Notes
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[1]
Ce texte a fait l’objet d’un exposé lors du National Meeting de l’American Psycho-analytic Association le 19 janvier 2017, où l’on m’avait demandé de parler du film Hannah Arendt de Margarethe Von Trotta, après sa projection.
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[2]
H. Arendt, Eichmann à Jérusalem (1963), trad. A. Guérin, Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire », 1966.
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[3]
Hannah Arendt, film réalisé par M. Von Trotta, 2013.
-
[4]
E. Young-Bruehl, Hannah Arendt, New Heaven, Yale University Press, 1882, p. 328-378.
-
[5]
J. Lacan, « D’une question préliminaire à tout traitement de la psychose », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1960, p. 583.
-
[6]
K. Vonnegut, Timequake, New York, The Berkeley Publishing Book, 1997 ; Abattoir 5 ou la croisade des enfants (1969), trad. L. Lotringer, Paris, Le Seuil, 1971.
-
[7]
É. de La Boétie, Discours de la servitude volontaire (1548), Paris, Payot, 1976.
-
[8]
D. Laub, « Clinique de l’extrême », Le Coq-Héron, n° 220, 2015, p. 221.
-
[9]
W. Bion, Clinical Seminars and Other Works (1978), Londres, Karnac Books, 1994, p. 17, 181.
-
[10]
W. Bion, Transformations (1965), Londres, Karnac Books, 1991.
-
[11]
S. Tison, H. Guillemain, Du front à l’asile, 1914-1918, Paris, Alma Édition, 2013.
-
[12]
H. Bergson, Le rire (1899), dans Œuvres, Paris, Puf, 1959, ch. I, V.
-
[13]
V. Klemperer, lti, la langue du IIIe Reich (1947), trad. E. Guillot, Paris, Albin Michel, 1986.
-
[14]
H. Arendt, Les origines du totalitarisme, t. 3, Le système totalitaire (1951), trad. J.-L. Bouguet, R. Davreu, P. Lévy, Paris, Le Seuil, 1972, p. 103.
-
[15]
D. Rousset, Le pitre ne rit pas, Paris, Éditions du Pavois, 1948.
-
[16]
A. Jarry, Ubu roi (1896), Paris, Librairie générale française, coll. « Le livre de poche », 1962.
1 Hannah Arendt n’aimait pas la psychanalyse. Pourtant, j’utilise constamment ses écrits dans mon travail de psychanalyste lorsque je dois faire face à la psychose et au trauma. Il arrive qu’au fil des séances avec un patient, après des progrès notables, le temps vienne à s’arrêter pour nous ramener à la case départ. C’est alors que les analyses d’Hannah Arendt me sont un outil indispensable pour remettre le temps en marche, en nommant l’autre, sans foi ni loi, qui a fait irruption en séance, au croisement de nos histoires respectives avec la grande Histoire.
2 Hannah Arendt nomme cette instance, à la dernière ligne du dernier chapitre de son livre Eichmann à Jérusalem [2] dont est tiré le film Hannah Arendt [3], au terme de « la leçon que ce long parcours dans la perversité humaine (human wickedness) nous a apprise ». Elle l’appelle « la terrifiante banalité du mal, défiant les mots et la pensée (the lesson of the fearsome word-and thought-defying banality of evil) ».
3 Cette expression a provoqué l’indignation, encore vivace de nos jours, comme si elle avait posé un diagnostic. Or, la leçon qu’elle évoque s’apparente plutôt à un combat, au fil des pages, contre un processus actif de banalisation du mal. Dans son « Post-scriptum », la philosophe s’affronte aux critiques, tout comme je suis sommée d’affronter, dans ces moments d’échec de la psychanalyse, ce qui défie les mots et la pensée. Elle y répond en devenant elle-même thérapeute, au sens étymologique de therapôn attesté dans l’Iliade : le second au combat, et le double rituel, chargé des devoirs funéraires.
