Notes
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[1]
Pour une amorce de dialogue entre les deux approches concurrentes en psychologie, la psychologie cognitive du langage et la théorie psychanalytique des associations verbales, voir Le Ny 2005, 218-220.
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[2]
Cf. p. 293 : « We might improve and automate our dictionaries, using them for mechanical translation from one language to another. Perhaps computers could print what we say, or even say what we print, thus making speech visible for the deaf and printing audible for the blind ».
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[3]
Nous remercions J.-F. Le Ny d’avoir accepté de nous faire connaître son point de vue sur cette question terminologique et de nous avoir autorisé à publier son courrier du 19 avril 2005.
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[4]
Dans les abréviations, le premier caractère désigne le domaine psychologique, le second le domaine linguistique, par ex. pour la première ligne GC = général / concepts, GP : général / phonologie-phonétique, GL : général / lexique, GS : général / sémantique, etc.
-
[5]
La notation (•) signifie que le thème est abordé marginalement.
-
[6]
C’est conforme à son titre principal Words, Meanings, and Messages.
-
[7]
Comme le suggère son titre principal The articulate mammal, J. Aitchinson organise son ouvrage entièrement autour de la question des caractères innés de la faculté de langage.
Cet article est dédié à la mémoire de Jean-François Le Ny, avec qui nous avons eu la chance de collaborer l’un et l’autre et qui avait suivi de près l’élaboration de ce texte, après nous avoir offert en 2000 l’article introductif du numéro 2 de Syntaxe & Sémantique sur la Sémantique du lexique verbal que nous avons coordonné avec Bernard Victorri.
1Notre contribution a un objectif limité. Fruit de la longue collaboration d’une psychologue et d’un linguiste, elle pointe sur la question de la délimitation terminologique d’un champ disciplinaire, celui de l’étude expérimentale des processus psychologiques de l’usage du langage articulé. C’est apparemment de manière aléatoire que deux termes, « psycholinguistique » et « psychologie du langage » couvrent ce champ – ou peut-être seulement certaines de ses parties ? – et, en dialogue avec Jean-François Le Ny qui est la mémoire vivante de la psychologie (cognitive et expérimentale) du langage [1], nous allons chercher à identifier le profil distinctif des deux termes par une méthode d’orientation quantitative.
1. Le propos et la méthode
2La première publication dans laquelle le terme « psycholinguistique » est apparu est l’ouvrage de Charles Osgood et Thomas Sebeok en 1964, Psycholinguistics. Le terme lui-même naît 13 ans auparavant dans le titre d’un séminaire tenu à l’université Cornell durant l’été 1951 par six chercheurs qui se fixaient pour objectif de réunir la linguistique et la psychologie. Trois d’entre eux, John B. Carroll, Charles Osgood et Thomas Sebeok décident de s’engager plus avant et organisent en 1953 à l’université de l’Indiana un Seminar on Psycholinguistics soutenu par le Social Science Research Council. Les conclusions de ce séminaire sont rassemblées en 1954 dans un rapport intitulé Psycholinguistics – A survey of theory and research problems qui constitue la première partie de l’ouvrage de Osgood et Sebeok. Ce rapport a une couverture très vaste, puisque après avoir présenté les modèles des processus de communication et les disciplines qui s’y rattachent, il distingue trois approches du comportement linguistique : l’approche linguistique, celle de la théorie de l’apprentissage et celle de la théorie de l’information. Puis il décline une variété d’unités pertinentes pour la psychologie cognitive, la linguistique et la psycholinguistique naissante, avant de proposer un éventail de quatre domaines de la nouvelle discipline :
- i. la psycholinguistique synchronique (concernant le comportement linguistique de l’adulte) au niveau microstructurel ;
- ii. la psycholinguistique synchronique au niveau macrostructurel (prenant en compte les états de motivation et débouchant sur une section ambitieuse à une époque où régnait encore le behaviorisme aussi bien en linguistique qu’en psychologie : « Language, cognition and culture ») ;
- iii. la psycholinguistique « séquentielle », relative à la production et à la réception des messages linguistiques ;
- iv. la psycholinguistique diachronique (ainsi appelée à l’époque parce que son domaine d’application suppose un développement temporel), portant d’une part sur l’acquisition de la langue 1, celui de la langue 2 et le bilinguisme, et d’autre part sur le changement linguistique.
