Staps 2020/1 n° 127

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Article de revue

« Pratiques corporelles de bien-être » en milieu scolaire : les enjeux sous-jacents à une tentative de définition

Pages 79 à 87

Notes

  • [1]
    Nguyen (2016) situe au début des années 2010 la mobilisation régulière des notions de « bien-être », « qualité de vie », « bienveillance », « climat scolaire » dans les textes institutionnels cadrant l’enseignement scolaire. Et ce dans une double problématique : le concours à de meilleures performances du système éducatif et l’épanouissement personnel de l’élève.
  • [2]
    Nos recherches en cours portent sur la formation initiale des enseignants en matière de bien-être à l’école. Notre projet vise le recensement et l’évaluation de pratiques de formation en matière de bien-être en INSPÉ. Nous contribuons, en outre, à la formation des professeurs des écoles en EPS et des professeurs d’EPS en collège et lycée.
  • [3]
    En 2016, plusieurs dizaines de professeurs des écoles volontaires d’une circonscription de la région lilloise bénéficient d’une animation pédagogique « Pratiques corporelles de bien-être à l’école primaire ». Elle est conduite par des conseillers pédagogiques et s’appuie explicitement sur l’ouvrage quasi éponyme de Sébire et Pierotti (2013). La formation est ensuite présentée à l’ensemble des conseillers pédagogiques de circonscription du Nord.
  • [4]
    Début 2014, à la bibliothèque lilloise de l’INSPÉ de l’Académie, la cote « pratiques corporelles de bien-être » (372.86 COR) regroupait 10 livres (pour 7 titres différents). Début 2019, elle regroupe 36 exemplaires (pour 28 titres différents). À la date où nous écrivons ces lignes (le 1er février 2019), 23 ouvrages sont actuellement empruntés et 17 sont en commande.
  • [5]
    Par exemple, la formation de base minimale pour tous les organismes, afin d’être certifié enseignant de yoga, comprend entre 200 et 500 heures et s’étend entre 2 et 5 ans, sans compter les nombreuses années de pratique personnelle.

1 À l’école primaire comme dans le secondaire, les programmes scolaires préconisent des actions éducatives visant le bien-être des élèves. Ainsi, au cycle 1, dans le domaine « Explorer le monde », on lit : « À travers les activités physiques vécues à l’école, les enfants apprennent à mieux connaître et maîtriser leur corps. Ils comprennent qu’il leur appartient, qu’ils doivent en prendre soin pour se maintenir en forme et favoriser leur bien-être » (MENESR, 2015a). Aux cycles 2, 3 et 4, parmi les finalités de l’Éducation physique et sportive (EPS), celle-ci : « Am[ener] les enfants et les adolescents à rechercher le bien-être et à se soucier de leur santé » (MENESR, 2015b). Au cycle 4, dans la thématique « Corps humain et santé » des sciences de la vie et de la Terre, il est indiqué que « Les exemples et les démarches choisies [par l’enseignant] permettent à l’élève d’envisager les facteurs du bien-être physique, social et mental » (Ibidem). « Activités physiques », « Éducation physique et sportive », « Corps humain et santé »… nombre de références au bien-être des élèves dans les programmes s’ancrent et renvoient à leur engagement dans des pratiques corporelles. Face à ces – nouveaux – enjeux et injonctions  [1], comment se situent, se débrouillent, se forment les enseignants ?

2 Émergeant à l’interface de nos préoccupations actuelles de chercheures et d’enseignantes en Institut national supérieur du professorat et de l’éducation (INSPÉ, anciennement École supérieure du professorat et de l’éducation)  [2], ce texte interroge les pratiques sur lesquelles les enseignants peuvent s’appuyer pour répondre aux objectifs de bien-être des élèves précédemment cités. Quelles activités engageant explicitement et volontairement le corps programmer pour contribuer au bien-être des élèves, pour les rendre autonomes dans la gestion de leur bien-être, et ainsi suivre les préconisations institutionnelles ? Quelles pratiques sont, non seulement attentives au corps dans chacune des trois dimensions de l’expérience (l’« action », l’« éprouvé » et la « pensée » d’après Bourgeois, Albarello, Barbier, & Durand, 2013), mais aussi énoncent le bien-être comme finalité ?

