Staps 2008/4 n° 82

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Article de revue

Les frontières entre le sport et l'art à l'épreuve des écoles professionnelles de cirque

Pages 85 à 99

Notes

  • [1]
    Le concept de champ, impliquant un espace de positions caractérisé par un « jeu », des tensions et des luttes spécifiques, nous semble approprié afin d’analyser les enjeux diachroniquement et synchroniquement traversés par le cirque depuis le dix-neuvième siècle. Pour cet univers de production symbolique relativement autonome et historiquement constitué, son usage paraît également pertinent afin d’étudier le système de relations, notamment entre les producteurs et l’État.
  • [2]
    91 % des apprentis artistes formés par le CNAC s’inscrivent dans ce secteur (CNAC, 2001).
  • [3]
    Selon l’acceptation de Hughes, le terme profession désigne une catégorie de travailleurs possédant une valeur de prestige et reposant sur un type de savoirs auquel seuls les membres de la profession ont accès, en vertu de longues années d’étude ou d’apprentissage. Selon nous, le transfert de tutelle du ministère de l’Agriculture au ministère de la Culture en 1979, marquant l’intervention publique sur le marché de l’emploi des artistes de cirque, la création d’un cursus de formation dès 1985, le renouvellement des propriétés sociales des artistes et l’accès au statut d’artiste intermittent annoncent le passage d’un métier à une profession.
  • [4]
    Lors de ce stage, les exercices physiques (acrobatie, trampoline et préparation physique) possèdent un cœfficient 4. Il est de 2 pour la danse, 2 pour le jeu d’acteur, 1 pour l’atelier découverte et 0,5 pour la prestation individuelle.
  • [5]
    Cette tendance, commune à l’ensemble des écoles de formation enquêtées, semble démontrer une concordance entre le fonctionnement des écoles professionnelles et le marché du travail (Katz, 2005). En effet, selon les Notes de l’Observatoire de l’Emploi Culturel de 2004, les artistes intermittents sur le marché du travail se répartissent entre 30 % de femmes pour 70 % d’hommes.

1Même si la place du corps ne semble pas pouvoir être remise en cause au sein de ce que l’on désigne aujourd’hui par « cirque contemporain » (Guy, 2000), les relations qu’entretiennent le sport et le cirque dans les écoles de formation professionnelle semblent ambiguës. En France, certaines disciplines de cirque sont directement issues des mouvements gymniques du dix-neuvième siècle, les techniques aériennes dérivées du trapèze et l’acrobatie s’étant séparées des autres formes gymniques les plus légitimes (Defrance, 1987). L’analyse historique relate bien comment ces deux modalités de pratique se sont définies par le biais d’une succession de filiations et de ruptures (Sizorn, 2006), mais aussi comment le cirque est passé d’un cirque d’exploit physique à un cirque d’art à partir de la fin des années 1970.

2Selon nous, ces désignations multiples, rapidement évoquées ici, renvoient d’une part à un certain nombre de transformations historiques mais aussi à des processus plus généraux de légitimation, d’institutionnalisation et de professionnalisation (Brandl, 2006), ayant permis le passage du « nouveau cirque » au « cirque contemporain ». Le transfert de tutelle du ministère de l’Agriculture à celui de la Culture en 1979, la réhabilitation culturelle des « arts mineurs » et le soutien accordé à la création contemporaine par les politiques culturelles des années 1980, accélèrent le processus d’autonomisation du « champ » [1] du cirque (Bourdieu, 1971 ; Lahire, 2001) vis-à-vis du marché (Urfalino, 1989 ; Dubois, 1999).

L’entrée dans le champ de l’art contemporain

Le « nouveau cirque » (Guy, 2000) correspond au mouvement artistique, économique et éthique (David-Gibert, 2006) qui s’est développé en France dès les années 1970 aux côtés des « arts de la rue » (Wallon, 1999). Il s’inscrit en rupture avec le « cirque traditionnel » (Guy, 2000) issu lui-même du « cirque moderne » (Jacob, 2002) du dix-neuvième siècle, prônant la prouesse physique dans des techniques circassiennes telles que la jonglerie, le trapèze, les équilibres sur objets (fil de fer, funambule…), l’acrobatie, la voltige acrobatique et le dressage d’animaux (notamment équestre). Les spectacles sont organisés autour d’une succession de numéros essentiellement reliés par des transitions orchestrées par un Monsieur Loyal ou par des interventions clownesques. Les professionnels du « cirque traditionnel », consacrés par l’héritage familial, sont plutôt porteurs de valeurs proches de celles du mouvement sportif du début du vingtième siècle : maîtrise du corps, exploit physique et performance de l’homme moderne dominant.
Le « nouveau cirque », porté par des acteurs « autodidactes » et externes au « cirque traditionnel », annonce sa mutation vers un cirque d’art centré sur la théâtralité et la création, ainsi que son entrée, soutenue par les aides de l’État, dans le champ de l’art contemporain. S’il maintient les techniques de cirque citées plus haut, à l’exception du dressage d’animaux, il en développe de nouvelles (tissu, passing massues, élastiques et plus tard mât chinois, sangles…). C’est au cours de ce même mouvement et dans une conjoncture de crise du « cirque traditionnel » (Forette, 1998), qu’apparaissent, dès 1974, les premières écoles de cirque publiques accessibles à tous. Elles marquent le passage d’une socialisation « communautaire » au sein de « familles-écoles » (Achard, 2001) à une socialisation de type « sociétaire » (Brandl, 2006) ainsi que la constitution progressive d’un espace de formation.
Dès 1995, la visibilité et la reconnaissance des productions du Centre National des Arts du Cirque (CNAC) – sorte d’école d’État créée en 1985 – et de la formation qu’elle délivre, révèlent l’avènement du « cirque contemporain ». Ce dernier se caractérise par le renforcement de l’appel « hétéronome » (Fabiani, 2001 ; Mauger, 2006) aux arts consacrés (jeu d’acteur, danse, musique) dans les spectacles de cirque mais aussi dans la socialisation professionnelle, majoritairement prise en charge par des écoles de formation professionnelle en plein essor depuis les années 1980. L’appellation « arts du cirque » (Guy, 2000) indique l’ultime phase de transformation du cirque, à savoir l’autonomisation de chaque technique circassienne pouvant désormais faire l’objet d’un spectacle à part entière.
Dans le cadre de cet article, nous utiliserons le terme de « cirque contemporain », les apprentis artistes socialisés dans les écoles s’orientant massivement vers ce « marché » du travail [2].

