reconnaissent, lors des entretiens, avoir recours à la sanction ou à la menace de sanction dans le but de restaurer l’ordre scolaire, élément confirmant une « omniprésence de la sanction comme mode de régulation des relations professeurs-élèves à l’intérieur des établissements et des classes » (Grimault-Leprince et Merle, 2008 : 237), plaçant ainsi la question de la sanction au cœur des pratiques enseignantes.

37Là encore, c’est rarement la gravité des faits qui conduit les enseignants à s’inscrire dans une logique punitive. Le refus d’obtempérer des élèves, quand il est exprimé devant la classe, met au défi l’enseignant de « faire preuve d’autorité ». C’est particulièrement le fait de garçons s’inscrivant plus volontiers dans un rapport d’opposition à l’école en convoquant explicitement des codes issus de l’univers juvénile au cours d’un conflit ; ce mode de réaction (rendu visible par un ensemble de codes langagiers et corporels) participe, ainsi que le montre Depoilly (2013), à la dramatisation de l’acte perçu comme transgressif et, par conséquent, au durcissement de l’incident. Si la sanction peut être lue comme participant de la remise en ordre symbolique d’une institution affaiblie (Dubet, 2002), elle apparaît, in situ, indissociable de la figure du professeur autoritaire, celle qui forcerait le respect des élèves dans l’application effective de la menace de sanction, même quand l’application passe par un tiers. Y parvenir conduit au soulagement, y compris quand la décision de l’enseignant est mise en application par un collègue, comme c’est le cas dans cette situation où la jeune enseignante exclut un élève en l’envoyant dans la classe d’une collègue :

38

Je ne voyais plus comment les faire taire alors que c’est ce qui, pour moi, allait résoudre la situation, donc je ne voulais plus les entendre, je voulais qu’ils se taisent et pour cela, comme je ne voyais plus comment c’ était possible, il fallait qu’ils sortent de la pièce. […] Déjà, je suis soulagée, parce que finalement la décision que j’ai prise va être appliquée.
(professeur d’une classe de 4e)

39Faire preuve d’autorité, dans une stratégie de domination, implique une soumission de l’élève devant permettre de clore l’incident et de reprendre le contrôle de la situation. Elle prend sens dans un métier où « tenir sa classe » constitue « un indicateur minimum et global de réussite, la condition nécessaire, et parfois suffisante de l’auto-estime comme de la réputation professionnelle » (Barrère, 2002 : 3). Cette logique contribue à l’engagement dans un rapport de force, dans une mise en scène de l’autorité reposant sur l’utilisation de sanctions symboliquement fortes, l’élève étant amené à disparaître de la scène de la classe.

Épreuve du réel, sale boulot et sauvegarde du Soi

40L’imposition d’une définition scolaire de la situation est parfois comparée à « un combat ». La difficulté à obtenir de l’aide de la part des collègues, dans des contextes socioscolaires où le turn-over est important (Ria, 2009), plonge les jeunes enseignants dans un sentiment de solitude. Cet extrait d’entretien est significatif à cet égard : « On en discute avec les collègues, mais, au fond, on est toujours tout seul face à sa classe. La classe, c’est un monde aussi, c’est un monde qu’il faut gérer et on se retrouve souvent seul face à ce monde-là… » (enseignante d’une classe de CM2). Le « combat », le « monde » que représente la classe sont révélateurs du fossé entre les conceptions qu’ont ces jeunes enseignants de leur métier et la réalité qu’ils découvrent, caractérisée parfois par une impossibilité à enseigner. Au cours des entretiens, la moitié des enseignants interrogés déclarent se sentir désemparés et impuissants face à ces incidents. Cette « épreuve du réel » (Becker, 1952) donne à découvrir un métier dont l’exercice, en contextes populaires, implique une part importante de gestion des désordres scolaires.

41Les injonctions répétées à la conformité montrent des élèves très éloignés de l’image de « client idéal » (Becker, 1952), jusqu’à la mise en cause par ces derniers du rôle de l’enseignant, comme le montre l’extrait suivant d’une classe de 4e :

42

L’enseignante s’adresse à deux élèves (elle crie, et montre la porte du doigt) – Vous allez chez Madame F. (une autre enseignante)  ! Vous rangez vos affaires et vous sortez !
Élève (sur un ton fort) – Et pourquoi…
Enseignante (elle interrompt l’élève et hurle, voix tremblante) – Parce que vous chantiez !!
Un autre élève s’adressant à l’enseignante (ton ferme) – Ça sert à rien d’ élever la voix !
Enseignante (s’efforçant de reprendre un ton calme) – D’accord, ça ne sert à rien d’élever la voix, tu écoutes bien ce que je vais te dire, tu étais en train de chanter, je t’ai demandé plusieurs fois, j’ai dit, exactement, j’ai dit : « F., tu arrêtes de chanter », et toi, tu t’appelles F., oui ou non ? Pourtant tu vas sortir, alors tu ranges tes affaires, dépêche-toi, allez dépêche-toi…
Les élèves continuent à contester.
Enseignante – Ici, c’est ma salle de classe oui ou non ?!
Une élève – Non.
Enseignante – Oui !
L’enseignante s’adresse à un autre élève – Tu ranges tes affaires ! Wendy aussi.