4À partir de ce premier rapport publié à la fois dans une revue de linguistique, l’International Journal of American Linguistics et une revue de psychologie, le Journal of Abnormal and Social Psychology, les chercheurs impliqués dans ce projet allaient se spécialiser dans différents domaines : le bilinguisme, les techniques d’analyse de contenu, les processus associatifs dans le comportement verbal, l’analyse expérimentale des dimensions de la signification, le style, l’aphasie et les universaux du langage (cf. Osgood & Sebeok 1964, V). Une partie des résultats de ces recherches est présentée sous le titre A survey of psycholinguistic research 1954-1964 dans la 2e partie de l’ouvrage sous la plume de Richard Diebold. Enfin l’ouvrage s’achève sur un appendice extraordinairement prémonitoire de George Miller (le futur promoteur de Wordnet) intitulé The psycholinguist – On the new scientists of language (p. 293-307), qui jalonne l’essentiel du développement ultérieur de la psycholinguistique [2]. Pour notre propos, l’important est que G. Miller cherche à délimiter le champ de la nouvelle discipline. Pour lui, « la tâche centrale de cette nouvelle science est de décrire les processus psychologiques qui se déroulent quand on emploie des phrases », distinguant du point de vue du récepteur l’attention aux stimulus auditifs, la reconnaissance de patrons phonologiques, l’acceptation de la phrase comme bien construite, son interprétation sémantique, allant jusqu’aux inférences pragmatiques (en termes de systèmes de croyances). Cette conception reste exactement celle de R. Jackendoff en 1987 ou de J. Caron en 1989.
5Mais cette tâche délimitée par G. Miller, est-ce celle de la « psycholinguistique » ou de la « psychologie (cognitive et expérimentale) du langage » ? Faute de place, nous ne ferons pas mention ici des ouvrages de référence publiés dans l’espace anglo-américain, en particulier des deux principales sommes sur la psycholinguistique, le Handbook of applied psycholinguistics – Major thrusts of research and theory coordonné par S. Rosenberg en 1982 et le Handbook of psycholinguistics coordonné par M.A. Gernsbacher en 1994. Pour l’espace francophone, nous nous attacherons à deux ouvrages de référence qui traitent de « psycholinguistique », les Problèmes de psycholinguistique coordonnés par J. Rondal et J.-P. Thibaut en 1987, qui rassemblent un chapitre proprement linguistique rédigé par F. François et sept chapitres d’orientation psychologique sur la sémantique psychologique (J.F. Le Ny), le traitement du texte (G. Denhière & S. Baudet), les dimensions pragmatiques (J. Costermans & M. Hupet), la psychologie différentielle du langage (M. Reuchlin), les aspects sociaux (E. Espéret), la neuropsycholinguistique (Y. Lebrun) et le bilinguisme (M. Paradis), et le Précis de psycholinguistique de J. Caron, publié en 1989. Nous leur opposerons le chapitre « Le langage » dans le manuel de Psychologie cognitive de P. Lemaire (1999), qui ne recourt pas au terme « psycholinguistique » et l’ouvrage récent de M.D. Gineste et J.-F. Le Ny, Psychologie cognitive du langage (2002).
6Nous poserons deux questions :
7Question 1 : L’ouvrage de Gineste & Le Ny aurait-il pu s’intituler Psycholinguistique (cognitive) ? Le mieux était en l’occurrence d’interroger les auteurs. La réponse de J.-F. Le Ny [3] ci-dessous insiste sur l’aspect « historique », c’est-à-dire sur le fait que la psycholinguistique a été conceptuellement rattachée pendant de nombreuses années à la vision syntacticocentrée développée par exemple aux États-Unis dans l’ouvrage de référence de J.A. Fodor, T.G. Bever & M.F. Garrett 1975, The psychology of language – An introduction to psycholinguistics and generative grammar et en France dans le livre de G. Noizet 1980, De la perception à la compréhension du langage – Un modèle psycholinguistique du locuteur.
