Staps 2005/3 no 69

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Article de revue

Sociologie des pratiquants de l'extrême. Le cas de figure des participants au Grand Raid de La Réunion

Pages 57 à 72

Notes

  • [1]
    Ce chiffre correspond à un comptage exhaustif des participants qui écarte les comptages multiples liés à plusieurs participations pour un même concurrent.
  • [2]
    C’est vrai pour les professions intermédiaires qui représentent 17 % de la population active et les employés 27 %.
  • [3]
    Le droit d’inscription au Marathon des Sables se monte à 2 500 € par personne sans les frais de transport, d’hébergement, de nourriture et d’équipement, contre 100 € pour le Grand Raid.
  • [4]
    Cette épreuve ne se déroule pas sur un territoire habité qui permettrait à des autochtones de participer mais en plein désert marocain.
  • [5]
    Les ouvriers représentent 25 % de la population active et les agriculteurs 8 %.
  • [6]
    Les cadres et professions intellectuelles supérieures représentent 9 % de la population active.
  • [7]
    Il s’agit des activités à dominante vertigineuses : canyoning, escalade, parapente, plongée, surf, voile.

L’extrême comme modèle de référence

1 Hier réservées à quelques baroudeurs, les pratiques extrêmes s’ouvrent aujourd’hui à un large public. Que ce soit en marchant, en courant, en pédalant, ou en glissant sur l’eau, la neige, l’air, la recherche de l’extrême occupe une place de choix, au cœur des comportements sportifs contemporains. Des épreuves répondant à cette nouvelle demande se déclinent en de foisonnantes modalités, un peu partout dans le monde. Les médias s’en font d’ailleurs un écho particulièrement significatif et jouent en même temps un rôle d’amplificateur du phénomène. Explorer ses limites physiques et psychologiques est devenu une norme sociale qui se diffuse dans la culture de masse.

2 Cette nouvelle façon de se penser et d’orienter ses loisirs sportifs est développée par de nombreux sociologues et anthropologues. Dès la fin des années 1980, C. Pociello (1987, p. 97) évoque la montée en puissance d’un nouvel esprit d’aventure : « Aussi surprenant que cela puisse paraître, dans une société réputée confortable, l’aventure est dans l’air du temps. (…) Si l’aventure n’est pas un genre nouveau, ce qui paraît inédit, c’est sa nouvelle configuration et son influence considérable sur les pratiques de loisirs sportifs et touristiques tout comme dans les divers secteurs de la culture de masse. » Quelques années plus tard, A. Ehrenberg (1991, p. 25) et D. Le Breton (1991, p. 11) partagent le même point de vue. Le premier écrit à ce propos : « Au destin d’une élite se substitue une histoire possible pour tous. L’aventure est désormais potentiellement à la portée de tout un chacun. » Le second souligne : « En quelques années seulement, l’aventure est devenue une figure de l’excellence, un nouveau modèle de référence, qui montre également combien le risque, même imaginaire, exerce une fascination sur les acteurs des sociétés modernes. » Plus récemment P. Yonnet (1998, p. 236) développe la notion « d’extrême de masse » qui, selon lui, « déborde complètement la catégorie dite des sports extrêmes, mouvante, essentiellement liée à l’idée de pratique décalée, risquée et quelque peu foldingue – elle l’inclut comme type particulier et la rend intelligible ».

3 Que ce soit à travers les concepts d’aventure ou d’extrême, tous ces auteurs développent l’idée d’une généralisation d’un nouveau mode de pratique sportive qui s’est culturellement imposé en faisant partie aujourd’hui de l’imaginaire social dominant. Mais ces analyses sociologiques, aussi pertinentes soient-elles, ne reposent sur aucune enquête de terrain auprès des adeptes. Comment alors affirmer que ces pratiques se sont socialement diffusées ? Seules des études plus empiriques à l’image des travaux universitaires réalisés sur les principaux marathons français (Lapeyronie, 2000) et sur le Marathon des Sables (Barthélémy, 2000) peuvent permettre de vérifier scientifiquement cette hypothèse.

4 C’est dans cet esprit que nous avons mené une recherche sur les participants au Grand Raid de La Réunion. Devenue épreuve mythique de renommée internationale, elle attire chaque année de plus en plus de monde. De 1989 à 2003, le nombre d’inscrits est passé de 500 à 2500 et le nombre total de coureurs ayant tenté l’aventure avoisine les 15 000 [1].

