Notes
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Ainsi ce numéro doit-il beaucoup à l’existence depuis 2002 d’une coopération entre l’Université normale de la Chine de l’Est à Shanghai (Huashida) et le groupe des Ecoles normales supérieures (Paris, Cachan et Lyon), notamment dans le domaine des sciences humaines et sociales (et singulièrement en sociologie).
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Sociologie se dit shehuixue (l’étude de la société), terme emprunté au japonais dans les mêmes années.
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Fondée à Pékin en 1919 avec le soutien des églises protestantes américaines, son campus accueille aujourd’hui l’Université de Pékin (Beida).
« J’ai hésité à publier d’abord ces notes en français : la matière en est délicate ; il se peut que bien souvent j’aie vu faux, ou à côté, ou de façon trop absolue ou trop étroite. Pour les Chinois, puisqu’il importe d’éveiller leur curiosité et leur réflexion, une formule trop brutale, une affirmation aventurée, ou insuffisamment rigoureuse peuvent présenter moins d’inconvénients qu’elles ne porteront de fruits. (…) Enfin, il faut bien commencer : cette réputation d’imperméabilité, qu’on a faite à la langue et à la pensée chinoises, est, pour les études sinologiques, le plus grand danger ; ces études ne se poursuivront méthodiquement que si elles cessent d’être l’apanage d’un corps trop étroit de spécialistes ; il convient qu’elles appellent sur elles le contrôle du plus grand nombre possible de gens avertis et renoncent enfin au prestige du mystère. Je me risque donc à pénétrer dans cette caverne sacrée où l’on a logé les idées chinoises — afin de montrer au moins qu’elle n’est pas hermétique, et quitte à n’y être guidé que par une lumière insuffisante. »
1Le temps où aller en Chine signifiait, selon le mot alors ironique de Lucien Bianco, « voyager dans un bocal » est révolu (Bianco, 1975). Parmi les conséquences de l’ouverture de la Chine figure désormais la possibilité d’y faire de la recherche en sciences sociales, ce qui signifie —non sans obstacle à franchir— y faire du terrain. On entendra, au fil des articles, des échos de ces difficultés qui tiennent moins — contrairement à ce qu’on a dit trop souvent — à d’irréductibles différences philosophiques, qu’à trois caractéristiques : premièrement la maîtrise de la langue chinoise et la connaissance d’une culture (le coût d’entrée sur le terrain en quelque sorte), deuxièmement l’immensité des bouleversements de la société chinoise qui conduit le chercheur à devoir mettre à l’épreuve ses propres catégories d’analyse et, enfin, les contraintes politiques qui pèsent toujours sur la liberté de la recherche dans un régime non démocratique (notamment s’agissant de savoirs critiques sur la société). Il n’en reste pas moins que le temps des gate keepers n’est plus. Désormais de nombreux travaux empiriques issus de chercheurs chinois ou étrangers témoignent de la vitalité des recherches de terrain en Chine. C’est ce dont, comme d’autres publications récentes, ce numéro de terrains & travaux entend rendre compte. Pour s’en tenir à la recherche française et sans mentionner les revues sinologiques, on peut citer la publication de numéros spéciaux de revues (Thireau, 2002 ; Merle et Zhang, 2007 ; Thireau et Hua, 2007) ou d’ouvrages qui témoignent de l’intérêt des sociologues français pour la Chine (Rocca, 2008 ; Guo, Li, Liu et Roulleau-Berger, 2008 ; Angeloff, 2010), d’études consacrées à l’histoire de la sociologie et des sciences sociales en Chine (Merle, 2004 ; Merle, 2008) ou encore la conduite d’enquêtes en collaboration avec des collègues chinois dans le cadre de coopérations de plus en plus nombreuses [1].