3Un des effets de ce processus concerne la socialisation professionnelle des apprentis artistes et son « académisation » (Verger, 1982) dans des écoles de formation, participant au renouvellement d’une identité professionnelle (Sorignet, 2001). Ce processus s’objective dans l’accès au statut d’« artiste intermittent de cirque », l’avènement de marchés du travail artistique concurrents entre « cirque traditionnel » et « cirque contemporain » et la mise en place d’un « appareil » (Boltanski, 1975) objectivé de formation permettant la reconnaissance mais aussi la régulation d’une nouvelle catégorie de profession [3] artistique (Hughes, 1996). Le « cirque contemporain », animé par des enjeux identitaires et d’accès à la culture légitime, est tenu d’articuler héritage technico-corporel et injonction d’innovation propre à l’art contemporain (Menger, 1997). Nos analyses révèlent la constitution d’un espace de formation menant à la « carrière » (Hughes, 1996) d’artiste de cirque à la fois hiérarchisé – par l’État qui attribue le statut d’écoles supérieures ou préparatoires et par la Fédération Française des Écoles de Cirque (FFEC) qui accorde un agrément d’école professionnelle ou loisir – et « polarisé » (Bolstanski, 1975) entre « novateur » et « conservateur », entre sport et art et selon les représentations et stratégies développées par les producteurs (Salaméro, 2003). Devenir artiste de « cirque contemporain » nécessiterait donc une « accumulation » (Lahire, 1998) de dispositions « hétérogènes », cette hétérogénéité variant en fonction de la position de l’institution dans l’espace des écoles de formation professionnelle.

4Le ministère de la Culture crée le CNAC en 1985 et complète cette formation « d’élite » par la création de l’École Nationale des Arts du Cirque de Rosny-sous-Bois (ENACR) en 1991 comme premier cycle du CNAC. Quelques années plus tard, il désigne des écoles préparatoires aux deux précédentes : Et vous trouvez-ça drôle, Balthazar, Le Lido et L’école de cirque d’Amiens notamment. La mutation vers un cirque d’art et la coexistence de genres différenciés poussent les acteurs à se positionner selon des pôles plutôt sportif ou plutôt artistique, à l’instar de ce qui a été observé en danse hip-hop (Faure, 2004a).

5Articulant une analyse du cirque comme champ en voie d’autonomisation et une sociologie dispositionnaliste, notre travail de thèse envisage les écoles comme des lieux d’actualisation, d’acquisition et/ou de renforcement de dispositions. Ainsi, parmi les six écoles étudiées, certaines se définissent plutôt comme des écoles d’art (Le Lido et le CNAC), d’autres plutôt comme des écoles spécialisées dans l’apprentissage de techniques circassiennes (Et vous trouvez-ça drôle et Amiens) et d’autres encore comme des écoles à dominante corporelle (Balthazar et ENACR) qui délivrent une formation propédeutique à partir de l’incorporation de prérequis acrobatiques. Même si cette différenciation s’ancre dans la hiérarchie des niveaux de formation entre institutions, elle nous semble illustrer la tension permanente dans la définition sociale de l’artiste circassien entre technicien et créateur. Ces écoles, en fonction de leur positionnement, accueillent une équipe enseignante et des apprentis artistes plus ou moins dotés en capitaux sportifs et insistent sur un contenu d’apprentissage plutôt acrobatique ou plutôt artistique.

6Revendiquant pourtant leur appartenance au « monde » de l’art, ces instances de socialisation professionnelle prennent appui sur des techniques corporelles hétéronomes directement issues du champ chorégraphique mais aussi de techniques sportives. Cette position ambivalente renvoie aux luttes – entre les producteurs mais aussi entre les artistes – de définition du « cirque contemporain » comme art légitime, de revendication d’une excellence corporelle et artistique spécifique et du statut accordé à l’apprentissage de ces « techniques du corps » (Mauss, 1950) dans les programmes de formation des futurs artistes.

7Dans le cadre de ce court article, nous nous appuierons sur l’étude approfondie de l’ENACR. Sorte d’idéal-type des relations de proximité entre le sport et le cirque, tant au niveau de ses formateurs, que des « droits d’entrée » (Mauger, 2006) exigés lors du concours d’accès à la formation et des contenus enseignés au cours du cursus. Parmi ces emprunts hétéronomes, la place que cette école accorde aux capitaux sportifs conduit de fait à une socialisation professionnelle plurielle et hiérarchisée entre dispositions sportives (acrobatie gymnique notamment), circassiennes (techniques de cirque) et artistiques (théâtre, danse, musique…). Cette hiérarchisation paradoxale, en tendant à brouiller les frontières entre le sport et l’art, participe d’une stratégie de légitimation du « cirque contemporain » comme art « total ».

1 – Le capital sportif comme « droit de reconversion » : des formateurs légitimés par des diplômes sportifs

Le travail d’enquête ethnographique

Notre travail de thèse s’est déroulé selon plusieurs méthodologies : la documentation, la tenue d’un journal de terrain ainsi que quarante six entretiens semi-directifs. Ces enquêtes ont été permises par des séjours plus ou moins longs et répétés (allant d’une semaine à des visites hebdomadaires sur une ou plusieurs années) dans chacune des six écoles professionnelles enquêtées : le CNAC en 2003 puis en 2006, Et vous trouvez ça drôle à Lomme en 2006, L’École de Cirque d’Amiens en 2006, Le Lido à Toulouse de 2003 à 2008, Balthazar à Montpellier lors d’une formation au Brevet d’Initiateur des Arts du Cirque en 2005 puis de nouveau en 2007 et enfin l’ENACR en 2008.
Pour chaque école, nous avons réalisé une série d’entretiens, d’une part, avec les responsables administratifs et pédagogiques sur les thèmes suivants : l’historique de l’école, son fonctionnement, ses ambitions, les acteurs impliqués, la formation dispensée, les élus et leur recrutement… et d’autre part, avec les apprentis artistes : « socialisation primaire » (Darmon, 2006), parcours, réception de la formation, projets de vie et artistique…
Au cours de ces séjours, nous avons également tenu un journal de terrain sur les discussions informelles, les pratiques alimentaires lors des repas, le déroulement des cours : contenu, modes de transmission dans différentes techniques, nature des rapports entre les différents acteurs (apprentis, formateurs, institutionnels), les productions artistiques des apprentis (essais de cirque, présentation de mi-année, spectacles de fin de promotion)… dans l’enceinte des écoles comme en dehors : sorties organisées, lieux de vie des apprentis…
Enfin, nous avons demandé l’accès à divers documents, d’une part sur les écoles : les budgets et les programmes de formation, les documents liés au recrutement et aux évaluations… mais aussi sur les apprentis : listing des promotions et dossiers des élèves lorsque cela a été possible.