5 Cette augmentation est due à la fois à l’intérêt porté par les locaux et les extérieurs (essentiellement des métropolitains) qui n’hésitent pas à faire le voyage pour réaliser leur rêve. Il est à préciser que le peloton pourrait être encore plus gros si les organisateurs ne limitaient pas le nombre d’inscriptions en raison de considérations sécuritaires et écologiques. L’engouement pour cet événement en fait donc un laboratoire privilégié d’analyse des caractéristiques sociologiques des adeptes de l’extrême. Autrement dit, les participants au Grand Raid ne symbolisent-ils pas le partage de la valeur extrême par des individus d’horizons sociaux divers ? Afin de vérifier cette hypothèse, nous montrerons, à partir de l’analyse du profil sociologique et sportif des participants à cet événement, que deux processus sont à l’œuvre aujourd’hui dans la construction des conduites sportives extrêmes. Le premier témoigne de la généralisation du processus d’individuation dans la société, qui vient brouiller les repères sociaux et sportifs traditionnels. Le second met en évidence la reproduction d’inégalités essentiellement sexuelles dans la participation à cette épreuve. C’est le croisement de ces deux approches qui permet, selon nous, une explication sociologique pertinente des pratiquants de l’extrême.

Schéma 1

Évolution du nombre de participants

Schéma 1

Évolution du nombre de participants

* Les extérieurs proviennent à 90 % de Métropole et pour 10 % d’Europe et du reste du monde.

1 – Positionnement théorique et méthodologique de la recherche

1.1 – Cadre de référence scientifique

6 Notre cadre de référence scientifique emprunte à deux paradigmes. Le premier paradigme est celui de l’individualisme méthodologique inspiré des travaux de R. Boudon (1979), selon lequel il faut partir des stratégies individuelles des acteurs pour expliquer le social. Cette sociologie compréhensive est reprise dans le champ des pratiques sportives de l’extrême par A. Ehrenberg et P. Yonnet, qui développent chacun à leur manière une conception individualiste des conduites sociales. Pour A. Ehrenberg, chacun doit faire la preuve de son identité quand celle-ci n’est plus donnée par des valeurs surplombantes et étatiques. Chacun doit prouver son excellence au nom de soi-même. Il écrit : « L’héroïsme de masse semble être le concept clé de toute aventure partagée, c’est-à-dire la vie tout simplement. En devenant mythique, l’héroïsme est une sorte d’aboutissement, d’épanouissement de la personne publique et sportive » (1991, p. 98). Selon P. Yonnet, la recherche de l’extrême est à mettre en relation « avec la reconstruction permanente de son identité ». C’est le questionnement sur soi, sur ce que je suis, sur ce que je voudrais être, sur ce que je pourrais être ou vivre dans notre société qui m’entraîne dans l’extrême. « Dans l’extrême de masse, c’est l’individu lui-même qui devient le théâtre premier d’exploration, objet-sujet d’expérience » (Yonnet, 1998, p. 337).

7 Le second paradigme, de type structuraliste, est proposé par P. Bourdieu (1979) à travers son concept d’« habitus ». L’individu est conditionné par sa culture et obéit à des logiques et à des normes qui le dépassent. L’« habitus » contribue, selon cet auteur, à définir l’identité profonde de l’individu et à expliquer ses goûts et ses comportements. « L’habitus fonctionne à la fois comme principe générateur de pratique et comme système de classement de ces pratiques » (Bourdieu, 1979, p. 210). Cette sociologie déterministe est illustrée par C. Louveau (1998), qui fait apparaître que des sports sont préférentiellement choisis selon l’appartenance de l’individu à un genre. Les pratiques d’aventure seraient ainsi prioritairement réservées aux hommes en accord avec des dispositions culturelles particulières.

1.2 – Démarche méthodologique

8 La méthodologie utilisée est à la fois quantitative, qualitative et comparative. Quantitative, car elle s’appuie sur une enquête par questionnaire réalisée en direct auprès de 500 participants sur 2200 inscrits, lors du briefing de l’édition 2000, sur le stade d’arrivée. L’échantillon de type aléatoire respecte cependant les répartitions par sexe, par âge et par origine géographique, connues des organisateurs à partir des bulletins d’inscription.