2Qu’il s’agisse de terrains étudiés pour eux-mêmes ou aux fins d’allonger un questionnaire comparatif, les enquêtes chinoises portant sur la stratification sociale, les inégalités, les migrations, l’urbanisation, la ségrégation, la mobilité intergénérationnelle, la famille, la construction sociale de l’individualité, etc., contribuent au grand travail que font les sciences sociales dans un univers académique internationalisé pour redéfinir les catégories de description et d’analyse des sociétés. Quelles premières leçons peut-on d’ores et déjà tirer sur ce point d’une Chine que certains rêvent investie du titre de nouveau laboratoire des sciences sociales ? L’entrée de la Chine dans le paysage des sciences sociales ne vient-elle pas à point nommé lorsque celles-ci cherchent de nouvelles pistes ? On aimerait que ce numéro apporte, sur ce point, quelques éléments de réponse.
3Il ne faudrait pas croire, cependant, que les Chinois découvrent avec nous le regard que les sciences sociales peuvent poser sur leur société. La sociologie y a déjà une longue histoire et n’est pas une science nouvelle qui se serait constituée à partir de rien durant la période des réformes engagées il y a trente ans. Le sociologue de Hong Kong Wong Siu-lun rappelle ainsi que la traduction chinoise de deux chapitres de The Study of Sociology d’Herbert Spencer en 1897 peut être considérée comme l’acte de naissance de la sociologie en Chine (Wong, 1979 : 4), même si le titre choisi alors par Yan Fu —Qunxue yiyan, c’est-à-dire l’étude des groupes — ne nomme pas encore une discipline [2]. Les sciences sociales sont mobilisées dès le début du XXe siècle par une élite intellectuelle libérale soucieuse d’engager des réformes pour forger une nation chinoise moderne face à l’Occident. Des enquêtes sont réalisées sur la pauvreté urbaine ou sur la situation des campagnes, notamment sous l’égide de missionnaires américains. Robert Park passe un trimestre en 1932 à l’Université Yenching [3] dans ce qui est considéré alors comme le premier département de sociologie en Chine ; Radcliffe-Brown y séjourne en 1935. Durant la période républicaine, un certain nombre de sociologues chinois sont formés en Occident, notamment Fei Xiaotong (1910-2005) qui suivra en Grande-Bretagne les enseignements de Malinowski, et sera, avec l’appui de Robert Redfield, un des premiers sociologues chinois à combiner enquêtes de terrains (notamment sur les paysans du Jiangsu et les petites villes rurales du Yunnan) et théorisations sociologiques (notamment des analyses de l’industrie rurale ou du système traditionnel de relations sociales) (Fei, 1939 ; Fei, [1948] 1992).
4Discipline interdite par le régime communiste à partir de 1952, la sociologie n’est réhabilitée qu’en 1979, quand Deng Xiaoping l’invite (en même temps que le droit et la science politique) à aider la Chine à « rattraper le retard ». Les trente dernières années sont donc celles d’une véritable reconstruction des sciences sociales, marquées sur le plan institutionnel par la multiplication des départements et des centres de recherche (en sociologie et en anthropologie), mais aussi par la conduite de grandes enquêtes quantitatives visant à fournir des données scientifiques afin d’aider le gouvernement à comprendre et à résoudre des problèmes sociaux consécutifs aux réformes : chômage, sous-emploi à la campagne, migrations des ruraux vers les villes, conséquences sociales de l’urbanisation, accroissement des inégalités, etc. Ces vastes enquêtes, plus descriptives que critiques, souvent marquées par une forme de positivisme, n’en dessinent pas moins la figure ambiguë d’une discipline vouée à décrire les évolutions rapides d’une société (et donc ses injustices et ses résistances) et à légitimer la rationalité réformatrice du pouvoir communiste dans son projet de transformer la société. C’est dans cette perspective qu’on peut lire dans ce numéro la contribution de Chen Yingfang, sociologue urbaine à Shanghai, comme une tentative d’énoncer en Chine (où le texte a été publié en 2008) le problème de l’impossible dimension critique de l’analyse sociologique. Dans ce cas précis, il s’agit d’une sociologie étudiant les conséquences (souvent néfastes) de la gentrification des centres-villes sur les franges les plus fragiles des classes populaires. Le positivisme descriptif du discours scientifique, contrepartie de sa nécessaire dépolitisation, n’en fait pas moins de la sociologie un des espaces d’analyse des mouvements de défense des droits, notamment les droits sociaux : dans le contexte urbain, ceux des migrants ouvriers-paysans, les fameux nongmingong, réclamant pour leurs enfants un droit à l’éducation (voir le texte de Camille Salgues) ou ceux des personnes déplacées lors des rénovations urbaines.
