Notes
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[1]
Déclinaison inspirée du concept de « façonnage organisationnel du militantisme » (Sawicki et Siméant, 2009).
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[2]
En 2012, en Bretagne, les femmes représentent 32 % des actives agricoles et 27 % d’entre elles sont chefs d’exploitation et/ou co-exploitantes. Sous ce statut, 56 % travaillent dans un GAEC ou une EARL, le restant est installé en individuel.
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[3]
Formation « J’argumente pour me faire comprendre et rester à l’écoute des autres », le 18/06/14.
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[4]
Compte rendu de la soirée du 15/11/ 10. Archives internes de la FDCIVAM.
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[5]
Membre de AAF, le 20/03/13.
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[6]
Tous les noms propres des enquêtées sont anonymisés. Pour des questions de protection de vie privée, il arrive également que certaines données ne soient pas précisément référencées (noms des groupes, date de collecte, caractéristiques biographiques trop reconnaissables).
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[7]
Membre du « Groupe femmes » FDCIVAM, le 19/10/12.
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[8]
Membre du « Groupe femmes » FDCIVAM, le 02/07/14.
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[9]
Entretien réalisé le 04/04/13.
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[10]
Rapport d’activité de la fédération des GEDA, 1996-1997. Archives internes de la FDGEDA.
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[11]
Entretien réalisé le 21/09/13.
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[12]
Réunion du GEDA, le 26/03/13.
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[13]
Scène d’observation anonymisée.
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[14]
Entretien réalisé le 03/12/13.
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[15]
Labellisation reprise à la compagnie. Cette méthode se rapproche du théâtre-forum institutionnel, davantage conçue comme outil d’animation collectif que comme outil militant.
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[16]
Soirée théâtre AAF, le 02/12/15.
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[17]
Journée départementale AAF, le 10/03/15.
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[18]
Journée départementale AAF, 18/09/12.
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[19]
Réunion AAF, le 05/03/15.
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[20]
Membre de AAF, le 09/04/13.
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[21]
Entretien réalisé le 12/06/13.
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[22]
Compte-rendu de la soirée du 04/04/11. Archives de la FDCIVAM.
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[23]
Soirée-projection du documentaire « Je, Tu, Elles… Femmes en Agriculture », FDCIVAM, le 19/03/15.
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[24]
Ce statut à rabais en termes de protection sociale est en très nette diminution et est adopté à 90 % par les femmes aujourd’hui en Bretagne.
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[25]
Réception du Préfet par AAF, le 27/07/15.
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[26]
Discussion informelle, le 15/10/12.
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[27]
Journée départementale AAF, le 15/10/15.
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[28]
Objet du mail envoyé aux membres de AAF, le 19/11/15.
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[29]
Compte rendu de la soirée du 29/11/10. Archives de la FDCIVAM.
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[30]
Compte rendu de la soirée du 14/04/11. Archives internes de la FDCIVAM.
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[31]
Membre du « Groupe femmes » FDCIVAM, le 16/04/14.
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[32]
Réunion AAF, le 12/06/14.
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[33]
Annonce de la formation « Travailler en couple », mail interne FDCIVAM, le 06/01/14.
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[34]
Journée départementale AAF, le 15/10/13.
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[35]
Formation « Travailler en couple », FDCIVAM, le 18/02/14.
1Héritiers des stratégies d’encadrement de la Jeunesse Agricole Catholique (JAC) qui initie, en 1933, une branche féminine, les groupements professionnels d’agricultrices, déclinés sous la forme de commissions syndicales ou de groupe de vulgarisation et de développement, se multiplient et s’institutionnalisent dans les années 1960. Progressivement, ces espaces de sociabilité féminine deviennent des tribunes de revendication d’un statut professionnel pour les agricultrices et des lieux où se construit l’autonomie des exploitantes, notamment par la formation (Lagrave, 1987). Redynamisés au tournant 2000 sous l’effet des politiques d’égalité professionnelle et plus tard des réformes institutionnelles en matière de parité, ces groupes se révèlent aujourd’hui vivaces, en particulier en Bretagne, ancrage territorial de cette étude. Pour autant qu’elles réclament des espaces leur étant réservés, nécessaires à leur intégration professionnelle, les agricultrices ne souscrivent pas pleinement à la devise du mouvement féministe autonome d’un choix délibéré d’auto-organisation politique entre femmes. La reconduction au sein de ces groupes d’un modèle de professionnalisation marqué du sceau de la division des compétences entre hommes et femmes les positionne davantage du côté de la « mouvance traditionnelle » de l’espace de la cause des femmes, porteuse d’une vision conservatrice des rôles sexués (Bereni, 2015). À l’image des travaux ayant éclairé la division du travail militant entre époux dans les mouvements ouvriers (Loiseau, 1996), partis politiques de gauche (Fayolles, 2005), de droite (Haegel, 2009) et associations catholiques (Rétif, 2013), l’étude de l’engagement au sein de la profession agricole révèle des processus de partitions similaires, ventilant les deux sexes dans des groupes séparés. Ce constat nous amène à plaider l’existence d’un « façonnage conjugal de l’engagement agricole » [1]. Qu’il s’agisse de la cooptation affinitaire à la base de la constitution des groupes ou des routines d’encadrement professionnel qui commandent la distribution des engagements, ces processus recoupent très étroitement les cercles conjugaux. En outre, dans ce secteur en particulier, le partage conjugal de l’activité professionnelle surenchérit l’étau de la « domination rapprochée », la reportant du foyer (Memmi, 2008) vers la sphère du travail. Dupliquée dans les instances de la profession, cette porosité brouille les frontières des groupes féminins, situés à la frontière entre espace d’intégration agricole et groupe de parole.