8L’ENACR dispose, parmi ses huit enseignants permanents, de quatre formateurs titulaires d’un Brevet d’État d’Éducateur Sportif de premier ou second degré de gymnastique sportive, ainsi que d’un directeur pédagogique qui exerçait auparavant la profession d’enseignant d’Éducation Physique et Sportive. L’ensemble de ces acteurs explique leur reconversion en tant que formateur dans les arts du cirque par une « saturation » (Sizorn, 2006) du « système sportif » qui impliquait un respect rigoureux d’un protocole gymnique, le goût pour la compétition et un « formatage » des individus. Ils insistent aussi sur leur attrait pour l’ouverture, la diversité et l’expression de l’individualité plutôt attribuées au domaine artistique contemporain (Mauger, 2006) et que représente à leurs yeux le cirque. Un des enseignants interrogés nous relate sa trajectoire sportive, d’ailleurs commune à l’ensemble des formateurs issus de la gymnastique sportive :

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« Ben, y a 5 ans… l’équipe d’enseignants avait besoin d’un prof à mi-temps ou complémentaire sur des techniques de base qui sont l’acrobatie au sol, le trampoline, les équilibres, des choses comme ça, et ça c’est des choses qu’on maîtrise du domaine d’où je viens puisque c’était la gymnastique de compétition de haut niveau. Donc moi, j’ai été gymnaste de haut niveau et ensuite enseignant en gymnastique loisir et compétition, et donc ça collait dans mes compétences, voilà… Et après, ce qui a fait le joint, c’est que moi, j’en avais marre d’être dans ce monde du sport, et j’ai toujours été intéressé par les arts en général, que ce soit la peinture, l’architecture, la musique pas trop, mais la danse, la littérature, et bon j’ai trouvé dans cette ambiance là justement, la connexion entre l’art et le côté physique acrobatique… »

10Dans cette même équipe, seule une enseignante permanente a été formée et a fait carrière en tant qu’artiste intermittente de cirque. Les deux autres permanentes sont toutes deux intervenantes en danse (classique et contemporaine), deuxième discipline corporelle empruntée pour la formation par les écoles professionnelles de cirque. La composition de cette équipe illustre bien les stratégies de renouvellement de « l’excellence corporelle » et artistique (Defrance, 1987) et les dispositions requises par les formateurs pour promouvoir un cirque de création. D’autres professionnels accompagnent les apprentis artistes tout au long de ces deux années de formation : un médecin sportif ainsi qu’un kinésithérapeute qui se rendent à l’école chaque semaine. Dans une moindre mesure que les formations sportives de haut niveau (Bertrand, 2007), l’ENACR, par le recrutement des formateurs aux méthodes pédagogiques éprouvées, s’est dotée de ressources, notamment sportives, qui lui permettent de renforcer la qualité de ses « savoir-faire » et par là même de sa formation.

11Le recrutement de professionnels sportifs, pourtant profanes des disciplines circassiennes qu’ils sont amenés à enseigner, a débuté dès la consécration en 1991 de l’ENACR comme premier niveau de formation du CNAC, école supérieure. Cette stratégie, critiquée notamment par les responsables de formation des autres écoles car elle s’opposerait à la « destinée » artistique du cirque, est revendiquée par l’ensemble des membres de l’école, comme l’illustre un entretien avec un responsable institutionnel :

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« Ils [les formateurs] viennent du sport de haut niveau, mais c’est des gens qui ont tous fait beaucoup de biomécanique et qui sont capables d’adapter, de chercher, et de curiosité, et donc ils se sont tous mis aux techniques de cirque sur plusieurs années. Alors au départ quand ils arrivent, ce qu’on leur demande surtout c’est les bases : l’acrobatie, le trampoline, y a pas une grande différence… »

13Ces formateurs sont donc recrutés pour leurs compétences propres à l’analyse et l’enseignement du mouvement humain. Pour eux, comme pour la direction de l’école, leur capital sportif leur permet de « décortiquer » un mouvement, d’appliquer les principes biomécaniques nécessaires à son exécution, et dans le cadre du cirque, de l’épurer des rigueurs académiques de la gymnastique sportive (tenue corporelle et pointes de pieds par exemple). Ils peuvent ainsi enseigner les éléments nécessaires à la réalisation d’un salto (rotation avant ou arrière) sans insister sur une réception stabilisée, comme en gymnastique sportive, et permettre à l’apprenti d’individualiser son exécution (hauteur, vitesse et axe de rotation). Pour les directeurs de Balthazar, école professionnelle relativement proche du « style » de formation de l’ENACR qui lui envoie le plus grand nombre d’aspirants au concours d’entrée, l’absence de ces compétences chez les formateurs strictement issus du cirque s’explique par le fait que le cirque n’a que très récemment entamé une rationalisation des apprentissages de haut niveau orientés vers une carrière professionnelle, grâce notamment à la création de diplômes et d’un corps d’enseignants spécialisés (Defrance, 1987), pilotée par la Fédération française des Écoles de Cirques (FFEC) et le ministère de la Culture.

