Notes
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Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne.
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Les expressions figurant dans cet article entre guillemets et en italiques correspondent à des extraits de discours recueillis à travers nos entretiens.
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Nous renvoyons le lecteur vers un autre article où nous détaillons la mise en place du marché sous l’angle des exposants et des producteurs en particulier, ici représentants d’une « agriculture du milieu » aux fermes trop petites pour rester compétitives en circuit long mais trop grandes et pas assez diversifiées pour s’inscrire dans les formes militantes de circuit court (Chiffoleau et al., 2016).
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Pour plus de détails sur le système d’étiquetage, voir Chiffoleau et al., 2016.
1Les circuits courts alimentaires, limitant le nombre d’intermédiaires entre producteur et consommateur, restent souvent associés à des formes de consommation engagée (Dubuisson-Quellier, 2009). Les AMAP [1], systèmes d’échange solidaire créés en contestation au modèle agro-industriel (Amemiya, 2011), ont en effet largement contribué au renouveau de ces circuits en France au début des années 2000, générant, à travers leur forte médiatisation, une image militante des circuits courts en général. En France, ces circuits héritent pourtant d’une histoire longue, à travers la vente à la ferme et sur les marchés de plein vent en particulier (Maréchal, 2008). En 2009, ils ont même été définis officiellement par l’État français et dotés d’un plan visant à soutenir leur développement. Depuis cette date, surtout, le soutien politique est croissant, de la part des collectivités territoriales notamment. Toutefois, l’approvisionnement en circuit court de la restauration collective, scolaire en particulier, mobilise la plupart de ces acteurs publics et concentre souvent leurs attentes en termes de résultats, tandis que les autres types de circuits courts, pourtant de plus en plus nombreux, restent peu investis (Chiffoleau, 2017). L’un d’eux, pourtant, entre directement dans le champ de l’action publique : le marché de plein vent, largement présent en France (plus de 8 000 marchés recensés) et placé sous l’autorité des communes. Ainsi, la ville de Paris, par exemple, cherche depuis 2006 à donner une plus grande place aux producteurs sur les marchés, dans le but de rapprocher les populations du contenu de leur assiette (Bognon et Marty, 2015). Toutefois, si quelques travaux ont porté sur la contribution des marchés de plein vent au développement des territoires (Delfosse, 2011), l’influence de ces marchés sur l’alimentation reste un champ peu couvert.
2Dans cet article, nous proposons d’explorer le rôle que peuvent jouer aujourd’hui les marchés de plein vent dans la construction d’une consommation plus durable, à partir d’un cas original dont nous avons accompagné la création. Notre objectif est ainsi d’éclairer un dispositif d’action publique peu analysé jusqu’à présent du point de vue de ses effets sur les pratiques alimentaires. Il est, en même temps, de contribuer à l’analyse des impacts des circuits courts alimentaires sur des consommateurs différents de ceux qui fréquentent les AMAP, lesquelles réunissent surtout des personnes issues de la classe moyenne, au niveau d’éducation élevé, préoccupées par leur alimentation, leur santé et/ou les impacts du modèle agro-industriel (Lamine, 2008). Les marchés de plein vent captent en effet une clientèle plus diverse, utilisant les circuits courts depuis peu, a priori moins sensibilisée à l’alimentation durable et moins engagée dans des pratiques alternatives.
3Une enquête nationale réalisée en 2013 montrait en effet que près d’un Français sur deux avait déjà acheté en circuits courts et que, parmi les nouveaux consommateurs utilisant ces circuits depuis moins de cinq ans (représentant la moitié du total des acheteurs), les ouvriers et les employés choisissaient davantage les marchés de plein vent que leurs homologues utilisant les circuits courts depuis plus longtemps. À l’inverse, l’enquête montrait que ce lieu de consommation, pourtant très apprécié par les professions intermédiaires et les cadres achetant en circuit court depuis plus de cinq ans, était moins fréquenté par les nouveaux acheteurs issus de ces catégories socio-professionnelles. Pour conclure, en 2013, alors que la répartition par catégories socio-professionnelles des acheteurs en circuits courts tendait à se rapprocher de celle de la population française, le marché de plein vent émergeait comme un des lieux accueillant de nouveaux publics moins diplômés, davantage motivés par le goût et la fraîcheur que par l’environnement ou le soutien aux agriculteurs (Loisel et al., 2013).
4En nous intéressant à ce circuit court, qui a la particularité d’être un dispositif d’action publique, nous inscrivons notre analyse dans les travaux qui étudient le rôle de l’État et des collectivités au prisme du gouvernement des conduites économiques individuelles (Dubuisson-Quellier dir., 2016). Dans ces travaux interdisciplinaires, l’accent est mis sur certains leviers que mettent en œuvre les acteurs de l’action publique pour faire évoluer les pratiques sociales vers plus de durabilité : la diffusion de normes sociales à l’échelle locale ou nationale, au travers de campagnes d’information notamment, mais aussi l’utilisation d’instruments de régulation, tels que la fiscalité, les subventions, les nudges, les labels, les chartes, qui visent à modifier l’environnement économique, matériel et social des consommateurs (Martin et Gaspard, 2016). En matière de pratiques alimentaires, les normes sociales les plus souvent édictées par l’action publique sont celles de la nutrition en lien avec la santé, largement diffusées à travers les messages du Plan national nutrition santé (PNNS), tandis que les normes environnementales sont plus diffuses. Dans tous les cas, même si elle se heurte à la dimension socio-culturelle de l’alimentation, très marquée en France à travers l’importance donnée au goût en particulier (Fournier, 2014), la diffusion de ces normes sociales est analysée comme un des principaux leviers de changement des pratiques alimentaires. Toutefois, les sociologues montrent que cette diffusion s’avère plus efficace à certains moments de vie et lorsqu’elle emprunte des canaux relationnels (Dubuisson- Quellier et Gojard, 2014).
