Notes
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[1]
La Vía Campesina (« la Voie Paysanne ») a été fondée à Mons (Belgique) en mai 1993 ; elle revendique aujourd’hui plus de deux cents millions de membres et rassemble cent cinquante organisations rurales, syndicats d’exploitants agricoles familiaux et mouvements de paysans sans terre issus de soixante-dix pays.
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[2]
Cet article est tiré d’une enquête menée en France et en Belgique lors de la réalisation de mon mémoire de Master 2 (Paris, EHESS, 2009) et poursuivie dans le cadre de la préparation de mon doctorat. Il repose sur des entretiens menés auprès d’une vingtaine de militant-e-s de La Vía Campesina et d’autres agents qui relayent le « droit à la souveraineté alimentaire » (ONG de développement, associations de solidarité internationale, associations environnementalistes, etc.), sur l’observation de réunions nationales et internationales et, enfin, sur l’étude de différents fonds d’archives (archives de la Coordination Paysanne Européenne-Vía Campesina, de la Confédération paysanne, de la Confédération Nationale des Syndicats Travailleurs Paysans et, quand la possibilité m’en a été donnée, archives personnelles de militant-e-s).
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[3]
L’autre membre français de La Vía Campesina en France est le Mouvement de Défense des Exploitations Familiales (MODEF).
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[4]
Créée en 1987, la Confédération paysanne résulte de la fusion de la Confédération nationale des syndicats de travailleurs-paysans (CNSTP) et de la Fédération nationale des syndicats paysans (FNSP).
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[5]
Entretien, Bruxelles, juin 2011.
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[6]
Ce droit se trouve mentionné notamment dans la Déclaration universelle des droits de l’homme (Résolution 217A, 10 Décembre 1948, Article 25) et dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels par l’Assemblée générale des Nations Unies (Article 11.1., 1966).
-
[7]
La langue anglaise, contrairement à la langue française, distingue la « food security » de la « food safety » (Bruegel, Stanziani, 2004), terme que l’on pourrait traduire en français par « sécurité sanitaire de l’alimentation ».
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[8]
Ces représentant-e-s sont le plus souvent membres de la principale instance de coordination de La Vía Campesina, c’est-à-dire de la « Commission de coordination internationale » (CCI), composée de deux délégué-e-s (une femme et un homme) de chacune des neuf régions définies par le mouvement (Asie de l’Est et du Sud-Est, Asie du Sud, Amérique du Nord, Amérique centrale, Amérique du Sud, Caraïbes, Europe, Afrique de l’Ouest, Afrique de l’Est et du Sud).
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[9]
Selon un membre du « staff technique » de La Vía Campesina, le choix du terme de « souveraineté » lors de la Deuxième Conférence Internationale (Txacala, avril 1996) aurait été principalement le fait des représentants d’organisations paysannes originaires d’Amérique Centrale, lesquels étaient soucieux d’affirmer la « souveraineté des peuples » contre l’« impérialisme » des États-Unis (entretien téléphonique, juillet 2010).
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[10]
Ce processus s’est poursuivi plus récemment à l’échelle européenne avec l’organisation d’un Forum européen de Nyéléni pour la Souveraineté Alimentaire (Krems, 16-21 août 2011) qui a rassemblé en Autriche environ quatre cents participant-e-s issu-e-s de trente quatre pays.
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[11]
Ce comité est hébergé par l’ONG italienne de solidarité internationale CROCEVIA (Rome).
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[12]
Forum dit de « Nyéléni », en référence à la légende d’une paysanne malienne.
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[13]
La Vía Campesina, La souveraineté alimentaire pour l’Afrique?: un défi à portée de main, janvier 2008, p. 2.
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[14]
Déclaration de Nyéléni, 27 février 2007, Village de Nyéléni, Sélingué, Mali, in Vía Campesina, La souveraineté alimentaire pour l’Afrique: un défi à portée de main, janvier 2008, p. 2.
-
[15]
Outre La Vía Campesina, le forum a été initié par le Réseau des organisations paysannes et de producteurs de l’Afrique de l’Ouest (ROPPA), la Marche mondiale des Femmes, le World Forum of Fish Harvesters and Fishworkers (WFF), le World Forum of Fisher Peoples (WFFP), le Food Sovereignty Network et Les Amis de la Terre international.
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[16]
Notes lors de la participation aux deux journées de « Formation souveraineté alimentaire » organisées par la Confédération paysanne (Bagnolet, 18-19 février 2009).
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[17]
On peut à cet égard mettre l’accent, comme le fait Marc Steinberg, sur le caractère instable et « multivocal » de tout travail de signification (Steinberg 1999 : 745).
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[18]
Entretien, Paris, mars 2009.
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[19]
Idem.
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[20]
Entretien, Montreuil, février 2009.
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[21]
Coordination Paysanne Européenne- La Vía Campesina, document interne, 2003, n. p.
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[22]
Le « dumping » désigne une pratique commerciale visant à vendre un produit à un prix inférieur à son coût réel de production, sur les marchés des autres pays.
-
[23]
Voir par exemple le Rapport d’orientation de la Confédération paysanne lors du Congrès de Saint-Étienne des 28 et 29 avril 2009, « L’agriculture à l’heure des choix », p. 19?: « Les politiques agricoles des grands centres de production (USA, Amérique du Sud, Chine et Europe principalement) doivent donc être revues de manière substantielle pour éviter toute forme de dumping, économique (subventions à l’exportation), environnemental (dégradation de l’environnement motivée par la baisse des coûts de production), ou social (utilisation de main d’œuvre étrangère, illégale, sous-payée et ne bénéficiant pas du minimum requis de droits sociaux) ».
-
[24]
Notes lors de l’observation des deux journées de « Formation à la souveraineté alimentaire », Bagnolet, février 2009.