1. Dans mon propre usage, il n’y a pas de division du travail, mais une équivalence, et les deux expressions sont synonymes, avec des oscillations pragmatiques ;2. Toutefois on peut admettre que l’accent est mis un peu plus, dans « psycholinguistique », sur les emprunts conceptuels à la linguistique. Mais comme ce « taux d’emprunt » varie de façon continue dans les recherches de psycho, il n’est pas véritablement discriminatif. Il ne peut pas exister de psychologie du langage avec zéro influence de la linguistique (ni avec 100 %, puisque c’est alors de la linguistique). C’est pourquoi je pratique l’équivalence et la synonymie.3. Il existe aussi un aspect historique : la psychologie du langage, lorsqu’elle était très majoritairement influencée par la théorie syntaxocentrique chomskyenne, a eu tendance à s’appeler elle-même « psycholinguistique ». À cette époque, « psycholinguistique » signifiait donc en fait « psychologie du langage à dominante syntaxique et chomskyenne ». Mais il n’y a pas de raison de conserver cela.Un dernier point général : les questions terminologiques recouvrent toujours des questions conceptuelles. Ce qui est en cause, ce sont donc les différences entre concepts :a) entre locuteurs-concepteurs [point 2. ci-dessus] ;b) en fonction du temps historique [point 3. ci-dessus].
9Question 2 : Afin de dégager un profil distinctif des 4 ouvrages d’introduction générale retenus qui sont censés traiter les uns de « psycholinguistique » et les autres de « psychologie du langage », peut-on dégager de leurs index des orientations distinctes dans l’attention qu’ils portent à certains domaines de la linguistique et / ou de la psychologie cognitive ? Pour ce faire, nous avons distingué quatre domaines de la linguistique :
- I. concepts généraux
- II. plan phonétique / phonologique
- III. plan lexico-syntaxique
- IV. plan pragma-sémantique
11et quatre domaines de la psychologie expérimentale :
- I. psychologie générale
- II. psychologie développementale
- III. pathologies du langage
- IV. techniques expérimentales
13Ce double classement permet de construire une grille croisée de 16 cases [4] :
Tableau 1 : Grille croisée des critères linguistiques et psychologiques de classement des termes indexés dans les quatre ouvrages de référence
concepts (généraux) | plan phonétique /phonologique | plan lexico-syntaxique | plan pragma-sémantique | |
psychologie générale (sujets adultes sains) | GC | GP | GL | GS |
psychologie développementale | DC | DP | DL | DS |
pathologies du langage | PC | PP | PL | PS |
techniques expérimentales | TC | TP | TL | TS |
Tableau 1 : Grille croisée des critères linguistiques et psychologiques de classement des termes indexés dans les quatre ouvrages de référence
14Notre méthode consistera donc à relever et à classer selon la grille ci-dessus tous les termes de spécialité des index des quatre ouvrages, en premier ceux des deux ouvrages faisant usage de la notion de « psycholinguistique » (Section 2), ensuite ceux des ouvrages qui en évitent l’usage (Section 3). Ensuite nous procéderons à une comparaison générale de ces index afin de voir si un profil commun se dégage avec ou sans usage de cette notion (Section 4) et nous en tirerons des conclusions sur le problème de la désignation d’une « interdiscipline » (Section 5).
2. Deux ouvrages de « psycholinguistique »
2.1. J. Rondal & J.-P. Thibaut, Problèmes de psycholinguistique (1987)
15Le tableau croisé 2 permet, à travers le classement des termes présentant au moins trois renvois en index, de repérer les orientations dominantes de cet ouvrage collectif. Du point de vue linguistique il s’intéresse essentiellement aux plans lexico-syntaxique et pragma-sémantique au détriment du plan phonologique-phonétique et des concepts généraux (nous n’avons retenu que les termes en général absents des index des manuels de linguistique). Du point de vue psychologique, l’approche développementale l’emporte sur celle des processus généraux et la pathologie et l’expérimentation sont à peine représentés.
16Sur le graphique 1 qui reprend les effectifs de chaque case, on voit que trois domaines se détachent, en premier lieu le développement syntaxique et lexical (11 termes), puis sémantique et pragmatique (7) et également l’étude des structures et processus généraux sur le plan pragma-sémantique (5). Dans tous les autres domaines le nombre maximal de termes indexés est de 3 et trois domaines ne comportent aucun terme indexé : l’étude des pathologies sur le plan pragma-sémantique et les techniques expérimentales sur les deux plans phonologique-phonétique et lexico-syntaxique.