5L’analyse des changements de pratiques alimentaires, vers une consommation plus durable en particulier, s’avère ainsi particulièrement féconde lorsqu’elle porte aussi le regard sur les trajectoires des personnes et sur leur entourage relationnel, en tant que facteurs à même d’influencer la réception des normes de consommation portées par l’action publique (Dubuisson-Quellier et Gojard, 2014 ; Barrey et al., 2016). Le départ du foyer familial, la mise en couple, l’arrivée ou le départ d’un enfant, ou bien encore le passage à la retraite sont ainsi repérés comme des moments de rupture dans la trajectoire de vie particulièrement propices à la réception de nouvelles normes de consommation en matière de santé ou d’environnement (Dubuisson-Quellier et Gojard, 2014). Dans le même temps, les travaux qui portent sur les trajectoires des consommateurs alternatifs identifient que certains membres de l’entourage (conjoint, ami proche…) peuvent jouer un rôle prégnant dans l’entrée du consommateur dans des formes de consommations plus durables, en diffusant des normes ou bien des informations les amenant à y être plus sensibles (Lamine, 2008 ; Dubuisson-Quellier et Gojard, 2014 ; Barrey et al., 2016).
6Ainsi, même si l’accent est mis au départ sur le rôle de l’action publique dans le changement des pratiques alimentaires à travers la diffusion de normes, nous comprenons, à travers ces travaux, comment l’influence de ces normes dépend aussi des relations sociales entourant les pratiques des personnes. Dans ces travaux, toutefois, les relations sociales sont analysées seulement au prisme de leur apparition ou activation au cours d’une trajectoire individuelle, elles sont rarement décrites et l’on connaît peu de choses sur les ressources et les contraintes qu’elles véhiculent, ou bien encore sur les processus sociaux qu’elles suscitent ou qu’elles supportent. À travers l’exemple d’un marché de plein vent original, fortement investi par une municipalité, nous voulons montrer en quoi l’analyse des relations au sein et autour du marché permet déjà de mieux comprendre les différences entre les personnes qui le fréquentent en matière de prise en compte des normes de consommation qu’il véhicule. Dans la perspective de la sociologie économique, l’analyse des relations dans lesquelles sont insérées les personnes aide en effet plus largement à comprendre, à révéler des processus généraux de la vie sociale qui interviennent dans l’évolution des comportements, tels que l’apprentissage ou le contrôle social (Lazega, 2014), sans nier l’influence des variables sociodémographiques classiquement prises en compte en sociologie. Ici, nous voulons aussi montrer comment cette approche par les relations nous amène à faire le pont avec d’autres processus mis en avant dans le changement de pratiques sociales, tels que l’affiliation à un groupe social ou l’étayage identitaire, analysés dans la littérature sur l’engagement (Vermeersch, 2004).
7Notre analyse repose sur des entretiens approfondis réalisés entre 2013 et 2015 auprès de 35 clients du marché de Grabels, situé en périphérie de Montpellier. Nous avons cherché à enquêter des consommateurs aux profils sociodémographiques variés, pour lesquels le marché a constitué le premier lieu significatif d’achat en circuit court, et qui ne formaient pas, a priori, avant de fréquenter le marché, des consommateurs engagés activement et publiquement dans une consommation alternative. Nous avons complété ces entretiens, réalisés en général dans leur foyer et dès que possible, dans leur cuisine, par des enquêtes auprès de leur entourage ainsi que par de nombreuses observations des comportements et des échanges les jours de marché, rejoignant par-là l’approche anthropologique du marché forain de Carpentras proposé par de La Pradelle (1996). Après une brève présentation du marché et de son originalité, nous montrons comment l’analyse des interactions et des relations entre ses participants nous amène à distinguer quatre groupes de consommateurs présentant chacun le même type de relations avec les autres et le même type d’évolution de leurs pratiques alimentaires. En nous focalisant sur les consommateurs les plus en transition vers de nouvelles pratiques, nous montrons ensuite en quoi ce système d’interactions et de relations contribue à recomposer le rapport des personnes aux produits qu’elles consomment et à ceux qui les produisent et/ou vendent. Enfin, nous explorons une hypothèse en particulier, à savoir que ces relations et le rapport à l’alimentation qu’elles recomposent se comprennent plus largement dans une perspective de construction identitaire.
