1Dans un monde marqué par une concurrence politique exacerbée entre grandes puissances et par une progression continue des budgets de défense, un nombre croissant d’États cherchent à interconnecter les fonctions stratégiques hautes que constituent le nucléaire, la défense antimissiles et la puissance aérienne. Or, cette interconnexion repose largement sur les satellites et pose donc la question de la maîtrise de l’espace extra-atmosphérique.
Un domaine de plus en plus stratégique
2Dans son ouvrage Astropolitik (2001), Everett Dolman, imitant la formule du géopoliticien britannique Mackinder, souligne la valeur stratégique de l’espace : « Qui contrôle les orbites spatiales basses contrôle l’espace proche de la terre. Qui contrôle l’espace proche de la terre domine la planète Terre. Qui domine la planète Terre contrôle le destin de l’humanité ». Cela suppose notamment de pouvoir exercer la Surveillance spatiale (Space Situational Awareness ou SSA), définie comme « la capacité de repérer et d’identifier les objets spatiaux, quelle que soit leur nature, et de suivre leur trajectoire ».
3Disposer d’une « tenue de situation spatiale » apparaît effectivement comme un enjeu stratégique central au moment où la National Security Strategy américaine décrit l’espace comme un milieu conflictuel de plus en plus caractérisé par « trois C » inquiétants : la congestion, la contestation et la compétition.
4Congestion : les Américains, qui disposent du plus grand nombre de satellites actifs (568 en 2015) et du catalogue spatial le plus complet à ce jour, comptabilisent 22 000 objets artificiels en orbite, dont 1 400 seulement sont des satellites actifs. En conséquence, les acteurs industriels s’inquiètent des risques de collisions entre satellites et de la raréfaction des positions orbitales disponibles.
5Compétition : l’accès autonome à l’espace constitue désormais une priorité pour un nombre grandissant de puissances moyennes, comme l’Iran, la Corée du Nord ou la Corée du Sud.
6Contestation : les guerres d’Irak et d’Afghanistan ont été les premières à pouvoir être véritablement qualifiées de « spatiales » en raison de la banalisation des services spatiaux à laquelle elles ont donné lieu. Le constat établi en 2016 par le Commandement Interarmées de l’espace français est à cet égard éloquent : « L’espace est un multiplicateur de force en ce qu’il nous permet de voir plus loin, de décider plus vite et mieux. La qualité de l’appui spatial contribue directement à la réussite de nos opérations militaires actuelles. En 2015, nous avons acquis 42 000 images de toute nature sur la surface du globe, ce qui représente environ 120 images par jour, recueillies par l’ensemble des satellites d’observation auxquels nous avons accès. Nous avons déployé 51 stations de télécommunication par satellite, dans tous les endroits du monde où les forces françaises sont en opération. 100 % des missions que nous avons réalisées – toutes missions confondues, qu’elles soient maritimes, terrestres ou aériennes – ont utilisé le GPS. 67 % des armements que nous avons tirés l’ont été sur coordonnées, c’est-à-dire que l’objectif a été localisé sur des images satellites, et que l’armement a été dirigé au moyen d’un guidage inertiel ou GPS. Nous devons donc reconnaître que les opérations militaires sont très largement dépendantes des systèmes spatiaux ».
7Cette spatio-dépendance croissante des pays occidentaux rend plus probable le ciblage de leurs capacités spatiales par leurs adversaires. Ces attaques pourront s’effectuer contre les segments sol des systèmes satellitaires (bases de lancement, installations de contrôle…) et contre les segments en orbite (les satellites eux-mêmes). La Chine, qui a procédé à 8 essais antisatellites entre 2005 et 2015, entend mettre au point une dissuasion spatiale « conventionnelle ». C’est aussi – de nouveau – le cas de la Russie : le parcours du satellite Luch à proximité des satellites américains de communication Intelsat a récemment causé quelque émoi. Face à cette montée en puissance, les États-Unis renforcent leurs capacités de SSA.