17Ces résultats sont un peu surprenants dans la mesure où le développement y apparaît sur-représenté. Mais il s’agit d’un ouvrage collectif et la pratique de sélection des termes indexés de chaque auteur peut varier. C’est bien ce que révèle l’analyse de ces termes par chapitre. Par ordre d’effectif décroissant le chapitre de M. Reuchlin sur la psychologie différentielle du langage vient en tête (9 termes) devant celui de M. Paradis sur le bilinguisme (8 termes), celui de Y. Lebrun sur la neuropsycholinguistique (7 termes), celui de G. Denhière et S. Baudet sur le traitement du texte (3) et celui de J.-F. Le Ny sur la sémantique psychologique (1 terme). Si l’on met de côté le chapitre purement linguistique de F. François sur la morphologie, la syntaxe et le discours, il est remarquable que les deux chapitres de J. Costermans et M. Hupet sur les dimensions pragmatiques (pourtant très copieux) et celui d’E. Espéret sur les aspects sociaux ne donnent lieu à aucune sélection de termes indexés.
18On peut donc en conclure que les trois premiers auteurs ont eu une conscience plus vive du caractère technique de leur discours et ont sélectionné plus de termes que les autres auteurs. Plus précisément, le chapitre de Costermans & Hupet sur la pragmatique présente une terminologie transdisciplinaire, déjà présente dans les ouvrages de linguistique (force illocutoire, acte perlocutoire, maxime de conversation, inférence pragmatique, etc.) et la pragmatique suscite rarement des expérimentations de type « classique ». Quant au chapitre d’Espéret qui développe une « psychosociolinguistique », il est apparenté au chapitre 3, dans la mesure où pragmatique et sociolinguistique se recouvrent largement et ce domaine ne donne pas lieu non plus à expérimentation « classique ».
Tableau 2 : Classement croisé des termes présentant au moins 3 renvois dans les Problèmes de psycholinguistique de J. Rondal & J.-P. Thibaut (1987)
Tableau 2 : Classement croisé des termes présentant au moins 3 renvois dans les Problèmes de psycholinguistique de J. Rondal & J.-P. Thibaut (1987)
Graphique 1 : J. Rondal & J.-P. Thibaut, Problèmes de psycholinguistique, 1987
Graphique 1 : J. Rondal & J.-P. Thibaut, Problèmes de psycholinguistique, 1987
19Globalement, grâce à la variété des approches que véhicule chacun de ses chapitres, la vision de la psycholinguistique que délivre cet ouvrage est plus vaste que celle de G. Miller en 1964 à un triple titre :
- i. Miller limite le propos de la psycholinguistique à la phrase et n’envisage pas une psycholinguistique textuelle (cf. Coirier, Gaonac’h & Passerault 1996), le chapitre de Denhière & Baudet sur le traitement du texte excède donc son projet ;
- ii. l’aspect développemental de M. Reuchlin est massivement représenté, ce qui correspond à une préoccupation classique de la psychologie cognitive ;
- iii. et plus marginalement les processus neuronaux font aussi l’objet du chapitre de Y. Lebrun.
21Quant au chapitre de M. Paradis sur le bilinguisme, il se situe aux marges du projet de G. Miller, mais on peut imaginer que celui-ci avait aussi en tête la production d’une phrase dans l’un ou l’autre des codes dont dispose un locuteur multilingue.
2.2. J. Caron, Précis de psycholinguistique (1989)
22Le profil qui se dégage du Précis de psycholinguistique de J. Caron est tout autre (cf. Tableau 3). Du point de vue linguistique, même si les plans lexico-syntaxique et pragma-sémantique restent dominants (15 termes chacun), le plan phonologique-phonétique est beaucoup mieux représenté que dans Rondal & Thibaut (9 termes) et la rubrique des concepts généraux est abondante (14 termes). Du point de vue psychologique, le contraste est saisissant : la quasi totalité des termes indexés concernent l’approche générale des sujets adultes sains, l’aspect développemental et l’aspect pathologique étant insignifiants (1 terme chacun) et mêmes les techniques expérimentales sont faiblement représentées (6 termes).