Un marché pas comme les autres
8Dans le cas considéré ici, la collectivité territoriale s’est saisie de l’outil marché plein vent pour faire passer de nouvelles normes, en matière de vivre ensemble comme de consommation. Le marché a été créé fin 2008, par la nouvelle équipe municipale de Grabels, commune de 7 000 habitants située en première couronne de Montpellier. L’équipe souhaitait, à travers ce marché, « renforcer le lien social » [2], offrir un lieu de rencontre aux habitants de cette ville, devenue cité-dortoir, mais aussi leur permettre d’accéder plus facilement à des produits frais et diversifiés, « respectant la saison et la nature, et qui rémunèrent décemment les femmes et les hommes qui les produisent ». Réticente à l’idée d’un marché bio, « trop élitiste », ou d’un marché de producteurs, « à l’offre trop irrégulière », la municipalité a fait appel à notre équipe et accepté ce qui lui est apparu comme un compromis : un marché accueillant producteurs, artisans et commerçants privilégiant les circuits courts. Toutefois, pour veiller à la satisfaction des habitants, le maire a confié la gestion du marché à un comité représentant la collectivité, les exposants et les consommateurs, chargé de gérer la composition du marché en veillant à la fois au respect du principe du circuit court et à l’accessibilité des produits. Initié avec 20 exposants « intermédiaires », en termes de qualité comme de prix [3], le marché s’est progressivement étoffé et a rapidement trouvé sa clientèle, pour atteindre 400 clients réguliers en 2013, représentant environ 1 500 consommateurs et un panier moyen hebdomadaire de 35 euros. De plus, en 2010, en réponse à la méfiance de certains consommateurs quant à l’origine des produits et pour soutenir les exposants « jouant le jeu [du circuit court] », le marché a été complété par un système d’étiquetage permettant de différencier, à l’aide d’un code couleur, d’une part, les produits en circuit court (0 ou 1 intermédiaire), locaux (150 km maximum de Grabels) et respectant les critères de durabilité définis par le comité (produits de saison, issus d’une agriculture raisonnée…) [4], d’autre part, les produits issus de filières plus longues, d’une origine plus éloignée et/ou ne respectant pas les critères de durabilité.
9Le marché, espace marchand, s’est donc développé en tant que dispositif d’action publique normatif, de par l’offre proposée, issue majoritairement de circuits courts, puis à travers le choix de signaler les produits locaux et durables, même si celui-ci a d’abord été motivé par la volonté de répondre aux préoccupations de certains clients. Pour l’élu en charge du marché, en effet :
« On cherche pas à changer les mentalités, chacun fait ce qu’il veut. Mais si le consommateur sait qu’il est représenté, qu’on l’écoute, et si l’offre est au rendez-vous, alors, déjà, en tant qu’élus, on aura fait notre boulot et il n’y a pas de raison que les habitants de Grabels ne suivent pas. »
11Ainsi, l’élu a choisi, pour participer au comité, des consommateurs « représentant tout le monde », c’est-à-dire issus de la classe moyenne et, surtout, « habitués aux supermarchés ».
Nouvelles relations sociales et nouvelles pratiques
12L’observation régulière des comportements et des échanges sur le marché, depuis sa création, en nous postant dans les files d’attente notamment, a permis de mettre en évidence une diversité de relations entre les participants au marché, à l’image du marché forain de Carpentras (La Pradelle, 1996). Les entretiens auprès de différents consommateurs « non engagés », fréquentant le marché depuis moins de cinq ans, ainsi que de personnes de leur entourage (famille, amis) ont toutefois aidé à mieux comprendre la nature de ces relations, à resituer celles-ci dans leur trajectoire, mais aussi à saisir le lien entre ces relations et leurs pratiques alimentaires. Ainsi, la nature des interlocuteurs et les contenus des échanges sont apparus varier selon les consommateurs, selon leur type de pratiques alimentaires et leur évolution récente ou en cours au contact du marché. Ceci nous a amenés à distinguer quatre groupes au sein de notre échantillon.
13Pour un premier groupe de personnes (7/35), les relations sur le marché relèvent avant tout de discussions avec les producteurs et, quand elles ont commencé à fréquenter le marché en particulier, concernaient surtout les modes de production, qu’elles voulaient mieux connaître. Sensibilisées à la qualité de l’alimentation, préoccupées par leur santé mais aussi, pour la plupart, par l’environnement, ces personnes avaient déjà mis en œuvre, avant de fréquenter le marché de Grabels, un certain nombre de pratiques alimentaires « alternatives » : elles consommaient surtout des produits de saison, achetaient déjà un peu en circuit court, privilégiaient les fruits et légumes biologiques, s’intéressaient à la provenance des produits et cuisinaient régulièrement. Toutes sont issues de familles qui faisaient attention à la qualité des produits et s’approvisionnaient sur les marchés en produits frais. Au contact des producteurs, à l’image de Luc, elles ont appris qu’« on peut faire du bon travail sans être en bio » et avec eux, continuent à « discuter du métier », un métier dont elles comprennent aussi de mieux en mieux les contraintes, techniques comme économiques.