43Le non-respect des règles scolaires et la non-conformité des comportements prennent cependant, en très grande majorité, des formes plus diffuses, moins frontales, mais ils heurtent les enseignants en étant vécues comme une absence de déférence à l’égard de l’autorité pédagogique et une offense à leur endroit. C’est finalement la question de « l’acceptabilité morale des élèves » (Becker, 1952) issus de milieux populaires qui apparaît ici, s’inscrivant dans un rapport à ces élèves qui reste souvent marqué par l’incompréhension – « Je n’arrive pas à le comprendre », dit ainsi une enseignante de CM1 –, et parfois la violence, ou son sentiment – « Pourquoi tu es si violent ? », demande ainsi un professeur de collège à un élève qui vient de se faire exclure, car il chante en classe (voir extrait ci-dessus). Ce rapport, identifié par Becker dès 1952, et ensuite par de nombreux chercheurs étudiant les relations école-famille, semble propice à l’utilisation de la sanction comme modalité de régulation de l’ordre scolaire.

44Cette injonction à la conformité n’est pas seulement liée à la question de l’acceptabilité morale des élèves se construisant sur une distance sociale à l’élève. En effet, les enseignants se présentant du même milieu social expriment les mêmes attentes. Elle apparaît indissociablement liée à un rapport au métier qui fait de l’ordre scolaire un préalable à la transmission des savoirs, la conformité étant érigée chez ces jeunes enseignants comme valeur cardinale. C’est sur cette base que les professeurs tentent d’asseoir une définition scolaire de la situation. Simultanément, c’est à l’aune de ce critère de conformité qu’ils tentent de sauver les apparences de la classe in situ, le rôle de professeur étant sauvegardé dans cette mise en scène du travail.

45L’exercice du « sale boulot » (Payet, 1997) s’étend alors considérablement, de la transgression des règles scolaires aux écarts au tempo du travail scolaire et à ses modalités où chacun doit « faire comme tout le monde ». Il s’opère par des ajustements constants réalisés en situation dans la relation aux élèves et conduit à une forte implication de la personne. Ce contexte contribue à configurer les formes d’engagement des professionnels par un engagement de soi suffisamment fort pour générer un épuisement professionnel, mentionné par la moitié des enseignants interrogés, comme le concède cette jeune enseignante de SEGPA qui donne une punition collective à la classe pour pouvoir « souffler » :

46

Donc, à ce moment-là, je suis épuisée, je suis à bout et le moindre petit conflit entre eux prend des proportions énormes pour moi à ce moment-là. À ce moment-là, je peux plus, j’ai besoin de deux minutes pour moi pour me recentrer, pour souffler un petit peu, pour me calmer.

47La sanction constitue un moyen de se préserver : « Je ne dis pas que c’est la meilleure réponse (l’exclusion), en tout cas, c’est celle qui me convenait le plus, par intérêt, pour me préserver et préserver la classe, je pense que c’était la solution qui paraissait la plus judicieuse sur le moment » (enseignante d’une classe de CM2). Elle participe de « la sauvegarde du Soi », au cœur du coping. Faire face aux situations problématiques se caractérise ainsi par une escalade des sanctions, dans une tentative de sauver les apparences de la classe et simultanément de « sauver la face » (Goffman, 1974). Cet exercice du métier éprouve profondément les jeunes enseignants qui ne se reconnaissent pas dans la manière d’incarner leur rôle en classe comme le fait apparaître cet extrait d’entretien : « Souvent, quand je rentre chez moi, je me dis : “pourquoi tu as crié autant ?” » (enseignante de CM1). Loin d’être revendiquées, ces stratégies apparaissent non avouables, tant elles sont éloignées de l’idéologie professionnelle mettant en son centre la transmission des savoirs ou l’émancipation des élèves, et, comme principes, ceux d’éducabilité et de justice.

Conclusion

48L’objectif de cet article était de comprendre comment des microruptures de l’ordre scolaire pouvaient à la fois conduire à une escalade des sanctions et éprouver profondément de jeunes enseignants. Pour ce faire, nous avons mobilisé une approche interactionniste et analysé les interactions entre élèves et enseignants à partir d’observations de classe et d’entretiens d’autoconfrontation avec les professeurs impliqués dans les situations problématiques filmées. Nous avons chaussé des lunettes permettant d’accéder au niveau particulier de la réalité sociale que constitue la classe, niveau microsociologique, qui régule les interactions et contribue à définir la situation (Singly, 2011).