3 Nous verrons que (dis)cerner ces pratiques – scolaires et sociales – et, concomitamment, en tracer les contours, les traits communs et spécifiques conduit, d’abord, à envisager et discuter trois enjeux sous-tendant cette tentative : la catégorisation des pratiques et méthodes scolaires dites « corporelles de bien-être » dans la littérature professionnelle, la place et le rôle réservés au corps dans les pratiques sociales auxquelles elles renvoient et enfin, l’attribution de finalités à ces activités en milieu scolaire.

4 Dans les traces des enseignants souhaitant répondre aux préconisations des textes officiels, nous analysons et discutons les pratiques scolaires recommandées par deux ouvrages de la littérature professionnelle (Isimat-Mirin, 2007 ; Sébire & Pierotti, 2013). Des ressources retenues à la fois pour l’intérêt que la profession leur manifeste (succès d’emprunt et fréquence de consultation en médiathèques INSPÉ, supports de formations continues  [3]) et pour la résonance de l'approche retenue par les auteures avec les enjeux de notre réflexion (recours explicite à la dimension « corporelle » et de « bien-être » pour qualifier et caractériser les pratiques exposées, proposition de classifications de diverses techniques avec précision des objectifs qui leur sont attribués). Ces deux ouvrages constituent des points d’entrée pour discuter la qualification et classification de techniques et pratiques variées proposées en milieu scolaire. Par la suite, ces pratiques – recommandées en milieu scolaire – sont analysées au regard de leurs pratiques sociales de référence (Martinand, 1989).

1. « Méthodes » et « pratiques » « corporelles de bien-être » : questionner les catégories existantes et les critères qui les sous-tendent

5 Dans les rayons de la bibliothèque du site lillois de l’INSPÉ de l’Académie, une cote est réservée aux « pratiques corporelles de bien-être »  [4], les usagers peuvent consulter des ouvrages tels que : La relaxation active à l’école et à la maison ; Éveil de la conscience par le corps : pédagogie et exercices pour des enfants épanouis ; Stretching et yoga pour les enfants : s’étirer, se tonifier, se relaxer, se concentrer, se défatiguer ; Calme et attentif comme une grenouille : ton guide de sérénité ; Cohérence Kid : la cohérence cardiaque pour les enfants (les références détaillées de ces ouvrages sont reprises dans la bibliographie). Les titres et contenus renvoient à la sophrologie, la méditation, au Qi gong, au yoga, aux danses, aux massages, à la gymnastique douce, la respiration, la relaxation.

6 Plusieurs ouvrages à visée professionnelle suggèrent le regroupement de certaines de ces pratiques sous des intitulés correspondant – a priori – aux activités que nous cherchons à (dis)cerner. Ils en proposent également la classification. Les « pratiques corporelles de bien-être » de Sébire et Pierotti (2013) englobent, par exemple, sept « familles d’exercices » : 1) « concentration » ; 2) « relaxation » ; 3) « respiration » ; 4) « gymnastique lente » ; 5) « gymnastique non volontaire » ; 6) « massage » ; 7) « visualisation » (p. 3). Isimat-Mirin (2007) rassemble, quant à elle, derrière l’intitulé « méthodes de relaxation et de bien-être », les techniques suivantes : 1) « relaxation : détente, visualisation » ; 2) « respiration : respiration abdominale, respiration complète, bâillement, travail du souffle » ; 3) « mouvement : étirements, brain-gym » ; 4) « automassage » et « massage » ; 5) « exercices sensoriels » ; 6) « communication » et « attitudes positives » ; 7) « musique, arts plastiques, graphisme » ; 8) « posture » (pp. 34-36).