Tableau 3 : Classement croisé des termes présentant au moins 3 renvois dans le Précis de psycholinguistique de J. Caron (1989)
Tableau 3 : Classement croisé des termes présentant au moins 3 renvois dans le Précis de psycholinguistique de J. Caron (1989)
23Le précis de Caron est effectivement un ouvrage d’une part introductif, qui consacre donc un long (et remarquable) chapitre 2 (p. 54-87) à la présentation générale des processus de production et de réception des messages linguistiques, et d’autre part limitatif, c’est-à-dire qui se conforme au mot d’ordre de G. Miller « décrire les processus psychologiques qui se déroulent quand on emploie des phrases » à cela près que Caron substituerait « des textes » à « des phrases », car son chapitre 7 est consacré à l’organisation, la cohésion et l’orientation du discours (p. 210-221). Mais aucun chapitre ne touche l’acquisition ni les troubles du langage, et les éditions ultérieures de 1992 et 2001 maintiennent cette composition. À ce titre le précis de Caron représente une vision, sinon réductrice, du moins limitative de la psycholinguistique qui la distingue très clairement de la psychologie cognitive du langage. Le graphique 2 confirme visuellement la place écrasante des processus généraux concernant l’adulte sain dans cet ouvrage.
Graphique 2 : J. Caron, Précis de psycholinguistique, 1989
Graphique 2 : J. Caron, Précis de psycholinguistique, 1989
3. Un ouvrage et un chapitre de « psychologie du langage »
3.1. Lemaire, chapitre « Le langage » (1999)
24Du point de vue linguistique, le chapitre de P. Lemaire est équilibré avec, comme chez Caron, un avantage accordé au plan pragma-sémantique. Du point de vue psychologique en revanche, il est caractérisé par l’absence complète de termes référant à l’acquisition et à la pathologie. En revanche, les techniques expérimentales sont bien représentées, surtout sur les plans lexico-syntaxique et pragma-sémantique (cf. Tableau 4).
Tableau 4 : Classement croisé des termes présentant au moins 3 renvois dans le chapitre « Le langage » de l’ouvrage Psychologie cognitive de P. Lemaire (1999)
Tableau 4 : Classement croisé des termes présentant au moins 3 renvois dans le chapitre « Le langage » de l’ouvrage Psychologie cognitive de P. Lemaire (1999)
25Le graphique 3 met en évidence l’importance attachée aux processus généraux et aux techniques expérimentales.
Graphique 3 : P. Lemaire, « Le langage », in Psychologie cognitive, 1999
Graphique 3 : P. Lemaire, « Le langage », in Psychologie cognitive, 1999
3.2. Gineste & Le Ny, Psychologie cognitive du langage (2002)
26L’index du manuel de M.D. Gineste & J.-F. Le Ny se caractérise par une terminologie particulièrement centrée sur les traitements phonologiques et pragma-sémantiques. Ici l’index induit en erreur, car les auteurs attachent une importance particulière à la question de l’accès lexical, mais sans doute sous l’angle sémantique plus que syntaxique (chapitre 2 : Reconnaître les mots écrits, p. 43-92). Du point de vue des types de traitements, le profil est analogue à celui du chapitre de Lemaire, l’attention étant portée essentiellement à la psychologie générale et aux techniques expérimentales vis à vis d’une très faible représentation de l’acquisition et de la pathologie (cf. Tableau 5).
27Le parallélisme entre les deux profils de l’ouvrage et du chapitre intitulés « psychologie du langage » ressort clairement de la comparaison des deux graphiques, 3 (Lemaire) et 4 (Gineste & Le Ny). Dans les deux cas, l’attention apportée aux traitements de l’adulte sain et aux techniques d’expérimentation contraste avec la sous-représentation extrême de l’acquisition et de la pathologie.
