Notes
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Chiffres agessa/deps 2012.
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Le développement de l’activité théâtrale et l’explosion du nombre d’artistes et d’entités de production professionnelles (Corsani et Lazzarato, 2009 ; Menger, 2011 ; Gouyon et Patureau, 2014) ont multiplié les possibilités pour les auteurs de voir leurs textes produits sur scène.
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Le nombre de titres de théâtre publiés par an en France est passé d’une cinquantaine au début des années 1980 à environ 500 aujourd’hui. Source : base Électre.
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Source : bases Électre/Didascalies/EHESS.
1L’écriture théâtrale est une activité artistique reconnue de longue date en France. Dès le xvie siècle, des auteurs de théâtre commencèrent à signer leurs textes et ainsi à se différencier de la figure de l’acteur. Les auteurs dramatiques français, qui se soulevèrent en 1777 contre la Comédie- Française afin d’obtenir une rémunération plus juste de leur travail, jouèrent un rôle majeur dans la préfiguration d’une législation sur les droits d’auteur. Cette mobilisation aboutit à la création de la plus ancienne société d’auteurs au monde, la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD), qui prend aujourd’hui en charge la gestion collective des droits d’auteur dans les domaines du spectacle vivant et de l’audiovisuel. Les auteurs dramatiques font également l’objet depuis 1947 d’une politique d’aide de la part de l’administration culturelle d’État.
2En tant qu’activité de création, l’écriture théâtrale est vécue par les individus qui la pratiquent comme un moyen d’accéder à une connaissance intime de soi, de s’accomplir et de s’exprimer à travers une forme donnée (Heinich, 2008 ; Menger, 1997 ; Schlanger, 1997). Cette dimension vocationnelle de l’écriture théâtrale n’est pas incompatible avec la tenue d’une réflexion sur les logiques professionnelles qui la traversent. Des individus choisissent en effet de placer l’écriture au cœur de leur projet de vie, mais aussi au cœur de leur stratégie de revenus. Le spectacle vivant constitue un secteur économique qui produit des richesses. La SACD redistribue chaque année en France plus de 25 millions d’euros de droits à des auteurs de spectacles théâtraux. De plus, le secteur des écritures dramatiques contemporaines s’est structuré en France depuis les années 1980, voyant apparaître des maisons d’édition spécialisées, des centres de ressources, des revues, des lieux de résidence et de diffusion ou encore des festivals consacrés spécifiquement à l’écriture théâtrale contemporaine.
3Les auteurs dramatiques constituent un groupe professionnel au sens où ils rassemblent un ensemble de travailleurs exerçant une activité ayant le même nom, où ils occupent une place différenciée dans la division sociale du travail et où ils bénéficient d’une visibilité sociale et d’une légitimité symbolique (Demazière et Gadéa, 2009 : 20). Envisager les auteurs dramatiques comme un groupe professionnel invite à poser trois séries de questions.
41) Selon quels critères peut-on identifier un périmètre d’auteurs professionnels ? Tout un ensemble de données rend très complexe une telle opération : l’absence de barrière formelle (diplôme, carte professionnelle, niveau d’activité exigé, etc.) pour accéder aux scènes ou aux maisons d’édition reconnues, le caractère aléatoire des revenus de la création, la discontinuité de la temporalité de l’écriture ou encore l’inscription des auteurs dramatiques dans une norme de pluriactivité au même titre que la plupart des populations d’artistes (Bureau, Perrenoud et Shapiro, 2009). Nous nous interrogerons donc sur la validité d’une série d’indicateurs de professionnalité et défendrons l’idée que, dans le cas des auteurs dramatiques, c’est la reconnaissance obtenue auprès des pairs et des experts qui offre le plus fort indice de professionnalité.
52) Quelles sont les catégories d’acteurs qui cooptent les auteurs et selon quels critères ? Nous insisterons sur le caractère multipolaire du champ des écritures dramatiques contemporaines en mettant en évidence sa double appartenance au champ littéraire et au champ du spectacle vivant et l’existence de trois grandes instances qui se partagent la prérogative de coopter les auteurs : la production scénique, l’édition et les comités de lecture. Les comités de lecture sont des groupes de lecteurs abrités par des compagnies ou des institutions subventionnées, qui choisissent à intervalle régulier des textes d’auteurs vivants, les diffusent, en font la promotion ou allouent des bourses d’écriture. Les producteurs de spectacles, les éditeurs et les comités de lecture se partagent la tâche d’offrir une existence publique à des textes théâtraux après les avoir sélectionnés selon des critères qui leur sont propres, et ainsi de convertir symboliquement des « écrivants » en auteurs dramatiques.
63) Les individus qui écrivent du théâtre éprouvent-ils une conscience de leur identité collective en dépit de la multipolarité du secteur des écritures dramatiques contemporaines ? Nous montrerons que l’identité subjective et les pratiques d’écriture des auteurs sont le résultat d’un choix ou d’une négociation entre une soumission aux règles du champ littéraire et/ ou une soumission aux règles du champ du spectacle vivant. Les auteurs dramatiques peuvent se situer sur tout un continuum de positions identitaires selon leur degré d’allégeance à chacun de ces deux pôles.