7 Si les familles et techniques reprises dans les deux ouvrages peuvent se rejoindre, se compléter, voire se superposer, ces activités ont-elles une essence commune au point qu’elles puissent être rassemblées dans une même catégorie de « pratiques corporelles de bien-être » ou de « méthodes de relaxation et de bien-être » ? Il semble nécessaire d’interroger les critères sur lesquels s’appuient les sous-classifications. Le clivage ou la différenciation de ces pratiques est-il/elle totalement lisible ? Par exemple, pourquoi séparer relaxation et respiration : la première ne repose-t-elle pas sur la seconde pour accéder à un état de détente maximal ?

1.1. Ce qui rassemble et fait catégorie unique

8 D’après Sébire et Pierotti (2013), les exercices présentés, bien qu’empruntant à des techniques plurielles, ont en commun de « favoris[er] le bien-être », d’« associ[er] mouvement, pensée et sensation » et de reposer sur « une approche globale de la personne » (pp. 8-9). Pour Isimat-Mirin (2007), les méthodes exposées ont en commun d’« introduire la notion de détente corporelle et mentale en classe » ; de « respecter… le rythme de l’élève avec un objectif pédagogique » et enfin, d’« améliorer plusieurs compétences utiles à l’apprentissage » (telles que la mémorisation, l’écoute, la lecture) (pp. 7-8).

9 Les activités regroupées derrière la catégorie des « pratiques corporelles de bien-être » le sont au regard des objectifs – communs et partagés – à l’atteinte desquels elles contribueraient. Ces derniers renseignent sur la volonté des auteures d’adopter une vision globale et – non dualiste – de l’individu, de penser l’accès au bien-être et/ou à la détente par des voies plurielles, d’envisager dans un même temps le bien-être et la détente comme fins et comme moyens (de meilleurs apprentissages).

1.2. Ce qui divise et structure en sous-catégories

10 Les exercices et techniques présentés dans ces ouvrages sont rassemblés dans une même catégorie, mais divisés en familles ou méthodes. Sébire et Pierotti (2013) expliquent que la répartition en sept familles repose sur les textes officiels, leurs propres « convictions pédagogiques », « la logique interne des pratiques corporelles de bien-être », « les préoccupations que [leur] renvoient fréquemment les enseignants » (p. 29). Les exercices sont regroupés à partir de l’objectif premier qui leur est attribué. Les auteures reconnaissent toutefois le caractère volatil de la classification : perméabilité des frontières, appartenance possible d’un exercice à plusieurs familles, objectifs premiers évolutifs selon les variables retenues, redondances (Sébire & Pierotti, 2013, p. 29). La distinction et la hiérarchisation des objectifs auxquels contribuent les exercices sont donc à l’origine de la sous-catégorisation. Par exemple, les exercices de « Respiration » visent en priorité la découverte et la maîtrise accrue de celle-ci. Alors que les exercices de « Relaxation » tendent vers l’exploration de postures propices à la détente, vers le relâchement et la conscientisation du rôle déterminant de l’expiration dans le relâchement (Sébire & Pierotti, 2013, p. 33).

11 Dans son « Tableau des correspondances entre méthodes de relaxation et objectifs pédagogiques », Isimat-Mirin (2007, p. 35) distingue huit techniques. Pour chacune d’elles, l’auteure détermine les « bienfaits physiques » et les « apports psychopédagogiques ». La répartition des techniques repose sur « leur origine, leur mécanisme et leur finalité, pour l’apprentissage » (Isimat-Mirin, 2007, p. 9). Mais dans la présentation des fiches pratiques d’exercice, l’auteure ne distingue plus que les exercices « de détente » et « d’éveil ». Là encore, les objectifs visés au travers de leur pratique discriminent les exercices : dans un premier temps en fonction de la dimension de l’activité humaine modifiée par la pratique (physique ou psychopédagogique), dans un second à partir de l’effet obtenu (détente ou éveil).