4 Ce mot de thérapeute, décrié par les analystes, va à l’encontre de « la comédie des experts de l’âme », en l’occurrence « la demi-douzaine de psychiatres qui certifient qu’Eichmann est normal, “plus normal en tout cas que je ne le suis moi-même après l’avoir examiné” s’exclama l’un d’entre eux ». À son retour aux États-Unis, elle appelle son travail d’écriture Cura posterior, une thérapie après coup, où elle analyse son impression étrange face au personnage spectral (ghost like), à la voix désincarnée (disembodied), dans sa cage de verre, à Jérusalem. Or, à peine a-t-elle nommé « banalité du mal » ce phénomène sidérant (which stares at us in the face) qu’il lui revient en pleine figure.
5 Sans m’attarder sur la controverse longuement décrite par Elizabeth Young-Bruehl [4], je reconnais là une étape cruciale du transfert, spécifique au champ de la psychose et du trauma. Au moment où je ne m’y attends pas, je suis délogée de ma place, et suis tentée de conclure qu’il n’y a pas de transfert dans la psychose ou le trauma. D’ailleurs, Freud lui-même ne l’a-t-il pas affirmé et Lacan ne l’a-t-il pas confirmé en refusant d’aller au-delà de Freud sur cette question [5] ?
6 De fait, cette altérité meurtrière pour qui l’autre n’existe pas rend inopérante la neutralité bienveillante avec échos signifiants du désir refoulé. Car aucun Autre ne répond à l’appel lorsque s’écroule le registre symbolique. Un écroulement qu’Arendt appelle moral collapse, où les gens sont traités comme des choses et des statistiques. Or, le plus effarant, c’est qu’aux moments critiques dont je parle, cette instance perverse s’installe à ma place.
7 Dans le film, nous la voyons traverser une expérience analogue quand ses amis la quittent les uns après les autres en l’accusant de trahison et de complicité avec les nazis. En nommant l’instance criminelle, elle l’incarne, à leurs yeux. C’est l’occasion pour elle de hausser le ton et de répondre en s’attaquant aux phrases toutes faites (« il ne faut pas juger »), aux mots ronflants (« il faut pardonner »), et d’affirmer résolument : « Nous ne sommes pas tous des Eichmann en puissance » (p. 458). Oui, la morale existe – encore un mot décrié remplacé par l’éthique alors que les deux mots ont le même sens en latin et en grec. Hannah Arendt conclut son « Post-scriptum » en réponse au tollé suscité par son livre par une injonction : il faut « se fier à son propre jugement, même si l’on n’était pas présent ni concerné » (p. 472). Or, dans les moments critiques dont je parle, l’analyste ne doit pas éviter de porter un jugement sur sa propre responsabilité dans le chaos advenu en séance.
8 De la leçon d’Hannah Arendt, je retiens ici quatre points : elle se fie à ses impressions, elle refuse de consentir aux clichés au prix de sa réputation, elle en appelle à quelques-uns, et utilise l’arme du rire.
Son impression de sidération
9 Une scène du film Hannah Arendt nous la montre sidérée, stared, au début du procès, face à l’accusé présenté à partir d’images d’archives. Elle a voulu s’engager comme reporter au New Yorker, pour se confronter, la première fois dit-elle, à un nazi en chair et en os, in the flesh. De retour à New York, elle écrit sans relâche pour parvenir à nommer in fine son impossibilité à dire et à penser énoncée par les deux mots qui feront scandale.
10 La controverse la sidère à nouveau. En particulier les interprétations psychanalytiques qui semblent ignorer l’arrêt du temps produit par la rupture de la chaîne symbolique. Dans ces cas-là, le recours à la causalité, y compris psychique, ne fonctionne pas. Son « Post-scriptum » attaque la banalité de la bêtise : « Les explications se sont multipliées jusqu’à ce que quelqu’un ait l’idée géniale d’invoquer les théories de Freud et d’attribuer au peuple juif tout entier un “désir de mort” – inconscient, naturellement. … Et pourquoi avais-je proféré ce mensonge aussi monstrueux qu’improbable ? Par “haine de soi”, bien sûr » (p. 455). Or, dans les zones de « tremblement de temps », comme les appelle Kurt Vonnegut [6] – prisonnier dans un abattoir à Dresde pendant la destruction de la ville –, « il n’y a pas de pourquoi », car la cause implique un passé qui a des effets dans le futur.