7Cette recherche, initiée dans le cadre d’une thèse de doctorat à l’EHESS sous la direction de Pierre-Michel Menger (Doré, 2014), se fonde principalement sur une campagne d’entretiens semi-directifs auprès de 81 auteurs dramatiques en activité. L’échantillonnage a été mené de manière à rencontrer un panel aussi diversifié que possible d’auteurs d’œuvres dramatiques originales, en croisant les critères de l’âge, du sexe, du lieu de résidence et du niveau de revenus en droits d’auteur. 80 % du panel a été sélectionné à partir du fichier d’auteurs membres de la SACD ; les 20 % d’auteurs restants ont été suggérés par des responsables de comités de lecture ou ont été choisis en tant qu’élèves ou jeunes diplômés de la section « écrivain dramaturge » de l’École nationale supérieure des arts et techniques du théâtre (ENSATT) de Lyon. Bien que l’échantillonnage ne repose pas directement sur des critères esthétiques, nous nous sommes assuré que le panel d’auteurs représente une grande diversité de pratiques d’écriture, et comprenne notamment des auteurs de théâtre documentaire, des auteurs de théâtre d’objets et de marionnettes et des auteurs de comédies. Beaucoup d’entretiens ont été menés avec des auteurs- metteurs en scène et des auteurs-interprètes, notamment des humoristes et des conteurs, plus connus comme interprète que comme auteur dramatique bien qu’ils écrivent leurs textes pour la scène. Les auteurs de théâtre lyrique et les auteurs de spectacles n’utilisant d’aucune manière les mots, comme beaucoup d’auteurs de mime et de cirque, ont en revanche été exclus de l’échantillon. Les rencontres ont été structurées par quatre grandes thématiques : 1) les activités et l’identité professionnelles ; 2) le parcours personnel et le parcours d’auteur ; 3) les pratiques d’écriture ; 4) la diffusion et la promotion des textes. Une autre série d’entretiens semi-directifs a été réalisée auprès de 70 professionnels évoluant dans le champ des dramaturgies contemporaines : éditeurs, programmateurs, metteurs en scène, responsables de comités de lecture, agents littéraires, conseillers dramaturgiques, traducteurs, critiques, etc. Ces rencontres ont permis d’investiguer sur les critères et les modalités d’évaluation des textes.
8Le second grand volet de cette enquête a consisté en un vaste travail de collecte, de construction et d’analyse statistique de bases de données sur la démographie des auteurs et les droits d’auteur en France. Une enquête a d’abord été menée sur la démographie et les revenus des auteurs de théâtre vivants et en activité à partir d’une base confiée par la SACD couvrant l’activité dans le spectacle vivant sur la période 1997-2008. Une connaissance plus spécifique de l’activité scénique des auteurs dans les théâtres subventionnés par le ministère de la Culture a pu être obtenue en traitant la base de données Didascalies, alimentée par le Centre national du Théâtre. Pour obtenir des données sur l’activité éditoriale des auteurs dramatiques, nous avons exploité la base bibliographique Électre, qui recense les publications produites par des éditeurs professionnels, disponibles dans les librairies françaises ou épuisées. Enfin, une base de données nouvelle, baptisée base EHESS, a été constituée dans le cadre de ce travail, synthétisant des informations sur 6 031 auteurs et couvrant toute la décennie 2001-2010. Ce fichier comporte des données sur l’activité éditoriale et l’activité scénique des auteurs dans les théâtres subventionnés. Il recense aussi, par année, les auteurs ayant eu des textes sélectionnés par des comités de lecture. Cette base globale a servi de matrice pour produire une analyse morphologique sur la population des auteurs créés, édités et récompensés, et comparer les différents types de répertoires d’auteurs.
Une double force de gravitation : le champ littéraire et le champ du spectacle vivant
9La sociologie de la production artistique est très marquée par les recherches de Pierre Bourdieu, qui a fait de la genèse du champ littéraire dans la seconde moitié du xixe siècle un modèle pour étudier tous les acteurs de la production culturelle aux époques moderne et contemporaine (Bourdieu, 1992). Selon la « théorie des champs », écrivains, artistes et autres producteurs culturels se classent dans un espace social structuré entre deux pôles : d’un côté, le sous-champ de production restreinte, au sein duquel les artistes aspirent à l’accumulation de capital symbolique, s’affranchissant des critères de jugement portés par les forces externes au champ ; de l’autre, le sous-champ de grande production, dédié à l’art commercial et conventionnel au bénéfice du grand public. La particularité du champ littéraire est qu’il s’est construit selon le principe de l’économie inversée : les gains économiques et le succès obtenu dans le champ politique et médiatique sont dépréciés. Ce qui compte le plus est la reconnaissance des pairs, qui s’obtient par une démarche d’expérimentation esthétique. L’autonomie littéraire, autrement dit la possibilité pour les écrivains de se consacrer à une recherche stylistique soustraite de toute préoccupation économique et de toute demande émanant d’acteurs extérieurs au champ, est présentée comme l’enjeu qui structure la compétition interne entre les écrivains et établit leur position dans la hiérarchie symbolique du champ.
10Jusqu’à présent, les sociologues qui se sont penchés sur l’activité d’auteur dramatique l’ont fait à travers le prisme de la théorie du champ littéraire. Si cette approche est parfaitement adaptée pour étudier les différentes déclinaisons de la catégorie d’« écrivain », elle est à elle seule insuffisante pour comprendre les logiques d’action et les catégories de pensée d’un groupe de créateurs qui entretient des relations beaucoup plus étroites avec le milieu du spectacle vivant qu’avec le milieu littéraire et dont la destination des textes est loin de se cantonner au livre. Si l’on réduit les auteurs dramatiques à des écrivains, autrement dit à des auteurs d’ouvrages ayant une ambition littéraire, on peut être tenté d’assimiler toutes les formes de négociation des auteurs avec les attentes des comédiens ou des metteurs en scène à des contraintes les privant de leur autonomie créative. Or, les forces sociales liées au champ théâtral ne peuvent pas, selon nous, être assimilées à des logiques hétéronomes, encore moins dans le périmètre du théâtre subventionné et indépendant.
11L’écriture théâtrale a cette particularité qu’elle peut aussi bien viser à être lue par des lecteurs qu’à être incarnée par des acteurs. Dès lors, l’auteur dramatique appartient-il plutôt à la catégorie des écrivains ou bien à celle des artistes du spectacle vivant ? Doit-il avant tout s’efforcer d’écrire un texte pour la scène ou bien doit-il concentrer ses efforts pour que son texte ait des qualités en tant qu’objet de lecture et œuvre littéraire ? Ces questions font l’objet de prises de position incessantes de la part des acteurs du champ des écritures dramatiques contemporaines (auteurs, traducteurs, metteurs en scène, comédiens, directeurs de lieux, éditeurs, critiques, publics, etc.). Notre parti pris de recherche a été d’observer les formes que prennent ces luttes, en acte et en paroles. Nous appréhendons le groupe des auteurs dramatiques en tenant compte de sa situation à l’intersection du champ littéraire et du champ du spectacle vivant, deux espaces sociaux qui n’obéissent pas exactement aux mêmes règles du jeu. Le champ théâtral en France s’est développé dans la seconde moitié du xxe siècle en faisant alliance avec les pouvoirs publics. La politique de décentralisation théâtrale menée à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale a érigé l’alliance entre l’art et l’État en modèle pour les générations qui ont suivi ; cette alliance est aujourd’hui constitutive des carrières d’artiste. Les personnalités du monde théâtral les plus reconnues par leurs pairs sont, à quelques exceptions près, celles qui reçoivent le plus d’aides de la part des pouvoirs publics sous la forme de subventions, de mises à disposition d’espaces de création ou de nominations à la tête de théâtres publics. Cette alliance est acceptée par les producteurs artistiques, car elle s’accompagne d’une grande autonomie esthétique et qu’elle est vécue comme l’unique manière de se prémunir contre l’emprise de la régulation marchande. L’économie administrée qui organise la création théâtrale rend possibles des échecs publics sans pour autant mener les artistes à la banqueroute.