12 La première étape dans notre réflexion permet de lister un certain nombre de pratiques ou de méthodes identifiées, dans la littérature professionnelle, comme « corporelles de bien-être ». Avec des degrés de précision variables, les auteures indiquent – voire discutent – leurs processus de catégorisation. Catégorisations qui révèlent alors la part de subjectivité à laquelle elles tiennent. Pour autant, l’ensemble des activités repérées pourraient-elles être programmées pour contribuer aux objectifs éducatifs repris en introduction ? Qu’en est-il, par exemple, des exercices de concentration, définie par Sébire et Pierotti (2013) comme une « attention ouverte » (p. 30) ? S’agit-il d’une activité « engageant explicitement et volontairement le corps » (pour reprendre notre expression) ? C’est précisément ce point que nous discutons ensuite.

2. Où se situe le corps ?

13 Le second champ de questionnement est celui de la place et du rôle du corps, de la nature et la finalité de son engagement dans les activités reprises, dans la littérature professionnelle, derrière l’expression « pratiques » ou « méthodes » « corporelles de bien-être ». Il invite à s’intéresser aux pratiques sociales auxquelles renvoient les pratiques scolaires considérées.

14 Parfois appelée « pleine attention » ou « attention guidée », la méditation, par exemple, peut-elle être considérée comme une pratique corporelle ou physique, comme une activité engageant explicitement et volontairement le corps ? Si Hamard et Chenault (2017) s’inscrivent dans une approche non dualiste de la méditation, ils reconnaissent le décalage de leur point de vue avec la conception des pratiques méditatives dans les communautés de pratiques bouddhiques (p. 170).

15 Actuellement et en Occident, la méditation est d’abord un « exercice délibéré d’attention » (Midal, 2017, p. 6), un « entraînement attentionnel » (Hagège, 2017, p. 120) qui recouvre des pratiques multiples. S’inspirant de Lutz, Slagter, Dunne et Davidson (2008), Hagège (2017) les regroupe en trois types : la « méditation avec focalisation attentive », « l’entraînement à l’attention diffuse et équanime » et « l’entraînement à la compassion non référentielle » (pp. 120-122).

16 Point de référence au corps ici. Ce dernier n’est toutefois pas – strictement ou systématiquement – exclu : tantôt outil, support technique, voie d’accès à un état psychique, tantôt focus du « geste intérieur » (Hamard & Chenault, 2017). Snel (2012), par exemple, propose une forme de méditation « simple » à destination des enfants, dans le but qu’ils « découvr[ent] ce qu[’ils] ressen[tent] » et « pren[nent] l’attention de [leur] corps ».

17 Il se trouve qu’il existe une famille de pratiques dites « douces » affirmant et rendant explicite l’engagement corporel. Dans les pratiques dites « somatiques », le corps est « corps-sujet au cœur de son intelligence propre » (Jay, 2014, p. 4), « corps vécu en relation, en interaction avec lui-même, le milieu physique, le milieu humain, le monde dans toutes ses acceptions » (Jay, 2014, p. 107). En effet, « disciplines d’érudition du sentir » (Ginot, 2013, p. 22), les « somatiques » s’intéressent aux relations dynamiques entre le mouvement du corps, la conscience, l’apprentissage et l’environnement (Bolsanello, 2005). Parce qu’elles nécessitent une attention singulière (intense, ciblée et vaste) au corps, Ginot (2013) les associe à un « activisme perceptif » (p. 21).