11 Arendt ne cesse de faire l’investigation de cette impasse logique à travers le personnage qui la sidère : l’assassin de millions de juifs n’a jamais tué lui-même, ni même haï les juifs, au contraire il les admirait. Il n’a pas non plus l’air d’un monstre, ni d’un pervers sadique et ne s’est pas dérobé à son enlèvement. Au contraire, son procès ultramédiatisé lui offre, verdict compris, l’occasion de redevenir quelqu’un. Dans son exil en Argentine, « il était las d’être anonyme ». Pour autant, il ne regrette rien car « le repentir c’est bon pour les petits enfants » (p.147). Persuadé de n’être pas un salaud, « il n’aurait eu mauvaise conscience que s’il n’avait pas exécuté les ordres, avec un zèle extraordinaire et un soin méticuleux » (p. 48), il montera sur l’échafaud dans un état d’exaltation assaisonné de phrases toutes faites.
12 Au nombre des clichés, Arendt vise le principe de neutralité et d’objectivité dérivé des sciences humaines. « Il est vrai, écrit-elle dans le “Post-scriptum”, que la psychologie, la sociologie et plus encore la bureaucratie moderne, nous ont habitués à attribuer la responsabilité d’un acte à telle ou telle forme de déterminisme plutôt qu’à celui qui est l’auteur de l’acte » (p. 463). On comprend que ce rapprochement ait été difficile à avaler.
13 Cependant, pour comprendre « le phénomène » qui lui fait face, sa recherche utilise l’autobiographie d’Eichmann écrite par lui en Argentine, avec l’interview donnée là-bas à un ancien SS hollandais, ainsi que les rapports des autorités judiciaires israéliennes à qui il se confia « avec une stupéfiante bonne volonté » (p. 391). Elle commence donc par analyser l’anamnèse de l’accusé, facilitée par « son attitude objective, Sachlichkeit, typique de la mentalité SS dont il est encore fier » (p. 118), mais elle se détache de la neutralité d’usage par un ton d’ironie cinglante qui lui sera beaucoup reproché eu égard aux souffrances des victimes et des témoins survivants.
Ne pas consentir aux discours ready made
14 À vrai dire, Hannah Arendt est exaspérée par l’autocomplaisance d’Eichmann qui incrimine ses parents pour ses mauvais résultats scolaires, ses échecs d’insertion et son manque de chance qui revient régulièrement dans le rapport de l’officier de police israélien à qui « il s’est confessé avec enthousiasme ». La faute à pas de chance la met hors d’elle. C’est bien « malgré lui » que dérapèrent en meurtre de masse ses louables intentions de donner aux juifs un sol sous leurs pieds – sa première mission au parti nazi. Là encore, il y entra par hasard, alors qu’il songeait à rejoindre une loge maçonnique où l’on cultivait « l’humour et la gaieté » (p. 59). Sans en connaître le programme, il n’avait même pas lu Mein Kampf ; « c’était la faute au traité de Versailles et surtout au chômage » (p. 6).
15 À ces justifications s’ajoutent l’ennui, le désœuvrement et « l’absence de toute joie au travail ». Obsédé par la peur d’être un raté, il se fera une carrière dans l’organisation des convois menant des millions d’hommes, de femmes et d’enfants aux camps d’extermination. Sa réussite dont il n’est pas peu fier tient à une mécanique sans pensée ni imagination, robot like, boostée par des orgasmes d’euphorie périodiques.
16 Dans une analyse de psychose ou de trauma – qui relèvent du même champ de destruction de toute altérité, à quelque échelle que ce soit – nous nous heurtons souvent à la soumission d’anciens enfants violés, entretenue par l’excitation de promesses illusoires et par la sensiblerie exacerbée de leurs prédateurs. Hannah Arendt décèle chez Eichmann l’imposture, la vantardise, l’oubli, le déni, les distorsions de la vérité dans les moments où il s’exalte et s’apitoie sur lui-même. Il lui arrive de cauchemarder et de refuser de manger quand, par hasard, il est confronté à une file de juifs nus attendant d’être gazés : « On m’expliqua qu’on tuait là-dedans avec un produit qui s’appelle de l’acide cyanhydrique… C’est plus que je ne pouvais en supporter » (p. 151).