14Pour un des dirigeants de l’ENACR, l’appel aux professionnels du sport est surtout du aux contraintes et au durcissement du statut de l’intermittence, qui empêchent aujourd’hui les institutions de rémunérer par cachet les artistes en activité, et donc de faire appel à des spécialistes circassiens :

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« On se heurte au problème de l’intermittence du spectacle et que nous, en tant qu’école, on peut pas faire de cachets pour des gens qui enseignent. Donc c’est un vrai problème aussi ça, et c’est un gros frein au fait de faire intervenir des artistes en exercice. »

16Cette dernière difficulté tendra certainement à s’amenuiser au fur et à mesure que les premières générations d’artistes formées par les écoles de cirque et aujourd’hui encore en activité, se poseront la question de leur reconversion. Celle-ci est, depuis quelques années, une préoccupation du ministère de la Culture qui souhaite institutionnaliser le passage de la profession d’artiste à la profession de formateur de cirque par la création d’un Diplôme d’État de formateur.

2 – Les épreuves de sélection : le corps acrobate comme prérequis à l’entrée dans la carrière artistique

17Depuis l’institutionnalisation de la formation professionnelle d’artiste de cirque et surtout depuis la structuration des écoles professionnelles par le ministère de la Culture dès 1985 et la FFEC dans les années 1990, la définition de « droits d’entrée » est à la fois une norme et un moyen pour ces institutions d’affirmer leur identité technique et artistique. Pour les candidats, les épreuves de sélection constituent un « rite de consécration » (Bourdieu, 1982) et d’entrée dans le champ de l’art. En effet, le taux d’insertion sur le marché du travail artistique des apprentis artistes formés dans une école varie, en fonction des institutions, entre 80 % et 97 % (CNAC, 2001).

18Pour rentrer à l’ENACR, dont les processus de sélection des « élus » sont relativement semblables à ceux des autres écoles, les candidats envoient dans un premier temps un dossier constitué d’un « curriculum vitae » faisant figurer leur « capital d’expériences » en disciplines de cirque, acrobatie, danse, théâtre et autres disciplines artistiques et physiques. Ils répondent également à un questionnaire qui cherche à faire émerger leur motivation, et surtout leur probable adhésion au « style » de formation de l’école. Ce dossier est accompagné d’un ensemble de pièces justificatives mais surtout de photographies d’identité en pied ; une requête permettant de vérifier la cohérence entre l’image et le raconté (CV) mais révélant aussi une appréciation des candidats sur critères morphologique et esthétique. Dans ce dossier, une partie est entièrement consacrée au niveau du candidat dans trois disciplines : l’équilibre sur main, l’acrobatie au sol et le trampoline, ce qui confirme l’importance des prérequis acrobatiques et sportifs dans les « droits d’entrée » pour cette école. Il est demandé au postulant de situer son niveau dans différentes figures : le placement de dos, la rondade, le flip arrière, les saltos avant-arrière, et au trampoline pour le salto arrière groupé, le tombé ventre selon trois formulations : « maîtrisé », « en cours d’apprentissage », « besoin de parade ». Mise à part la technique des équilibres sur main de tradition circassienne, et que l’on retrouve pour une part dans les apprentissages de la gymnastique sportive, les figures exigées sont directement importées du monde sportif. La validation de ce dossier, sorte de synthèse de l’individu, et le passage à la phase des sélections par un jury, sont également soumis à d’autres critères : l’âge (entre 16 et 23 ans), le niveau scolaire (titulaire au moins du brevet des collèges mais plutôt du baccalauréat), et un capital d’expériences corporelles et artistiques variées (bases acrobatiques, notamment la rondade-flip, condition physique, pratiques théâtrales et chorégraphiques). Le capital sportif intervient donc très tôt dans les phases de recrutement mises en place par l’ENACR et apparaît ainsi prioritaire.

19La deuxième étape de sélection intitulée « stage de présélection » est basée sur une évaluation par un jury et in situ des candidats pendant une journée. Ce jury est constitué à la fois des institutionnels (directeurs administratif et pédagogique de l’ENACR, et souvent du CNAC), de quelques enseignants de l’école (notamment des professeurs d’acrobatie), mais aussi d’invités extérieurs (professionnels du milieu artistique, recteur d’académie…). Ils jugent les aspirants dans une série d’ateliers et d’exercices sur leurs « qualités » physiques (souplesse, force, impulsion) et artistiques (présence scénique, capacité d’improvisation, suivi de la chorégraphie). Au cours de cette étape, déterminante pour la suite du processus de sélection, les aspirants ne sont pas jugés prioritairement sur leur capital technique circassien mais d’abord sur leurs « potentialités » sportives puis artistiques. Dans le dossier que doivent remplir les candidats, il est précisé :

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« Les épreuves d’activité physique (acrobatie, trampoline, équilibre, préparation physique)… servent à évaluer l’habileté et le potentiel physique du candidat. Elles permettent entre autres d’évaluer la tonicité, l’alignement corporel, la coordination motrice, l’orientation spatiale, la concentration, la souplesse, l’aisance et la technique dans la réalisation de mouvements. Les épreuves d’activités artistiques (danse et jeu)… ont pour but d’évaluer le potentiel et les qualités artistiques du candidat. Les exercices en jeu permettent notamment de mettre en valeur l’imagination, l’initiative, l’écoute, la présence scénique et le vocabulaire corporel. Quant aux exercices en danse, ils permettent d’évaluer notamment la coordination, la conscience corporelle, la capacité de mémorisation des mouvements ainsi que la musicalité. »

21Selon cette note, les exercices « physiques » et « artistiques » seraient révélateurs d’indices permettant d’apprécier l’état du « schème corporel » (Lahire, 1998) de l’individu, c’est-à-dire son degré de maîtrise corporelle en vue de progresser rapidement mais également le « savoir-être » (Katz, 2006) sur scène du candidat. Les exercices « physiques » sont ceux qui bénéficient du plus fort coefficient (5) pour l’attribution de la note finale, contre un coefficient 4 pour les exercices « artistiques ».