Tableau 5 : Classement croisé des termes présentant au moins 3 renvois dans l’ouvrage Psychologie cognitive du langage de M.D. Gineste & J.-F. Le Ny (2002)
Tableau 5 : Classement croisé des termes présentant au moins 3 renvois dans l’ouvrage Psychologie cognitive du langage de M.D. Gineste & J.-F. Le Ny (2002)
4. Comparaison générale
28Nous allons comparer en premier lieu les deux ouvrages traitant de « psycholinguistique » (tableau 6), puis l’ouvrage et le chapitre traitant de « psychologie du langage » (tableau 7). Du tableau 6 il ressort que le profil de Rondal & Thibaut est apparenté à celui de Caron par le faible intérêt accordé à la pathologie et aux techniques d’expérimentation. En revanche ils se distinguent absolument pour les processus généraux que concernent 43 termes chez Caron contre seulement 10 chez Rondal & Thibaut et inversement pour l’acquisition du langage dont relèvent 22 termes chez Rondal & Thibaut contre 1 seul chez Caron.
Graphique 4 : M.-D. Gineste & J.-F. Le Ny, Psychologie cognitive du langage, 2002
Graphique 4 : M.-D. Gineste & J.-F. Le Ny, Psychologie cognitive du langage, 2002
Tableau 6 : Comparaison entre les deux ouvrages intitulés « psycholinguistique »
Tableau 6 : Comparaison entre les deux ouvrages intitulés « psycholinguistique »
29En revanche, le tableau 7 révèle un parallélisme global entre les deux approches intitulées « psychologie du langage », à l’exception peu significative d’un déplacement de l’intérêt concernant les techniques expérimentales qui porte plutôt sur la phonologie chez Gineste & Le Ny et plutôt sur le lexique et la syntaxe chez Lemaire.
Tableau 7 : Comparaison entre l’ouvrage et le chapitre intitulés « psychologie du langage »
Tableau 7 : Comparaison entre l’ouvrage et le chapitre intitulés « psychologie du langage »
30En conclusion, on est donc en présence de trois profils :
- Lemaire aussi bien que Gineste & Le Ny partagent avec Caron un intérêt également fort pour l’adulte sain, et faible pour le développement et la pathologie, mais s’en distinguent par une attention plus vive portée aux techniques expérimentales. Ces travaux sont donc globalement proches malgré la différence de terminologie.
- Les mêmes auteurs partagent avec Rondal & Thibaut un intérêt également faible pour les troubles du langage, mais s’en écartent massivement pour l’étude de l’adulte sain, du développement et des techniques expérimentales. Ici la différence de terminologie couvre bien une différence d’approche.
- Enfin les deux ouvrages de « psycholinguistique » ne sont que faiblement apparentés, Caron privilégiant le langage de l’adulte sain contrairement à Rondal & Thibaut qui, à travers les chapitres de M. Reuchlin et M. Paradis développent les processus acquisitionnels et développementaux (et marginalement la neuropsycholinguistique avec celui de Y. Lebrun). Caron fait donc un usage limitatif du terme « psycholinguistique », Rondal et Thibaut au contraire un usage extensif.
5. Bilan et perspectives
32Dans la déclaration de J.-F. Le Ny citée au § 1, celui-ci insiste sur l’assimilation dans les années 60 et 70 entre « psycholinguistique » et « psychologie du langage à dominante syntaxique et chomskyenne ». Mais nous avons vu que le terme « psycholinguistique » est apparu 6 ans avant Syntactic structures et 14 ans avant que N. Chomsky ne commence à développer sa théorie de l’innéité de la grammaire universelle dans Aspects of the theory of syntax. Pour Ch. Osgood, Th. Sebeok, G. Millier et leurs collaborateurs du Seminar on psycholinguistics à partir de 1953, l’objectif était l’unification de la linguistique structurale de l’époque, de la psychologie à l’époque behavioriste et de la théorie de l’information qui flirtait encore avec la « cybernétique ».
33La psycholinguistique « chomskyenne » a limité l’intérêt pour la sémantique et écarté les préoccupations d’ordre pragmatique, mais après l’échec de la tentative de mise en concordance des opérations syntaxiques décrites par la syntaxe générative de première génération et du traitement du langage en production et en compréhension, un nouveau paradigme de psychologie cognitive s’est fait jour avec les travaux de W. Kintsch 1974, Ph. Johnson-Laird 1983 et surtout pour la psychologie du langage l’ouvrage de G. Miller & Ph. Johnson-Laird 1976 consacré à la corrélation entre perception et langage et celui de T. van Dijk & W. Kintsch 1983 qui introduit la notion de « stratégie » dans la psychologie du langage. Depuis ces travaux fondateurs, « psycholinguistique » et « psychologie (cognitive) du langage » recouvrent un domaine étroitement apparenté, mais mal délimité.