-
[25]
« Souveraineté alimentaire », document rendant compte des réflexions d’un séminaire de La Vía Campesina fin juillet 2007, n.p.?: « Via Campesina a su faire de la SA (sic) un concept, puis un droit auquel aujourd’hui tout le monde se réfère, ou se sent obligé de se référer. Ce moteur, forgé au fil des luttes internationales contre l’OMC et des luttes nat/régionales (sic) pour d’autres politiques agricoles, est fort. Il faut le garder et ne pas le laisser s’affaiblir ».
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[26]
L’animateur de la Coordination Paysanne Européenne-Vía Campesina souligne en particulier la nécessité qui s’est fait jour très clairement, aux yeux de la Commission Souveraineté alimentaire et commerce en particulier, de « passer du concept au droit » après la signature de l’accord agricole de Marrakech (15 avril 1994) (entretien, Paris, janvier 2009).
-
[27]
Kay, 2011.
1L’apparition de la notion de « souveraineté alimentaire » sur la scène internationale est intimement liée au mouvement paysan international La Vía Campesina [1]. La paternité en revient en effet aux syndicats agricoles et mouvements de paysans et « sans terre » participant à ce dernier qui y firent référence pour la première fois en marge – faute d’accréditation au sein des espaces de discussion officiels – du Sommet mondial de l’alimentation organisé à Rome par l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (ci-après FAO) en novembre 1996. Alors que les solutions apportées à la « faim dans le monde » demeuraient centrées, sous l’influence des instances internationales, sur des considérations liées à l’augmentation de la production agricole et à la libéralisation des politiques agricoles, les militant-e-s de La Vía Campesina réussirent à opérer un déplacement majeur dans le « cadrage » historiquement institué de ce problème public. En posant en effet deux questions n’ayant jusqu’alors pas reçu à leurs yeux de réponses satisfaisantes : « qui produit l’alimentation ? » et « comment la nourriture est-elle produite ? » – deux questions ayant pour objectif de refocaliser l’attention vers le rôle joué par les « petits paysans » dans la production d’alimentation et vers un mode de production écologiquement viable – ils contribuèrent à reconfigurer les liens habituellement tissés dans l’arène publique internationale entre alimentation et agriculture autour du problème de la « faim dans le monde » [2]. M’appuyant sur la perspective des « cadres de l’action collective » (Snow, et al., 1986 ; Snow, 2001), je m’intéresse ici à la manière dont cette opération de contre-cadrage et de recadrage a permis de donner voix et visibilité à des agents traditionnellement marginalisés dans cette même arène. La mise en évidence de ce « travail de signification » cherchera en effet à faire apparaître les modalités visant, à travers la notion de « souveraineté alimentaire », à « rendre crédible » auprès d’un éventail plus large d’agents sociaux « la perspective d’un ordre alternatif » (Cefaï, 2007 : 313). Cette analyse de cadre – croisée avec une approche en terme de problèmes publics (Trom et Zimmerman : 281) – s’efforcera pour cela de saisir le processus de construction d’une cause paysanne transnationale dans le contexte d’une situation définie comme problématique par de multiples agents, puis d’examiner les contraintes découlant pour un mouvement social de l’adoption d’un cadre plutôt que d’un autre (Polletta, Kai Ho, 2006), l’opportunité de suivre une voie juridique en vue de faire reconnaître un « droit à la souveraineté alimentaire » se trouvant, comme je chercherai à le montrer pour conclure, au cœur des dissensions stratégiques de La Vía Campesina.
La « faim dans le monde », quelles solutions ?
2À travers la notion de « souveraineté alimentaire », les participants à La Vía Campesina recadrent les termes du débat de la « faim dans le monde » tel que celui-ci se trouve défini dans l’arène publique internationale, en mettant notamment en question les conditions de la « sécurité alimentaire » : « nourrir le monde », certes, mais à quel prix ?
La constitution d’un « problème public mondial »
3Régulièrement mise au devant de la scène et au centre des agendas politiques nationaux et internationaux, au gré des famines, des « révoltes de la faim » ou des flambées des prix alimentaires qui sévissent de par le monde à échéance régulière, en particulier dans les pays du « Sud », l’alimentation, et plus précisément l’ampleur des personnes manquant de nourriture, apparaît comme un problème public, au sens où Daniel Cefaï le définit : « les problèmes publics n’existent et ne s’imposent comme tels, qu’en tant qu’ils sont des enjeux de définition et de maîtrise de situations problématiques, et donc des enjeux de controverses et d’affrontements entre acteurs collectifs dans des arènes publiques » (Cefaï, 1996 : 52). Le problème de « la faim dans le monde », loin d’être donné, est en effet « construit et stabilisé, thématisé et interprété » (ibid. : 47) par de multiples agents sociaux : il se configure à travers une trame complexe et contingente d’interactions et d’interlocutions, de définitions, d’arguments et contre-arguments, de récits descriptifs contradictoires, de conflits d’interprétation, de propositions de solutions et d’alternatives, etc.