22Au sein de l’ENACR, les capitaux sportifs tiennent donc une place centrale dans la hiérarchie des dispositions requises pour l’entrée dans la formation et jouent le rôle d’indicateurs du potentiel de progression corporelle considérée comme propédeutique au travail de spécialisation technique. Par ailleurs, dans l’ensemble des écoles étudiées, à dominante corporelle ou artistique, les exercices « physiques » servent toujours d’indicateurs de cette maîtrise corporelle dans les processus de sélection. Cependant, la place accordée à leur enseignement dans le programme d’apprentissage est en rapport avec le degré de reconnaissance artistique de l’école. Par exemple, au CNAC, école supérieure, mais aussi au Lido, école qui se revendique comme supérieure et artistique, ces disciplines restent des indicateurs peu influents dans le recrutement final et ne remplissent, au cours de la formation, qu’un rôle d’« entretien corporel ». Ainsi au Lido et, dès la première année, les élus ne reçoivent que deux heures d’enseignement hebdomadaire d’acrobatie alors qu’à l’ENACR, les élèves en font au moins le double.

23Lorsque le postulant a réussi cette étape, il doit se présenter à une troisième phase de sélection appelée « stage de sélection », qui dure une dizaine de jours. Il évolue dans les mêmes types d’exercices que précédemment mais affectés de coefficients différents [4], puis dans un atelier « découverte » des techniques de cirque ainsi qu’un atelier « présentation ». Lors de celui-ci, le postulant doit présenter une création individuelle dans une technique circassienne de son choix, mais parmi celles proposées par l’école. Cet exercice permet aux formateurs de valider ce choix, ou d’orienter le postulant vers une autre technique de cirque, ou à défaut, de ne pas le sélectionner. Selon le jury, la présence des postulants sur plusieurs jours permet d’évaluer leur capacité à progresser, ou encore leur réceptivité future à la formation. L’élu est donc un acteur porteur de dispositions avant tout physiques – acquises lors de sa socialisation sportive et circassienne dans une école amateur ou préparatoire – puis artistiques, mais pas forcément d’un capital technique circassien de spécialité, au centre des apprentissages en deuxième année de formation, comme nous le relate un des institutionnels interrogé :

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« La préparation physique est très importante parce que, quand ils vont rentrer dans l’école, il faut le reconnaître, c’est un entraînement quand même intensif, en tout cas de tous les jours, ce qu’ils n’ont pas forcément connu auparavant, et donc il faut qu’ils aient une condition physique pour pouvoir tenir le coup et tenir la distance. Donc ça, c’est vraiment très important parce que quelqu’un qui n’a pas une bonne condition physique, on le sait, il va s’écrouler au bout d’un mois et demi, deux mois. Donc c’est pour ça qu’on donne de l’importance à la préparation physique mais pas seulement, voilà. Et puis heu, et puis ensuite pourquoi aussi y a une légère différence, parce que 1 [point] entre [coefficient] 5 et [coefficient] 4, c’est pas une énorme différence mais on fait quand même une différence, on donne aussi un peu plus d’importance à tout ce qui est physique : acrobatie, technique de cirque, parce que, quand même, on est dans une école de cirque, donc heu malgré tout il faut quand même qu’ils fassent du cirque, donc voilà. »

25Ces épreuves sont suivies d’un entretien individuel permettant au jury de vérifier, au delà du raconté sur le CV, les motivations et projets du candidat, et surtout son potentiel d’adhésion à la logique de l’école et à la « vie d’artiste » de cirque (Mauger, 2006). Les procédures de recrutement mises en place par l’ENACR, comme celles des autres écoles, sont un « rite de consécration » particulièrement sélectif, exigeant un capital avant tout sportif – permettant la progression rapide du candidat mais aussi à l’école de laisser son empreinte sur l’élu – puis artistique et un engagement « corps et âme » (Wacquant, 1989) des candidats. Ces derniers ont d’autant plus de chances de réussir cette étape de sélection qu’ils ont « accumulé » (Lahire, 1998) un capital gymnique important et qu’ils sont des hommes, comme l’illustre le portrait de F.

La matrice gymnique comme droit d’entrée, le cas de F.

F. est un ancien gymnaste de haut niveau algérien et un professionnel intermittent du spectacle dans une compagnie de danse hip-hop. Suite à la fréquentation de plusieurs pairs connaissant le « monde » du cirque et sur les conseils de son directeur de compagnie, il se présente à l’ENACR. Un des ses amis d’enfance, ancien champion de France de tumbling, travaille avec le Cirque du Soleil, ce qui encourage F. à se diriger vers ce nouveau milieu. Fortement attiré par l’équipement acrobatique du chapiteau (fosse, trampoline, etc.) et le niveau des formateurs lors de sa première visite de l’école, il préfère s’y former plutôt qu’au CNAC, pourtant école supérieure. Sans aucune expérience circassienne et dans l’optique d’enrichir son capital scénique, il réussit l’épreuve des sélections sans aucune difficulté :
« J’ai fait quand même la sélection, le stage aussi et à la fin ils m’ont pris, ils m’ont dit : “T’as un bon niveau et tout…”. Y avait une quarantaine de personnes qui avaient déjà essayé plusieurs fois l’école. ».
Contrairement à la majorité des autres élèves interrogés à l’ENACR, F. est très content du programme d’enseignement, correspondant à ses attentes et à ses dispositions sportives et gymniques. À l’image de son investissement « ascétique » (Bertrand, 2007) dans sa carrière gymnique, où il lui arrivait de rester à la salle de gymnastique plusieurs jours consécutifs sans rentrer chez lui, il avoue préférer le côté physique du cirque et non pas le côté esthétique jugé trop « contemporain », trop « fille » ; une orientation que l’on retrouve dans les pratiques de la danse hip-hop (Faure, 2004a) :
« Moi j’ai envie que quand les gens ils voient le spectacle ils disent : “Ah ce qu’il fait, ah c’est trop dur, c’est impressionnant”, j’ai pas envie qu’ils disent : “Ah oui c’était beau, c’était esthétique”. »

26L’ensemble des expériences capitalisées au cours de sa trajectoire font de F. un aspirant idéal à la carrière d’apprenti artiste à l’ENACR, alors même qu’il n’a jamais été socialisé au cirque : dispositions gymniques et masculines et intensité de l’investissement. F. correspond aux « droits d’entrée » implicites exigés par cette école, et en partie décalés par rapport à ceux formulés dans les dossiers d’inscription au concours d’entrée, comme la nécessité d’avoir accompli une carrière amateur de cirque.