« Avant, j’allais de temps en temps au marché mais là où on habitait, les produits valaient pas mieux qu’au supermarché. J’allais aussi souvent au magasin bio, mais c’est difficile d’y trouver des produits d’ici et puis c’est horriblement cher […]. Je discute pas mal avec les producteurs qui sont le marché. Je le faisais pas avant, c’était pas pareil. […] J’ai compris qu’on peut faire du bon travail sans être en bio. […] Le bio, il faut beaucoup de surface pour que ce soit rentable. Quand je vois, déjà, tous les efforts qu’ils font, tout ça pour gagner presque rien à la fin du mois ! Je me dis que c’est mieux d’acheter local que bio, bien sûr à condition de connaître. »
15Il leur arrive d’ailleurs, lorsque d’autres consommateurs abordent le sujet ou leur posent des questions, d’expliquer comment les producteurs travaillent. Ils déclarent toutefois ne pas chercher à le faire délibérément. Pour un second groupe de personnes (9/35), les échanges avec les producteurs ont surtout porté et portent encore, quelques années après qu’elles ont commencé à fréquenter le marché, sur la qualité et l’origine des produits. Chez certains, ces échanges s’appuient sur l’étiquetage, qui donne de l’assurance pour poser des questions :
« D’abord, je regarde les étiquettes car je m’y connais un peu mais je préfère être sûre. Et j’aime bien confirmer que ça vient bien de chez eux. “Alors, ça y est, ce sont vos fraises ?”, je leur demande. Aussi parce que ça les valorise. »
17Dans le cadre des files d’attente, elles écoutent également avec intérêt ce qui s’échange autour des modes de production et des difficultés, techniques ou économiques, auxquelles sont confrontés les producteurs, mais, sur ces sujets, elles ne se sentent pas compétentes ou bien n’osent pas d’elles-mêmes en parler. Elles aussi viennent de familles sensibilisées à la qualité et avaient déjà eu envie d’acheter en circuits courts, « pour le goût et la fraîcheur », pour leur santé ou bien encore « pour soutenir les agriculteurs », mais n’avaient pas pu le mettre en pratique, comme en témoigne Sonia :
« Ça fait longtemps que j’y pense, acheter directement au producteur. Mes parents faisaient déjà le marché. C’est sûr, c’est bien meilleur. Et puis c’est bien de faire vivre les gens du coin […]. Mais c’était bien trop compliqué. Il fallait courir ici, courir là. Là, j’ai tout sous la main et je sais d’où ça vient. Maintenant, j’achète tout au marché ou presque. »
19Un troisième groupe de personnes (12/35) se limite à demander des recettes aux producteurs, en s’appuyant sur les produits peu courants, tels que la chayotte par exemple, qui est chaque année l’objet de nombreuses discussions sur le marché. Surtout, elles écoutent avec beaucoup d’intérêt tout ce qui s’échange entre les producteurs et les consommateurs des premier et deuxième groupes, parmi lesquels elles ont de bonnes connaissances, voire des amis, et avec lesquels elles discutent souvent en fin de marché ou dans les files d’attente. Même si, comme les autres interviewés, elles ont entendu parler de la qualité des produits ou de l’écologie dans les médias, dans la quasi-totalité des cas, à la différence des deux premiers groupes, elles ne sont pas issues de familles où l’on faisait attention à ces sujets. Le marché a provoqué chez elles, comme le reconnaît Françoise dont nous reparlerons plus loin, une « révélation », en leur permettant de comprendre « tout ce qu’il y a derrière les produits » (Françoise, 47 ans, secrétaire de direction). Ces apprentissages, aussi parce qu’ils ont lieu dans le cadre d’un marché permettant facilement de consommer autrement, ont eu un impact souvent radical sur leurs pratiques alimentaires, à travers l’adoption de plusieurs pratiques alternatives à la fois : achat quasi exclusif de produits de saison au marché, attention à l’origine des produits, non seulement au marché mais aussi au supermarché, diminution, voire suppression de l’achat de produits frais en supermarché, pratique plus fréquente de la cuisine.
« On va au marché depuis qu’ils l’ont installé, c’était pratique […]. Maintenant, regardez voir notre frigo ! C’est le jour et la nuit ! On n’achète plus rien au supermarché, sauf la lessive, et tout ça. […] On travaille beaucoup, avec ma femme, mais depuis qu’il y a le marché, on s’est mis à la cuisine. Bon, toute simple, mais qu’est-ce que ça change ! »
21De plus, d’après nos observations, ces consommateurs non seulement relaient ce qu’ils apprennent auprès d’autres consommateurs moins avertis, de leurs amis et de leur famille mais vont aussi jusqu’à les conseiller de changer leur façon de consommer.
22Enfin, pour un quatrième groupe de personnes (7/35), « le marché c’est sympa pour discuter » avec d’autres consommateurs mais les discussions portent rarement sur les produits ou sur les producteurs et elles ne s’engagent pas davantage, ni dans des échanges avec les exposants, ni dans la modification de leurs pratiques, en dehors d’un achat plus important qu’avant de produits de saison, locaux et durables. Elles non plus ne viennent pas de familles qui avaient l’habitude de s’interroger autour de l’alimentation ou de la relation entre agriculture et environnement.
23L’observation des relations entre les participants du marché, approfondie par entretiens et croisée avec le recueil des pratiques alimentaires avant et depuis la fréquentation du marché, nous a ainsi permis d’identifier quatre groupes de consommateurs : chaque groupe est assez semblable, en termes d’interlocuteurs privilégiés et de contenu des relations ; il montre aussi une même dynamique au niveau de leurs pratiques alimentaires, avec, dans le cas du groupe 2 et surtout du groupe 3, un changement important au contact du marché, à travers l’adoption de plusieurs pratiques allant dans le sens d’une alimentation plus durable. Par contre, ces quatre groupes sont apparus assez divers en termes d’âge, de profession et de revenu à l’échelle du ménage, même si l’échantillon est surtout composé de femmes, vivant en couple, qui représentent plus largement le profil encore le plus courant des acheteurs de produits alimentaires (Mathé et Hebel, 2013). Si le marché se comprend au départ comme un dispositif normatif, de par les choix associés, nous montrons alors que les nouvelles interactions qu’il favorise, entre producteurs et consommateurs, mais aussi entre consommateurs, renforcent l’incorporation de nouvelles normes de consommation par les consommateurs qui le fréquentent. Ces résultats rejoignent les analyses sociologiques citées précédemment, qui montrent en quoi la réception des normes, en matière d’alimentation, se construit aussi sous l’influence de l’entourage relationnel (Barrey et al., 2016). Toutefois, ici, c’est moins l’entourage familial qui joue que celui que crée le marché, à force d’interactions répétées chaque semaine, créant de nouvelles relations d’apprentissage, de conseil et d’influence, dans un cadre qui permet de changer facilement ses pratiques pour être cohérent avec ce qui est appris ou conseillé. De plus, à la différence des résultats sur les circuits militants tels que les AMAP (Dubuisson-Quellier, 2011), nos observations, confirmées lors des entretiens, montrent que la transmission des pratiques durables ne s’exerce pas tant depuis les consommateurs les plus engagés – dont s’approche le groupe 1 – que par ceux pour lesquels la fréquentation du marché a provoqué le plus de changements, à savoir ceux du troisième groupe. Nous y reviendrons plus loin.