18 Pour ce qui nous occupe, la place et le souci du corps énoncés, explicites, dans ces pratiques sont séduisants. Alors, pourquoi ne pas recourir, dans les classes, à des « somatiques » telles que les méthodes Alexander, Feldenkraïs ou le Body-Mind Centuring pour contribuer aux visées de bien-être citées en introduction ? De notre point de vue, l’une des raisons principales est qu’elles ne visent pas explicitement, constitutivement, la recherche de « bien-être ». Leur intention première relèverait plutôt de la recherche d’usages plus justes du corps, respectueux de son intégrité, par un travail sur sa prise de conscience dans l’environnement. Le bien-être n’est pas exclu de ces pratiques, il n’en est pas le but initial. Ginot (2013) relève d’ailleurs les malentendus que peut induire l’introduction des pratiques somatiques dans les espaces sociaux, le hiatus entre intention première d’une somatique et projet pour lequel elle est mobilisée :

19

« Si le praticien est convaincu d’œuvrer pour “le mieux-être” des usagers, il ne tardera pas à devoir choisir sa position quant aux attentes des professionnels avec lesquels il collaborera, et découvrira parfois que son travail est mis au service d’un projet politique et social contradictoire avec le projet somatique. Faut-il “aider des détenus à garder leur calme” ? Les enfants qui ne peuvent rester immobiles sur une chaise doivent-ils apprendre à le faire ? » (pp. 23-24).

20 Aussi, à l’issue de la seconde étape de notre réflexion, se pose la question de la finalité attribuée à une pratique ou famille de pratiques, et de ce qui motive l’attribution de telle ou telle visée. Quelle est la cohérence entre la logique interne d’une pratique (Parlebas, 1981) et la visée éducative à laquelle l’activité devrait contribuer ? Quelle est la légitimité scientifique, professionnelle, voire philosophique, de l’association de la pratique d’une activité à la contribution de l’une ou l’autre finalité éducative ?

3. Des pratiques corporelles (de bien-être)… à quelle.s fin.s ?

3.1. Décalage entre finalité originelle et finalité attribuée hic et nunc en contexte scolaire

21 Un écart semble exister entre l’intention première de certaines pratiques sociales et celle qui leur est assignée actuellement, en Occident. Par exemple, initialement, le yoga vise-t-il le bien-être du pratiquant ? Tardan-Masquelier (2002) observe et décrypte « la réinvention du yoga par l’Occident » (p. 40). Phénomène qui, pour l’auteure, pose question car il « défait les attaches philosophiques et éthiques du yoga de ses origines indiennes pour les amarrer à d’autres motivations, modifiant en profondeur les finalités qui lui avaient été historiquement assignées, réinterprétant dans d’autres perspectives les conceptions du corps et de l’esprit sur lesquelles il repose » (Ibidem).

22 Dénonçant la tendance de l’actuelle « vogue » yoga à confondre, réduire, mésinterpréter, instrumentaliser, Feuga et Michaël (2018) souhaitent « replacer le yoga dans sa perspective authentique » (p. 6). Alors que le yoga est d’abord « quête de la Délivrance, voie conçue pour mener l’être humain à l’épanouissement de toutes ses potentialités puis au dépassement de son “humanité” même », l’Occident lui attribue des finalités « hédonistes » (Feuga & Michaël, 2018, p. 6) ou l’inscrit dans des « quêtes… dites “postmodernes” » (ibidem, p. 40).

23 Cette tendance s’observe dans la littérature professionnelle destinée aux encadrants de jeunes pratiquants, où le yoga est associé aux caractéristiques et principes généraux de « prévention, santé, bien-être », « gestion du stress », « calme, détente, relaxation » (Choque, 2005, p. 13). Dans les programmes d’EPS au lycée, la pratique (nouvellement introduite) du yoga doit contribuer (aux côtés de la course en durée, de la musculation, de la natation en durée et du step) au cinquième champ d’apprentissage : « Réaliser et orienter son activité physique pour développer ses ressources et s’entretenir » (MENJ, 2019). Ce choix interpelle, notamment parce que les apprentissages de cette pratique nécessitent de longues années pour en maîtriser et ressentir les bénéfices  [5]. Viser le bien-être au moyen de pratiques corporelles préexistantes, de pratiques sociales, implique d’interroger la logique de ces dernières : la recherche de bien-être est-elle constitutive de ces pratiques ? Et si elle ne l’est pas : quelle place peut-elle prendre dans leur programmation contemporaine en milieu scolaire, quelles conséquences sur les contours originels de ces pratiques ? Pourrons-nous encore parler de « yoga » ? Jusqu’à quel point le monde contemporain scolaire peut-il travailler les « règles constitutives » (Searle, 1998) d’une pratique sociale sans en perdre l’essence ?