34En complément de l’analyse comparative menée précédemment à partir des index et accessoirement des sommaires, nous allons, pour conclure, examiner plus superficiellement, à partir des seuls sommaires, la couverture thématique de 9 ouvrages – dont 2 de portée encyclopédique, Rosenberg 1982 et Gernsbacher 1994 – portant le terme « psycholinguistique » dans leur intitulé, afin de repérer un « noyau dur » de la psycholinguistique et une périphérie [5] (cf. tableau 8).
Tableau 8 : Domaines thématiques couverts par 9 traités, manuels ou handbooks traitant explicitement de « psycholinguistique » classés par date de publication
Tableau 8 : Domaines thématiques couverts par 9 traités, manuels ou handbooks traitant explicitement de « psycholinguistique » classés par date de publication
35Du point de vue des plans d’analyse linguistique, le domaine clé est celui du lexique et de la syntaxe traité de manière centrale dans tous ces ouvrages. La pragma-sémantique est traitée marginalement par Noizet et Garman et la phonologie-phonétique occupe une place secondaire chez Aitchinson, et inexistante chez Rommetveit [6]. La dimension textuelle est ignorée dans la plupart des ouvrages, mentionnée chez Dijkstra et Kempen et dans le handbook de Rosenberg (chapitre 5) et extrêmement développée (chapitres 14 à 22 et 30) dans le handbook de Gernsbacher.
36D’un point de vue psychologique, la dimension développementale est le critère qui sépare clairement deux conceptions de la psycholinguistique : Rommetveit ainsi que Fodor, Bever et Garrett, Aitchinson, Dijkstra et Kempen intègrent cet aspect dans le domaine de la psycholinguistique, le handbook de Rosenberg y consacre son chapitre 4 et celui de Gernsbacher les 4 chapitres 23-25 et 28. En revanche Noizet, Matthei et Roeper, Garman n’en font pas état. Simplement mentionnée chez Matthei et Roeper à propos de la lapsologie, la pathologie du langage constitue l’objet du dernier chapitre de Garman, des chapitres 6 à 11 du handbook de Rosenberg et des 4 chapitres 26-27 et 32-33 de celui de Gernsbacher. Enfin la vision particulièrement vaste de la psycholinguistique que défendent Aitchinson [7] et Garman les conduit à consacrer des développements aux fondements biologiques et neuronaux de la faculté de langage, qui sont également le thème du chapitre 31 du handbook de Gernsbacher.
37On peut donc conclure que, pour tous ces auteurs, l’étude des processus de production et de réception des mots dans leurs formes et leurs significations et des structures syntaxiques chez l’adulte sain constitue le noyau de la psycholinguistique, tandis que la dimension textuelle, l’acquisition de la langue première, les troubles du langage et ses fondements biologiques et neuronaux ont un caractère périphérique (cf. Figure 1). Mais le handbook de Gernsbacher, comme précédemment celui de Rosenberg, accorde, sans doute en vertu de son caractère encyclopédique, une place considérable à ces domaines périphériques avec 10 chapitres consacrés aux processus de traitement du discours, 3 à l’acquisition de la langue 1 et un à celle de la langue 2 et 4 chapitres aux troubles du langage, gommant ainsi complètement la distinction entre psycholinguistique et psychologique cognitive du langage.
38Pour les auteurs qui, comme Caron, Noizet ou Matthei et Roeper, défendent une conception limitative de la psycholinguistique, celle-ci peut être vue comme le noyau de la psychologie cognitive du langage. Pour les autres, les deux terminologies sont manifestement équivalentes, comme le suggère l’absence de référence à la psycholinguistique dans l’édition originale (Understanding and producing speech, 1983) de l’Introduction à la psycholinguistique de Matthei et Roeper 1988 et plus encore l’intitulé double de Dijkstra et Kempen, qui est Taalpsychologie (psychologie du langage) dans l’édition originale néerlandaise et Einführung in die Psycholinguistik (introduction à la psycholinguistique) dans la traduction allemande révisée par les auteurs. Le changement terminologique aurait-il seulement une motivation commerciale sur le marché français et allemand de l’édition scientifique ? On comprend alors que, la même année, G. Rickheit et W. Strohner aient préféré éviter l’un et l’autre terme en intitulant leur manuel Grundlagen der kognitiven Sprachverarbeitung (« Fondements du traitement cognitif du langage »).