2Dans le cadre de cet article, trois collectifs d’agricultrices retiennent notre attention car ils poursuivent cette fonction manifeste de free spaces (Evans et Boyte, 1986), où les exploitantes se sentent autorisées à partager leurs vécus intimes. Leur comparaison nous intéresse en ce que leur degré d’institutionnalisation, la sociographie de leur membre et leur inscription dans l’espace de la représentation agricole diffèrent. S’agissant de leur fonctionnement, ces trois groupes sont encadrés par des salariées affectées à ces postes par les organisations agricoles qui les abritent et sollicitent ponctuellement les prestations d’intervenants extérieurs spécialisés (sophrologues, coachs en développement personnel, consultants en RH…). La première entité, le Groupe d’Étude et de Développement Agricole (GEDA) féminin appelé « La campagne en ville », est un groupe local constitué sur la base de sociabilités professionnelles. Héritier contemporain de la vulgarisation agricole, ce groupe, formé depuis les années 1980, se régénère au gré de l’arrivée de nouvelles installées sur le canton et existe dans sa composition actuelle depuis 2000. Les onze agricultrices qui y participent sont des filles d’agriculteurs ou d’indépendants, écartées de la reprise familiale, qui reviennent à la profession par le mariage, afin d’assurer la reproduction du statut du mari-successeur. Créé en 2005 sous l’impulsion d’un volontarisme institutionnel de promotion de l’égalité professionnelle, le réseau « Agriculture au féminin » (AAF), constitué initialement sur une base régionale, se décline rapidement sous la forme de groupes départementaux associés aux chambres d’agriculture bretonnes. Le profil des agricultrices composant le réseau se recrute plus massivement dans la catégorie des « repreneuses » (Bessière, 2010), socialisées au métier depuis leur prime enfance, pleinement investies dans une posture de co-exploitante technicienne ; certaines, à la trajectoire sociale plus baroque, sont dotées d’une formation scolaire généraliste et d’expériences salariales préalables. Comme leurs collègues du GEDA, ces agricultrices recherchent dans leur participation à un groupe féminin le partage de savoir-faire professionnels et, à sa différence, échangent leurs expériences en tant que responsables agricoles. Témoin d’une « anomalie » organisationnelle, compte tenu de la disparition depuis le milieu des années 1980 de structures féminines séparées au sein de la gauche paysanne bretonne, l’enrôlement d’agricultrices au sein du « groupe femme » de la Fédération Départementale des Centres d’Initiatives pour Valoriser l’Agriculture et le Milieu Rural (FDCIVAM) repose sur l’existence d’un réseau d’interconnaissances autour de l’agriculture biologique. L’élément déclencheur à l’émergence de ce groupe de parole est la demande de médiation d’une agricultrice en difficulté dans son couple auprès de Liliane Lefeuvre, salariée de la FDCIVAM et elle-même ancienne agricultrice. Contrairement aux deux autres formations, l’existence du groupe, impulsée par une demande circonstanciée, s’épuise après un an et demi de fonctionnement (2010-2012).
3À regarder de plus près la composition sociographique des groupes étudiés, elle est relativement conforme aux évolutions statutaires de la population agricole féminine en Bretagne [2]. Les agricultrices du GEDA et de AAF exploitent majoritairement en élevages laitiers, qui sont ceux qui résistent le mieux à l’effondrement de la main-d’œuvre familiale. Le groupe de la FDCIVAM réunit quant à lui deux cohortes générationnelles, les plus anciennes, filles et épouses d’agriculteurs, héritières d’une politisation ancrée à gauche, et les plus jeunes, moins issues de l’agriculture, situées dans les fractions éduquées des classes moyennes voire supérieures, pour lesquelles le projet d’installation agricole répond à la recherche de modes de vie alternatifs (Samak, 2014).
4L’examen de la teneur des échanges au sein de ces groupes est le produit d’une triple méthode d’enquête : une observation ethnographique menée pendant quatre ans, permettant d’entrevoir leurs activités formelles et publiques (réunions, journées de sensibilisation, formations, conférences de presse, rencontres avec les partenaires publics) mais également informelles et récréatives (sorties conviviales, déjeuners, covoiturage), elle-même adossée à l’étude de leur documentation professionnelle (publication dans la presse agricole, dépouillement d’archives lorsqu’elles existent) et à la réalisation de 58 entretiens avec les exploitantes qui y sont engagées. À partir de ce matériau, le questionnement principal de cet article repose sur un paradoxe observé dans les groupes étudiés qui procèdent, de manière simultanée, à une critique et une naturalisation des inégalités conjugales.
5Plus particulièrement, l’ambivalence de ces cadrages nous invite à nous intéresser aux conditions de coexistence d’opérations de politisation et de dépolitisation au sein de ces espaces féminins. Notre hypothèse consiste à considérer que la conflictualisation des rapports conjugaux est contrainte par la superposition de la structure économique de l’exploitation agricole à la charpente affective du couple. Elle est également enrayée par l’alignement des discours professionnels sur la complémentarité des sexes et désamorcée par la circulation de schèmes d’interprétation psychologisants. Aussi, la déconstruction des rapports sociaux de sexe jugés inégalitaires ne réfute pas totalement l’existence de rôles différenciés au sein du couple et n’engage pas d’émancipation qui contesterait ce socle, parallèlement site d’inscription identitaire pour ces femmes.
6Afin d’éclairer la manière dont les modalités d’engagement des agricultrices s’imbriquent à cette « cécité conjugale », nous montrerons que la contestation des inégalités entre époux sert de tremplin à une affirmation de soi (I), dont l’évocation est pourtant le plus souvent retenue au profit d’une formulation harmonieuse du projet de couple (II).
Dévoilement, contestation et publicisation des inégalités dans les couples agricoles
7Approchant la concrétisation de « l’utopie féministe » (Charpenel, 2016), les groupes d’agricultrices procèdent à la politisation du vécu conjugal par un cheminement en trois étapes. À l’expression d’une parole subjective permettant la collectivisation d’expériences vécues isolément, s’ajoutent l’émergence d’une « conscience de genre » dénonçant les injustices subies en qualité de conjointe, et l’exportation de la cause des agricultrices dans les arènes agricoles.