3.2. En visant le bien-être, que visent – réellement – ces pratiques ?

24 Les ouvrages professionnels associent régulièrement un état de détente ou de concentration (obtenu par l’engagement dans certaines pratiques corporelles) à un état de bien-être. Mais en quoi un état de concentration augmenté présume-t-il d’un état de bien-être (augmenté) ? Isimat-Mirin (2007) propose d’« oser le bien-être dans l’Éducation nationale » en « osant introduire la notion de détente corporelle et mentale en classe » (p. 7). L’ouvrage de Sébire et Pierotti (2013) présente quant à lui un « répertoire ordonné d’exercices simples… favorisant le bien-être » (p. 8) dont les objectifs « tentent de contribuer au développement sensori-moteur, de “cultiver” l’attention… fondée sur une bonne gestion de l’énergie, d’entretenir maintien et tonicité, de lutter contre la nervosité » (Sébire & Pierotti, 2013, p. 9).

25 Sur quels fondements théoriques et quelle(s) approche(s) du bien-être particulièrement, se construisent, se fondent, s’inscrivent ces liens ? Non seulement un travail d’analyse approfondie devrait porter sur la nature du bien-être envisagé par la pratique de ces activités : quelles conceptions et représentations du bien-être étayent ces approches, quels sont les contours du bien-être recherché dans les activités qui se disent « de bien-être », sur quels critères s’appuient-elles pour identifier le (niveau de) bien-être des pratiquants ? Mais il faudrait également questionner les « preuves » sur lesquelles repose et se légitime la relation de cause à effet entre un état de détente et/ou de concentration et un état de bien-être.

26 Par ailleurs, si dans les ouvrages pratiques consultés le bien-être est cité comme une finalité, il est souvent supplanté – ou suivi de peu – par des enjeux de réussite scolaire : les exercices évoqués étant fréquemment valorisés comme voies d’accès à des apprentissages – disciplinaires – efficients. Il existe alors une réelle ambiguïté du point de vue de la finalité attribuée à ces pratiques, une distorsion entre intitulés et usages. Elles sont dites « de bien-être » sans pour autant que l’atteinte de ce dernier soit une fin : « Pratiquer un exercice de bien-être corporel avant d’aborder la partie pratique ou théorique d’un cours créera un climat plus favorable à l’apprentissage, à l’ouverture, à la réceptivité et à la motivation de l’élève » (Isimat-Mirin, 2007, p. 34).

27 Ces constats posent la question du statut du « bien-être » dans le recours à ces pratiques : le bien-être est-il objectif (recherché) ou effet (constaté) ? L’étude de Gaudin (2018) sur la méditation au collège portant sur les effets déclarés par les élèves et les animateurs de cette pratique est éclairante à ce sujet. L’auteur rappelle que la méditation laïque n’a pas pour objectif premier le bien-être, mais qu’elle peut y contribuer. Or les résultats montrent une référence massive au bien-être : « Même si l’objectif de cet atelier n’est pas l’atteinte du bien-être, les résultats confirment ceux d’autres études ayant montré que la méditation en contexte scolaire peut contribuer au bien-être des élèves » (p. 107).

28 À l’issue de cette troisième étape du chantier, les questions sont encore plus nombreuses et appellent, semble-t-il, des réponses plurielles. Toutefois, elles orientent la réflexion vers la – grande – responsabilité de l’enseignant dans la transposition didactique (est-il encore pertinent de parler de « transposition ») lorsqu’il s’agit de viser le bien-être des élèves et d’éduquer au bien-être : la définition du bien-être à rechercher (auquel sensibiliser), celle des pratiques sociales de référence et, in fine, des contenus à enseigner.