Un paysage spatial en pleine révolution
8La baisse des coûts d’accès à l’espace et la montée en puissance d’acteurs comme Space X – auquel s’ajoutera peut-être demain le lanceur New Glenn annoncé par la société Blue Origin – a très rapidement modifié l’équation spatiale. La firme d’Elon Musk, très consciemment « poussée » par la NASA et le Département de la Défense américain, dispose en 2017 d’un carnet de commandes de 70 lancements.
9Face à ces nouveaux entrants mêlant secteurs privé et public américains, l’Europe a dû s’adapter aux contraintes du New Space. La nouvelle stratégie européenne, symbolisée par l’accord de Luxembourg trouvé fin 2014, a permis de valider le concept Ariane 6. Le premier tir du nouveau lanceur est prévu pour 2020. La création en 2015 d’Airbus Safran Launchers (ASL), devenu Ariane Group en 2017, qui rassemble 8400 salariés en France et en Allemagne, fait partie de cette stratégie. Elle montre la capacité d’adaptation des Européens, avec des responsabilités plus grandes données aux acteurs industriels dans un secteur touchant au cœur du régalien (en France, le lancement spatial est inséparable des capacités nucléaires).
10Enfin, l’innovation et la rationalisation des programmes spatiaux montrent que l’industrie européenne sait faire sa révolution technique et organisationnelle pour rester performante. Le programme de moteur réutilisable à bas coût Prométhée, qui a fait l’objet d’un premier contrat entre l’Agence spatiale européenne (ESA) et Ariane Group en juin 2017, la place acquise par Thales Alenia Space dans la mise au point de la constellation de satellites Iridium Next, mais aussi les projets concernant la future Ariane Next, sont la preuve que les Européens peuvent passer de la défensive à l’offensive.
11Pour autant, le bouleversement du paysage spatial ne concerne pas seulement le marché de la mise en orbite des satellites. Il va bien au-delà, car il pose très clairement la question de la sécurité, de la défense et de l’autonomie stratégique des acteurs d’un nouveau monde multipolaire. Consciente de cette rupture, l’Union européenne tente de stimuler une nouvelle prise de conscience spatiale qui lui permette de disposer, comme ses concurrents, d’un terreau technologique innovant et compétitif. Fin 2016, Elżbieta Bieńkowska, commissaire européen pour le marché intérieur, l’industrie, l’entrepreneuriat et les PME, insistait sur la nécessité de cette révolution culturelle : « L’espace est un secteur industriel clé dans l’économie européenne, et un atout stratégique favorisant l’indépendance d’action de l’Europe sur l’échiquier mondial. Mais ce secteur doit pouvoir compter sur plus d’entrepreneurs et davantage d’investissements privés pour conserver une longueur d’avance ». La réorientation du programme Copernicus en matière de sécurité et de défense, rappelé dans le Plan d’action européen en matière de défense, est un autre signe que l’Europe de la défense est en pleine évolution culturelle.
12Dans la Stratégie spatiale européenne de 2016, il faut enfin souligner la prise de conscience que le simple recours au marché mondialisé peut fragiliser l’autonomie stratégique de l’Union et de ses États membres. En conséquence, précise le texte, « la Commission donnera la priorité aux mesures remédiant à la vulnérabilité des chaînes d’approvisionnement européennes, en soutenant le développement de composants, systèmes et technologies spatiaux critiques associés à la non-dépendance technologique ». Ce volontarisme déclaratoire ne saurait néanmoins faire l’économie d’un réexamen de la politique européenne en matière de Space Surveillance and Tracking (SST). Agir dans ce domaine déboucherait en effet sur une triple capacité stratégique : dresser un catalogue précis des satellites actuellement en orbite ; recenser les débris spatiaux polluant les orbites extra-atmosphériques… et qui ne sont peut-être pas tous des débris ; connaître l’origine de manœuvres d’espionnage ou dissuader l’action de « sous-marins » orbitaux dormants prêts à agir.