Un nouveau rapport aux produits et à la consommation
24Nous ciblons ici l’analyse sur les consommateurs des groupes 2 et 3, pour lesquels les changements de pratiques alimentaires ont été les plus importants depuis qu’ils fréquentent le marché, de façon à explorer la construction, chez ces nouveaux consommateurs alternatifs, d’un nouveau rapport aux produits et à la consommation : une construction reposant sur des dispositions mais aussi des valeurs, qui émergent ou se renforcent à travers les relations construites dans le cadre du marché notamment ; une construction qui entraîne des renoncements, des compromis et des ajustements, dans les formes de consommation alternative comme « conventionnelle ».
25Pour tous ces consommateurs, tout d’abord, la saisonnalité des produits est devenue ou redevenue une norme qui guide l’acte d’achat. Un produit acheté sur le marché, mais aussi en supermarché, est aujourd’hui un produit identifié comme soit « de saison », soit « hors saison », ce qui n’était pas le cas auparavant :
« Quand j’achetais au supermarché, acheter des tomates en hiver, c’était tout ce qu’il y a de plus normal. Depuis que je vais au marché, je me rends compte que ce n’est pas très naturel. […] Maintenant, j’attends que ce soit la saison et j’achète plus aucune tomate au supermarché ! »
27De plus, en respectant la saison, les consommateurs ont découvert ou redécouvert le goût : pour Sylvie, habituée enfant à manger des « haricots verts vivants », que sa mère achetait sur les marchés, « retrouver les fraises au printemps, c’est un vrai bonheur, donc je n’ai plus du tout envie de manger des fraises hors saison parce que ça me gâcherait le bonheur de les redécouvrir au mois d’avril. » (Sylvie, assistante médicale, 47 ans, groupe 2).
29Le goût, d’ailleurs, compense la redondance des produits dans une même saison. Toutefois, se limiter à acheter de saison est parfois difficile à vivre, alors on s’ajuste : « J’ai tenu jusqu’au mois de mars sans tomate ! Après, mon envie de tomate a repris le dessus ! » (Lucie, 20 ans, étudiante, groupe 3), si bien que certains achètent quand même un peu de produits hors saison au supermarché. Ils le pratiquent « beaucoup moins qu’avant » toutefois, ce que confirment leurs familles, parfois à regret : « À la maison [n’acheter que de saison], ça fait l’objet de conflits ! » (Sylvie).
30Ensuite, le produit est lié à son producteur, contribuant à induire des effets de solidarité et de confiance. Sur le marché, le produit est celui « de quelqu’un », en plus d’être « du coin » ou « un peu moins du coin ». L’étiquetage spécifique mis en place sur le marché permet en effet aux consommateurs de repérer les produits à l’origine plus éloignée, signalés différemment de ceux en circuit court et locaux. Si la plupart des consommateurs des groupes 2 et 3 veillent à ne pas en acheter, certains s’arrangent :
« J’achète le moins possible de produits étiquetés en violet [produits à l’origine plus éloignée]. Bon, j’en achète un peu de temps en temps quand même, de toute façon, c’est juste qu’ils sont un peu moins du coin que les autres. »
32Par contre, les produits étiquetés comme étant en circuits courts sont devenus ou redevenus le produit de quelqu’un, dont on est solidaire, d’abord par une régularité sans faille : « Quand il pleut, ils ont fait l’effort d’être là et ils te disent, on manquera jamais un seul marché, alors en tant que client, tu te dois aussi d’être là. » (Denis). Les exposants confirment d’ailleurs réaliser les jours de pluie au moins 90 % du chiffre d’affaires d’un jour de marché « normal ».
33La solidarité se mesure aussi à travers le compromis que ces nouveaux consommateurs alternatifs soutiennent : « ils sont obligés de traiter un peu, sinon ils n’ont pas la rentabilité » (Gilles, 36 ans, animateur culturel en recherche d’emploi, groupe 3). Avoir les producteurs en face d’eux les rassure quant aux modes de production, néanmoins, d’autant que ces derniers leur donnent des recettes : « c’est donc qu’ils mangent leurs propres produits et ne vont pas s’empoisonner ! » (Gilles). Les consommateurs se rassurent aussi à travers l’observation de légumes tordus ou de limaces dans les salades, qui « confirment », selon ce que leur ont dit des consommateurs du groupe 1, que « ce n’est pas trop traité ». Certains, même, font leur propre analyse :
« Moi, je fais même un raccourci dans ma tête. Je me dis, comme c’est plus local qu’ailleurs, ils ont pas à anticiper toutes ces chaînes de transport, du coup, ils mettent moins de pesticides. »
35Toutefois, la solidarité et la confiance ont leurs conditions : « je suis contente de faire vivre le local mais en retour, on espère que la qualité sera là ! » (Sonia, groupe 2), en l’occurrence, le goût. Plus précisément, ce qui est attendu, c’est un « bon rapport qualité [goût]-prix » : alors que la plupart ont d’abord pensé que le marché (de Grabels), ce serait « trop cher pour eux », désormais, le prix n’est pas évacué de leur acte d’achat mais n’est plus considéré seul, notamment parce que beaucoup le mettent également en rapport avec le fait que maintenant, d’une part, ils achètent « les yeux fermés », d’autre part ils jettent moins voire même ne jettent plus, parce que « j’ai remarqué que ça se conserve beaucoup mieux » (Émilie, groupe 3). Sur certains produits, toutefois, le prix ne passe pas : les haricots verts, par exemple, « trois à quatre fois plus cher qu’au supermarché ! » (Émilie). Même si des consommateurs du groupe 1 leur ont rapporté que ceux du marché sont ramassés à la main et pas à la machine, pour la plupart de ces consommateurs en transition, de telles différences de prix, « on a beau dire, ça reste pas normal ! ». Pour autant, très peu en achètent en supermarché, préférant finalement en acheter moins ou en acheter des congelés, tout en admettant que « ce n’est pas comparable » (Sylvie, groupe 2), si bien qu’en ce cas, d’ailleurs, ils ne se posent pas de questions sur leur provenance ou leur mode de production.