9 Qualitative, car en complément des questionnaires, des entretiens semi-directifs ont été effectués auprès des principales catégories de participants. Des hommes et des femmes, appartenant aux différentes tranches d’âge et poursuivant différents projets (compétitif, performatif, découverte) ont été interviewés. Des questions sur les projets développés, sur les raisons de leur participation, sur leur mode d’engagement et sur leur univers sportif structuraient l’entretien.

10 Comparative, car elle utilise d’autres sources concernant le profil sociologique d’adeptes de l’extrême afin de renforcer l’argumentation visant à vérifier le caractère populaire de cet événement. Les résultats concernant les marathoniens proviennent des premiers résultats d’une thèse en cours réalisé par B. Lapeyronie sur la sociologie des marathoniens à partir d’un échantillon représentatif de 1000 marathoniens interviewés en 1997 dans 15 marathons métropolitains représentatifs de l’offre. Les résultats concernant les concurrents du Marathon des Sables sont issus du travail de M. Barthélémy sur la base d’un échantillon de 486 participants à l’édition 1998. Cette méthode sera utilisée avec beaucoup de prudence en raison d’événements sportifs différents (coût d’entrée, mode d’organisation, lieux de réalisation…) et d’échantillons disparates.

1.3 – À propos d’extrême

11 La notion d’extrême fait partie aujourd’hui du vocabulaire courant. De l’émission de télévision Ushuaia intitulée Le magazine de l’extrême, aux glaces Gervais qui proposent leur « cône extrême », ce terme a envahi le quotidien, séduisant une population soucieuse de sortir de l’ordinaire. Selon P. Yonnet (1998, p. 222), « il ne s’agit pas d’un concept forgé par le sociologue puis plaqué sur une réalité sociale mais au contraire d’une notion fournie par la pratique sociale et qui s’avère d’une réelle fécondité pour appréhender sociologiquement certaines pratiques sociales ». Nous l’avons préféré à la notion d’aventure pour son caractère plus actuel et générique reprenant à notre compte les mêmes raisons que celles invoquées par P. Yonnet. Celui-ci écrit à ce propos : « Dans l’aventure, l’environnement est un but ; on devrait dire ‘était’ tant cette époque paraît révolue ; dans l’extrême, il est un usage social et individuel. (…) L’homme de l’extrême ne nourrit pas l’ambition de rencontrer d’autres hommes, sinon furtivement ou occasionnellement. L’homme de l’extrême se donne d’abord rendez-vous à lui-même… » (Yonnet, 1998, pp. 238-239).

12 Cet usage massif du mot s’accompagne cependant d’une réelle difficulté à le définir. Qu’est ce que l’extrême ? Où commence-t-il ? Quand une pratique peut-elle être qualifiée d’extrême ? En existe-t-il plusieurs formes ? Autant de questions qui reflètent bien la polysémie du terme. En effet, chacun va développer sa propre conception de l’extrême en fonction de son vécu personnel et de ses représentations. Nous considérons donc qu’il n’y a pas de définition a priori mais que chacun construit son propre extrême. Reste cependant à définir un cadre général afin de circonscrire notre objet d’étude. S’engager dans une pratique extrême viserait ainsi à tester ses limites dans des conditions de pratique qui laissent place à l’incertitude et favorisent l’accès à des sensations extraordinaires car inhabituelles. Cette large définition mérite quelques précisions. Nous distinguerons dans un premier temps « l’extrême élitaire » de « l’extrême de masse ».

13 « L’extrême élitaire » concerne une minorité de sportifs. Il est peu accessible, car il exacerbe les ingrédients classiques : inconnu, incertitude, risque, affrontement, technologie. Il se subdivise entre « extrême d’aventure » et « extrême sportif » pour reprendre les appellations de P. Yonnet. Dans « l’extrême d’aventure », sont répertoriés les défis individuels ou collectifs lancés par les pionniers à une nature inconnue sous forme de traversées, d’ascensions, d’expéditions (réaliser une première). A contrario, « l’extrême sportif » assujettit le vécu aventureux à la poursuite d’un record à battre (lutte contre le temps) ou d’un affrontement contre autrui (lutte pour la victoire ou un bon classement). Dans le premier cas, il s’agit d’une compétition à distance sur un terrain connu et reconnu (un océan, une montagne). Dans le second cas, il s’agit d’une compétition immédiate sur des stades aux dimensions extravagantes : le désert du Paris-Dakar ou les océans du Vendée Globe. Dans « l’extrême sportif », explique P. Yonnet (1998, p. 229), « ce que le milieu de pratique perd en inconnu, il le gagne en incertitude née de la dimension du défi au temps et aux autres ».