13Or, si la SSA est bien présentée comme une priorité, ni les États membres, ni l’Union ne pèsent suffisamment sur le multiplicateur de crédibilité que constitue la SST. Pourtant, compte tenu des mutations du paysage stratégique, il semble que la priorité pour la France et l’Europe réside bien dans ce créneau. La France l’a depuis longtemps ciblé en développant, avec GRAVES, une capacité initiale de surveillance des orbites basses, complétée par les systèmes SATAM, ou les radars du navire Monge. Néanmoins, cette capacité n’est sans doute pas à la hauteur des enjeux stratégiques actuels. La dualité public-privé, à l’image de la stratégie américaine actuelle, peut permettre une montée en puissance, à condition de respecter un certain nombre de caveats.
14La France, présente sur tout le spectre spatial, dispose des éléments permettant de redonner une impulsion décisive à la stratégie spatiale européenne. Dans cette optique, l’apport de l’industrie peut constituer un atout efficace pour compléter les briques de la SSA/SST française, à condition que les efforts de développement sur fonds propres consentis par des acteurs privés comme Ariane Group soient soutenus jusqu’à un certain point par la puissance publique, sur le modèle américain.
15La fourniture par l’industrie de services destinés à compléter l’architecture SSA européenne devra néanmoins tenir compte de la spécificité des besoins militaires, en particulier en ce qui concerne la confidentialité des données. Il est permis de considérer que la Stratégie spatiale pour l’Europe déjà citée a marqué une avancée en la matière. Comme le soulignent ses rédacteurs, « bien que certaines compétences spatiales doivent rester exclusivement sous contrôle national et/ou militaire, dans un certain nombre de domaines, les synergies entre les secteurs civil et de la défense peuvent réduire les coûts, augmenter la résilience et améliorer l’efficacité ».
16Cette vision synergique gagnerait à être étendue et approfondie. Une nouvelle lucidité en matière de stratégie spatiale imposerait, en d’autres termes, de faire de la SST le segment prioritaire de la SSA européenne. La France, dont les industriels possèdent une expérience reconnue en la matière, gagnerait à soutenir ce « bond en avant », avec des priorités qui pourraient porter sur des capacités d’identification d’agresseurs spatiaux potentiels, le développement des technologies laser ou le renforcement des systèmes d’interception spatiale exo-atmosphérique.
17Quoi qu’il en soit, une prise de conscience réelle émerge en France. Les conclusions de la récente Revue stratégique de défense et de sécurité nationale sont encourageantes, en particulier dans sa partie consacrée aux « espaces contestés » : « Sous couvert d’objectifs civils, des États peuvent financer ouvertement des technologies potentiellement antisatellites. Celles-ci permettraient la mise en service d’outils dont les actions seraient beaucoup plus difficiles à détecter, à suivre, à attribuer et à contrer que des actions exo-atmosphériques plus classiques (missiles, lasers, brouilleurs…) ». On notera tout particulièrement une définition claire de la sécurité spatiale : « aptitude qui consiste à assurer l’intégrité physique et numérique, la fiabilité et la sûreté de l’utilisation de nos moyens nationaux, de contribuer à celles des moyens partagés, que ce soit pour les satellites ou leurs segments sol. Elle suppose une connaissance de la situation spatiale et une aptitude à agir si cette sécurité est menacée ».
18Ces efforts budgétaires et doctrinaux ne suffiront cependant pas. Compte tenu de la révolution des futurs services spatiaux dont les États-Unis donnent actuellement l’exemple, il est probable que le secteur spatial commercial européen, pourvu qu’il soit robuste et compétitif, constituera à l’avenir une profondeur stratégique complémentaire indispensable à la crédibilité et à la résilience des capacités spatiales militaires de l’UE. À condition, toutefois, de trouver un processus collaboratif entre civils et militaires qui garantisse la robustesse et la protection des données fournies par d’éventuels pourvoyeurs de services duaux.
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Bibliographie
Bibliographie succincte
- Everett Dolman, Astropolitik: Classical Geopolitics in the Space Age, Londres, Routledge, 2005.
- Xavier Pasco, Le Nouvel âge spatial. De la Guerre froide au New Space, CNRS Éditions, 2017.
- Revue stratégique de Défense et de sécurité nationale, 2017 (en ligne).