Subjectivité et effusion émotionnelle : une catharsis aux contours collectifs
8La prise de parole à la première personne est l’une des principales consignes qui guide les activités des groupes féminins. Nombre de formules, dont les formations « Savoir où j’en suis pour dire où je vais », mais aussi l’omniprésence du recours au témoignage personnel, participent de ce dévoilement subjectif. Afin de rendre opérant ce retour sur soi, les règles de fonctionnement posées au début de chaque formation officialisent un contrat de confiance bienveillant scellé entre les participantes : « Ça va de soi, comme d’habitude, pas de jugement, respect de ce que chacun est. Et puis surtout la confidentialité, c’est que qui permet à l’intérieur d’être libre, de ne pas être dans l’autocensure » [3]. Ces exemples confirment l’adoption par les groupes féminins d’un fonctionnement empathique et horizontal dont certaines auteures soutiennent qu’il se conforme à une prise de distance volontaire vis-à-vis d’un mode d’organisation andocentré (Acker, 1990 ; Taylor et Rupp, 1993). Plus encore, la libération de la parole individuelle repose sur une culture émotionnelle, donnant la part belle à l’expression des ressentis et au relâchement des émotions, tels que repérés dans les groupes de self-help dédiés à la dépression post-partum (Taylor, 1996). Avant que ne démarrent les réunions de AAF, un « tour météo » s’engage et consiste en une prise de température de l’état d’esprit et du moral des agricultrices présentes. Même exercice pour le groupe de la FDCIVAM qui inaugure ses soirées de questions introspectives : « Dans quelles dispositions j’aborde la soirée ? », « Quelles sont mes énergies positives et négatives » [4]. Le recours à ces techniques débouche fréquemment sur le démêlement de nœuds douloureux et les souvenirs de camarades qui « craquent » sont ainsi légion dans les entretiens : « Dans beaucoup de formations, les femmes se sont livrées et y’a eu plusieurs à pleurer. C’était quand même des temps précieux, des émotions, tous les thèmes, on sent que ça remue » [5]. En particulier, travailler avec son époux expose au coût d’une éventuelle mésentente entre partenaires. C’est pourquoi ces confessions portent le plus souvent sur les relations conjugales insatisfaisantes. Jeanne, agricultrice de 36 ans, trouve dans le confinement prévenant des réunions entre pairs le moyen de se confier sur les pesanteurs de son quotidien. Ses journées ponctuées de dénigrements et d’emportements excessifs de la part de son compagnon la fragilisent dans son exercice agricole encore novice, débuté deux ans auparavant, après avoir rejoint son concubin sur son exploitation. De même, les appels à l’aide répétés de Diane, qu’elle livre au compte-goutte à chaque retrouvaille – « Je ne me sens pas reconnue, pas écoutée », « Je suis une “bouche- trou” », « À la cuisine c’est pareil, faut toujours se justifier si le couvert n’est pas mis sur la table », « Il faut toujours te justifier de ta sortie », « Je suis la 5e roue du carrosse ? » « Je suis quoi moi ? » –, trouvent finalement l’écho nécessaire au dévoilement des violences conjugales dont elle est victime. S’y suspend également la honte à confesser la lassitude de son quotidien affectif (Clair, 2011) ; ennui conjugal que Patricia Lambert nous dépeint par des traits d’humour, ironisant sur l’apathie sexuelle de son couple : « Y’a pas de chéri chez nous ! », « Même pas au lit, c’est chaud » [6]. Condition d’entrée dans l’engagement, l’amitié joue également un rôle central dans la verbalisation d’expériences intimes. Cette camaraderie militante se déploie d’ailleurs en dehors des moments formels de réunion, ce dont nous informe Héloïse : « On s’est revues entre-temps, on a fait une balade un soir avec un pique-nique… » [7] Au sein du GEDA particulièrement, un compagnonnage loyal s’est construit entre les participantes, qu’attestent des rituels tels que la nomination d’une proche collègue comme marraine à la naissance d’un enfant.
9En proposant une sortie intermittente des contraintes conjugales, les groupes féminins fonctionnent comme une échappatoire, ce que corrobore l’usage de champs lexicaux relatifs à la décompression (« ma bouffée d’oxygène ») et à l’évasion (« s’échapper », « se vider la tête ») par les concernées. Il est dès lors peu surprenant que la fréquentation de ces groupes soit comparée à des séances de psychothérapie : « Tout le monde a besoin de vider son sac à un moment donné. Soit on va chez le psy, soit on se retrouve entre femmes ! » [8] Afin de préserver la légèreté de cet entre-soi sécurisant et cathartique, les sujets de conversion politiques et syndicaux, perçus comme sources de division au sein des groupes, sont délibérément écartés. Au-delà du soulagement momentané que constitue cette soupape, le temps que les agricultrices s’accordent est perçu comme la conquête d’une portion de territoire affranchi des contraintes du quotidien. Patricia est d’ailleurs fière d’arborer la victoire de cette parenthèse personnelle : « Ah bah moi c’est noté sur le calendrier ! [la date de la réunion] Ah bah faut rien qu’il me demande ce jour-là, je suis pas là ! Je suis pas là ! Sinon je l’envoie promener [son mari] » [9]. En outre, cette invitation organisationnelle au retour sur soi rejoint « l’autorisation faite à soi-même d’exister en tant que sujet autonome » (Achin et Naudier, 2013) et jette les bases d’un affranchissement individuel dont témoignent les slogans véhiculés lors des sessions de formation précitées : « Nous devons être, exister à part entière, il faut bousculer les idées-reçues, vivre, pourvoir dire “je suis” » [10]. La circulation de confidences sur l’intime a également cette potentialité de désingulariser les expériences et de déresponsabiliser les agricultrices de leur mal-être. La prise de conscience que ses propres soucis cessent d’être individuels figure avec une relative systématicité dans les propos des enquêtées, à l’instar de ceux Denise Bellanger, aujourd’hui divorcée : « Je sais pas, je me sentais moins seule avec mes problèmes, parce que je me disais “Merde est-ce que ça vient de moi ?” J’étais pas toute seule dans… Je me sentais peut-être moins coupable » [11]. La collectivisation de vécus opère donc une montée en généralité et façonne une « conscience de genre » dont nous allons à présent explorer les contours.