14 « L’extrême de masse » correspond à un défi qu’on se lance à soi et exclusivement à soi dans son temps de loisirs. P. Yonnet (1998, p. 238) précise à ce propos : « Si dans l’extrême d’aventure est posée la question de l’adaptation d’un individu à un environnement qu’il s’agit d’explorer dans des circonstances inconnues, dans l’extrême de masse est posée la question inverse : comment un individu mené au-delà de ses limites ordinaires va-t-il s’adapter à un environnement davantage connu ? » Il concerne donc un nombre plus important de personnes, car il est intrinsèquement plus accessible. Il se construit, en effet, dans l’autoréférence et offre plusieurs modalités de pratique en relation avec des imaginaires corporels variés.

15 Une autre précision terminologique s’avère nécessaire pour bien situer notre objet d’étude. Elle emprunte aux travaux de R. Caillois (1967) sur le jeu. Elle concerne la différence entre la recherche du vertige ( « Ilynx » ) et la recherche de l’affrontement à soi ( « Agôn » ). Nous parlerons, dans le premier cas, d’« extrême vertigineux ». Sous ce vocable, nous considérons toutes les pratiques physiques où la recherche de l’extrême se réalise dans la perte des repères habituels de terrien en s’exposant de manière imaginaire ou réelle à certains risques. Parce qu’ils permettent un jeu avec le vent, le vide, la pente, la profondeur ou la vague, les sports nature en sont les formes les plus exemplaires. Il s’agit de « s’éclater » pour reprendre l’expression consacrée par les pratiquants. Dans le second cas, nous utiliserons le concept d’« extrême énergétique » pour regrouper toutes les activités physiques et sportives qui visent à explorer ses limites en mettant à l’épreuve ses ressources personnelles d’endurance et d’abnégation dans l’effort afin d’aller jusqu’au bout du défi que l’on s’est lancé. Les marathons, 100 km, triathlons et autres raids symbolisent cette recherche d’affrontement contre soi-même. Il s’agit ici d’épuiser méthodiquement ses forces, de se « défoncer ». Le Grand Raid de La Réunion s’inscrit, pour 95% des participants, dans cette catégorie.

2 – Les caractéristiques structurantes du Grand Raid

16 Le Grand Raid de La Réunion ou Diagonale des Fous est une randonnée sportive balisée de 125 km de long et 8000 m de dénivelé positif qui se déroule en milieu montagnard, en une seule étape et en passant par 21 postes de ravitaillement et de contrôle. Le parcours traverse l’île du sud-est au nord-ouest en faisant découvrir aux participants la forêt tropicale, le volcan, les hautes plaines, les cirques, les pitons et l’océan. Un temps limite pour l’effectuer en étant classé est fixé à 60 heures. Il est rattaché à la Fédération Française de Montagne et d’Escalade (FFME) et est organisé par une association. De cette présentation, on peut extraire quatre caractéristiques fondamentales et indissociables qui en font un événement sportif particulièrement original.

2.1 – Un caractère hors norme

17 Dans sa catégorie, le Grand Raid totalise la plus grande distance à parcourir et le plus gros dénivelé positif à effectuer de jour comme de nuit. Il emprunte cinq cols ou passages à plus de deux mille mètres d’altitude, des montées à 30 %, des sentiers escarpés et abrupts. Aucun autre raid ne propose un tel défi physique. De même, le parcours présente une diversité et une beauté de paysages rarement égalées. Le tracé taillé dans le vif des plus beaux sites de La Réunion offre, en effet, la scène la plus spectaculaire qui soit aux participants. Le sentiment de participer à une épreuve unique au monde fait incontestablement rêver et explique pour une grande part son succès.