29 Les programmes scolaires intègrent des visées éducatives en matière de bien-être des élèves. Certaines de ces préconisations appellent, induisent le recours à des pratiques corporelles pour les atteindre. Toutefois, les textes officiels n’explicitent pas les contours du bien-être vers lequel tendre et ne précisent pas les activités corporelles sur lesquelles s’appuyer. Cela implique, pour l’enseignant qui traite ces préconisations, de déterminer le bien-être visé. Or il n’existe pas une seule et unique définition du bien-être. Conçu de façon pluridimensionnelle et appréhendé sous différents aspects (Forsé & Langlois, 2014), le bien-être ne fait consensus ni dans sa définition ni dans les modalités de sa mesure (Guimard, Florin & Bacro, 2013). Il fait l’objet de discours aux arrimages pluriels, tout en s’ancrant dans « une totalité agissante » (Bergugnat, Dugas & Malet, 2016). Il y a donc enjeu – professionnel et éducatif – pour l’enseignant à s’appuyer sur un cadre pour penser et déterminer le bien-être visé (par l’enseignant) ainsi que les outils d’appréciation et d’évaluation conséquents pour saisir l’atteinte des objectifs et questionner les effets des procès d’enseignement engagés sur les pratiquants (élèves).

30 Yoga, relaxation, sophrologie, méditation, visualisation, cohérence cardiaque… sont des activités que la littérature professionnelle convoque pour contribuer au bien-être des élèves. Nous ne prétendions pas arrêter la liste des activités engageant explicitement et volontairement le corps à programmer pour contribuer au bien-être des élèves, pour les rendre autonomes dans la gestion de leur bien-être. Nous souhaitions soulever des questions, mettre en perspective, discuter des cadres permettant de discriminer les propositions pédagogiques qui placent le bien-être à de nombreux endroits sans toujours s’en emparer réellement. À l’issue de cet écrit, nous retenons l’engagement de la responsabilité – didactique et pédagogique – de l’enseignant, à repérer (voire réinventer) les activités engageant le corps pour contribuer au bien-être et à l’éducation au bien-être. Au fil de nos réflexions, nous avons en effet soulevé des nœuds de questionnement (de vigilance) face aux pratiques sociales de référence ou pratiques scolaires associées au bien-être suggérées dans la littérature professionnelle : critères de catégorisation, place accordée au corps, traitement du bien-être, respect des pratiques originelles… « Transposition », « création » didactique (Chervel, 1988) ou « composition sous influence » (Martinand, 2001), la définition des contenus d’enseignement en matière de bien-être et d’éducation au bien-être est susceptible d’engager les enseignants dans des voies multiples pouvant conduire à l’hybridation, l’invention, voire à la réinvention de pratiques. Il est alors de la responsabilité des formateurs, cette fois-ci, d’accompagner la conception et la mise en œuvre – didactiquement pertinentes – de ces « nouveaux » et « jeunes » enjeux éducatifs.

Bibliographie

  • Ressources institutionnelles

    • MENESR (2015a). Programme d’enseignement de l’école maternelle. Bulletin officiel spécial, n° 2 du 26 mars.
    • MENESR (2015b). Programmes d’enseignement du cycle des apprentissages fondamentaux (cycle 2), du cycle de consolidation (cycle 3) et du cycle des approfondissements (cycle 4). Bulletin officiel spécial, n° 11 du 26 novembre.
    • MENJ (2019). Programme d’enseignement commun et d’enseignement optionnel d’éducation physique et sportive pour la classe de seconde générale et technologique et pour les classes de première et terminale des voies générale et technologique. Bulletin officiel spécial, n° 1 du 22 janvier.
  • Ressources à visée professionnelle