L’érosion collective de la domination maritale
10Les groupements féminins agricoles, à l’instar de leurs homologues artisans étudiés par Zarca, servent « d’exutoire à la révolte contre l’autorité maritale » (1993 : 97). Les opérations de politisation discursive qui s’y déroulent contribuent à « éroder progressivement la puissance hégémonique du mari » (Achin et Naudier, 2009). Tout d’abord, la critique des relations conjugales emprunte le registre d’une dénaturalisation des rapports sociaux de sexe. La description d’interactions sur des convenances du quotidien, a priori banales, illustre la manière dont la comparaison de conditions de vie introduit la dimension révocable des inégalités domestiques. Lors d’une réunion GEDA, Géraldine Beucher se désole de nettoyer tous les jours les gouttes d’urine laissées sur la cuvette des toilettes par les garçons de son foyer. Réaction immédiate d’Isabelle Bouvier, à l’inverse soulagée de ne pas rencontrer ce problème, puisque son mari et par mimétisme ses deux fils, ont pour habitude de s’asseoir pour uriner. Si Géraldine concède qu’une telle exigence l’exonérerait de cette besogne répétitive, il lui semble en revanche inconcevable de l’imposer chez elle, anticipant la réaction outragée de ses proches. L’exploitante attribue également la faible réceptivité de cette consigne au privilège masculin qu’est l’insouciance domestique : « De toute façon, qu’est-ce qu’ils en ont à faire ? C’est Conchita qui essuie après ! » De ces échanges résultent un double retournement de causalité : il n’est ni systématique que les hommes salissent les toilettes, ni évident que ce soit Géraldine qui ait la charge de les laver. Outre l’assentiment collectif d’une situation inconvenante, résulte de ces échanges la reconnaissance d’injustices d’ordre structurel. En effet, Mélanie Travers renvoie cet état de fait aux inégalités domestiques encore criantes dans la société : « Même si on pense que les choses bougent, les courses sont encore à 80 % faites par les femmes. » Et de poursuivre en soulignant que cette répartition est plus souvent imposée que consentie, résultant d’obligations sociales : « Et je ne suis pas certaine que c’est toujours conforme aux choix des personnes » [12]. Simultanément donc, se forge par la discussion une « conscience de genre » telle que définie par Varikas (1991).
11Dans une profession où les enjeux matrimoniaux scellent le contrat productif, il apparait très clairement aux agricultrices que les inégalités les plus criantes sont économiques et statutaires, ces deux aspects se cumulant généralement. Lorsque Diane dévoile les violences qu’elle subit et menace de quitter le domicile conjugal « sans rien, avec juste [son] vélo et une valise », ses collègues l’en dissuadent fortement, arguant de sa légitimité économique : « Attends ! Tu as travaillé pendant 25 ans, cet argent est le tien ! C’est ton droit de le réclamer ! Tu vas pas lui laisser ça, c’est à toi. » [13] Si la publicité des violences bouleverse l’assemblée pour partie réfugiée dans le silence et les larmes, c’est ici la dimension socio-économique de la catégorie femme qui est particulièrement évocatrice.
12Enfin, la référence à un « nous » se définit de manière relationnelle à un « eux », désignant les responsables de la dite injustice. Ainsi, Josiane Le Penvec est parvenue à surmonter sa culpabilité à l’égard de sa prise de mandat agricole, quand ses collègues l’ont aidée à décrypter les réactions machistes de son mari :
« Et je sais que, par exemple, bon Gérard, qu’a toujours eu beaucoup d’engagements, quand moi j’ai commencé à prendre des responsabilités, je crois qu’il l’a pas bien vécu parce que, pour le coup, j’étais plus la “femme de” ! Et ça, c’est les filles en fait qui me l’ont dit, mais c’est vrai que, du coup, j’avais pas pris conscience de ça et c’est les filles qui m’ont fait la réflexion. Et je pense que, oui, quelque part, ça, ça le gène. En fait, je deviens quelqu’un qui est capable de faire des choses à l’extérieur sans lui. » [14]
14Cette politisation du privé sans théorisation critique (Achin et Naudier, 2013) témoigne du rapport ambivalent que ces agricultrices entretiennent à l’égard du féminisme, rejetant virulemment l’étiquette mais adhérant discrètement à ses principes (Aronson, 2003). Cette ambiguïté est alors portée à son comble quand les agricultrices transportent leur réflexion dans les manifestations publiques qu’elles initient à destination de la profession.
L’humour comme une arme de contestation publique
15Une dernière opération de politisation s’appuie sur la projection des difficultés conjugales, jusque-là perçues comme des considérations privées, hors des lieux calfeutrés du quotidien et des réunions féminines, dans les arènes agricoles. En déplaçant notre regard vers les stratégies de publicisation de la cause des agricultrices, nous nous retrouvons à explorer les « dispositifs de sensibilisation » (Traïni, 2009) qui en sont le support. À ce titre, le recours à l’humour, via des supports culturels tels que le théâtre, permet de subvertir les rapports conjugaux, tout en atténuant le caractère péremptoire de la dénonciation.
16Parmi les types d’énoncés humoristiques utilisés, la provocation cherche à embarrasser le public en s’appuyant sur une transgression effrontée des convenances sociales. Lors d’une soirée de janvier 1991, les agricultrices du GEDA montent sur les planches afin de présenter le résultat de leur création théâtrale. En dérogeant sciemment aux rôles de genre socialement établis, en se permettant des familiarités, les comédiennes cherchent à produire un électrochoc. Une seconde modalité de subversion est celle de l’inversion de rôles. Ce procédé suit une recette constante : il exacerbe les différences entre hommes et femmes, les intervertit, mais maintient leur valeur sociale hiérarchique, dans le but de dénoncer le sexisme. Enfin, le registre humoristique le plus fréquemment employé est celui de la parodie. En jouant d’une imitation excessive des comportements masculins, les agricultrices s’amusent à caricaturer les hommes.