2.2 – Une forte accessibilité

18 Le Grand Raid symbolise la nouvelle génération d’événements sportifs à vocation participative. Les organisateurs privilégient dans cet esprit une logique d’intégration au détriment d’une logique de sélection. Accessibilité sportive, humaine et sociale se conjuguent. L’accessibilité sportive se vérifie dans la non-obligation d’être licencié ou d’avoir fait des minima pour s’inscrire, dans un temps limite suffisamment large (60 h) pour terminer en étant classé, ainsi que dans l’opportunité laissée à chacun de se fixer sa propre norme d’investissement. Elle laisse ainsi aux participants une marge de manœuvre importante dans les stratégies et options choisies comme dans le degré d’engagement. L’accessibilité humaine est observable dans la sécurisation active et passive maximale (dispositif médical, suivi informatique, balisage…) et dans le grand confort logistique (ravitaillements fréquents et soins du corps) mis sur pied. L’accessibilité sociale se retranscrit dans un ticket d’entrée peu onéreux (100 €) par rapport aux autres épreuves du même type. Toutes ces caractéristiques font du Grand Raid un événement sportif ouvert au plus grand nombre, à toutes les catégories de coureurs et de marcheurs.

2.3 – Un nouveau modèle d’épreuve sportive

19 La particularité du Grand Raid est d’associer à la fois la possibilité de s’investir sur le pôle de « l’extrême élitaire » et sur celui de « l’extrême de masse ». Cet événement permet à une minorité (5 %) de participer à une course faisant partie du challenge FFME. Il s’apparente alors à « l’extrême sportif » dans la mesure où c’est une épreuve chronométrée avec classement. Le Grand Raid est alors une compétition à distance sur un terrain connu et reconnu mais aussi, selon les éditions, une compétition immédiate sur un stade aux dimensions extravagantes. Il propose en même temps un espace de défi personnel particulièrement intense et s’avère être un théâtre privilégié d’exploration de soi-même pour la grande majorité des arrivants. Il apparaît également comme un moyen idéal de découverte d’une région sous la forme d’un tourisme d’aventure. Dans ces deux cas, il privilégie « l’extrême de masse », car il permet à chaque participant de tester ses propres limites, en fonction de ses ressources personnelles. Au final, le Grand Raid met donc en évidence un nouveau modèle d’épreuve sportive qui associe compétition, performance et découverte.

2.4 – Un accueil chaleureux et une fête spontanée

20 Une autre caractéristique du Grand Raid est aussi d’offrir un accueil particulièrement chaleureux. Ce dernier est fortement lié à la logique associative et au bénévolat qui en découle mais aussi à la participation spontanée de la population locale. Du départ à l’arrivée en passant par les multiples points de ravitaillement, c’est toute La Réunion qui se mobilise pour faire vivre cet événement. Ce sont tous ces bénévoles attitrés ou non qui façonnent la course à travers leur gentillesse, leur sens de l’hospitalité, leur don de soi. Ils renouent ainsi avec une confraternité ancestrale que l’évolution de la société aurait pervertie. Le Grand Raid symbolise ainsi une forme contemporaine de la fête qui se démarque de la fête rituelle rythmée par un cérémonial bien précis et de la fête spectacle synonyme de consommation de masse. Il privilégie une fête construite de manière spontanée et vécue intensément par chacun des participants et des bénévoles dans un espace-temps libre et ouvert (Bessy, 1994). Il donne un nouveau sens à la fête qui devient une occasion privilégiée de créer du lien social et de la solidarité.

21 L’originalité du concept Grand Raid permet de comprendre la place singulière que cette épreuve occupe aujourd’hui dans le champ des épreuves pédestres de montagne mais aussi plus spécifiquement dans le paysage sportif réunionnais. Son rattachement à la FFME et non à la Fédération Française d’Athlétisme (FFA) témoigne d’un positionnement hybride qui la rend accessible au plus grand nombre. Ces conditions initiales ne vont pas être sans conséquence sur le profil sociologique et sportif des participants.

3 – Des participants au profil sociologique singulier

22 Hier uniquement réservées à des groupes sociaux bien ciblés, les pratiques extrêmes se laissent aujourd’hui investir par de nouvelles franges de population. Les participants au Grand Raid symbolisent cette évolution sociologique.