12Le champ théâtral se différencie également du champ littéraire par son idéal communautaire d’organisation du travail. Les spectacles sont le plus souvent produits au sein de petites cellules de création, appelées « compagnies », « collectifs » ou « troupes ». Alors que les écrivains aiment témoigner de leur condition en développant le motif de la solitude, conformément à leur idéal de singularisation – « être seul » pour « être le seul » (Heinich, 2000 : 125-136) –, le caractère collectif de la production constitue la norme observée, mais aussi la norme revendiquée par les agents du champ théâtral. Pour preuve, Serge Proust (2014) observe dans le discours des gens de théâtre une référence constante à la notion de « troupe », un modèle organisationnel porteur des valeurs constitutives du champ de la création théâtrale : l’ascèse, le désintéressement et le sacrifice individuel au service du projet collectif. L’imaginaire de la troupe, nourri par les récits mythologiques sur les illustres expériences collectives de Shakespeare, de Molière ou de Copeau, transmis par les metteurs en scène et les pédagogues, favorise une coopération dans le travail et un investissement total dans des activités qui ne sont pas toujours rémunérées, mais qui sont perçues, non pas sur le mode de l’emploi subi ou précaire, mais de la passion, de l’engagement ou du sacrifice consenti.
À la recherche de critères de professionnalité
13Comment envisager au prisme de l’analyse des professions une activité généralement vécue par les intéressés sur le registre de l’engagement vocationnel ? Alors que, pour juger de la qualité de professionnel d’un comédien ou d’un metteur en scène, il est couramment admis qu’il convient d’observer si l’individu atteint un niveau d’activité suffisant pour être indemnisé par le régime social de l’intermittence (Menger, 2011), aucun critère ne s’impose de manière spontanée pour évaluer le niveau de professionnalité d’un auteur dramatique, activité pour laquelle aucun mécanisme institutionnel de régulation démographique n’a été mis en place. N’existe-t-il pourtant aucune différence entre des « auteurs de métier » et les 6 % d’individus qui déclarent pratiquer l’écriture – hors journaux intimes – dans leurs loisirs, dans les enquêtes sur les Pratiques culturelles des Français (Donnat, 2009) ? S’il n’existe pas un critère unique, partagé par tous, de professionnalité, il existe sans doute un faisceau d’indices de professionnalité dont il convient d’évaluer le degré de détermination tant dans le ressenti des auteurs que dans les mécanismes de reconnaissance sociale et professionnelle.
14Bruno Freyne et Walter Pommerehne proposent, pour circonscrire les populations artistiques, une série de huit critères qu’ils invitent à adapter au secteur étudié et aux éléments de contexte : 1) le temps consacré au travail artistique ; 2) l’importance des revenus tirés d’activités artistiques ; 3) le fait d’être considéré comme artiste par le public ; 4) le fait d’être reconnu comme artiste par les autres artistes ; 5) la qualité du travail artistique produit ; 6) l’appartenance à un groupe ou à une association d’artistes professionnels ; 7) la qualification professionnelle marquée par des diplômes ; 8) la réponse personnelle de chaque individu à la question « suis-je artiste ? » (Frey et Pommerehne, 1993 : 201). L’enquête a révélé que peu de ces critères résistaient à la particularité de notre objet.
15La question de la formation professionnelle au métier d’auteur dramatique est longtemps restée taboue, tant persiste, dans la société française et les administrations culturelles, une conception du théâtre comme genre littéraire et une représentation romantique de l’acte d’écrire. Cette vision normative, qui fait peser le soupçon sur toute formation intensive de formater l’écriture, s’oppose constamment à une vision tout aussi normative, très présente dans le champ du spectacle vivant, selon laquelle la langue théâtrale s’apprend naturellement par l’apprentissage des règles et des possibilités de la scène via l’exercice du métier de comédien. Il n’est jamais sorti de ce débat un consensus sur la nature des qualifications requises pour exercer le métier d’auteur dramatique. Les cursus professionnels récemment apparus à l’ENSATT de Lyon et au Théâtre du Nord de Lille restent des voies d’insertion atypiques dans la carrière d’auteur. Il serait par ailleurs problématique de faire du niveau de revenus artistiques ou du volume de temps consacré à l’écriture des indicateurs de professionnalité. Si l’on observe la répartition des droits de représentation entre les auteurs, on constate de très fortes inégalités et une extrême concentration des droits en faveur d’un nombre réduit d’individus. Sur l’année 2008, le niveau annuel moyen de droits pour le spectacle vivant s’est élevé à 5 133 euros par auteur, et la médiane à 702 euros, ce qui signifie que la moitié des auteurs dramatiques bénéficiaires de droits ont reçu un montant annuel inférieur à 702 euros. La même année, seuls 5,9 % des auteurs bénéficiaires ont perçu un montant supérieur à 15 000 euros bruts (tableau I). Pour pouvoir composer avec la faiblesse et l’irrégularité de ce mode de rémunération, une grande majorité d’auteurs dramatiques occupent un « second métier ». La pluriactivité, dont l’on connaît l’importance chez les écrivains (Lahire, 2006 ; Dubois, 2006 : 367-371), est presque généralisée chez les auteurs de théâtre, qui mènent en même temps que leur carrière d’auteur une ou plusieurs activités dans le secteur artistique ou extra-artistique. Cela explique que l’Association pour la gestion de la sécurité sociale des auteurs (AGESSA), l’organisme en charge du régime social d’artiste-auteur pour les créateurs de l’écrit, qui impose un seuil minimal de revenus d’écriture pour pouvoir demander l’affiliation, ne recense que 124 auteurs dramatiques affiliés [1]. La grande majorité des auteurs dramatiques bénéficient, en effet, d’une couverture sociale au titre de leurs autres activités professionnelles. Dès lors, le choix de la socioéconomiste Michèle Vessillier-Ressi de définir les auteurs professionnels comme les auteurs affiliés à l’AGESSA paraît très inadapté à la particularité du champ étudié (Vessillier-Ressi, 1997 : 7-8, 18, 61), d’autant plus que l’affiliation au régime d’artiste-auteur n’est jamais utilisée par le milieu théâtral et les administrations culturelles comme critère de sélection pour allouer des opportunités de travail aux auteurs dramatiques, comme elle peut l’être dans le secteur des arts plastiques, où l’affiliation au régime d’artiste-auteur est souvent demandée aux plasticiens qui postulent à des commandes publiques ou à des ateliers d’artiste (Moulin, 1997 [1992] : 272). Dans le champ théâtral, qui reste, comme le champ littéraire, polarisé entre un pôle commercial et un pôle de recherche, la diversification des sources de revenus est perçue comme un gage d’indépendance par rapport aux logiques marchandes, logiques auxquelles les auteurs qui se consacrent à plein temps à l’écriture peuvent difficilement échapper (Lahire, 2006 : 131-143).