17Aussi, l’extraversion du privé est généralement pensée par les exploitantes comme une manière d’interpeller directement leurs conjoints sur ce qui leur semble désormais irrecevable. Lors d’une soirée organisée par AAF, la présidente du groupe ouvre la cérémonie en rappelant la visée pédagogique de leur démarche : « Bon, maintenant, il faut que nos hommes entendent ce que l’on ressent ! » Pour l’occasion, les services d’une compagnie de « théâtre miroir » sont sollicités [15]. Cette technique dramaturgique repose sur la collecte préalable d’histoires de vie des commanditaires afin d’identifier les contours des problèmes à traiter avec le public le soir de la représentation. Le jour J, deux comédiens, jouant indifféremment les rôles féminins et masculins, mettent en scène les scénarios esquissés à partir des exemples concrets rassemblés. Ce soir-là, la première scène interprétée illustre une journée de chantier d’ensilage. Elle dépeint la frénésie de l’emploi du temps d’une agricultrice, sommée de préparer le déjeuner des travailleurs, soumise aux fluctuations constantes du nombre de convives et écartelée entre la cuisine, les rendez-vous sportifs des enfants et la visite impromptue du beau-père. À l’issue du repas, dont le service est entièrement assuré par le protagoniste féminin, le personnage incarnant le mari quitte la table en apostrophant son épouse : « Tu nous apporteras le sandwich en fin d’après-midi ! ». La saynète se referme et le temps du divertissement laisse place au temps de l’échange avec le public. Cette collectivisation des impressions est orchestrée par une conférencière, ici une psychologue, dont le rôle est d’aider à l’analyse des sketches. Une femme prend la première la parole - « C’est exactement ça ! C’est le merci qui manque » - suivie d’une seconde qui s’exclame : « Mon mari me dit toujours “j’ai du travail MOI” ! ». Un homme concède à son tour au réalisme du scénario : « Il y a un peu de ça, on est dans notre truc, nous ». Puis, la conférencière provoque le débat d’une question polémique : « Vous ne trouvez pas que le travail féminin est plus invisible ? On ne le voit pas à la fin de la journée alors qu’un champ ensilé on le voit. » Au-delà de la visibilité contrastée de ces activités, elle exprime également l’idée d’une valeur différentielle des tâches accomplies : « Ce sont des tâches de tous les jours. Elles sont moins gratifiantes pour l’estime de soi. » [16] En définitive, la dérision, arme efficace de dénonciation, en s’invitant dans les événements de sociabilité agricole, élargit les frontières des lieux où se questionnent les inégalités dans le couple.
18Les agricultrices trouvent dans les espaces féminins des ressources pour alimenter la critique du couple, cage dorée de laquelle elles cherchent parfois à s’échapper pour individuellement s’affirmer. Pour autant, si les enquêtées renégocient les normes de genre, c’est la frappante réversibilité de cette déconstruction qui interpelle. S’y recouvrent des logiques de réaffirmation de l’hétérosexualité « respectable » qui amortissent les actes de résistance.
La matrice conjugale comme horizon normatif dépolitisant
19Placé au centre des préoccupations individuelles et collectives, le « conjugalisme agricole » demeure une matrice référentielle des groupes féminins. L’engagement des agricultrices rejoue sans cesse les avantages de la complémentarité des sexes et participe de sa triple accréditation. D’abord, en valorisant la « cause commune », les agricultrices véhiculent un idéal hétéronormatif suspendant l’accusation critique des conjoints. Ensuite, l’harmonie conjugale érigée en sésame professionnel, économique et identitaire, procure un sentiment de respectabilité à l’agricultrice lorsqu’elle participe à son entretien. Enfin, quand les conflits conjugaux se publicisent, les résolutions apportées privilégient des portes de sortie individuelle et psychologique.
La valorisation de la complémentarité des sexes
20Dans le cadre des exploitations agricoles étudiées, la solidité du « couple de travail » (Bertaux-Wiame, 2004), et sa résultante, l’harmonie des sexes, échafaude un idéal identitaire. En cela, les rendez-vous initiés par les groupes féminins constituent une occasion de scander le slogan de la non-substituabilité des rôles entre hommes et femmes : « Chacun a sa place d’ailleurs, on n’est pas égaux, on est complémentaires. On a une place à tenir les uns et les autres. » [17] Si le paradigme différentialiste a permis de justifier l’accès des femmes à la profession, tout en maintenant l’ordre des sexes (Barthez, 1982), il faut ici ajouter que l’amour hétérosexuel configure l’horizon d’une installation réussie : « Il faut trouver des complémentarités entre nous pour pouvoir être en support l’un de l’autre. » [18] L’altérité sexuée, le plus souvent étayée de rappels des différences physiques et psychologiques, s’adosse également à une division ontologique selon laquelle la complétude des sexes nécessite qu’ils existent l’un pour l’autre. Dans cette optique, seule la passion d’une idylle amoureuse offre les gages de la solidarité escomptée. Lors d’une réunion AAF, la présidente du groupe complimente la « reconversion par amour » d’Adeline Prévert, ancienne professeure de français, qui, après un douloureux divorce et plusieurs années de célibat, rencontre un exploitant et s’installe à ses côtés. La réorientation d’Adeline est alors romancée et le travail en couple édulcoré : « Quand je les vois travailler c’est beau, c’est plein d’amour. » [19]
21À l’instar des femmes de classes populaires étudiées par Skeggs, les agricultrices puisent dans les conditions d’emploi, indistinctement ancrées dans la famille, la nécessité d’une solidarité avec les hommes de leur foyer et de leur métier (2015). Interrogée sur la non-mixité des réunions, Louise Bovel assume la transposition du groupe féminin en un espace de défoulement qui, mâtiné d’une ambiance grivoise et d’une décontraction propre au cercle de copines, permet sans crainte de délier les langues, sans pour autant investir cette formule d’une dimension militante. Ainsi, la contestation s’exprime de manière localisée et ponctuelle, mais ne déstabilise pas l’irrémédiable « vivre-ensemble » conjugal :
« Bah moi je trouve que c’est bien parce que c’est peut-être bien la seule fois où tu te retrouves qu’avec des femmes. Bon après il ne faut que ça devienne non plus du militantisme, ce n’est pas le but je veux dire. Faut que l’on garde à l’esprit qu’on habite ensemble, on est ensemble… Mais je trouve que le côté réunion Tupperware, un peu pétasses entre nous, où on parle de tout et de rien, de sujets très tendancieux des fois limite, de temps en temps ça fait du bien. » [20]
23Plus l’insertion des couples dans les groupes agricoles locaux est étroite, plus l’organisation de leurs sociabilités relève d’une « conjugalisation du quotidien ». En effet, la division sexuée des rôles imprime le continuum des activités des ménages : réunions professionnelles, retrouvailles amicales, voyages, loisirs, festivités et pratiques sportives. En juin 2012, alors que je suis invitée au repas annuel de la CUMA par l’intermédiaire d’agricultrices engagées à AAF, je constate une nette ségrégation genrée du placement des convives à laquelle s’adjoint une distribution clivée des thèmes de conversation : le matériel agricole occupe le cénacle des maris tandis que la scolarité des enfants intéresse principalement l’assemblée des épouses. De plus, au sein de ce cercle amical, chaque année, un voyage en quad est organisé entre hommes. Cette occupation masculine est le miroir de loisirs féminins, que sont les démonstrations de vente à domicile, le scrapbooking et l’art floral.