17 L’insupportable pour elle, après les témoignages des victimes au procès, c’est le consentement des pays d’Europe aux plans de déportation d’Eichmann – à l’exception du Danemark, de la Bulgarie, et dans une certaine mesure, de l’Italie. Himmler ayant ordonné de commencer par la France en priorité « car le gouvernement de Vichy s’était montré extraordinairement “compréhensif” en promulguant de lui-même des lois anti-juives » (p. 266). Un professeur de philosophie nommé Bloch racontera à ses élèves de khâgne au lycée Henri IV, parmi lesquels se trouvait Jean Max Gaudillière, qu’expulsé du lycée Buffon en 1941, il fut remplacé par Sartre sans problème.
18 Hannah Arendt retrouve, pour décrire sa stupeur devant l’effacement des traces, les accents de La Boétie face à « l’asservissement de populations entières aux cruautés non pas d’une armée, mais d’un seul homme, le plus souvent le plus lâche de la nation, non pas accoutumé à la poudre des batailles, ni au sable des tournois [7] ». Il pose la même question : « Comment dirons-nous que cela s’appelle ? » (p. 107), et surtout fait la même remarque qu’elle : « Toujours s’en trouve-t-il quelques-uns qui sentent le poids du joug et ne peuvent se retenir de le secouer. » (p. 134)
Mémoire traumatique, mémoire politique de quelques-uns
19 À la fin de son livre, en effet, Hannah Arendt écrit : « La plupart des gens s’inclinent devant la terreur, mais pas tous… Malgré les tentatives d’effacer toute trace des massacres, les trous d’oublis n’existent pas. […] Il restera toujours un survivant pour raconter l’histoire » (p. 377). Encore faut-il trouver un « témoin passionné » dit Dori Laub [8], psychanalyste à Yale et créateur des Archives Fortunoff – vidéo de l’Holocauste –, à qui adresser ce récit. L’analyste peut le « devenir », écrit Bion [9], et « naître » comme tel, dans l’espace-temps de quelques séances.
20 Le « Post-scriptum » revient sur les cas particuliers de ceux qui se sont dressés face aux crimes de masse : « Ces quelques-uns, the few, sont assez “arrogants” pour faire confiance à leur propre jugement […] pour être encore capables de distinguer le bien du mal et durent décider librement, au fur et à mesure car aucune règle n’existait plus pour ce crime sans précédent » (p. 471).
21 Ces quelques-uns, écrivait déjà La Boétie, sont incapables d’oubli : « Ils se souviennent de leurs prédécesseurs et de leur premier être. Ce sont volontiers ceux-là qui ayant l’entendement net et l’esprit clairvoyant […] se remémorent encore des choses passées pour juger du temps à venir et pour mesurer les présentes ; ceux-là quand la liberté serait entièrement perdue et toute hors du monde, l’imaginent et la sentent et encore la savourent » (p. 134).
22 La mémoire traumatique souvent réduite aux blessures psychiques, est dépositaire d’un savoir et d’une énergie hors norme, qu’il n’est pas toujours facile de transformer pour entrer dans l’échange. Et pourtant, cette « transformation », au sens où l’entend Bion [10], est d’ordre politique car elle permet l’inscription de vérités falsifiées par le discours de la perversion « dans la mémoire qui se souvient car elle peut oublier ».
23 L’échelle statistique qui opposerait ici le petit nombre au grand nombre n’est pas pertinente, car la mémoire inoublieuse dite traumatique fait sauter le cliché qui oppose l’individuel au collectif. Parmi ces quelques-uns incapables d’oubli, je compte ceux qui m’ont appris à travers l’arrogance de leur folie à lutter avec eux contre l’effacement des traces. Au nombre de ceux-là, Hannah Arendt le souligne, furent les premiers « incurables », qui moururent d’une « mort miséricordieuse » pour alléger leurs problèmes de mémoire, « bientôt relayés en Allemagne par ceux qui souffraient de tares génétiques » (p. 182). Les deux catégories se rejoignent aujourd’hui dans l’idée reçue que la mémoire des gènes se substituerait à celle des catastrophes de l’Histoire.