4Le scandale de la « faim dans le monde » occupe l’arène publique internationale depuis les lendemains de la Seconde Guerre Mondiale, moment qui coïncide avec l’institution de la FAO (1945). C’est principalement cette dernière qui, par le biais d’une « nouvelle imagination scientifique » et la mise en œuvre d’un ensemble de savoirs experts et de techniques spécifiques (recensements, outils statistiques, prévisions, enquêtes, etc.) (Philips, Ilcan, 2003), contribue à constituer la « faim » et, de façon corrélative, l’alimentation comme un enjeu mondial. Les termes de la problématisation qui en résultent ne sont pas cependant indifférents : de 1945 à la fin des années 1970, la « faim dans le monde » est essentiellement définie comme le résultat d’un déséquilibre entre des niveaux de production agricole insuffisants et une croissance démographique excessive, en particulier dans les pays « en voie de développement ». Cette manière de cadrer le problème public de la « faim dans le monde » favorise dès lors des solutions centrées sur l’augmentation de la production et de la productivité, encourageant notamment en Amérique du Sud et en Asie la « révolution verte ». Ce n’est qu’à partir des années 1970 – alors que les États-Unis et l’Europe génèrent des excédents agricoles croissants et que, dans le même temps, éclate la crise alimentaire mondiale de 1972-74 –, que la « faim dans le monde » commence véritablement à être conçue non plus comme le résultat d’une production insuffisante mais comme celui d’une inégale « distribution » (Grigg, 1981 : 288 sq.). Au « Nord », de plus en plus nombreux sont celles et ceux qui prennent conscience des « causes sociales et politiques de la faim ». En France, parmi les militants les plus âgés de la Confédération Paysanne – syndicat paysan membre fondateur de La Vía Campesina [3] –, certains évoquent des articles de presses et des ouvrages les ayant marqués à l’époque – tels ceux de René Dumont (La croissance de la famine, 1975), de Susan George (Comment meurt l’autre moitié du monde, 1978), de François de Ravignan (Le nouvel ordre de la faim, 1977 ; La faim, pourquoi ?, 1982). Un des premiers animateurs de la Confédération Nationale des Syndicats de Travailleurs Paysans (CNSTP) [4] se souvient : « Il y a eu les famines de 1973. […] On a pris conscience des conséquences des politiques agricoles au Nord sur le Sud. On avait tous en tête l’image de la vache européenne qui mange dans l’auge du Sud » [5]. Cette prise de conscience suscite de nouvelles manières de cadrer le problème de la « faim dans le monde ». Une « contre-conférence » est notamment organisée à Rome en juillet 1979 en marge de la Conférence mondiale sur la réforme agraire et le développement rural de la FAO : la « Déclaration de Rome » qui s’ensuit dresse ainsi un réquisitoire sévère des conséquences des « politiques de modernisation agricole » à la fois sur les paysanneries du « Sud » et du « Nord ». Pour ces dernières, la défense de l’ « autonomie alimentaire » contre la « dépendance alimentaire » rejoint une inquiétude croissante quant à une perte de contrôle de leurs moyens de production. Du milieu des années 1980 au début des années 1990 le sentiment de marginalisation et de dépendance des « petits paysans » s’accentue en effet face au démantèlement des structures d’intervention étatique dans l’agriculture (au profit d’un ordre économique perçu comme de plus en plus « transnational » avec le contrôle accru de firmes multinationales sur le secteur agroalimentaire), la suppression de toutes les mesures (taxes, subventions à l’exportation, crédits préférentiels, soutien des prix, etc.) pouvant fausser le « libre jeu de la concurrence » et les premières tentatives législatives visant à imposer la protection de la propriété industrielle sur les semences.
La « souveraineté alimentaire », une réplique à la « sécurité alimentaire »
5Malgré ces prémices de la notion de « souveraineté alimentaire », l’expression n’apparaît en tant que telle dans l’arène publique internationale que lors de la déclaration de La Vía Campesina au Sommet mondial de l’alimentation à Rome en novembre 1996 :
« La nourriture est un droit humain fondamental. Ce droit ne peut être rendu effectif que dans un système dans lequel la souveraineté alimentaire est garantie. La souveraineté alimentaire est le droit de chaque nation de maintenir et développer sa capacité de produire ses aliments de base dans le respect de la diversité des cultures et des produits. Nous avons le droit de produire notre propre nourriture sur notre propre territoire. La souveraineté alimentaire est une précondition pour une véritable sécurité alimentaire. »
7Comme l’illustre l’extrait ci-dessus, la « souveraineté alimentaire » est, dès son origine, définie en termes de « droit » et se trouve directement liée par les agents sociaux qui le promeuvent à un droit humain fondamental, le « droit à l’alimentation » [6]. La « souveraineté alimentaire » est en outre mise en relation avec la notion de « sécurité alimentaire » [7]. L’émergence de cette dernière date d’une trentaine d’années environ (Bensalah-Alaoui, 1989) : face à l’amenuisement des stocks alimentaires, elle constitue une forme de distanciation de la FAO face à la logique d’ « aide alimentaire » (en tant que moyen d’assistance au développement) qui prévalait alors au plan international notamment pour écouler les excédents agricoles. Le discours de la FAO se centre alors sur l’idée de « disponibilité de l’offre » : il s’agit de créer un système coordonné de stocks alimentaires publics nationaux ou régionaux pouvant assurer des approvisionnements mondiaux suffisants de produits alimentaires de base et permettant de faire face à d’éventuelles crises. Au début des années 1980, la notion de « sécurité alimentaire » est sensiblement révisée et intègre l’idée d’« accès à la nourriture ». À partir des années 1990, des considérations sanitaires et nutritionnelles, mais aussi gastronomiques et culturelles, sont incluses dans la définition de la « sécurité alimentaire ».