36Pour l’ensemble des consommateurs interrogés, avec une incidence beaucoup plus forte pour le groupe 3 comme l’illustrait Pierre cité plus haut, la fréquentation du marché et les discussions associées les ont amenés, en contrepoint, à modifier leurs pratiques par rapport au supermarché, sur lequel ils déclarent avoir mieux compris ou bien découvert beaucoup de choses :
« Le supermarché, pour les produits frais, c’est terminé […]. Non seulement les produits sont pas bons et on sait pas ce qu’il y a dessus mais en plus, au prix où ils paient les producteurs ! […] Je savais pas tout ça avant de venir au marché. Maintenant, je me vois pas faire autrement. »
38Ceux qui y achètent quand même quelques légumes et fruits pour compléter, notamment « lorsque toute la famille débarque l’été », font néanmoins attention aux provenances et essaient de toujours « acheter français », ce que, concernant le groupe 3 surtout, ils ne faisaient pas avant de fréquenter le marché. De plus, certains, comme Françoise, compensent le temps passé au marché en achetant les produits basiques au drive, plutôt qu’au supermarché. Aller au marché prend en effet du temps : « Je mets 20 minutes pour faire mes courses mais je reste une heure, une heure trente, on discute, tout le monde fait ça ! » (Sylvie, groupe 2). La convivialité, appréciée par la plupart, est toutefois difficile à gérer pour certains : « Je ne peux pas faire des courses si j’y vais, y a trop de gens que je vois, que je connais, qui me posent des questions, ça me… donc j’y vais très tôt. » (Émilie, groupe 3), quitte à retourner plus tard pour discuter, quand on a le temps. S’ajuster, en allant tôt au marché, reste préféré toutefois, pour ceux-là, à retourner au supermarché pour les produits frais.
39La nouvelle situation d’achat et de consommation, liée à la fréquentation du marché de Grabels, appelle donc parfois à s’ajuster pour faire face à certaines situations jugées difficiles, illustrant la stratégie de « coping » mise en avant dans d’autres travaux sur les consommateurs de produits locaux (Bingen et al., 2011). L’analyse des relations nouées sur et autour du marché et de leurs effets nous amène toutefois à comprendre ces ajustements non seulement dans le cadre d’une consommation alternative qui émerge ou resterait « intermittente » (Lamine, 2008) mais aussi dans la perspective de constructions identitaires.
Vers de nouvelles identités
« Quand je cuisine et qu’il y a du monde, de pouvoir leur dire “c’est des produits du marché, c’est que des produits frais, en agriculture raisonnée, locale”, moi, je trouve ça super. »
41À l’image de Julie, la plupart des consommateurs devenus alternatifs au contact du marché de Grabels ont d’abord envie de partager ce qu’ils ont découvert, sur les produits comme sur ce qu’il y a derrière, et par-là, même s’ils n’en maîtrisent pas tous les enjeux, de construire une identité valorisante, au sein du marché comme au sein des cercles où ils vivent : leur famille, leur commune, leurs cercles de loisirs… Pour Julie comme pour d’autres, la fréquentation du marché, en permettant de développer des relations sociales qui les valorisent, vient étayer leur identité. Le marché, en tant qu’instance identitaire, émergeait déjà de l’analyse de Carpentras, à travers le cas des résidents secondaires cherchant, en fréquentant le marché, à s’identifier au lieu (La Pradelle, 1996). À Grabels, ce processus identitaire contribue en retour à renforcer la fréquentation du marché, laquelle devient aussi une affiliation choisie à un collectif porteur de normes, devenu surtout porteur de sens. Chacun, au moins en tant que client fidèle, s’en sent acteur, ce qui encourage l’adoption des normes de consommation qu’il véhicule mais aussi donne à certains l’envie d’en parler, de les transmettre à d’autres.
« Il y a de plus en plus d’émissions qui parlent des circuits courts et tout ça. À chaque fois, j’ai envie de prendre mon téléphone pour leur dire, venez voir, venez voir ce qu’on a fait, nous, à Grabels ! » (Sylvie, groupe 2) « C’est une sacrée histoire, ce marché ! Un marché où on sait à qui on achète ! Où on peut dire ce qu’on pense ! […] Moi, je le raconte au boulot car c’est aussi un peu mon histoire ! »
43À travers deux portraits de consommatrices, classées respectivement dans les groupes 2 et 3, nous proposons de mieux saisir comment et en quoi la fréquentation du marché, au-delà de l’achat des produits qui y sont proposés, à travers les relations qu’il permet de nouer ou les contenus des liens qu’il recompose, vient étayer l’identité des personnes.