Pour les chercheurs étudiant la Chine depuis l’extérieur, une autre évolution a eu lieu. Auparavant, les difficultés politiques pour travailler en Chine (nécessité d’accéder au terrain indirectement, souvent via Hong Kong ; poids sur l’agenda scientifique de questions liées alors à l’étude du maoïsme, etc.) avaient tendu à couper les sinologues du contemporain de leurs univers disciplinaires d’origine. Les années 1980 ont vu les China watchers perdre une part de leur influence au profit de véritables scientifiques à la fois spécialistes de la Chine et en pointe dans leur communauté académique de référence. A l’occasion de l’intensification des relations scientifiques entre la Chine et les pays occidentaux (notamment les Etats-Unis — où seront formés puis recrutés un grand nombre de brillants docteurs d’origine chinoise) des sociologues comme (entre autres) Peter Blau, Jeffrey Alexander ou Deborah Davis vont et enseignent en Chine, d’autres comme Nan Lin ou Victor Nee contribuent à y former une nouvelle génération de sociologues et à travers le terrain chinois à renouveler la discipline (sur le capital social et les réseaux pour le premier, sur les inégalités, la transition, la sociologie économique pour le second) (Tsai, 2009). La recherche française a pris le même chemin avec, notamment, les travaux d’Isabelle Thireau, de Jean-Louis Rocca, de Gilles Guiheux, de Laurence Roulleau-Berger, de Bernard Ganne ou de Louis Chauvel.
Les articles réunis dans ce numéro n’ont évidemment pas la prétention de donner un panorama des recherches de sciences sociales en Chine. A travers la présentation de travaux très différents quant à leurs objets mais s’appuyant tous sur des enquêtes empiriques portant sur des terrains chinois (qui ne sont pas toujours en Chine continentale), ils visent plutôt à donner à lire la diversité des enquêtes possibles et la place importante qu’y occupe la question de la réflexivité du chercheur dans son rapport au terrain. Olivier Marichalar traite ainsi des conditions de la réalisation d’une enquête à partir de l’expérience de séjours d’échange dans une université chinoise. Gilles Guiheux revient sur l’un des défis — paradoxal dans un pays où l’information demeure très contrôlée — auxquels le chercheur est désormais confronté : l’abondance des ressources disponibles, notamment du fait de l’augmentation rapide du nombre de publications scientifiques chinoises. Camille Salgues interroge l’enquête ethnographique qu’il a conduite sur la scolarisation des enfants de migrants par rapport aux exigences et aux traditions académiques vis-à-vis desquelles il est amené à positionner son travail : d’un côté une sociologie spécialisée sur la Chine et de l’autre une sociologie empirique attachée à la démarche ethnographique.