8Les organisations participant à La Vía Campesina, sous l’impulsion principalement de leurs délégué-e-s présent-e-s lors de la Deuxième Conférence Internationale du mouvement (Txacala, avril 1996), élaborent par conséquent une première définition de la « souveraineté alimentaire » à partir de deux contraintes sémantiques fortes, deux notions qui lui préexistent de manière séparée et qu’elles s’efforcent de réunir dans une même formulation : d’une part, une notion juridique faisant référence à un droit humain fondamental – le droit à l’alimentation –, d’autre part, une notion descriptive renvoyant, dans un souci de « neutralité » propre à la FAO (Müller, 2009), à un état de réalité – la « sécurité alimentaire ». Il s’agit de rendre « effectif », lit-on dans la définition citée ci-dessus, le « droit à l’alimentation » et de poser la « précondition » de la « sécurité alimentaire ». C’est commencer, autrement dit, par affirmer que la satisfaction des besoins alimentaires fondamentaux des populations ne peut naître ex nihilo mais qu’elle n’est effective qu’une fois réunies des conditions sociales et économiques propices. Les organisations membres de La Vía Campesina contribuent ainsi à reconfigurer le problème public de la « faim dans le monde » par une série d’interrogations critiques : un pays peut-il assurer un approvisionnement adéquat et suffisant de l’alimentation nationale en comptant uniquement sur « le marché libre et concurrentiel », c’est-à-dire sur l’importation de produits agricoles à bas prix ? Cela n’engendre-t-il pas un risque de dépendance, voire une vulnérabilité accrue de sa population au plan alimentaire ? Comment assurer en outre une juste répartition de la nourriture disponible pour que tous y aient accès ? D’un autre côté, les exportations agricoles et alimentaires permettent-elles d’assurer la « sécurité alimentaire » des populations locales ? Et qui va produire la nourriture dont la population mondiale a besoin : les « petits paysans » pourront-ils assurer cette tâche ou bien cette dernière sera-t-elle le fait des seules firmes agro-alimentaires transnationales opérant sur le marché agricole mondial ?
9Ces questionnements soulevés par La Vía Campesina au nom des « petits paysans » suggèrent - dans leur formulation même - leurs propres réponses. Opérations d’argumentation et de dramatisation rhétorique, ils visent à exprimer le scepticisme qu’éprouvent un certain nombre d’agents sociaux à l’égard des discours « techniques » tenus par les institutions internationales : en quoi la notion de « sécurité alimentaire » – aussi ample soit devenue sa définition au fil des années – constitue-t-elle une réponse adéquate au défi alimentaire mondial ? Parvient-elle à appréhender ce dernier dans sa dimension à la fois économique, sociale, écologique, politique et culturelle ? Comme l’écrit Rajeev Patel, « la sécurité alimentaire est agnostique quant au régime de production, quant aux conditions sociales et économiques dans lesquelles l’alimentation arrive dans nos assiettes » (Patel, 2006 : 82). C’est contre cette « approche technique et [ce] refus du politique » (Fouilleux, 2009 : 767) de la FAO et donc dans cette perspective critique que les représentant-e-s de La Vía Campesina [8] mettent en avant dans chacune de leurs déclarations publiques le terme de « souveraineté » [9]. Emprunté au vocabulaire juridico-politique, ce dernier fait référence au pouvoir suprême reconnu en droit international à chaque État, pouvoir qui implique l’exclusivité de sa compétence sur le territoire national et son indépendance dans l’ordre international où il n’est limité que par ses propres engagements. Par-delà l’embarras suscité par cette notion, les agents revendiquant le « droit à la souveraineté alimentaire » posent en effet la question – au moment même où les États s’engagent de manière accélérée dans le cadre de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) et depuis le cycle de l’Uruguay (1986), dans de nouvelles négociations sur le commerce international et sur les politiques agricoles – de la légitimité pour un pays de rompre avec la libéralisation des marchés agricoles et de mettre en œuvre sa propre politique agricole et alimentaire, avec tout ce qu’elle inclut, à savoir : « des politiques foncières, des politiques de l’eau, une politique de la recherche, des dispositifs juridiques qui donnent des statuts et des formes particulières à l’activité agricole, des politiques d’investissement et d’accès au crédit, des politiques sociales, des politiques d’appui au développement, des politiques réglementaires concernant les marchés et les prix […], des politiques de sécurité sanitaire, etc. » (Calame, Mouchet, 2009 : 37).
La « souveraineté alimentaire », interprétations multiples et travail de convergence
10Hors des déclarations écrites ou des définitions militantes « officielles », la notion de « souveraineté alimentaire » inspire tout à la fois chez les agents chargés de la diffuser les « évidences » les plus simples et les questions les plus ardues. Entre volonté de définir strictement cette notion et souhait de la laisser librement « vivre sa vie », circuler, évoluer et être appropriée par d’autres agents sociaux hors de La Vía Campesina, une indécision semble se dessiner quant à sa signification. Destinée à réorienter l’attention publique portée sur « la faim dans le monde » vers la défense des « petits paysans » produisant à la fois une alimentation diversifiée et écologique, la notion de « souveraineté alimentaire » a fait l’objet depuis 1996 de multiples définitions et remaniements sous l’impulsion des alliances tissées par les organisations participant à La Vía Campesina avec des ONG et des organisations de la société civile.