Répartition des auteurs dramatiques par tranche de droits perçus en 2008
Tranche de droits | Effectif | Part des auteurs |
---|---|---|
Plus de 200 000 € 50 000 € à 200 000 € 15 000 € à 50 000 € 5 000 € à 15 000 € 2 000 € à 5 000 € 1 000 € à 2 000 € 500 € à 1 000 € 0 € à 500 € | 10 75 197 449 688 648 688 2 057 | 0,2 % 1,6 % 4,1 % 9,3 % 4,3 % 13,5 % 14,3 % 42,7 % |
Total | 4 812 | 100,0 % |
Répartition des auteurs dramatiques par tranche de droits perçus en 2008
Champ individus : auteurs dramatiques bénéficiaires de droits en 2008 ; champ revenus : montant des droits d’auteur brut perçu au titre du spectacle vivant.16L’appartenance des auteurs à des structures collectives constitue un type de données tout aussi insatisfaisant pour juger de leur niveau de professionnalité. Il serait absurde de conditionner l’exercice du métier d’auteur à l’appartenance à une compagnie théâtrale, à un collectif d’artistes ou à une association d’auteurs, l’écriture pouvant se décliner avec toutes sortes de rapports contractuels avec les mondes du spectacle et de l’écriture créative. Quant à l’adhésion à la SACD, elle constitue une donnée à la fois trop large, puisqu’elle concerne le théâtre professionnel aussi bien que le théâtre amateur, et trop étroite, puisqu’elle n’est pas requise pour accéder à l’édition. La reconnaissance par le public est un critère déterminant pour analyser les carrières d’artistes évoluant dans les réseaux de théâtres commerciaux, mais un critère beaucoup plus problématique lorsqu’il est appliqué au secteur subventionné. En cas de mauvais remplissage des salles dans des théâtres publics, une culture héritée des avant-gardes fait essentiellement peser le soupçon d’incompétence, non pas sur les artistes, perçus comme en avance sur leur temps, mais sur le public, accusé de conformisme, ou sur les services de communication et de relations publiques des théâtres. Les auteurs de théâtre contemporain visent, pour leur grande majorité, le sous-champ de production restreinte, ce qui les protège en quelque sorte du jugement des profanes.
17Aucun critère suprême d’évaluation de la qualité d’un texte théâtral n’est venu se substituer aux préceptes de bon goût associés à la dramaturgie classique. Il règne, depuis les années 1950, une situation d’anomie esthétique en matière d’écriture théâtrale, du moins un grand morcellement des normes de jugement renforcé par la controverse jamais éteinte de la destination du texte de théâtre. L’identification dans ce travail d’une échelle de talent, quand bien même elle ne se fonderait que sur des habiletés techniques, comporterait nécessairement des a priori esthétiques arbitraires ou partisans.
18Dans ce contexte de relativisme esthétique, la réponse que chaque individu donne à la question « suis-je artiste ? » – et en l’occurrence ici à la question « suis-je auteur ? » – constitue non pas en soi un critère de professionnalité, mais un vecteur de professionnalisation si la réponse est positive. Les auteurs qui s’autoproclament « auteurs » en entreprenant de produire et de mettre en scène eux-mêmes leurs premiers textes accroissent de fait la visibilité de leur écriture et leurs chances de s’inscrire dans le paysage professionnel théâtral par rapport à des auteurs qui restent dans une position d’attente et de dépendance.
19Parmi les huit types d’indicateurs proposés par Freyne et Pommerehne, le seul qui ne soulève pas de problème majeur, si ce n’est qu’il faut l’étayer, est le « fait d’être reconnu comme artiste par les autres artistes ». Dans le cas des auteurs, la reconnaissance d’une professionnalité provient d’un groupe de pairs qui ne sont pas tant les auteurs eux-mêmes que les artistes et les experts du champ des dramaturgies contemporaines habilités à émettre des jugements et opérer des sélections entre les textes : metteurs en scène, comédiens, programmateurs, éditeurs, critiques, universitaires, etc.
20Nous refusons de prendre parti dans le débat qui agite le milieu artistique et éditorial quant à la destination principale du texte de théâtre et à la nature des acteurs les plus légitimes pour décider de qui sont les vrais ou les bons auteurs de théâtre. Conformément à ce refus, nous considérons la création d’un texte par un metteur en scène et des comédiens professionnels, mais aussi une publication à compte d’éditeur ou une sélection par un comité de lecture comme trois modes possibles de cooptation au sein du champ des écritures dramatiques contemporaines.