24 À la guerre précédente la mémoire traumatique gênante fut l’objet de soins tout aussi miséricordieux, surtout en France, où les poilus traumatisés furent l’objet de chocs électriques censés tout effacer. Le livre des historiens Stéphane Tison et Hervé Guillemain [11] témoigne de l’absence de l’approche psychanalytique à leur égard, alors qu’elle était pratiquée en Allemagne par Frieda Fromm-Reichmann, en Hongrie par Ferenczi, en Angleterre par William Rivers. Aux États-Unis, Thomas Salmon qui énonça ses quatre principes de psychothérapie de guerre appelée « psychiatrie de l’avant, forward psychiatry », s’était formé à Ellis Island où il travaillait au contact des réfugiés. Quant à Frieda, elle témoigna, à Chestnut Lodge où elle avait fui le nazisme, avoir appris la psychanalyse de la schizophrénie pendant la Première Guerre mondiale, dans un hôpital militaire auprès de soldats blessés à la tête, à Kœnigsberg, la ville où naquit Hannah Arendt en 1906.
25 Ces analystes, tout comme Arendt, eurent maille à partir avec l’orthodoxie du seul fait qu’ils étaient assez arrogants pour se fier à leur propre jugement et devenir, selon l’expression de Dori Laub, « les témoins d’événements sans témoin », en se moquant des écoles et des institutions analytiques.
Le rire
26 Autre scandale, Hannah Arendt a choqué ses contemporains en prenant le parti de rire du personnage assis devant ses yeux derrière sa cage de verre. À plusieurs reprises, elle utilise les mots « comique, grotesque », en contraste total avec les récits des témoins « à faire dresser les cheveux sur la tête ». En Eichmann « elle ne peut s’empêcher de voir un clown » (p. 94). Accusée d’insensibilité, elle répond qu’elle déteste la sentimentalité de bazar, cheap sentimentality, qui se repaît de voyeurisme. Tout autre est le rire provoqué chez elle sur la scène du procès. Il répond à la défini-tion de Bergson : « de la mécanique plaquée sur du vivant [12] ». Celle du robot qui utilise les « règles de langage » analysées par Victor Klemperer [13].
27 Elle se moque « du combat héroïque qu’Eichman mena contre la langue allemande, dont il sortit vaincu », et en donne pour preuve l’interrogatoire de la police israélienne de mai 1960 à janvier 1961 : « Une mine de renseignements pour un psychologue – à condition qu’il ait la sagesse de reconnaître que ce qui est horrible peut être ridicule et même franchement comique » (p. 84).
28 Son attitude n’est pas sans danger, car le rire déclenche la fureur des criminels démasqués. Les journalistes de Charlie Hebdo l’ont payé de leur vie.
29 Aux xve et xvie siècles, des jongleurs, les fous et les folles des sotties furent condamnés au gibet. Appelés par le cri de Mère Folle, ils déboulaient sur les tréteaux avec une virtuosité acrobatique et verbale que n’aurait pas reniée Lacan, pour juger les abus du temps. Le procès se terminait toujours de la même façon. Après avoir fait rire à ses dépens, le grand personnage, homme ou femme, était tiré sur scène et contraint à un strip-tease qui découvrait, dissimulé sous sa docte et solennelle apparence, un costume de fou qu’à la différence des fous il dissimulait sous le couvert d’un double langage. Il ne faut pas confondre « la société secrète au grand jour », comme l’appelle Arendt dans Le système totalitaire [14], avec la dynamique pétulante de Mère Folle dans les sotties.
30 Le plus drôle, dans ce Théâtre des Fous, tenait à la personnification des abstractions. Quand le Temps par exemple, traversait la scène en haletant : « Je n’ai pas le temps, je n’ai pas le temps, il faut que j’achète les élections. »
31 Arendt conclut son livre en personnifiant justement la Banalité du Mal, à travers l’accusé qui siège en face d’elle sur la scène du procès. Mais quand elle le déshabille de sa chape de mensonges et de rhétorique creuse, elle découvre le costume du pitre. Celui dont parle David Rousset dans son livre rédigé à l’aide de documents d’archives sous l’Occupation, intitulé Le pitre ne rit pas [15]. C’est un être sans esprit, wit, incapable de penser, et même d’imaginer sa cruauté, même pas un Ubu roi [16].