De Rome à Sélingué (1996-2007)
11Il est possible de retracer deux étapes majeures au sein du travail de définition de la « souveraineté alimentaire » [10]. Le Forum sur la souveraineté alimentaire (Rome, 8-13 juin 2002) organisé en marge du Sommet mondial sur l’alimentation. Cinq ans après, marque une sorte de « revanche » aux yeux des membres de La Vía Campesina dans la mesure où cette notion, initialement reçue avec scepticisme par les ONG lors du précédent Sommet (1996), devient cette fois le mot d’ordre central de tous les participants présents. Il ressort en effet de ces rencontres l’institution d’un Comité International de Planification pour la Souveraineté Alimentaire (CIP) [11] chargé d’assurer le suivi des recommandations adoptées par les différentes organisations et mouvements sociaux lors de ce forum, ainsi qu’une définition élargie de la « souveraineté alimentaire » intégrant notamment la diversité des secteurs impliqués dans la production d’aliments et déclinant plus précisément le respect de normes écologiques, sociales, économiques et culturelles :
« La souveraineté alimentaire est le DROIT des populations, des communautés et des pays, de définir leurs propres politiques concernant l’agriculture, la culture de la terre, la pêche, l’alimentation et la terre, qui soient écologiquement, socialement, économiquement, et culturellement appropriées à leurs spécificités. Il inclut le droit effectif à l’alimentation et le droit effectif de produire l’alimentation, ce qui signifie que tous ont le droit à une nourriture saine, nutritive et culturellement appropriée et à des ressources de production alimentaire, ainsi que la capacité de se nourrir eux-mêmes ainsi que leurs sociétés. »
13Un second travail important de définition est accompli en février 2007 à Sélingué (Mali) lors du Forum mondial sur la souveraineté alimentaire [12]. L’organisation de ce dernier se situe dans une volonté stratégique de convergence et d’alliance : le forum rassemble en effet, lit-on dans la « déclaration de Nyéléni », « plus de 500 représentants de plus de 80 pays, d’organisations de paysans, de pêcheurs traditionnels, de peuples autochtones, de peuples sans terre, de travailleurs ruraux, de migrants, d’éleveurs nomades, de communautés habitant les forêts, de femmes, de jeunes, de consommateurs, de mouvements écologistes et urbains » [13]. La longueur du texte de cette déclaration – dont je ne cite ici qu’un extrait – témoigne du processus d’élargissement à la fois de l’éventail des agents sociaux s’appropriant cette notion et, par suite, de la définition de cette dernière :
« La souveraineté alimentaire est le droit des peuples à une alimentation saine, dans le respect des cultures, produite à l’aide de méthodes durables et respectueuses de l’environnement, ainsi que leur droit à définir leurs propres systèmes alimentaires et agricoles. Elle place les producteurs, distributeurs et consommateurs des aliments au cœur des systèmes et politiques alimentaires en lieu et place des exigences des marchés et des transnationales. Elle défend les intérêts et l’intégration de la prochaine génération. Elle représente une stratégie de résistance et de démantèlement du commerce entrepreneurial et du régime alimentaire actuel. Elle donne des orientations pour que les systèmes alimentaires, agricoles, halieutiques et d’élevage soient définis par les producteurs locaux. La souveraineté alimentaire donne la priorité aux économies et aux marchés locaux et nationaux et fait primer une agriculture paysanne et familiale, une pêche traditionnelle, un élevage de pasteurs, ainsi qu’une production, distribution et consommation alimentaires basées sur la durabilité environnementale, sociale et économique. La souveraineté alimentaire promeut un commerce transparent qui garantisse un revenu juste à tous les peuples et les droits des consommateurs à contrôler leurs aliments et leur alimentation. Elle garantit que les droits d’utiliser et de gérer nos terres, territoires, eaux, semences, bétail et biodiversité soient aux mains de ceux et celles qui produisent les aliments. La souveraineté alimentaire implique de nouvelles relations sociales, sans oppression et inégalités entres les hommes et les femmes, les peuples, les groupes raciaux, les classes sociales et les générations. » [14]
15Ce travail de convergence entre les revendications d’un plus grand nombre d’organisations (ONG, CSO, etc.) et de mouvements sociaux [15] a sans conteste permis à La Vía Campesina d’accroître sa visibilité et sa légitimité en tant que mouvement paysan dans les arènes publiques internationales. Il a aussi et surtout considérablement élargi l’audience de la « souveraineté alimentaire », désormais sujette à de multiples variations et interprétations en dehors du mouvement.
Une notion ambiguë
16Ces variations dans l’opération de cadrage initialement proposée semblent néanmoins parfois poser problème aux yeux de certains militant-e-s. Nombre d’entre eux manifestent en effet un certain agacement à l’égard des usages « externes » (hors du mouvement et de ses alliés proches), de plus en plus répandus, de la notion de « souveraineté alimentaire » : « un joyau qui est un peu dévoyé aujourd’hui », « un concept utilisé à toutes les sauces », une « auberge espagnole » [16], etc. En outre, malgré les efforts de mise en forme conceptuelle déployés par les militants les plus actifs au sein de La Vía Campesina, la notion de « souveraineté alimentaire » fait l’objet à la fois d’incompréhensions et d’interprétations multiples et contradictoires [17] et ce, au sein même du mouvement comme en témoigne l’un des porte-parole de la Confédération Paysanne de la région Bretagne. Éleveur de volailles, fils de « petits paysans », il a commencé à militer dès l’âge de seize ans. Il occupe depuis longtemps différents postes à la Confédération paysanne au niveau régional et national et a été délégué à la Coordination Européenne-Vía Campesina (ECVC) :
« Bon nombre parle de la souveraineté alimentaire, je n’ai pas dit tout le monde, mais beaucoup beaucoup de gens dans la Conf’ en parlent, mais… très peu sont capables d’expliquer le concept… à quoi il sert, à quel échelon il se met en place… donc ça, effectivement, ça… même nous, je veux dire, ça fait l’objet de débats internes. […]. » [18]
18Cette incompréhension favorise implicitement la mise en place au sein des organisations participant à La Vía Campesina d’une sorte de division entre les détenteurs d’une définition compréhensive du « concept » et les autres (la « base ») :
« Ce dont je suis sûr justement, c’est quand même qu’il y a une majorité de paysans qui n’ont pas intégré le concept […]. Donc là on a un sacré boulot à faire en termes de pédagogie. […] Il va falloir apprendre à changer notre communication pour que ça ne devienne pas des « discours d’initiés » : ce ne sont pas des initiés que t’as à convaincre. Ceux que t’as à convaincre, c’est les gens qui, tous les jours, sont… dans l’agro-alimentaire, dans leurs fermes, les consommateurs, pour réapprendre à consommer, à produire et à transformer autrement, je crois que c’est un sacré challenge.» [19]
20À l’extérieur du mouvement, et y compris chez les « alliés », la notion de « souveraineté alimentaire », de par son caractère vague et abstrait, semble également susciter un certain nombre d’interrogations comme chez cet animateur d’un réseau de promotion de l’agriculture durable en Europe, adhérent à « Europe Écologie » :
« C’est un concept, je trouve, euh, difficilement… que les gens ont du mal à s’approprier, parce qu’on ne se rend pas bien compte de la manière dont on peut l’« implémenter », le mettre en œuvre et qui doit le mettre en œuvre : qui ? C’est la souveraineté alimentaire de qui, et de quoi ? […]pour qui ? et à quel niveau ? Est-ce que c’est la souveraineté alimentaire d’une région ? D’un pays ? D’un continent ? À quelle échelle ? [… ] En tous cas, voilà, c’est quelque chose de sympathique la souveraineté alimentaire, mais au-delà de ça, au-delà des mots, concrètement, c’est pas parce qu’on brandit l’étendard de la souveraineté alimentaire, ou qu’on dit que « nous, nos propositions alternatives, c’est la souveraineté alimentaire des peuples, etc., etc. », c’est pas pour ça qu’on va convaincre, c’est des choses qui ne sont absolument pas concrètes, pas précises du tout, il y a aucun agenda, et derrière ça, quels sont les instruments de la souveraineté alimentaire ? Comment on met ça en place ? » [20].