Trois instances concurrentes d’homologation des textes
21Trois grands types d’instances offrent la possibilité à des individus de socialiser leurs textes et d’obtenir une reconnaissance publique de leur qualité d’auteur : la production scénique, l’édition et les comités de lecture. La sélection d’un texte par l’une de ces instances équivaut à une homologation de l’activité créative de son auteur par le champ artistique, ce dont ne peut pas se prévaloir un individu « secrètement auteur » qui écrit des textes sans jamais les partager dans l’espace public et sans jamais les soumettre à l’appréciation de l’une de ces instances de légitimation. Les auteurs composent leur biographie officielle non pas à l’aide de leurs pièces demeurées dans des tiroirs, mais de ces trois types de marqueurs, utilisés par les membres du champ artistique, en contexte d’incertitude, pour estimer en quelques secondes la qualité de la production d’un auteur. La figure 1 modélise les différentes populations d’auteurs dramatiques dont le travail a été au moins une fois socialisé entre 2001 et 2010, c’est-à-dire montré sur scène, publié ou repéré par un comité de lecture. Il en ressort que le volume d’auteurs créés (9 000) – qui intègre ici les auteurs dont des textes ont été produits par des institutions subventionnées, des compagnies professionnelles, des théâtres privés ou des troupes amateurs – est beaucoup plus élevé que celui des auteurs édités (2 705) ou repérés par des comités de lecture (1 088). Les effectifs d’auteurs créés se réduisent nettement, cependant, si l’on circonscrit le calcul au seul périmètre des théâtres subventionnés (3 772).
Les trois périmètres d’auteurs dramatiques : les auteurs créés, édités et/ou sélectionnés par des comités de lecture (2001-2010)
Les trois périmètres d’auteurs dramatiques : les auteurs créés, édités et/ou sélectionnés par des comités de lecture (2001-2010)
22Une comparaison entre le répertoire des auteurs créés dans les théâtres subventionnés, édités et/ou sélectionnés par des comités de lecture montre un niveau de coïncidence modéré entre les trois périmètres (tableau II). Si 63 % des auteurs récompensés par des comités de lecture sur la décennie ont également été créés dans un théâtre subventionné et/ou édité, seuls 38 % des auteurs édités et 26 % des auteurs créés dans des théâtres subventionnés ont bénéficié d’un ou de deux autres modes de reconnaissance. Le cercle le plus autonome est celui des auteurs créés dans des théâtres subventionnés, puisque seuls 22 % de ces derniers ont fait l’objet d’une édition théâtrale et 13 % d’une sélection par un comité de lecture au cours de la même période. Cette autonomie relative entre les trois répertoires d’auteurs tient au fait que chacune des instances de socialisation des textes obéit à des critères d’évaluation spécifiques.
Taux de coïncidence entre les répertoires des auteurs créés dans les théâtres subventionnés, édités et/ou sélectionnés par des comités de lecture (2001-2010)
Effectifs | Auteurs édités (en %) | Auteurs créés dans le secteur subv. (en %) | Auteurs sélectionnés (en %) | Présence dans au moins 2 répertoires (en %) | |
---|---|---|---|---|---|
Auteurs édités | 2 705 | 100 | 31 | 20 | 38 |
Auteurs créés dans le secteur subventionné | 3 772 | 22 | 100 | 13 | 26 |
Auteurs sélectionnés | 1 088 | 51 | 45 | 100 | 63 |
Taux de coïncidence entre les répertoires des auteurs créés dans les théâtres subventionnés, édités et/ou sélectionnés par des comités de lecture (2001-2010)
Lecture : parmi les auteurs ayant eu un texte théâtral édité entre 2001 et 2010, 31 % ont eu, au cours de la même période, un texte créé dans un théâtre subventionné, 20 % un texte sélectionné par un comité de lecture et 38 % un texte créé dans un théâtre subventionné et/ou sélectionné par un comité de lecture.23Le choix d’un texte en vue de sa création scénique est généralement opéré par un metteur en scène. La sélection procède d’un arbitrage entre un faisceau de logiques censées contribuer à la réussite du projet. Le texte doit d’abord correspondre à la ligne artistique du metteur en scène. L’appréciation esthétique de ce dernier se fonde notamment sur le potentiel de théâtralité d’un texte, critère qui peut faire l’objet d’interprétations très subjectives, mais qui, dans tous les cas, se distingue nettement des qualités littéraires d’une écriture. Le choix d’un texte s’inscrit ensuite dans une stratégie économique globale (limiter les coûts, obtenir des subventions publiques) et dans une stratégie de mobilisation des ressources humaines (fédérer une équipe autour d’un projet artistique). Les réseaux interpersonnels ne sont pas non plus sans influence sur la sélection : les auteurs les mieux intégrés au milieu du spectacle vivant, ceux qui, par exemple, font partie intégrante d’une compagnie théâtrale ou qui exercent à côté de l’écriture le métier de comédien, ont des chances accrues de trouver des débouchés scéniques à leurs pièces. Enfin, beaucoup d’auteurs se chargent eux-mêmes de la mise en scène de leurs textes ; la sélection, dans ce cas, est déléguée aux programmateurs des lieux de diffusion et ne porte pas sur le texte indépendamment de son adaptation scénique. Ces facteurs pèsent différemment selon le secteur de production. Alors que la capacité d’une pièce à fédérer une équipe est décisive dans le choix opéré par une troupe amateur, dans la mesure où la physionomie du groupe d’acteurs est antérieure au choix du texte, le potentiel esthétique, expérientiel, politique ou philosophique d’une dramaturgie pèse beaucoup plus dans la décision des metteurs en scène des réseaux indépendants et subventionnés. Quant aux producteurs privés, qui se consacrent majoritairement à un répertoire de comédies pour le grand public, ils choisissent plutôt des textes à fort potentiel comique pouvant offrir de belles partitions à des têtes d’affiche.