    • Boski, S. (2008). La relaxation active à l’école et à la maison : cycles 1, 2 et 3. Paris : Retz.
    • Choque, J. (2005). Stretching et yoga pour les enfants : s’étirer, se tonifier, se relaxer, se concentrer, se défatiguer. Paris : Amphora.
    • Isimat-Mirin, M. (2007). Se détendre pour mieux apprendre accompagnement de l’élève à l’école, à la maison. Lyon : Chronique sociale.
    • O’Hare, D. (2018). Cohérence Kid : la cohérence cardiaque pour les enfants. Vergèze : Thierry Souccar Éditions.
    • Sala, J. & Martí A. (2008). Éveil de la conscience par le corps : pédagogie et exercices pour des enfants épanouis. Gap : Le Souffle d’Or.
    • Sébire, A. & Pierotti, C. (2013). Pratiques corporelles de bien-être. Mieux apprendre à l’école. Mieux gérer sa classe. Paris : Éditions EP&S.
    • Snel, E. (2012). Calme et attentif comme une grenouille : la méditation pour les enfants… avec leurs parents. Paris : Les Arènes.
    • Snel, E. (2017). Calme et attentif comme une grenouille : ton guide de sérénité, Paris : Les Arènes.
  • Ressources scientifiques

    • Bergugnat, L., Dugas, E., & Malet R. (2016). Appel à contribution numéro 17 « Le bien-être à l’école : un processus de production du bien-être » ?, Recherches & éducations. En ligne : https://journals.openedition.org/rechercheseducations/1519.
    • Bolsanello, D. (2005). La pertinence de l’éducation somatique auprès des toxicomanes : le corps vécu. Psychotropes, 11(1), 91-107. doi:10.3917/psyt.111.0091
    • Bourgeois, E., Albarello, L., Barbier, J.-M., & Durand, M. (2013). Expérience, activité et apprentissage. In E. Bourgeois, L. Albarello, J.-M. Barbier, & Durand M. (dir.). Expérience, activité, apprentissage (pp. 1-11). Paris : PUF.
    • Chervel, A. (1988). L’histoire des disciplines scolaires. Réflexions sur un domaine de recherche. Histoire de l’éducation, 38, 59-119.
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Mots-clés éditeurs : bien-être, école, finalités, catégorisation, pratiques corporelles

Date de mise en ligne : 28/02/2020

https://doi.org/10.3917/sta.127.0079

Notes

  • [1]
    Nguyen (2016) situe au début des années 2010 la mobilisation régulière des notions de « bien-être », « qualité de vie », « bienveillance », « climat scolaire » dans les textes institutionnels cadrant l’enseignement scolaire. Et ce dans une double problématique : le concours à de meilleures performances du système éducatif et l’épanouissement personnel de l’élève.
  • [2]
    Nos recherches en cours portent sur la formation initiale des enseignants en matière de bien-être à l’école. Notre projet vise le recensement et l’évaluation de pratiques de formation en matière de bien-être en INSPÉ. Nous contribuons, en outre, à la formation des professeurs des écoles en EPS et des professeurs d’EPS en collège et lycée.
  • [3]
    En 2016, plusieurs dizaines de professeurs des écoles volontaires d’une circonscription de la région lilloise bénéficient d’une animation pédagogique « Pratiques corporelles de bien-être à l’école primaire ». Elle est conduite par des conseillers pédagogiques et s’appuie explicitement sur l’ouvrage quasi éponyme de Sébire et Pierotti (2013). La formation est ensuite présentée à l’ensemble des conseillers pédagogiques de circonscription du Nord.
  • [4]
    Début 2014, à la bibliothèque lilloise de l’INSPÉ de l’Académie, la cote « pratiques corporelles de bien-être » (372.86 COR) regroupait 10 livres (pour 7 titres différents). Début 2019, elle regroupe 36 exemplaires (pour 28 titres différents). À la date où nous écrivons ces lignes (le 1er février 2019), 23 ouvrages sont actuellement empruntés et 17 sont en commande.
  • [5]
    Par exemple, la formation de base minimale pour tous les organismes, afin d’être certifié enseignant de yoga, comprend entre 200 et 500 heures et s’étend entre 2 et 5 ans, sans compter les nombreuses années de pratique personnelle.

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