22Les promoteurs de la souveraineté alimentaire doivent en outre se défendre d’une association à la doctrine « souverainiste », assimilée au protectionnisme et au repli sur l’espace national. À partir de 2003, la définition « officielle » de la « souveraineté alimentaire » évolue : « La souveraineté alimentaire désigne le DROIT des populations, de leurs pays ou Unions à définir leur politique agricole et alimentaire, sans dumping vis-à-vis des pays tiers. » [21]. Il s’agit de dénoncer le « dumping » [22] - pratiqué de manière détournée par l’Union Européenne et les États-Unis pour conquérir toujours plus de parts du marché agricole et alimentaire mondial - à l’égard de pays aux agricultures déjà fragilisées par les politiques d’ajustement structurel. Ainsi définie, la « souveraineté alimentaire » devient précisément l’antithèse d’une conception politique « égoïste » ou « nationaliste ». La conquête, par chaque pays ou union de pays, du « DROIT à la souveraineté alimentaire » n’est pas en effet dissociée, dans l’esprit des militant-e-s de La Vía Campesina, de l’affirmation d’un « devoir ». Liberté de chaque pays de définir sa propre politique agricole et alimentaire pour autant, cependant, que cela n’enfreigne pas d’autres obligations jugées essentielles au maintien des agricultures vivrières dans le monde entier, mais aussi, plus largement, au progrès économique et social, à la préservation de la biodiversité et des équilibres écologiques, au respect des cultures et autres libertés humaines fondamentales [23].
Traduire la « souveraineté alimentaire » dans la langue du droit ?
23Dans quelle mesure la formulation d’une cause en termes de droit (right) contraint-elle les agents qui la portent à adopter un mode d’action centré sur le recours au droit (law) ? En définissant la « souveraineté alimentaire » comme un « droit » (right), les militant-e-s de La Vía Campesina participent à la « politisation », via le langage des droits, du problème de la « faim dans le monde ». Ils procèdent à une mise en langage juridique (naming) d’une situation perçue comme problématique, en identifient les causes et imputent cette situation à des responsables (blaming), ils « traduisent » enfin leur protestation en revendication (claiming) (Felstiner, Abel et Sarat, 1980-1981). Bien que, comme le souligne Alan Hunt, « le fait d’épouser une stratégie basée sur les droits (a rights strategy) n’implique pas nécessairement le fait d’épouser une stratégie du recours en justice auprès d’une instance judiciaire (a litigation strategy) » (Hunt, 1993 : 237), l’horizon d’une stratégie visant à conférer une traduction juridique à la « souveraineté alimentaire », voire à « judiciariser » la cause, s’il semble lointain, occupe les préoccupations des délégué-e-s de La Vía Campesina.
Le droit au cœur des dissensions stratégiques du mouvement
24L’adoption d’une stratégie juridique fait l’objet d’interprétations divergentes au sein du mouvement. On peut discerner deux orientations principales qui, si elles s’entrecroisent parfois, peinent cependant à converger : d’une part, un refus d’enfermer la « souveraineté alimentaire » dans les codes d’une sorte de « langue étrangère », jugée hermétique et absconse et ce, dans un souci de préservation de l’élan suscité par cette nouvelle cause autour de laquelle se rallient les paysan-ne-s du monde ; d’autre part, la tentative, au niveau européen et de la Commission Souveraineté alimentaire et commerce en particulier, de pénétrer les « arcanes » du droit pour construire un véritable « droit de souveraineté alimentaire » au plan international, capable de réguler les échanges commerciaux agricoles et alimentaires mondiaux. Pour les partisans, plus nombreux, de la première orientation, construire le rapport de forces et continuer à rassembler toujours plus d’organisations paysannes au sein de La Vía Campesina constitue la meilleure stratégie pour faire avancer les revendications portées par le mouvement. Responsables syndicaux pour la plupart, militants de longue date se positionnant à « gauche » sur l’échiquier politique, certains participants de La Vía Campesina au niveau international font ainsi barrage à une stratégie juridique. Ils nourrissent une certaine défiance à l’égard du droit, conçu généralement comme un instrument de domination sociale (Bourdieu, 1986) : avoir recours au droit, si tant est qu’on puisse y avoir socialement accès, c’est utiliser une langue forgée par d’autres, c’est, de manière hétéronome, se compromettre à « jouer » un jeu dont on n’a pas écrit les règles. C’est aussi, dans une perspective de calcul de « coûts » – coûts en termes de mobilisation de ressources humaines et matérielles mais aussi en termes de temporalité – investir beaucoup en comparaison des bénéfices incertains qu’on peut en espérer (McCann, 2004 : 514). Or cette réticence à courir un tel risque s’explique en partie par un sentiment de « fragilité » au niveau national de certaines organisations paysannes, disposant, certes, grâce à La Vía Campesina d’une visibilité sur la scène internationale, mais bénéficiant toutefois d’une audience limitée au plan national. Ces organisations tendent, par conséquent, à se représenter l’action juridique comme une dispersion d’énergies militantes d’autant plus précieuses qu’elles apparaissent insuffisantes face à l’ampleur de la tâche de coordination induite par la construction d’un mouvement social transnational : à savoir, mener de front le combat tant à l’échelon local et national qu’à l’échelon international. C’est donc en vertu de cette « économie des moyens » que les leaders de La Vía Campesina semblent privilégier à propos de la « souveraineté alimentaire », non pas la voie juridique, mais celle, plus classique, plus directe et plus familière, de la construction du « rapport de force » en ralliant le plus grand nombre d’organisations paysannes de par le monde autour de cette cause.