32 Le plus grotesque est son exaltation, elation, au pied de l’échafaud, où il joue le héros tragique qui soulagera la culpabilité de la jeunesse allemande par son sacrifice (p. 407). Jusqu’au bout, sa seule admiration va à Hitler, qui réussit à monter du grade de caporal à celui de Führer, et son seul regret, l’échec de promotion sérieuse dans le parti nazi.
33 Qualifié dans l’épilogue de « phénomène sans précédent, unprecedented » (p. 440), la destruction de gens superflus, superfluous, a créé, conclut Arendt, un précédent (p. 440) « pour un avenir pas si distant » (p. 462). Elle a raison.
34 Mais je vais conclure mon exposé sur un point critique de sa conclusion : « Quand quelqu’un dit, écrit-elle, qu’il se sent responsable des actes de son peuple ou de ses pères, il s’agit plutôt d’une métaphore : la responsabilité en question n’est pas personnelle » (p. 476). Or, la métaphore ne peut pas fonctionner en cas de psychose et de trauma car la chaîne signifiante est rompue par l’effacement des traces et par la destruction de toute bonne foi. Jusqu’à trouver une analyste qui soit assez clown – je parle de mon expérience – pour chuter de son fauteuil et se relever en portant un jugement, et en l’énonçant, sur ce qui l’a fait tomber par terre : le plus souvent une zone de catastrophe petite ou grande, dans sa propre histoire, effacée jusque-là par la banalisation du mal. Dans ces quelques séances où le temps se remet en marche, transference is interference, la métaphore peut naître de l’interférence, et transformer la mémoire traumatique en mémoire politique comme en témoigne l’œuvre d’Hannah Arendt.
Notes
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[1]
Ce texte a fait l’objet d’un exposé lors du National Meeting de l’American Psycho-analytic Association le 19 janvier 2017, où l’on m’avait demandé de parler du film Hannah Arendt de Margarethe Von Trotta, après sa projection.
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[2]
H. Arendt, Eichmann à Jérusalem (1963), trad. A. Guérin, Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire », 1966.
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[3]
Hannah Arendt, film réalisé par M. Von Trotta, 2013.
-
[4]
E. Young-Bruehl, Hannah Arendt, New Heaven, Yale University Press, 1882, p. 328-378.
-
[5]
J. Lacan, « D’une question préliminaire à tout traitement de la psychose », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1960, p. 583.
-
[6]
K. Vonnegut, Timequake, New York, The Berkeley Publishing Book, 1997 ; Abattoir 5 ou la croisade des enfants (1969), trad. L. Lotringer, Paris, Le Seuil, 1971.
-
[7]
É. de La Boétie, Discours de la servitude volontaire (1548), Paris, Payot, 1976.
-
[8]
D. Laub, « Clinique de l’extrême », Le Coq-Héron, n° 220, 2015, p. 221.
-
[9]
W. Bion, Clinical Seminars and Other Works (1978), Londres, Karnac Books, 1994, p. 17, 181.
-
[10]
W. Bion, Transformations (1965), Londres, Karnac Books, 1991.
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[11]
S. Tison, H. Guillemain, Du front à l’asile, 1914-1918, Paris, Alma Édition, 2013.
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[12]
H. Bergson, Le rire (1899), dans Œuvres, Paris, Puf, 1959, ch. I, V.
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[13]
V. Klemperer, lti, la langue du IIIe Reich (1947), trad. E. Guillot, Paris, Albin Michel, 1986.
-
[14]
H. Arendt, Les origines du totalitarisme, t. 3, Le système totalitaire (1951), trad. J.-L. Bouguet, R. Davreu, P. Lévy, Paris, Le Seuil, 1972, p. 103.
-
[15]
D. Rousset, Le pitre ne rit pas, Paris, Éditions du Pavois, 1948.
-
[16]
A. Jarry, Ubu roi (1896), Paris, Librairie générale française, coll. « Le livre de poche », 1962.