24À la différence de sa consœur, Aude Leray, participante au groupe de la FDCIVAM, déplore la surexposition des conjoints à la critique. Cette hypertrophie des défauts masculins, qu’elle impute à l’exutoire de la non-mixité, déséquilibre à ses yeux l’équivalence des vécus entre hommes et femmes et gomme les difficultés également endurées par leurs homologues :
« Après je pense qu’il faut faire attention à ça, parce que ça peut sécuriser un peu trop certaines positions féminines. C’est vrai qu’on a fait des sketches des fois un peu limite quoi ! Sur le côté justement caricaturer les rôles masculins. Mais bon, faut faire attention à ça, on est entre nous et on se permet aussi d’avoir un rôle trop critique, négatif. Je pense que la problématique peut être la même chez les hommes. » [21]
26Cette position pondérée n’est pas isolée. À observer de plus près le contenu des échanges au sein du groupe, ces derniers laissent transparaître une constante suspension d’un discours polémique à l’égard des conjoints : « Tu n’es pas obligée de venir ici pour parler de ton homme mais pour parler de toi », « N’y a-t-il pas un risque que nos compagnons en prennent plein la figure ? » [22] Lors des rencontres qui suivent, les injonctions à la retenue deviennent des consignes explicites qui cadrent les discussions : « Sans casser sa moitié, en parler aide à avancer » [23]. Deux éléments constitutifs de l’organisation du travail de ces exploitantes nous permettent de décrypter les ressorts de cette modération. Tout d’abord, il existe une réserve de ces femmes à « décristalliser » l’idéal conjugal sur lequel elles ont bâti leur « projet de vie », catégorie indigène qui résume la recherche d’une alternative sociale et politique par l’installation agricole. Ensuite, ces exploitantes vivent leur distinction professionnelle dans la revendication d’un « éthos égalitaire » au sein de leur couple. D’abord installées seules, la plupart de ces « bâtisseuses » ont progressivement ouvert leur projet à leur compagnon mais selon des modalités atypiques. En effet, tandis qu’elles demeurent cheffes d’exploitation, les impétrants souscrivent au statut de conjoints-collaborateurs, montage juridique habituellement inversé [24].
27Si le couple borne le cadre identitaire de ces exploitantes, l’amour est ce qui désigne la place de chacun. Ainsi posés, ces jalons différentialistes impliquent un travail actif de préservation de l’harmonie du ménage.
Une respectabilité professionnelle dans la préservation du couple
28La sauvegarde de la stabilité du couple procure un sentiment de respectabilité aux exploitantes (Skeggs, 2015). De ce point de vue, l’augmentation tendancielle du travail salarié des conjointes d’agriculteurs, avérées depuis plusieurs décennies, est perçue comme un facteur de déstabilisation de la bonne marche des entreprises. Cette conviction que la femme représente une béquille indispensable à la solidité de l’exploitation est d’autant plus forte qu’elle rencontre la désolation d’exploitants éprouvés par le célibat ou la solitude. La réception du Préfet de région par AAF, lors d’un rendez-vous médiatique, est l’occasion de réaffirmer cette figure tutélaire de l’agricultrice : « Avec la crise, ce sont les femmes qui tirent la sonnette d’alarme. Moi je vous dis, l’équation est rapide, moins elles seront nombreuses, plus il y aura de suicides. » [25]
29Si les agricultrices se présentent comme palliatif à la vulnérabilité affective des hommes, elles s’imposent également comme antidote efficace à la déprise du mode de vie paysan. Les épouses qui optent pour des emplois extra-agricoles sont à ce titre ciblées comme responsables de ce dévoiement. L’introduction de « réflexes » salariés est en effet déplorée pour l’incompréhension qu’elle génère dans le couple. En particulier, l’entente achoppe sur la dimension chronophage du métier d’agriculteur inintelligible pour des compagnes exerçant des métiers « à statut ». Dans une discussion saisie au vol, Mélanie Travers et Isabelle Bouvier, membres du GEDA, reprochent à la compagne d’un agriculteur membre de la CUMA (Coopérative d’Utilisation de Matériel Agricole) d’être partie en vacances en Tunisie avec sa mère et ses sœurs « en plein rush de l’ensilage », période qui, compte tenu de la charge de travail qu’elle implique, symbolise la nécessaire solidarité entre époux. Les jugements réprobateurs émis à son encontre signalent l’influence d’une morale conjugale appréciant la qualité de l’épouse à sa posture soutenante et « sacrificielle » : « Elle est pas gênée la Catherine » [26]. En convoquant des contre-figures féminines jugées trop indépendantes, les agricultrices érigent des obligations matrimoniales dont la transgression est condamnable.
30La deuxième manifestation de la respectabilité des agricultrices s’origine dans leur prise en charge du travail de « care conjugal » (Jonas, 2006). Cette norme de sollicitude, performée dans la sphère privée, est ici transmuée en qualité professionnelle. Les retournements conjoncturels agricoles et leur corollaire, la rhétorique du « malaise paysan », entretiennent cette figure thérapeutique de la féminité. Face à l’omerta masculine, qu’avalisent les discours sur « l’incapacité naturelle des hommes à s’exprimer émotionnellement » (Jonas, 2006 : 45), il revient alors aux épouses d’assurer la guérison de leurs conjoints. Aussi, l’invocation de ce devoir affectif est fréquente lors des réunions et formate les recommandations conclusives d’une journée féminine organisée autour de la surcharge de travail : « Faudrait vulgariser le bien-être aux hommes ! » [27] L’essai est d’ailleurs transformé puisque, quelques semaines plus tard, se tient une soirée, « la même avec [leurs] hommes ! » [28] Ambition partagée du côté de la FDCIVAM qui envisage de contaminer les conjoints de sa propension à l’introspection : « Les femmes ont cette capacité à se remettre en question, à analyser, à partager. Il faudrait le faire avec les hommes. Ils prennent moins de recul. Ça ne leur ferait pas de mal de se livrer aussi » [29] À l’aune d’une vision substantielle de la différence des sexes, les agricultrices, en participant à la réhabilitation des hommes (Faure et Thin, 2007), se forgent une identité professionnelle gratifiante. Autre preuve édifiante de cette obligation féminine, les exploitantes sont celles qui endossent le rôle de pacificatrices quand la communauté affective se fragilise.