3 – Le cirque comme lieu d’incorporation de techniques sportives : les disciplines acrobatiques propédeutiques

27L’appui de l’ENACR sur ses ressources sportives se retrouve dans les contenus de formation dispensés, sous tutelle du CNAC, puisque l’ENACR en est le premier cycle. Celle-ci prépare conjointement à un diplôme de niveau baccalauréat reconnu par les ministères de la Culture et de l’Éducation Nationale et au concours d’entrée du CNAC. Le Brevet Artistique des Techniques de Cirque s’acquiert suite à près de 3000 heures de formation organisées en trois catégories d’enseignement : artistiques (jeu d’acteur, danse, musique, arts appliqués) ; généraux (français, langue vivante, sciences appliquées, mathématiques) et professionnels (préparation physique, acrobatie, techniques de cirque, techniques de spectacle). La scolarisation et la « rationalisation » (Cordier, 2007) du « cirque contemporain », et notamment de l’apprentissage de la profession d’artiste, prennent majoritairement appui sur des enseignements reconnus issus soit de la culture scolaire et artistique, soit de la culture sportive. La reconnaissance de la formation permettant l’accès au statut d’artiste de cirque peut, selon nous, être directement imputée à ces emprunts culturels, autrement dit à un processus hétéronome d’« intégration » de la légitimité d’autres champs, à l’instar des gymnastiques au dix-neuvième siècle (Defrance, 1987), de la bande dessinée (Bolstanski, 1975), du hip-hop (Faure, 2004a et b), ou encore des musiques amplifiées (Brandl, 2006).

28L’organisation de l’enseignement à l’ENACR reflète le schéma général des apprentissages dans l’ensemble des écoles étudiées. Même si nos écoles se différencient en fonction de leur « style » et de leur niveau de formation, on peut décrire différentes étapes qui leur sont communes. Ainsi, l’ENACR, par la hiérarchisation en volume d’heures mais surtout par leur distribution temporelle, résume les étapes de la carrière d’un apprenti artiste de cirque.

Tableau 1

Volume horaire annuel par unité d’enseignement

Tableau 1
Unités d’enseignement 1re année 2e année Volume total Acrobatie, trampoline, préparation physique (deux modules) 356 (dont 208 d’acrobatie-trampoline et 148 de préparation physique) 322 (dont 170 d’acrobatie-trampoline et 152 de préparation physique) 678 (22,6 %) Technique de cirque 154 350 (spécialisation) 504 (16,8 %) Jeu d’acteur 252 220 472 (15,7 %) Danse 145 130 275 (9,2 %) Musique 118 93 211 (7 %) ….. ….. ….. ….. Total de la formation (19 modules) 1476 1521 2997 (100 %) Extrait du contenu de formation pour le BATC. Les valeurs sont exprimées en heures puis en pourcentage (pour le cumul des deux années) pour chaque module d’enseignement.

Volume horaire annuel par unité d’enseignement

29La formation à « l’excellence corporelle » circassienne passe dans un premier temps par l’incorporation d’un « schéma moteur général » (Lahire, 1998) de type sportif, indispensable à l’entrée dans la carrière. La constitution de ce capital corporel propédeutique se fait grâce à un travail d’incorporation dans deux disciplines gymniques, l’acrobatie et le trampoline, et une méthode sportive, la préparation physique. Le cumul de ces modules représente 22,6 % du volume horaire total de formation menant au BATC, soit la part la plus importante des contenus enseignés. De plus, c’est au cours du premier trimestre de la première année que l’ENACR met essentiellement en place cette incorporation de « base », comme le confirme un des enseignants interrogés : « En première année, ils sont évalués surtout sur les bases acrobatiques au premier semestre… ».

30Cette première année consacrant l’entrée dans la carrière d’apprenti artiste dans une école semi supérieure, est le moment d’un durcissement de l’inculcation d’un « sens » acrobatique. Pour les acteurs institutionnels, ce durcissement est un moyen de rattraper, par le biais d’un « transfert » de méthodes ayant prouvé leur « rationalité » et leur « efficacité » dans le champ sportif, l’entrée tardive des élèves, au regard de leur socialisation sportive et artistique antérieure, dans un cursus circassien de haut niveau. À titre de comparaison, sur cette même période, les enseignements corporels en techniques de cirque ne représentent que 10,4 % du programme d’enseignement et en danse 9,8 %. Le volume horaire pour les enseignements en acrobatie et en préparation physique reste sensiblement le même sur les deux années de formation et est toujours supérieur à celui de la danse et du jeu d’acteur.

31Ces apprentissages font l’objet d’évaluations semestrielles notées et rationalisées selon des grilles de critères établis. Pour le module préparation physique, les élèves, filles et garçons, même si les barèmes sont différenciés en fonction du sexe, sont évalués par exemple sur leur capacité à endurer (épreuve chronométrée de 3000 mètres), à réaliser des tractions à l’arrêt, des squats et des abdominaux. En acrobatie, l’ensemble des apprentis, y compris les non-spécialistes de cette discipline, sont évalués sur une série d’enchaînements avant et arrière : rondade-flip, flic flac-salto, saut de main-salto. En trampoline, l’ENACR leur demande de maîtriser les chandelles, tours, rotations, tombés ventre et assis. L’ensemble de ces éléments constitue les composantes essentielles de l’apprentissage initial.

32C’est bien l’incorporation de dispositions gymniques et sportives et une progression rapide de celles-ci qui restent valorisées. Par exemple, J., un des apprentis interrogés, souhaitant pourtant opter pour l’acrobatie au sol comme spécialité après une pratique amatrice dans une école de cirque loisir, est vite surnommé le « danseur » par les apprentis lors des premiers mois de formation à l’ENACR, compte tenu de ses « qualités » esthétiques. Devant la force de cette injonction, il envisage, dès la fin du premier semestre, et avec les encouragements explicites des formateurs, de se réorienter vers une école de danse plus propice à l’expression de dispositions qualifiées de « féminines ».