24La publication de théâtre contemporain, qui est majoritairement l’œuvre de maisons d’édition indépendantes (Éditions Théâtrales, L’Arche, Théâtre Ouvert, Espace 34, Les Solitaires intempestifs, etc.), repose sur un arbitrage entre une logique artistique, plus ou moins littéraire, et une logique économique. Traditionnellement, l’édition théâtrale est plutôt liée à l’actualité scénique : les éditeurs choisissent, pour limiter le risque financier, de publier des œuvres diffusées dans des théâtres médiatiques. De plus en plus d’éditeurs affichent cependant la volonté de publier des textes porteurs d’une ambition littéraire en dehors de toute actualité scénique. Les livres de théâtre constituant des ouvrages à rotation lente, leur espoir est que certaines de leurs publications deviennent, pour leur caractère novateur, des « classiques » de la littérature dramatique contemporaine (Banos-Ruf, 2008 : 226). Ces mêmes éditeurs prennent toujours le soin d’insister sur le fait qu’ils espèrent que ces mêmes textes soient également reconnus par des metteurs en scène pour leur potentiel de théâtralité. La concordance de ce double objectif trouve son illustration dans le fait que les deux éditeurs spécialisés qui revendiquent sans doute le plus une exigence littéraire, L’Arche et les Éditions Théâtrales, sont également les deux seules maisons d’édition théâtrale qui possèdent une agence d’auteurs, dont l’une des vocations est précisément de favoriser l’appariement de leur répertoire à des metteurs en scène.
25Les comités de lecture, de leur côté, constituent un espace alternatif de socialisation des textes ainsi qu’une instance de légitimation particulièrement utile aux nouveaux auteurs pour obtenir une visibilité au sein du champ théâtral. Les comités de lecture se sont multipliés à partir des années 1990 afin de favoriser la circulation des textes dramatiques d’auteurs vivants auprès des professionnels de la scène et de promouvoir les écritures dramatiques contemporaines auprès d’un plus large public. Le Centre national du Théâtre en recense aujourd’hui plus de 50 sur le territoire français, parmi lesquels les comités de lecture du Théâtre du Rond-Point, de la Comédie-Française, du Théâtre de la Tête Noire, le jury d’attribution du Grand prix de littérature dramatique ou encore la commission Théâtre du Centre national du Livre. Le prestige dont font l’objet les comités de lecture s’explique par leur choix de ne juger les manuscrits que sur des critères esthétiques. L’envoi des textes par la poste et la lecture à l’aveugle sont censés empêcher toute influence de liens interpersonnels sur la procédure de sélection. Dans l’énonciation de leur ligne esthétique, les comités de lecture se montrent très opaques, ne serait-ce que parce qu’ils n’interdisent aucune forme théâtrale et qu’ils refusent d’apporter une réponse péremptoire à la question « les textes de théâtre doivent-ils nécessairement avoir une visée scénique ou peuvent-ils constituer des objets autonomes de lecture ? ». Dans les faits, beaucoup d’auteurs perçoivent les comités de lecture comme des espaces accueillant favorablement des démarches d’expérimentation littéraire, incitant à l’invention d’esthétiques originales et au détachement par rapport aux modèles dramaturgiques classiques.
26Le répertoire de chaque instance d’homologation des textes possède donc une autonomie relative par rapport au répertoire des deux autres instances, liée au fait que la production scénique, l’édition et les comités de lecture utilisent des critères de sélection différenciés. Chaque instance est elle-même composée d’acteurs appréciant les textes de manière originale. La multiplication, depuis les années 1980, des possibilités de voir ses textes créés [2], édités [3] et sélectionnés par des comités de lecture, a démultiplié l’espace des possibles pour les auteurs, à la fois en termes de pratiques d’écriture, de représentations et d’identités.
Une pluralité de pratiques d’écriture et de référentiels identitaires
27La catégorie d’« auteur dramatique » semble peu structurer les identités professionnelles. Il a été demandé aux 81 auteurs rencontrés ce qu’ils répondaient quand on leur posait la question de ce qu’ils faisaient dans la vie. Seuls 4 d’entre eux ont déclaré se présenter régulièrement comme « auteur dramatique ». Beaucoup trouvent cette expression prétentieuse ou désuète car très liée dans l’imaginaire collectif aux grands auteurs classiques. Le qualificatif de « dramatique » leur semble faire référence aux modèles dramaturgiques classiques et donc remettre en cause la transformation des écritures théâtrales contemporaines dans un sens plus narratif ou expérimental. Certains auteurs reprochent par ailleurs à la notion d’« auteur » d’avoir perdu son caractère évocateur pour le grand public à partir du moment où elle est devenue un terrain symbolique et juridique de luttes pour de nombreuses catégories de créateurs.
28La SACD joue un rôle ambigu dans la construction de l’identité collective des auteurs dramatiques. Si historiquement la société d’auteurs a été constituée à partir d’un noyau d’auteurs dramatiques, elle représente aujourd’hui une grande coalition de créateurs, incluant des scénaristes et réalisateurs pour la télévision, la radio et le cinéma, des compositeurs et des metteurs en scène. Sous l’effet du développement accéléré de l’audiovisuel et du spectacle vivant dans la seconde moitié du xxe siècle, les effectifs d’auteurs membres de la Société ont bondi de 1 900 à 59 000 entre l’année 1950 et aujourd’hui, et les auteurs de l’audiovisuel ont acquis un poids économique et démographique plus important que les auteurs du spectacle vivant au sein de la Société. L’adhésion à la SACD constitue un moment important dans la construction de l’identité d’auteur, mais l’institution contribue plus aujourd’hui à décloisonner les pôles disciplinaires et donc à diluer l’identité d’auteur dramatique qu’à susciter un véritable sentiment d’appartenance à une corporation de métier.
29La soumission d’une part importante des auteurs dramatiques à la force de gravitation du champ littéraire est révélée par des chiffres qui indiquent le caractère courant de la polyvalence littéraire. 9 % des 6 031 auteurs dramatiques identifiés sur la période 2001-2010 ont fait publier au cours de cette même décennie un recueil de poésie, et 27 % un ouvrage appartenant à un autre genre fictionnel que le théâtre (roman, nouvelle, conte, bande dessinée) [4]. La démarche littéraire et l’attention portée au livre comme objet de lecture se traduisent dans l’identité subjective de nombreux auteurs dramatiques, qui se perçoivent et se présentent comme des « écrivains » ou des « écrivains de théâtre ».