Fig. 9 : Noyau « psycholinguistique » et périphérie de la psychologie cognitive et expérimentale du langage
Fig. 9 : Noyau « psycholinguistique » et périphérie de la psychologie cognitive et expérimentale du langage
Références bibliographiques
- Aitchinson J. (1976-1989), The articulate mammal – An introduction to psycholinguistics, Londres, Routledge.
- Caron J. (1989), Précis de Psycholinguistique, Paris, PUF (2e édition, 2001).
- Costermans J. & Hupet M. (1987), « Dimensions pragmatiques », in Problèmes de psycholinguistique, J. Rondal et J.-P. Thibaut (éd.), Bruxelles, Mardaga, p. 87-174.
- Denhière G. & Baudet S. (1987), « Traitement du texte », in Problèmes de psycholinguistique, p. 43-86.
- Espéret E. (1987), « Aspects sociaux », in Problèmes de psycholinguistique, p. 327-390.
- Dijkstra T. & Kempen G. (1993), Einführung in die Psycholinguistik. Bern, Huber [édition originale néerlandaise Taalpsychologie, 1993].
- Fodor J. A., Bever T. G. & Garrett M. F. (1975), The Psychology of Language – An Introduction to Psycholinguistics and Generative Grammar, New-York, McGraw-Hill.
- François F. (1987), « Morphologie, syntaxe et discours », in Problèmes de psycholinguistique, p. 175-250.
- Garman M. (1990), Psycholinguistics. Cambridge, Cambridge University Press.
- Gernsbacher M.A. (1994), Handbook of psycholinguistics, San Diego, Academic Press.
- Gineste M.-D. & Le Ny J.-F. (2002), Psychologie cognitive du langage, Paris, Dunod.
- Jackendoff R. (1987), Consciousness and the computational mind, Cambridge (Mass.), MIT Press (spécialement chap. 7 : « Language processing »).
- Kintsch W. (1974), The Representation of meaning in memory, Hillsdale, N.J., Erlbaum.
- Le Ny J.-F. (1987), « Sémantique psychologique », Problèmes de psycholinguistique, p. 13-42.
- Le Ny J.-F. (2000), « La sémantique des verbes et la représentation des situations », Syntaxe et sémantique, 2, Sémantique du lexique verbal, F. Cordier, J. François & B. Victorri (éd.), p. 17-54.
- Le Ny J.-F. (2005), Comment l’esprit produit du sens, Paris, Odile Jacob.
- Lebrun Y. (1987), « Neuropsycholinguistique », Problèmes de psycholinguistique, p. 391-420.
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- Noizet G. (1980), De la perception à la compréhension du langage – Un modèle psycholinguistique du locuteur, Paris, PUF.
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- Van Dijk T.A. & Kintsch W. (1983), Strategies in language comprehension, New-York, Academic Press.
Notes
-
[1]
Pour une amorce de dialogue entre les deux approches concurrentes en psychologie, la psychologie cognitive du langage et la théorie psychanalytique des associations verbales, voir Le Ny 2005, 218-220.
-
[2]
Cf. p. 293 : « We might improve and automate our dictionaries, using them for mechanical translation from one language to another. Perhaps computers could print what we say, or even say what we print, thus making speech visible for the deaf and printing audible for the blind ».
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[3]
Nous remercions J.-F. Le Ny d’avoir accepté de nous faire connaître son point de vue sur cette question terminologique et de nous avoir autorisé à publier son courrier du 19 avril 2005.
-
[4]
Dans les abréviations, le premier caractère désigne le domaine psychologique, le second le domaine linguistique, par ex. pour la première ligne GC = général / concepts, GP : général / phonologie-phonétique, GL : général / lexique, GS : général / sémantique, etc.
-
[5]
La notation (•) signifie que le thème est abordé marginalement.
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[6]
C’est conforme à son titre principal Words, Meanings, and Messages.
-
[7]
Comme le suggère son titre principal The articulate mammal, J. Aitchinson organise son ouvrage entièrement autour de la question des caractères innés de la faculté de langage.