Du sparadrap sur les symptômes
31La catharsis émotionnelle décryptée en première partie est, en réalité, une libération « sous contrôle ». La prise en charge de la disharmonie conjugale est essentiellement le fait des groupes féminins qui, depuis la fin des années 1990, promeuvent le recours aux outils du développement personnel. Cet engouement pour cette philosophie nous porte à dresser le constat d’une actualisation de la domination masculine au sein des couples agricoles. Tels que véhiculés, ces adages, en gommant explicitement l’existence de rapports sociaux de sexe, font courir le risque d’une psychologisation des conflits conjugaux, individualisent leur résolution et suresponsabilisent les femmes en les assignant à un travail sur elles-mêmes.
32L’exigence cardinale d’une vie de couple épanouie s’articule à l’idée maitresse que la paix du foyer réside dans la « communication ». Cette focale positionne les femmes, principales récipiendaires de ces formations, dans l’apprentissage d’une posture empathique et attentive. Le message délivré au travers de modules tels que « Mieux gérer les situations de conflit », « Comment se comporter en situation de communication difficile », engage une définition normative de la communication, requérant « douceur », « compréhension » et « maitrise de soi-même ». Désamorcer les hostilités et contrôler ses réactions sont autant de « savoir-être » et de « savoir-faire » que les femmes doivent acquérir pour obtenir de bons résultats dans leur couple (Jonas, 2006b). Cet idéal de résolution dialogique des conflits se retrouve nettement dans les milieux agricoles alternatifs, très attachés au principe de « la communication non violente (CNV) ». Lors d’une soirée du groupe de la FDCIVAM, une « coopérative de conseil en “facilitation” » est invitée et insiste sur l’amélioration de la « qualité relationnelle » au sein du couple :
« Il faut demander : « Qu’est-ce que tu en penses ? » L’incompréhension vient du fait qu’on se positionne mal : femme, mère, associée, salariée…
La CNV fait appel à l’observation et non aux jugements. On n’agresse pas l’autre quand on parle de soi. » [30]
34Conséquence majeure de cet effacement du contenu au profit du seul contenant, elle oblige les agricultrices à une domestication de leur colère, y compris lorsqu’elle est légitime. Ainsi policée, l’interaction conjugale en devient « déconflictualisée ». L’évaluation rétrospective que nous livre Marianne Wagner d’une formation intitulée « Travailler en couple », retrace cette évaporation du rapport de force :
« On avait réclamé un temps d’échange sur le couple à la ferme. C’était intéressant, c’était bien aussi d’entendre les hommes dire ce qui ne va pas chez nous. Et puis, il y a une manière de communiquer et ça on l’avait vu avec Liliane Lefeuvre. Faut pas dire “Ah ! t’as pas encore fait ci, t’as pas encore fait ça”, mais de dire les choses plus posément et plus positives. » [31]
36De cet extrait émane un reversement de responsabilité à la charge de l’agricultrice. Si ses demandes sont insatisfaites, c’est parce qu’elle est suspectée d’un manque de diplomatie. Plus profondément, ces dispositifs fonctionnent parce qu’ils entretiennent l’idée d’un échange relationnel faiblement codifié et arrimé au contrat sexuel (Pateman, 2010). Quand une protagoniste de AAF confie à ses collègues que la meilleure solution pour résoudre les différends conjugaux est de « s’arranger sous les couvertures », elle entretient cette croyance [32].
37Aussi, le raisonnement emprunté oblige spécifiquement les femmes à un retour sur elles-mêmes, condition sine qua non pour une communication sereine. C’est d’ailleurs en ces termes que sont libellés les descriptifs de formation : « L’objectif est de comprendre la structure de la personnalité, d’analyser son influence sur les comportements, pour mieux écouter et comprendre ses proches, pour mieux communiquer avec eux. » [33] Une scène qui se déroule lors d’une journée « Zen attitude », organisée par AAF, offre la preuve de cette instruction. Après un atelier de sophrologie, un tour de table des ressentis des participantes est initié afin de recueillir les impressions de chacune. Une agricultrice nous révèle alors les difficultés d’entente au sein de son couple. La sophrologue rebondit à ce témoignage en rapportant le problème à une erreur d’appréciation de ces contours et en en individualisant les causes : « Si on est bien avec soi-même, on est bien avec son environnement. On peut faire tout travail à partir du moment où on le fait avec amour. Mais l’amour est tabou dans notre société. » [34] À noter que cette charge mentale et affective est d’autant plus lourde que les entreprises agricoles étudiées, majoritairement conjugales, sont généralement familiales. Les rapports, parfois conflictuels, avec les ascendants étouffent les agricultrices qui, lors des entretiens, dévoilent l’asphyxie de cet enclavement familial. Ce faisant, il faut garder à l’esprit que ces relations de couple s’insèrent dans des rapports élargis à la « maisonnée exploitante » (Bessière, 2008) et en complexifient la donne.
38Enfin, selon des grilles de lecture comportementalistes, l’incompréhension qui ternit les rapports entre époux est le fruit d’une mauvaise identification de « tempéraments ». Aux dires de la formatrice qui anime une journée de réflexion sur le thème « Travailler en couple », l’impétuosité des « colériques », véritables « entrepreneurs » et « leaders de nature », s’opposerait aux « flegmatiques », classification qui désigne « des personnes qui ont besoin d’être balisées » [35]. Ainsi dressée, cette incompatibilité naturalise les oppositions, pose le silence sur les irritabilités des hommes pourtant rapportées lors de la formation et laisse irrésolue l’égalitarisation statutaire et matérielle au sein des couples.