33Le travail de recherche de la « vocation » (Suaud, 1975 ; Sapiro, 2007) en technique de cirque lors de la première année est fortement orienté par les formateurs. Il permet le passage vers le deuxième temps fort de la formation centré sur l’incorporation d’un « schème particulier » (Lahire, 1998) plus spécifique à « l’identité » circassienne : la spécialisation dans une technique de cirque, qui fait l’objet d’une transmission du spécialiste à l’élève. C’est ainsi qu’en deuxième année, l’acquisition d’un capital « cirque » spécifique devient prioritaire (350 heures d’enseignement). Cette spécialisation est toujours soutenue par des enseignements reconnus et rationalisés : l’enseignement sportif et gymnique, la danse, le théâtre, la musique.

34Dans un troisième temps, et plus intensément dans les écoles « artistiques » préparant l’entrée imminente sur le marché du travail (CNAC et Lido), les élèves sont amenés à se concentrer sur leur spécialité circassienne dans une optique de création, alimentée par leurs apprentissages en danse et en jeu d’acteur. Cette dernière étape de la formation s’appuie principalement sur la mise en forme de l’originalité de l’individualité de l’apprenti-artiste, articulant d’une part, un « travail de soi » (Darmon, 2001), un mélange entre savoir-faire et savoir-être (Katz, 2006), et, d’autre part, un contrôle de l’institution via le regard des formateurs et du groupe des pairs.

35L’étape d’incorporation du capital technique circassien permet à l’institution de (re)définir l’identité du futur artiste, même si au total et au cours de son cursus dans cette école, il aura reçu davantage d’heures d’enseignement de type sportif que d’enseignement circassien, ce dernier devançant de peu celui du jeu d’acteur et de la danse. Par ailleurs, à l’ENACR, pourtant école réputée pour sa formation « physique », un apprenti artiste de cirque ne reçoit que 48 % d’enseignement de techniques corporelles (préparation physique, danse, acrobatie, trampoline et techniques de cirque), l’autre moitié se répartissant entre le jeu d’acteur, les enseignements professionnels et généraux.

Le coût sexué de la conversion corporelle

Cette phase de travail corporel intense est vécue, par les apprentis artistes, comme un passage « obligé » de la socialisation professionnelle ou encore un « rite d’institution » (Bourdieu, 1982), notamment pour les élèves non-spécialistes de l’acrobatie et qui sont majoritairement des filles. En effet, l’ENACR recrute davantage d’apprentis artistes masculins que féminins. De 2005 à 2007, la proportion de filles oscille entre 17 % et 31 %. De manière générale, elle ne dépasse jamais la moitié des effectifs pour l’ensemble des promotions. Cette « domination masculine » (Bourdieu, 1998), tant dans la répartition sexuée des apprentis artistes, des formateurs, des institutionnels que dans les contenus de formation privilégiés, est représentative du fonctionnement de cette école mais aussi de l’ensemble des institutions de socialisation professionnelle étudiées et de leur adaptation au marché du travail des artistes intermittents de cirque [5]. L’ensemble des filles interrogées et formées à l’ENACR nous ont d’ailleurs confié leur vécu face à ce déséquilibre sexué particulièrement marqué dans cette institution. Trois d’entre elles ont notamment insisté sur leur ressenti à l’égard du comportement des apprentis garçons, qu’elles décrivent comme totalement « absorbés » par leurs défis acrobatiques. Cet espace de sociabilité strictement masculine nie, selon elles, leur présence et leurs particularités. Elles éprouvent également des difficultés face aux enseignements gymniques intensifs, compte tenu de leur socialisation antérieure dans des disciplines socialement plus féminines : techniques aériennes, fil de fer, voltige pour les portés… et qui les restreignent dans leur aisance acrobatique (Mennesson, 2005). Une des élèves en formation et spécialiste de la corde (discipline aérienne constituée d’une corde simple verticale et dont les techniques s’organisent autour de clés et de lâchés) nous livre ses difficultés au cours de cette période :
« Tout le premier trimestre, on a fait que acro trampo et moi je suis une quiche (elle se met à rire) en trampo, en acro, et y en a voilà, ils sont gymnastes à la base. D., elle est trampoliniste… F., il était champion de gym en Algérie, enfin ils ont tous des bons niveaux en acrobatie, moi du coup j’étais larguée… »
Au cours d’un autre terrain réalisé au CNAC, les apprentis artistes, antérieurement socialisés par l’ENACR et interrogés sur leur parcours de formation, confirment la « rupture biographique » (Lahire, 1998) que représente le passage dans cette institution :
« En fait à Rosny, c’est les deux années où j’ai été le plus déformée physiquement parce que j’étais baraquée quoi, on est tous baraqués à Rosny… du coup… c’est dur… »

Les écoles de cirque : une socialisation plurielle et intermédiaire entre le sport et l’art ?

36Les écoles professionnelles, véritables « matrices socialisatrices », conduisent donc à une certaine forme d’« hétérogénéité du soi » où les apprentis artistes sont « porteurs de schèmes d’action ou d’habitudes hétérogènes» (Lahire, 1998, 25) tant à l’entrée que pendant la carrière d’apprenti. Cette socialisation, spécifique à la profession d’artiste de cirque, tend à modeler un individu possédant un « capital d’expériences » varié et hiérarchisé, avec, d’une part, l’inculcation ou le renforcement de dispositions sportives, d’autre part, de dispositions circassiennes, et enfin, de dispositions artistiques proches de la culture légitime. Dans son entreprise de légitimation soutenue par l’État, le « cirque contemporain » convoque de manière importante, à travers les dispositions de ses acteurs et ses outils de socialisation professionnelle, des techniques sportives au fort potentiel de reconnaissance sociale.

37Mais afin de respecter les « règles du jeu » propres au champ artistique, l’ENACR, tout comme les autres institutions de préparation à la profession d’artiste de cirque – dans des proportions variables selon chacune –, propose des enseignements artistiques répartis entre la danse, le jeu d’acteur, les arts plastiques et la musique. Au Lido par exemple, idéal-type d’une école « artistique », la hiérarchie des capitaux est quasiment inversée puisque les dispositions sportives ne sont centrales ni chez les formateurs, ni dans le recrutement, ni dans le cursus de formation. Pour chaque institution, la socialisation professionnelle des apprentis artistes dépend par conséquent de la polarisation du champ et varie en fonction de la position des écoles à l’intérieur de celui-ci.