Une entrée progressive dans le champ du droit
25Ce souci de ne pas « sacrifier » à des débats « ésotériques » [24] le cœur même qui anime depuis plus d’une dizaine d’années le mouvement [25] ne signifie pas toutefois que toute voie juridique soit délaissée. Au contraire, l’investissement progressif dans le champ du droit s’est trouvé encouragé par la libéralisation accrue des politiques agricoles [26] mais aussi par des relations nouées au fil des années par La Vía Campesina au sein des instances onusiennes (notamment avec l’équipe de juristes du Rapporteur Spécial des Nations Unies pour le Droit à l’Alimentation) et, plus largement, avec des chercheurs académiques solidaires de la « cause », des économistes membres de réseaux altermondialistes tels que ATTAC, des ONG de développement ou des associations spécialisées dans la défense des droits économiques et sociaux (Oxfam-Solidarité et Food First Information and Action Network par exemple). Parallèlement à la première approche insistant prioritairement sur la dynamique mobilisatrice de la cause de la « souveraineté alimentaire », on peut en effet discerner une autre vision plus nuancée cherchant à concilier l’objectif de consolidation de l’unité du mouvement avec celui de l’établissement d’une positivité juridique de la cause. Cette approche met l’accent sur la « complémentarité » stratégique du rapport de force et de l’action juridique. Néanmoins, une incertitude se dessine quant à sa mise en œuvre concrète et les moyens d’atteindre les voies d’une incarnation juridique du « droit à la souveraineté alimentaire ». L’une des pistes envisagées réside dans une réforme des règles du droit international commercial dans un sens conforme au respect des droits humains : il s’agit de rétablir - face à la prétention du concept de marché à l’universalisme et face à l’autonomisation de la lex mercatoria - une nouvelle « hiérarchie des normes » ou « des valeurs » (Delmas-Marty, 1998 : 54 sq.). Cette voie consiste à compléter et à modifier les règles actuelles du droit international commercial, élaboré et appliqué par les États dans le cadre d’une organisation indépendante de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), telle que, par exemple, une FAO réformée. Cette organisation, envisagée comme une Cour de justice internationale, permettrait aux paysans, et plus largement à tout citoyen, d’ester en justice dès lors qu’une règle de droit international commercial appliquée à l’agriculture et à l’alimentation enfreindrait l’un de ses droits humains fondamentaux (Bové, 2002 : 445-446).
26La définition de la « souveraineté alimentaire » en termes de « droit » (right) a agi comme un puissant facteur de « politisation » du problème de la « faim dans le monde » et a contribué, de ce fait, à renouveler le débat public sur les enjeux agricoles et alimentaires à l’échelle du monde. Telle une plate-forme programmatique, la notion de « souveraineté alimentaire » a en effet permis, malgré les interrogations, voire les dissensions qui transparaissent toujours autour de son interprétation, d’unifier les cadres de mobilisation des opposants à la libéralisation des politiques agricoles autour de la demande de réappropriation par les peuples de leurs systèmes agricoles et alimentaires. Elle a aussi contribué à éclaircir et à élargir les cadres disponibles concernant le problème public de la « faim dans le monde », en requalifiant les causes « sociales » et « politiques » de la faim. Même si l’horizon juridique d’un hypothétique « droit à la souveraineté alimentaire » demeure encore à la croisée des chemins, la revendication de ce « droit » sur différentes scènes publiques, à la fois politique et juridique, contribue d’ores et déjà à faire émerger une identité collective paysanne transnationale. La manière dont la « mobilisation du droit » (legal mobilization) à l’échelle internationale - thématique relativement absente jusqu’ici de la littérature académique -, ainsi que celle dont les différents mécanismes, institutions et composantes du droit international peuvent à la fois contraindre et favoriser la construction d’un mouvement social transnational (ce que Tamara Kay propose de nommer le « transnationalisme du droit » [27]) gagneraient sans nul doute à être approfondies à la lumière d’autres cas de militantisme cherchant à s’emparer du droit pour promouvoir leur cause (peuples autochtones, syndicats de salarié-e-s, mouvements féministes, associations environnementalistes, etc.).
Références
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Notes
-
[1]
La Vía Campesina (« la Voie Paysanne ») a été fondée à Mons (Belgique) en mai 1993 ; elle revendique aujourd’hui plus de deux cents millions de membres et rassemble cent cinquante organisations rurales, syndicats d’exploitants agricoles familiaux et mouvements de paysans sans terre issus de soixante-dix pays.
-
[2]
Cet article est tiré d’une enquête menée en France et en Belgique lors de la réalisation de mon mémoire de Master 2 (Paris, EHESS, 2009) et poursuivie dans le cadre de la préparation de mon doctorat. Il repose sur des entretiens menés auprès d’une vingtaine de militant-e-s de La Vía Campesina et d’autres agents qui relayent le « droit à la souveraineté alimentaire » (ONG de développement, associations de solidarité internationale, associations environnementalistes, etc.), sur l’observation de réunions nationales et internationales et, enfin, sur l’étude de différents fonds d’archives (archives de la Coordination Paysanne Européenne-Vía Campesina, de la Confédération paysanne, de la Confédération Nationale des Syndicats Travailleurs Paysans et, quand la possibilité m’en a été donnée, archives personnelles de militant-e-s).