30Une proportion importante d’auteurs se situent dans le champ de gravitation du spectacle vivant beaucoup plus que dans celui du champ littéraire. L’élément le plus original qui distingue la population des auteurs dramatiques, par rapport à celle des écrivains, est la proportion très importante de praticiens de la scène. L’enquête de Pierre-Michel Menger sur la population des comédiens professionnels montrait déjà une affinité élective entre l’exercice du métier de comédien de théâtre et la pratique de l’écriture théâtrale au sens extensif (écriture d’œuvres originales, adaptation, traduction ; Menger, 1997 : 177). Nous avons également observé une proportion très élevée, parmi les auteurs, d’auteurs-metteurs en scène. Les individus qui exercent conjointement la fonction d’auteur et celle d’interprète ou de metteur en scène ou qui ont une autre pratique créative se présentent souvent comme artiste ou bien associent dans leur présentation le terme d’auteur à leurs autres activités : auteur-metteur en scène, auteur et comédien, auteur-metteur en scène-interprète, etc. Ils aiment beaucoup insister dans les entretiens sur leurs identités plurielles et leur disposition à la multiplicité (Heinich, 2008), un état d’esprit qui correspond bien aux valeurs très ancrées dans le milieu du spectacle vivant de la créativité tous azimuts et de la démultiplication de soi (Menger, 1997).
31L’intensité avec laquelle s’exerce la force de gravitation du champ du spectacle vivant sur les auteurs peut notamment se mesurer, dans leur pratique d’écriture, à leur niveau de prise en considération de comédiens réels. Beaucoup d’auteurs s’inspirent d’acteurs, qui appartiennent souvent à leur réseau relationnel, pour construire leurs personnages, concevoir des situations dramatiques et écrire des dialogues ou récits. Ils prennent alors en compte des données telles que leur aspect physique, leur caractère, leur présence d’acteur ou leurs propriétés d’élocution. Olivier Lejeune, auteur de comédies pour la scène privée, en témoigne :
Ma toute dernière pièce, je l’ai écrite exprès pour Lagaf’, il est fou de joie parce que la pièce fonctionne bien. Il m’a dit : on ne m’a jamais fait un cadeau aussi formidable. Ayant écrit à l’époque des sketches pour lui, sachant comment il parle, quel est son rythme, son énergie, j’ai concocté un personnage sur mesure, où il peut exprimer toute son énergie physique – parce que c’est très important la manière dont il parle avec son corps –, où il peut donner libre cours à sa folie et sa démesure. […] L’idéal, c’est de se faire une représentation physique, de visualiser les personnages, de voir quelle tête ils ont, s’ils sont corpulents, s’ils sont timides, s’ils ont des lunettes. Plus on donne du relief, mieux c’est.
33La prise en compte de la destination scénique peut également se manifester par un travail spécifique sur la langue pour que le texte devienne une partition appropriable par n’importe quel comédien. Jean-Paul Alègre, dont les textes sont joués par des compagnies professionnelles, mais aussi par de nombreuses troupes amateurs, explique privilégier la destination scénique lorsqu’il choisit par exemple de transformer des phrases qui risqueraient de poser des problèmes d’articulation à des comédiens non virtuoses :
Un jour, je lis une pièce à ma famille pour avoir une idée. Et dans une phrase, j’avais mis plusieurs « ch ». « Le cheminement du cheval »… Enfin c’était pas ça, mais un truc comme ça. Et donc ma femme me dit : « Ouais bon, là, le comédien, il va se planter un soir sur deux, avec les trois “ch” qui se suivent ». Et donc il y avait deux possibilités. Il y a la possibilité que certains de mes collègues te diront, qui disent : « Je suis l’artiste, je suis l’auteur, le comédien est au service de mon texte, il se démerdera. S’il se plante dans les “ch”, c’est que ce n’est pas un grand comédien. » Et il y a l’autre qui dit : « Ouais, OK, trois “ch” qui se suivent, c’est dangereux, je réécris ma phrase. » Moi, je suis dans la deuxième catégorie.
35Parmi les auteurs polyvalents du spectacle vivant, certaines catégories ne sont nullement traversées par les enjeux du champ littéraire et revendiquent avant tout leur qualité d’auteur pour percevoir une redevance. C’est le cas de beaucoup d’artistes qui écrivent et interprètent des formes solitaires, comme les conteurs et les humoristes, qui usent d’une marge d’improvisation telle, au cours de leurs spectacles, que leurs textes ne sont jamais définitivement fixés. C’est le cas d’artistes dont les créations relèvent d’un « théâtre visuel », « performanciel » ou « d’objets », dont les textes comportent une grande masse d’indications de mise en scène et ne sont pas conçus pour la lecture. Du fait de la nature même de leur travail, très lié à la scène ou à des interprètes donnés, ces artistes n’ont pas la possibilité de voir leurs textes publiés ou repérés par des comités de lecture ; leurs textes ne survivent pas à leurs spectacles. Ces artistes peuvent gagner beaucoup de crédit dans le champ du spectacle vivant en tant qu’interprète ou metteur en scène, mais n’acquièrent pas une reconnaissance spécifique de leur travail d’auteur.
36À l’inverse, une proportion importante d’auteurs revendiquent leur appartenance à la fois au champ littéraire et au champ du spectacle vivant. Cela se manifeste par leur souhait que leurs textes soient aussi bien édités que créés. Ils disent ne préférer aucune des deux destinations ou bien, comme Nathalie Papin, ils disent préférer l’édition, non pas parce qu’ils estiment le livre comme une destination plus noble que la scène, mais parce que l’édition offre à un texte la possibilité de circuler dans le temps et ainsi d’être créé à plusieurs reprises :
Cela m’intéresse autant qu’on lise mes pièces qu’on les voie jouées. Ce n’est pas du tout le même rapport, mais les deux m’intéressent. En fait, mon ambition d’écrivain, c’est d’être à la fois dans le théâtre et dans la littérature. J’aime autant les deux. [Si vous avez le choix entre qu’un texte soit édité ou créé, qu’est-ce que vous choisissez ?] Je préfère qu’il soit édité. À cause de la durée de vie. Parce que, s’il est édité, il a plus de chances d’être créé plusieurs fois. S’il est créé au départ, il a moins de chance de survivre.