Plusieurs autres contributions questionnent la mobilisation, au cours de l’enquête en Chine, de catégories d’analyse forgées à l’épreuve de la trajectoire occidentale. C’est le cas de Bernardette Camhi-Rayer dans le cadre d’une étude comparative de deux pèlerinages religieux se déroulant l’un en France (Lourdes) et l’autre à Taiwan (Dajia Matsu) ; l’auteur revient sur les catégories disponibles pour penser le religieux et ses pratiques. Catherine Capdeville-Zeng propose dans sa contribution d’évaluer l’existence et le rôle dans la société actuelle d’une structure ancienne, les lignages, à travers le cas d’un lignage nominal dans un village du sud-est de la Chine, ce qui est une manière d’étudier le rôle de la parenté dans une société en pleine mutation. Monique Selim et Bernard Hours analysent pour leur part ce qui apparaît au premier abord comme l’importation en Chine de pratiques nées en Occident : la philanthropie associée au capitalisme, le travail social qui remédie à ses excès ; leur contribution est aussi une réflexion sur la possibilité d’une enquête ethnographique dans la société chinoise contemporaine. Frédérique Guyader s’intéresse aux conséquences du développement du tourisme sur la minorité Naxi et identifie des dynamiques qui paraissent familières : invention de traditions, redéfinition des identités culturelles. Le numéro s’achève par une contribution de Zhao Yeqin, jeune sociologue chinoise qui vient sur le terrain français et qui, implicitement, met à l’épreuve sa manière de travailler sur un objet chinois, les migrants. Autant d’invitations, peut-on espérer, à mettre encore davantage les sciences sociales à l’épreuve du terrain chinois.
Références
- Angeloff (T.), 2010. Histoire de la société chinoise, 1949-2009, Paris, La Découverte.
- Bianco (L.), 1975. « Voyager en Chine I », Esprit, mars, pp. 430-436.
- Fei (X.), 1939. Peasant Life in China: A Field Study of Country Life in the Yangtze Valley, préface de Bronislaw Malinowski, Londres, Routledge et New York, Dutton.
- Fei (X.), 1948. Xiangtu Zhongguo, Shanghai, Guancha (traduction anglaise : From the Soil: The Foundations of Chinese Society, Berkeley, University of California Press, 1992).
- Guo (Y.), Li (P.), Liu (S.), Roulleau-Berger (L.) (dir.), 2008. La nouvelle sociologie chinoise, Paris, CNRS.
- Merle (A.), 2004. « Vers une sociologie chinoise de la ‘civilisation communiste’ », Perspectives chinoises, 81, pp. 4-15.
- Merle (A.), 2008. « La sociologie chinoise à l’épreuve de la société – du bannissement à la mobilisation : les défis d’une science sociale », Thèse, Lyon 2-Louis Lumière.
- Merle (A.), Zhang (L.) (dir.), 2007. Cahiers internationaux de sociologie, « La Chine en transition : regards sociologiques », LXXII.
- Rocca (J.-L.) (dir.), 2008. La société chinoise vue par ses sociologues, Paris, Presses de Sciences Po.
- Thireau (I.) (dir.), 2002. « Le retour du marchand dans la Chine rurale », Etudes rurales, 161/162.
- Thireau (I.), Hua (L.) (dir.), 2007. « D’une illégitimité à l’autre dans la Chine rurale contemporaine », Etudes rurales, 179.
- Tsai (W.), 2009. « China Studies and American Sociology: A Quantitative Account of the Growth of Research on China in American Sociology, 1950-2008 », American Journal of Chinese Studies, vol. 16-9, pp. 69-82.
- Wong (S.), 1979. Sociology and socialism in contemporary China, Londres, Routlege.
Notes
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[1]
Ainsi ce numéro doit-il beaucoup à l’existence depuis 2002 d’une coopération entre l’Université normale de la Chine de l’Est à Shanghai (Huashida) et le groupe des Ecoles normales supérieures (Paris, Cachan et Lyon), notamment dans le domaine des sciences humaines et sociales (et singulièrement en sociologie).
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[2]
Sociologie se dit shehuixue (l’étude de la société), terme emprunté au japonais dans les mêmes années.
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Fondée à Pékin en 1919 avec le soutien des églises protestantes américaines, son campus accueille aujourd’hui l’Université de Pékin (Beida).