49L’analyse de cette scène confirme les résultats des travaux existants sur le rôle de la résistance à l’emprise scolaire et plus largement de la « réticence scolaire » des élèves (Rayou, 2015), dans la production d’une multitude de microruptures du déroulement des cours. Elles constituent un terreau favorable aux désordres scolaires. Tout désordre scolaire ne se constitue cependant pas en incident. Par ailleurs, tout incident ne naît pas du désordre scolaire ; nos données montrent en effet qu’il apparaît, dans près de la moitié des cas, alors que le travail des élèves est effectif. L’observation équipée couplée d’entretiens d’autoconfrontation a permis de faire apparaître une autre dimension qui contribue significativement à la fabrique de l’incident, dimension que les recueils par entretiens et questionnaires ne permettaient pas de faire émerger jusqu’alors. Cette dimension se traduit in situ par l’injonction récurrente à la conformité faite aux élèves par les enseignants. Elle se manifeste dans les entretiens d’autoconfrontation par l’expression d’attente de « comportements traditionnels », y compris en direction des élèves accueillis dans des classes spécialisées. La comparaison de classes « ordinaires » et « spécialisées » permet de faire ressortir l’importance de cette dimension pour la quasi-otalité des enseignants enquêtés, quel que soit le niveau d’enseignement et le public accueilli. Ainsi, si les incidents se cristallisent sur l’écart au rôle attendu des élèves, ils relèvent plus largement d’un rapport au métier s’ancrant à la fois dans « l’acceptabilité morale » des élèves, mais aussi dans la représentation enseignante de ce que doit être le métier et l’écart à leur propre rôle, écart particulièrement important dans la gestion des désordres scolaires. L’exercice de ce « sale boulot » éclaire finalement la mise en tension entre rôle joué en situation et idéal du rôle, tout métier impliquant une conception du moi, conception fortement éprouvée dans cet exercice (Hughes, 1996 ; Payet, 1997).

50L’analyse interactionniste du matériau ainsi recueilli a permis de montrer comment les rôles se redéfinissent in situ selon les logiques d’acteurs en présence, les perspectives dans lesquelles elles s’inscrivent et les enjeux en présence. Le développement précédent permet de comprendre que des perspectives éloignées d’une définition scolaire de la situation – tant que les apparences de la classe sont sauves – ne provoquent pas mécaniquement la construction d’incident ; des perspectives apparemment proches peuvent en revanche en voir émerger. Le processus de construction de l’incident se poursuit lorsque l’enjeu se constitue autour de la préservation de la face. L’enseignant développe alors des stratégies de coping, qui vont de son retrait du cours (« si c’est comme ça, je ne fais plus cours ») jusqu’au retrait de l’élève de la classe (son exclusion), cas le plus fréquent. Ces stratégies ont la particularité de s’accompagner d’une escalade des sanctions. Montrer que l’on incarne l’autorité que tout professeur devrait avoir est l’une des motivations bien connues dans le recours aux sanctions. Les entretiens d’autoconfrontation ont permis de dévoiler une autre motivation très largement méconnue : l’utilisation de la sanction, et ici la punition collective et l’exclusion, pour pouvoir « souffler » et se préserver. L’observation équipée, quant à elle, fait surtout apparaître des enseignants pris au piège des interactions prenant la forme d’un rapport de force interindividuel, faisant basculer le cours d’action dans une escalade des sanctions, dans une tentative de sauver la face.

51L’incident est finalement épreuve du réel, non pas seulement dans la manifestation d’écarts dans le rôle attendu des élèves, mais également et indissociablement dans l’écart entre une conception du rôle d’enseignant et celui joué in situ dans la gestion de ces incidents.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : élèves de contextes populaires, enseignants débutants, incidents, approche interactionniste, rapport au métier

Mise en ligne 12/12/2018

https://doi.org/10.3917/tt.033.0129

Notes

  • [1]
    Néopass@ction est une plateforme numérique gérée par l’IFE (Institut français de l’éducation). La thématique des incidents a réuni une équipe d’une dizaine de membres sous la responsabilité scientifique de C. Carra. Voir le site à l’adresse suivante : http://neo.ens-lyon.fr/neo (consulté le 22/08/2017).
  • [2]
    CLIS : Classes pour l’inclusion scolaire, en élémentaire, accueillant, avec un effectif réduit, des enfants en situation de handicap.
  • [3]
    SEGPA : Section d’enseignement général et professionnel adapté, recevant des élèves dont les difficultés scolaires sont jugées trop importantes pour rester dans le circuit ordinaire.
  • [4]
    Nous remercions les évaluateurs de cet article qui nous ont permis d’opérer ce second basculement.
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