44Isabelle est aujourd’hui à la retraite. Auparavant conseillère d’entreprises, elle a eu l’occasion de travailler pour de grosses entreprises agricoles et agroalimentaires de la région, commercialisant en circuits longs. Elle connaît donc bien les difficultés financières que connaissent certaines, confrontées aux prix bas des grossistes. Pour autant, elle ne s’est jamais approvisionnée en circuit court, parce que « c’était trop compliqué » et qu’elle n’avait pas réalisé que les circuits courts pouvaient constituer une des réponses possibles face aux difficultés rencontrées en circuits longs. Avec l’arrivée du marché à Grabels, d’abord, elle est heureuse de « retrouver les goûts de son enfance ». Elle a en effet grandi à la campagne et ses parents avaient un potager. Le marché, toutefois, ce n’est plus seulement pour le goût, comme lorsqu’elle était enfant ; elle a compris qu’à travers ses achats, elle soutient les producteurs. Enfin, pour elle, acheter au marché est également le moyen de « participer » à la vie de la commune, après de longues années où elle ne « rentrait à Grabels que tard le soir ». Au point qu’il n’est pas question pour elle de manquer le marché un samedi matin, d’autant que, « ça se verrait, mes voisins pourraient croire que je me moque de ce qui se fait dans la commune ». Elle veille ainsi, chaque samedi, à échanger quelques mots avec l’élu en charge du marché et si possible avec le maire, pour bien montrer qu’elle les soutient. De plus, souligne-t-elle, « je n’y vais pas en jogging », alors que ce n’était pas gênant pour elle de porter cette tenue au supermarché où, auparavant, elle allait souvent. Bien sûr, elle achète les produits signalés en circuit court, en s’appuyant sur les étiquettes (voir plus haut), parce qu’« ils sont bien meilleurs et soutiennent les producteurs », mais aussi, rappelle-t-elle aussitôt, « pour soutenir l’équipe de la mairie qui se donne tout ce mal ». Elle se retrouve alors parfois avec des légumes qu’elle n’a pas le temps ou bien l’envie de cuisiner. Ainsi, admet-elle, « ça m’arrive d’en jeter un peu… mais beaucoup moins qu’avant ! », lorsqu’elle allait au supermarché seulement et achetait beaucoup de plats préparés. Françoise, de son côté, est secrétaire de direction dans une société de transports. Mère de deux enfants avec un mari ayant une assez bonne situation, elle a toujours « tout consacré à sa famille et à son travail », ne comptant pas ses heures. Ayant grandi en ville, avec des parents faisant leurs courses au supermarché, pour elle aussi, avant le marché, « les courses, c’était le soir en courant ou le week-end, au supermarché, […] sans réfléchir à ce que j’achetais. […] Maintenant que les enfants ont un peu grandi », Françoise est d’abord allée au marché « pour sortir de son train-train ». Au contact d’autres consommateurs, avec la mise en place des étiquettes et en écoutant les producteurs, elle « en apprend tous les jours » et a « tout changé » dans sa façon de consommer :
« Même sur la viande ! Nous, on était de sacrés viandards, j’achetais des barquettes, tu sais, 2-3 kilos, en promo, au supermarché. S’il y avait quelque chose que je pensais pas qui pourrait changer ! […] Maintenant, on en mange moins, on préfère se régaler avec la bonne viande du marché. »
46Il est important pour elle de transmettre ce qu’elle fait et sait, si bien qu’« à midi, je n’ai pas encore commencé mon marché ! ». Le temps qu’elle passe au marché ne concurrence pas le lien familial, au contraire, il le renforce : sa famille la « félicite », elle apprécie les « plats qui ont plus de goût » qu’elle leur cuisine désormais avec les produits du marché, avec l’aide des « recettes simples » qu’elle a demandées aux producteurs. Françoise, de plus, « aime bien raconter à ses copines du cours de couture que drive plus marché, ça va très bien ensemble », quand elle parle avec elles « du temps qui manque dans la semaine, de trucs comme ça… de la vie, quoi ! C’est vrai qu’on est toutes là, à voir comment on peut faire… ». Elle cherche plus largement à convaincre ses parents, sa sœur, ses copines du cours de couture, ses voisins qu’il faut acheter au marché ou au moins, qu’au supermarché, il faire attention d’où ça vient et si c’est de saison. Elle aussi se dit « fière » de ce qui a été fait à Grabels, ce qui lui fait dire : « maintenant oui, maintenant on dit : “où c’est Montpellier ? – À côté de Grabels” ».
47Chez Isabelle, l’achat au marché, de produits étiquetés en circuits courts en particulier, et les relations qu’elle y développe sont à la fois une façon de s’affilier à un groupe social, la commune où elle habite, mais aussi à un collectif informel de soutien à l’équipe municipale. Cette affiliation renforce son identité de citoyenne, au sens d’acteur politique mais aussi en tant que membre à part entière de sa cité. Elle induit dans le même temps une forme de contrôle social sur ses pratiques, si bien qu’elle va au marché et veille à y acheter les produits en circuits courts même si elle sait ou sent qu’elle n’aura pas le temps ou l’envie de cuisiner. En ce sens, le paradoxe qui pourrait être mis en avant chez elle (achat de produits locaux et durables puis gaspillage) correspond au contraire à une pratique cohérente sous l’angle de l’identité de citoyenne qu’elle se construit. Chez Françoise, pour laquelle l’apprentissage, appuyé sur l’étiquetage, est au cœur d’un changement radical de pratiques, transmettre, prescrire l’achat au marché est plutôt une façon de se forger une identité valorisante auprès de sa famille et de ses amis. Ce processus de construction identitaire dans le cercle des proches (Bidart, 2012) renforce son envie de montrer l’exemple, dans les autres cercles qu’elle fréquente (loisirs, voisinage) et même au-delà, en se déclarant « fière » de ce qui se fait à Grabels. À la différence d’autres résultats sur les consommateurs alternatifs, la volonté de Françoise n’est toutefois pas d’être un « leader d’opinion », au sens où il s’agirait, pour elle, de chercher à influencer les membres de ses groupes d’appartenance pour les associer à une lutte bien identifiée au départ (Ozcaglar-Toulouse, 2005). Ce résultat rejoint davantage l’analyse de S. Vermeersch sur l’engagement associatif bénévole : s’il ne constitue pas en tant que tel une association, le marché de Grabels devient, dans le contexte d’une société d’individus (Martucelli et de Singly, 2009), un lieu d’engagement qui permet de concilier individualisation et participation sociale, mais aussi plaisir et éthique (Vermeersch, 2004).