Conclusion
39L’observation des groupes d’agricultrices nous renseigne sur la sélection des rapports sociaux légitimes que ces espaces discutent, voire questionnent. Cette détermination, loin d’être figée, oscille entre deux opérations concurrentes. D’un côté, l’entre-soi féminin présente les signes de rites de passage de problèmes individuels à une « conscience de genre ». De l’autre, on constate que la matrice professionnelle, assise sur une complémentarité des sexes, y demeure inamovible. Parce qu’elle est trop coûteuse affectivement et professionnellement, la conflictualisation des rapports entre les partenaires est régulièrement suspendue. Pour autant, les références qu’utilisent ces femmes pour vivre leurs situations professionnelles partent d’une définition égalitaire des relations de couple dans lesquelles elles envisagent de s’épanouir et refusent de se sentir lésées. Aussi, dès que s’éloigne cette exigence, l’inconfort, les déceptions, voire les souffrances que cette tension provoque, trament le partage mutuel des expériences féminines. Toutefois, la politisation discursive qui s’exprime dans les groupes d’agricultrices ne rencontre pas de support d’identification positif dans le féminisme. Elle trouve au contraire une issue dans l’adhésion à un projet de couple reformulé et positivé, gage de respectabilité, pourvoyeur de reconnaissance professionnelle et producteur de solidarité catégorielle. Cette étude nous invite à conclure que les groupes non mixtes ici examinés s’apparentent plus à des espaces réparateurs qu’à des supports contestataires. Ils permettent de réchapper des blessures conjugales et proposent des micro-actes de résistances temporaires. Ces rustines rapiècent le quotidien et atténuent la contrainte en inventant de nouvelles façons d’habiter le « couple agricole ». Cette plongée dans les sociabilités féminines agricoles nous révèle que la capacité d’agir, non réductible aux pratiques oppositionnelles, « s’exprime parfois dans des pratiques visant la continuité, la stabilité et la reproduction sociale » (Cervulle et Testenoire, 2012 : 7).
40Plus généralement, « le façonnage conjugal de l’engagement agricole » délimite un cadre au sein duquel il est possible d’envisager des conceptions antagonistes des placements professionnels entre époux. Ainsi, bien que le tropisme conjugal libère des espaces sécurisants fonctionnant comme rempart à l’évitement des problèmes féminins, le cadrage d’un engagement conforme aux contraintes de rôles professionnelles privilégie une vision de « l’égalité dans la différence ». Au final, l’ambition de la nonmixité comme outil facilitateur du passage d’une « identité de groupe » à une « conscience critique » contestataire de l’ordre de genre (Colgan et Ledwith, 2000) se suspend au profit d’une autre de ses déclinaisons, à savoir la constitution d’enclaves féminines où s’hypertrophie la complémentarité bienfaitrice des sexes.
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Mots-clés éditeurs : complémentarité des sexes, politisation, conjugalité, agricultrices, groupes de parole
Date de mise en ligne : 18/07/2017
https://doi.org/10.3917/tt.030.0079Notes
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[1]
Déclinaison inspirée du concept de « façonnage organisationnel du militantisme » (Sawicki et Siméant, 2009).
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[2]
En 2012, en Bretagne, les femmes représentent 32 % des actives agricoles et 27 % d’entre elles sont chefs d’exploitation et/ou co-exploitantes. Sous ce statut, 56 % travaillent dans un GAEC ou une EARL, le restant est installé en individuel.
-
[3]
Formation « J’argumente pour me faire comprendre et rester à l’écoute des autres », le 18/06/14.
-
[4]
Compte rendu de la soirée du 15/11/ 10. Archives internes de la FDCIVAM.
-
[5]
Membre de AAF, le 20/03/13.
-
[6]
Tous les noms propres des enquêtées sont anonymisés. Pour des questions de protection de vie privée, il arrive également que certaines données ne soient pas précisément référencées (noms des groupes, date de collecte, caractéristiques biographiques trop reconnaissables).
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[7]
Membre du « Groupe femmes » FDCIVAM, le 19/10/12.
-
[8]
Membre du « Groupe femmes » FDCIVAM, le 02/07/14.
-
[9]
Entretien réalisé le 04/04/13.
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[10]
Rapport d’activité de la fédération des GEDA, 1996-1997. Archives internes de la FDGEDA.
-
[11]
Entretien réalisé le 21/09/13.
-
[12]
Réunion du GEDA, le 26/03/13.
-
[13]
Scène d’observation anonymisée.
-
[14]
Entretien réalisé le 03/12/13.
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[15]
Labellisation reprise à la compagnie. Cette méthode se rapproche du théâtre-forum institutionnel, davantage conçue comme outil d’animation collectif que comme outil militant.
-
[16]
Soirée théâtre AAF, le 02/12/15.
-
[17]
Journée départementale AAF, le 10/03/15.
-
[18]
Journée départementale AAF, 18/09/12.
-
[19]
Réunion AAF, le 05/03/15.
-
[20]
Membre de AAF, le 09/04/13.
-
[21]
Entretien réalisé le 12/06/13.
-
[22]
Compte-rendu de la soirée du 04/04/11. Archives de la FDCIVAM.
-
[23]
Soirée-projection du documentaire « Je, Tu, Elles… Femmes en Agriculture », FDCIVAM, le 19/03/15.
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[24]
Ce statut à rabais en termes de protection sociale est en très nette diminution et est adopté à 90 % par les femmes aujourd’hui en Bretagne.
-
[25]
Réception du Préfet par AAF, le 27/07/15.
-
[26]
Discussion informelle, le 15/10/12.
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[27]
Journée départementale AAF, le 15/10/15.
-
[28]
Objet du mail envoyé aux membres de AAF, le 19/11/15.
-
[29]
Compte rendu de la soirée du 29/11/10. Archives de la FDCIVAM.
-
[30]
Compte rendu de la soirée du 14/04/11. Archives internes de la FDCIVAM.
-
[31]
Membre du « Groupe femmes » FDCIVAM, le 16/04/14.
-
[32]
Réunion AAF, le 12/06/14.
-
[33]
Annonce de la formation « Travailler en couple », mail interne FDCIVAM, le 06/01/14.
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[34]
Journée départementale AAF, le 15/10/13.
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[35]
Formation « Travailler en couple », FDCIVAM, le 18/02/14.