38Pour la plupart de ces auteurs, l’œuvre théâtrale réussie est celle qui répond aussi bien à la destination scénique qu’à la destination éditoriale. Même lorsqu’ils écrivent une pièce sur commande qui les oblige à respecter des consignes thématiques ou formelles, ils font en sorte que leur texte ait une autonomie par rapport au spectacle. Leur souci est de produire un texte qui puisse aussi avoir des qualités comme objet de lecture, ce qui amène Koffi Kwahulé à se soucier de la typographie et de la présentation sur la page de ses textes :
Je prends de plus en plus la pièce de théâtre comme une œuvre littéraire à part entière qui est subordonnée à la scène, mais en même temps pourrait vivre sans. [Peut vivre sans parce que la lecture peut permettre la représentation intérieure ?] Comme on lit un roman ou une nouvelle. C’est-à-dire que ça doit se lire, mais ce n’est pas un roman, c’est un autre type d’écriture qui répond toujours aux codes du théâtre. D’où pour moi la nécessité d’écrire, de présenter autrement un texte de théâtre. C’est-à-dire que, quand je vois « André ou Juliette deux points », je n’ai plus envie de lire. Déjà, ça me tombe des mains. Je lis encore du théâtre de merde. Enfin, je pense que le théâtre peut s’écrire sans tout ce chichi.
40Certains auteurs revendiquent une autonomie littéraire malgré leur grande proximité avec le plateau. C’est le cas de Ronan Chéneau, qui est pleinement intégré dans une compagnie théâtrale et dont le processus d’écriture se fait en interaction constante avec un metteur en scène et des comédiens. Le texte qu’il publie ne coïncide cependant pas avec la partition du spectacle. Il intègre des fragments qui ont été suscités par la création scénique, sans y avoir été intégrés :
J’ai un parcours d’écriture et, de ce parcours d’écriture, j’ai des commandes, et dans ce que j’écris, j’extrais les matériaux qui vont pouvoir répondre aux envies, aux circonstances d’une commande. Mais ça veut dire que derrière, pour pouvoir faire ça, j’ai toujours ce chemin parallèle qui est mon parcours d’auteur qui construit une œuvre. Et c’est vrai que du coup quand je publie un livre, je fais un peu la synthèse de ces deux trajets. Quand il s’agit de la création théâtrale, je n’ai en gros aucun pouvoir, si ce n’est que je ne peux donner que des choses qui viennent de moi. […] Dans le livre que je publie, il y a le texte que j’ai adapté, que j’ai créé ad hoc, que j’ai écrit pour la représentation, mais il y a aussi toutes les scories de textes qui sont les restes de ce travail d’adaptation et qui aussi là dans cet ensemble représentent mon travail d’écriture.
Conclusion
42L’appréhension de l’activité d’auteur dramatique comme un groupe professionnel passe, non pas par une négation, mais par une mise à distance à des fins méthodologiques de la représentation romantique et désintéressée de l’écriture. Elle passe par une analyse des sources de données statistiques sur la démographie et les droits d’auteur, mises en perspective avec des entretiens menés auprès des auteurs eux-mêmes et auprès des différentes catégories de professionnels jouant un rôle dans l’organisation du marché des textes dramatiques. Autant l’observation de la répartition des droits d’auteur entre les dramaturges ayant une activité scénique a valeur de preuve pour affirmer que les revenus de l’écriture peuvent participer d’une logique professionnelle, autant cette même source nous incite à rejeter la validité du critère du revenu pour délimiter une population d’auteurs professionnels. L’idée que nous défendons est que le phénomène professionnel ne peut se comprendre chez les auteurs dramatiques que par l’étude des mécanismes de cooptation de la part des pairs et des experts du monde des écritures dramatiques contemporaines.
43Cet article pose également le problème de la double affiliation de l’activité d’auteur dramatique au champ littéraire et au champ de la production scénique, liée à l’ambiguïté de la destination du texte théâtral. Selon nous, le développement d’espaces d’homologation des textes ces dernières décennies, du fait de la croissance de l’activité spectaculaire, de l’émergence d’un secteur éditorial spécialisé et de la multiplication des comités de lecture, a accru l’espace des possibles pour les auteurs. Nous n’avons pas tant cherché à démontrer la cohérence de chacune de ces instances de légitimation qu’à mettre en évidence la pluralité de leurs critères et de leurs mécanismes de sélection. Cette pluralité rend possible une large gamme de nuances dans les pratiques d’écriture et les référentiels identitaires. Schématiquement, une partie des auteurs se perçoivent comme des écrivains de théâtre et ont l’ambition d’écrire à la fois pour la scène et pour le livre, quand d’autres se perçoivent avant tout comme des artistes du spectacle vivant et ne cherchent pas à ce que leurs textes aient une autonomie par rapport à la représentation.
44Les auteurs dramatiques offrent donc un terrain d’investigation privilégié pour appréhender un phénomène qui affecte de nombreux métiers artistiques et intellectuels : la concurrence entre plusieurs instances de reconnaissance et plusieurs modèles identitaires. Cette réflexion pourrait être menée de manière comparative sur d’autres populations d’auteurs et d’artistes-interprètes ayant la possibilité de travailler dans plusieurs secteurs et pour plusieurs types de destinations, par exemple les compositeurs, les scénaristes, les photographes, les comédiens ou les musiciens. Elle pourrait également être élargie à des segments de groupes professionnels se situant à l’intersection de plusieurs champs disciplinaires, comme les plasticiens polyvalents ou les universitaires transdisciplinaires.
Bibliographie
Références
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Mots-clés éditeurs : auteur dramatique, champ artistique, création, spectacle vivant, groupe professionnel
Date de mise en ligne : 02/07/2018.
https://doi.org/10.3917/tt.032.0157Notes
-
[1]
Chiffres agessa/deps 2012.
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[2]
Le développement de l’activité théâtrale et l’explosion du nombre d’artistes et d’entités de production professionnelles (Corsani et Lazzarato, 2009 ; Menger, 2011 ; Gouyon et Patureau, 2014) ont multiplié les possibilités pour les auteurs de voir leurs textes produits sur scène.
-
[3]
Le nombre de titres de théâtre publiés par an en France est passé d’une cinquantaine au début des années 1980 à environ 500 aujourd’hui. Source : base Électre.
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[4]
Source : bases Électre/Didascalies/EHESS.