48Ces deux portraits, s’ils permettent de relier les pratiques et les liens activés sur le marché et autour de lui, avec un processus identitaire, ne suffisent pas pour comprendre pourquoi certaines personnes, dans le contexte du marché, s’engagent dans ce processus. Plus largement, l’analyse des trajectoires de vie, au-delà des quelques éléments pris en compte ici, est désormais essentielle pour mieux saisir ce qui d’une part, motive l’établissement de certaines relations plutôt que d’autres dans le cadre du marché, ce qui d’autre part, explique pourquoi une personne donnée, dans ce contexte, est sensible à l’un et/ou l’autre des mécanismes de changement que concentre le marché, à savoir l’apprentissage, le contrôle social et la construction identitaire.
Conclusion
49Les acteurs de l’action publique sont aujourd’hui à la recherche de nouveaux leviers pour encourager la transition des systèmes alimentaires et modifier les pratiques sociales vers plus de durabilité (Martin et Gaspard, 2016). Dans cet article, nous montrons le rôle que peuvent jouer les marchés de plein vent, dispositifs d’action publique peu considérés à cette fin jusqu’à présent. Notre analyse fait en effet émerger le marché de plein vent comme un espace privilégié d’interactions et de relations contribuant à la diffusion et à l’appropriation de nouvelles pratiques et normes de consommation allant dans le sens d’une alimentation plus durable.
50D’un côté, les relations entre producteurs et consommateurs permettent des apprentissages sur les produits et « ce qu’il y a derrière », dans le cas du marché mais aussi, en contrepoint, du supermarché. De l’autre, les relations entre consommateurs deviennent aussi supports d’apprentissages, sources de conseil, vecteurs d’influence et même de contrôle social, qui motivent ou renforcent le changement de pratiques. Ceci est d’autant plus marqué qu’à la différence d’une AMAP ou d’un système de vente par Internet, sur le marché de plein vent, dans une ville de taille moyenne en particulier, les clients côtoient d’autres clients qui sont aussi des voisins. Le marché de plein vent est donc bien davantage qu’un jeu répété entre offreurs et clients, il s’inscrit dans un système d’interactions et de relations qui dépasse son cadre et construit à la fois des ressources et des contraintes pour l’action.
51Notre recherche reste toutefois exploratoire et l’analyse doit être enrichie. Tout d’abord, nous développons peu le rôle de l’étiquetage sur les pratiques. Ce dispositif renvoie en effet à une littérature abondante, en économie, sur les effets des marques et labels en tant qu’instruments de régulation des comportements (Martin et Gaspard, 2016), mais aussi en sociologie et en sciences de gestion, autour de la notion d’« équipement » de la décision des consommateurs (Cochoy, 1999). De plus, si nous revenons à l’histoire du marché, nous devons rappeler que l’étiquetage a constitué un élément déterminant pour rétablir la confiance des consommateurs doutant de l’origine des produits et surtout éviter que la méfiance ne se propage à d’autres consommateurs et déstabilise le marché en général. Sans cette confiance rétablie, le développement de relations d’apprentissage entre producteurs et consommateurs aurait été plus difficile. Ensuite, à partir du marché considéré ici, nous mettons finalement en avant plusieurs mécanismes favorables au changement de comportements des consommateurs non engagés avant de fréquenter le marché. Toutefois, comme nous l’avons évoqué précédemment, nous n’avons pas encore les moyens de comprendre pourquoi ces mécanismes jouent chez certaines personnes et pas chez d’autres, ce qui appelle à approfondir leurs trajectoires. Enfin, les circuits courts alimentaires se diversifient, tant en termes de normes ou de valeurs qu’au niveau des interlocuteurs et des modalités d’interactions qu’ils impliquent, de par l’usage croissant du numérique mais aussi à travers leur inscription dans des politiques alimentaires territoriales plus ou moins participatives (Mundler et Rouchier, 2016). L’enjeu est alors de comparer différentes situations d’interactions, pour à la fois poursuivre l’analyse du rôle des relations sociales dans la vie économique et mieux comprendre en quoi et à quelles conditions les circuits courts alimentaires peuvent constituer des leviers pour le développement d’une consommation plus durable.
Bibliographie
Références
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Mots-clés éditeurs : normes sociales, relations sociales, circuit court alimentaire, consommation durable, changement de pratiques
Date de mise en ligne : 08/01/2018.
https://doi.org/10.3917/tt.031.0157Notes
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[1]
Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne.
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[2]
Les expressions figurant dans cet article entre guillemets et en italiques correspondent à des extraits de discours recueillis à travers nos entretiens.
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[3]
Nous renvoyons le lecteur vers un autre article où nous détaillons la mise en place du marché sous l’angle des exposants et des producteurs en particulier, ici représentants d’une « agriculture du milieu » aux fermes trop petites pour rester compétitives en circuit long mais trop grandes et pas assez diversifiées pour s’inscrire dans les formes militantes de circuit court (Chiffoleau et al., 2016).
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[4]
Pour plus de détails sur le système d’étiquetage, voir Chiffoleau et al., 2016.