38Investi par de nouveaux acteurs issus du théâtre, du sport, des arts de la rue, le « nouveau cirque » s’est constitué en rupture vis-à-vis de sa forme « traditionnelle », tant dans sa revendication d’un propos artistique que par ses modes de transmission des techniques. Il a donc puisé dans des activités connexes (sportives et artistiques), des méthodes et des contenus susceptibles d’assurer son renouvellement et de le (re)consacrer socialement. Cette stratégie de légitimation du cirque constitue une forme de « récupération » usitée, dans une moindre mesure, par le fondateur et les promoteurs du « cirque moderne » dès la fin du dix-huitième siècle (Jacob, 2002). Elle pose aujourd’hui la question de l’identité artistique de cette pratique sociale, de sa porosité vis-à-vis des pratiques plus légitimes (théâtre, danse, musique, etc.), et donc implicitement de sa pertinence sociale et culturelle. Les acteurs du cirque n’y répondent que partiellement et de façon ambiguë, tantôt en défendant sa dimension artistique, tantôt en valorisant les techniques acrobatiques et sportives.

39Cette « intégration » de plusieurs pratiques socialement légitimées est aujourd’hui au fondement de la socialisation professionnelle des artistes de cirque. Cela peut expliquer alors tant l’accumulation, jugée nécessaire par les écoles, de dispositions plurielles chez les futurs artistes que les transferts de formateurs et d’apprentis artistes dans divers « mondes » (sportifs et artistiques). Il semble en effet d’autant plus facile, étant donné l’hétérogénéité des dispositions requises pour devenir artiste de cirque, de s’y engager professionnellement même si la « vocation » ne s’est déclarée que tardivement pour la grande majorité de nos interviewés.

40Pour certains d’entre eux, cette socialisation professionnelle, imposant une « démultiplication de soi » (Menger, 1997) et visant à transformer l’individu en un artiste « total », joue le rôle de révélateur de « vocation » pour d’autres pratiques artistiques. Chez certains apprentis, la reconversion vers la danse est d’autant plus envisagée que, dans les écoles professionnelles de cirque, les dispositions esthétiques ou « chorégraphiques » (Faure, 2004a) sont dénigrées car jugées trop « féminines », stigmatisation qui peut être mise en rapport avec la proximité du cirque et du sport. Tout se passe comme si l’école de cirque était une matrice socialisatrice intermédiaire entre le sport et l’art, qui « récupère » les acteurs pourvus de dispositions sportives et leur donne la possibilité de s’orienter ensuite vers des professions artistiques encore plus prestigieuses : les danseurs, les comédiens et les musiciens (CNAC, 2001). L’école peut représenter un lieu de socialisation de transition entre carrière sportive et carrière artistique, spécialisée dans l’incorporation et la capitalisation de dispositions plurielles, sportives, circassiennes et artistiques. Cette forme de socialisation apparaît propice à l’accueil d’une pluralité de configurations individuelles, de trajectoires et de carrières. Elle permet aux apprentis artistes, en fonction de leur capital d’expériences, de naviguer dans un espace d’écoles différenciées (à dominante plutôt artistique, sportive, ou à techniques circassiennes) et en concurrence entre elles. Elle leur offre ainsi l’opportunité, en étant socialisé à d’autres arts (théâtre, art de la rue, danse, etc.), d’envisager une éventuelle reconversion professionnelle.

41De façon générale, cette recherche permet d’interroger les effets d’une consécration sociale du cirque, tant au niveau des stratégies des acteurs et de leurs dispositions, qu’au niveau des pratiques et des interactions entre différents champs connexes. Plus spécifiquement, sur la socialisation professionnelle des artistes, elle met en lumière une forme originale spécifique au cirque : consacrer, en un temps relativement court, comparativement à d’autres carrières artistiques (Ravet, 2003), des apprentis artistes en futurs professionnels de haut niveau. Enfin, ce travail questionne la façon dont les acteurs du « cirque contemporain », en empruntant à deux pratiques – le sport et l’art – socialement représentées comme antagonistes, mènent une entreprise de revalorisation et de légitimation du cirque sans pour autant résoudre les tensions liées à l’identification de la profession d’artiste de cirque. Le cirque, à la consécration intermédiaire sur l’échelle des pratiques légitimes, semble aborder aujourd’hui un nouvel âge social et une nouvelle phase d’autonomisation, grâce entre autres à la mise en place d’un corps de formateurs spécialisés dans l’enseignement professionnel.

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Notes

  • [1]
    Le concept de champ, impliquant un espace de positions caractérisé par un « jeu », des tensions et des luttes spécifiques, nous semble approprié afin d’analyser les enjeux diachroniquement et synchroniquement traversés par le cirque depuis le dix-neuvième siècle. Pour cet univers de production symbolique relativement autonome et historiquement constitué, son usage paraît également pertinent afin d’étudier le système de relations, notamment entre les producteurs et l’État.
  • [2]
    91 % des apprentis artistes formés par le CNAC s’inscrivent dans ce secteur (CNAC, 2001).
  • [3]
    Selon l’acceptation de Hughes, le terme profession désigne une catégorie de travailleurs possédant une valeur de prestige et reposant sur un type de savoirs auquel seuls les membres de la profession ont accès, en vertu de longues années d’étude ou d’apprentissage. Selon nous, le transfert de tutelle du ministère de l’Agriculture au ministère de la Culture en 1979, marquant l’intervention publique sur le marché de l’emploi des artistes de cirque, la création d’un cursus de formation dès 1985, le renouvellement des propriétés sociales des artistes et l’accès au statut d’artiste intermittent annoncent le passage d’un métier à une profession.
  • [4]
    Lors de ce stage, les exercices physiques (acrobatie, trampoline et préparation physique) possèdent un cœfficient 4. Il est de 2 pour la danse, 2 pour le jeu d’acteur, 1 pour l’atelier découverte et 0,5 pour la prestation individuelle.
  • [5]
    Cette tendance, commune à l’ensemble des écoles de formation enquêtées, semble démontrer une concordance entre le fonctionnement des écoles professionnelles et le marché du travail (Katz, 2005). En effet, selon les Notes de l’Observatoire de l’Emploi Culturel de 2004, les artistes intermittents sur le marché du travail se répartissent entre 30 % de femmes pour 70 % d’hommes.
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