-
[3]
L’autre membre français de La Vía Campesina en France est le Mouvement de Défense des Exploitations Familiales (MODEF).
-
[4]
Créée en 1987, la Confédération paysanne résulte de la fusion de la Confédération nationale des syndicats de travailleurs-paysans (CNSTP) et de la Fédération nationale des syndicats paysans (FNSP).
-
[5]
Entretien, Bruxelles, juin 2011.
-
[6]
Ce droit se trouve mentionné notamment dans la Déclaration universelle des droits de l’homme (Résolution 217A, 10 Décembre 1948, Article 25) et dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels par l’Assemblée générale des Nations Unies (Article 11.1., 1966).
-
[7]
La langue anglaise, contrairement à la langue française, distingue la « food security » de la « food safety » (Bruegel, Stanziani, 2004), terme que l’on pourrait traduire en français par « sécurité sanitaire de l’alimentation ».
-
[8]
Ces représentant-e-s sont le plus souvent membres de la principale instance de coordination de La Vía Campesina, c’est-à-dire de la « Commission de coordination internationale » (CCI), composée de deux délégué-e-s (une femme et un homme) de chacune des neuf régions définies par le mouvement (Asie de l’Est et du Sud-Est, Asie du Sud, Amérique du Nord, Amérique centrale, Amérique du Sud, Caraïbes, Europe, Afrique de l’Ouest, Afrique de l’Est et du Sud).
-
[9]
Selon un membre du « staff technique » de La Vía Campesina, le choix du terme de « souveraineté » lors de la Deuxième Conférence Internationale (Txacala, avril 1996) aurait été principalement le fait des représentants d’organisations paysannes originaires d’Amérique Centrale, lesquels étaient soucieux d’affirmer la « souveraineté des peuples » contre l’« impérialisme » des États-Unis (entretien téléphonique, juillet 2010).
-
[10]
Ce processus s’est poursuivi plus récemment à l’échelle européenne avec l’organisation d’un Forum européen de Nyéléni pour la Souveraineté Alimentaire (Krems, 16-21 août 2011) qui a rassemblé en Autriche environ quatre cents participant-e-s issu-e-s de trente quatre pays.
-
[11]
Ce comité est hébergé par l’ONG italienne de solidarité internationale CROCEVIA (Rome).
-
[12]
Forum dit de « Nyéléni », en référence à la légende d’une paysanne malienne.
-
[13]
La Vía Campesina, La souveraineté alimentaire pour l’Afrique?: un défi à portée de main, janvier 2008, p. 2.
-
[14]
Déclaration de Nyéléni, 27 février 2007, Village de Nyéléni, Sélingué, Mali, in Vía Campesina, La souveraineté alimentaire pour l’Afrique: un défi à portée de main, janvier 2008, p. 2.
-
[15]
Outre La Vía Campesina, le forum a été initié par le Réseau des organisations paysannes et de producteurs de l’Afrique de l’Ouest (ROPPA), la Marche mondiale des Femmes, le World Forum of Fish Harvesters and Fishworkers (WFF), le World Forum of Fisher Peoples (WFFP), le Food Sovereignty Network et Les Amis de la Terre international.
-
[16]
Notes lors de la participation aux deux journées de « Formation souveraineté alimentaire » organisées par la Confédération paysanne (Bagnolet, 18-19 février 2009).
-
[17]
On peut à cet égard mettre l’accent, comme le fait Marc Steinberg, sur le caractère instable et « multivocal » de tout travail de signification (Steinberg 1999 : 745).
-
[18]
Entretien, Paris, mars 2009.
-
[19]
Idem.
-
[20]
Entretien, Montreuil, février 2009.
-
[21]
Coordination Paysanne Européenne- La Vía Campesina, document interne, 2003, n. p.
-
[22]
Le « dumping » désigne une pratique commerciale visant à vendre un produit à un prix inférieur à son coût réel de production, sur les marchés des autres pays.
-
[23]
Voir par exemple le Rapport d’orientation de la Confédération paysanne lors du Congrès de Saint-Étienne des 28 et 29 avril 2009, « L’agriculture à l’heure des choix », p. 19?: « Les politiques agricoles des grands centres de production (USA, Amérique du Sud, Chine et Europe principalement) doivent donc être revues de manière substantielle pour éviter toute forme de dumping, économique (subventions à l’exportation), environnemental (dégradation de l’environnement motivée par la baisse des coûts de production), ou social (utilisation de main d’œuvre étrangère, illégale, sous-payée et ne bénéficiant pas du minimum requis de droits sociaux) ».
-
[24]
Notes lors de l’observation des deux journées de « Formation à la souveraineté alimentaire », Bagnolet, février 2009.
-
[25]
« Souveraineté alimentaire », document rendant compte des réflexions d’un séminaire de La Vía Campesina fin juillet 2007, n.p.?: « Via Campesina a su faire de la SA (sic) un concept, puis un droit auquel aujourd’hui tout le monde se réfère, ou se sent obligé de se référer. Ce moteur, forgé au fil des luttes internationales contre l’OMC et des luttes nat/régionales (sic) pour d’autres politiques agricoles, est fort. Il faut le garder et ne pas le laisser s’affaiblir ».
-
[26]
L’animateur de la Coordination Paysanne Européenne-Vía Campesina souligne en particulier la nécessité qui s’est fait jour très clairement, aux yeux de la Commission Souveraineté alimentaire et commerce en particulier, de « passer du concept au droit » après la signature de l’accord agricole de Marrakech (15 avril 1994) (entretien, Paris, janvier 2009).
-
[27]
Kay, 2011.