3.1 – De plus en plus de femmes en territoire masculin

23 Le nombre de femmes participant au Grand Raid (12 %) reste très inférieur à celui des hommes (88 %). Ce résultat montre que l’extrême se conjugue encore essentiellement au masculin en relation avec des imaginaires sexuellement marqués et socialement constitués (Louveau, 1998). La conquête de la course à pied par les femmes et plus spécifiquement des épreuves de longue distance est un phénomène récent qui explique leur modeste présence dans les statistiques (Segalen, 1994). Le premier marathon olympique féminin n’est organisé qu’en 1984 et elles ne sont que 10,5 % à prendre le départ des principaux marathons français en 1998 (Lapeyronie, 2000). Un pourcentage similaire est constaté en 1999 sur le Marathon des Sables (Barthélémy, 2000). Ces résultats confirment que l’image du héros est culturellement associée à l’homme qui, à travers l’aventure et les qualités de débrouillardise, d’audace et de courage qu’elle nécessite, se valorise socialement. « La femme attend l’aventure, l’homme la tente » (Jankélévitch, 1963). Cet écart très significatif observé entre les hommes et les femmes ne peut être attribué à des capacités physiques moindres. Il ne s’explique que par un rapport au corps et à l’extrême culturellement différent en relation avec des processus de structurations identitaires autonomes liés à des « dispositions de genre » (Lahire, 2002) différentes.

24 Cependant, il est intéressant d’observer la féminisation progressive du Grand Raid (de 21 à 167, soit de 6 à 12 %) entre 1989 et 2000.

25 Cette croissance de la participation féminine est à mettre sur le compte d’une évolution des modes de vie et des mentalités (Badinter, 1986 ; Lipovetsky, 1997). Les pratiques d’exploration énergétique et d’extrême se féminisent en relation avec un chevauchement des valeurs et des représentations de soi qui amènent de plus en plus de femmes sur des terrains de jeux jusqu’ici réservés aux hommes. « L’héroïsme de masse » se décline au féminin. Dans un récent ouvrage intitulé Femmes d’aventure, C. Reverzy (2001) analyse bien ce phénomène nouveau. En prenant comme loupe des aventurières de renom (L. de La Ferrière, C. Janin, N. Viloteau…), dont elle nous trace le parcours atypique, elle nous montre que de plus en plus de femmes se réalisent aujourd’hui en empruntant les chemins de l’extrême. Cette nouvelle tendance est mise aussi en évidence par les récents travaux de C. Menesson (2000) qui montre que la construction identitaire féminine obéit à un processus original « qui se distingue à la fois du masculin et de quelques stéréotypes d’une féminité jugée traditionnelle ».

Schéma 2

Évolution des participantes en effectif

Schéma 2

Évolution des participantes en effectif

C.-F., 28 ans, monitrice de ski, originaire de Savoie, symbolise bien cette nouvelle génération de femmes qui structure son identité en dehors des stéréotypes habituels. « La montagne, l’effort, l’exploit, l’aventure, le Grand Raid, c’est ma vie. Tout tourne autour de cela. Grâce aux nombreuses courses auxquelles je participe, je découvre des régions et des pays fabuleux, je rencontre des gens très intéressants. Je découvre le monde. » Sur un autre registre M.-S., 53 ans, professeur d’EPS, d’origine créole, nous confie comment elle a conquis son autonomie et sa liberté. « Ce que je retiens du Grand Raid, c’est le côté combatif en permanence avec soi-même. Cela t’apprend à mieux te connaître, à ne pas baisser les bras, à choisir ton chemin, ta vie. N’est-ce pas l’essentiel ? ».
Le Grand Raid apparaît donc à la fois comme un conservatoire des antagonismes sexuels et comme un espace-temps symbolique de la définition d’une nouvelle féminité. Reste néanmoins à préciser que ces participantes sont en grande majorité (82 %) issues de groupes sociaux « favorisés », comme si, pour appartenir à la famille de ces nouvelles femmes, il fallait posséder un certain capital culturel.

3.2 – De nouvelles tranches d’âge concernées

26 Même si la catégorie des 35-49 ans est de loin la plus représentée avec les deux tiers des participants (65,8 %), l’enquête dévoile un élargissement des tranches d’âge concernées par cette épreuve.

27 La surreprésentation des 35-49 ans était prévisible car elle est conforme aux chiffres obtenus classiquement dans ce type d’épreuve d’exploration énergétique dans la durée. Elle est d’ailleurs mise en évidence chez la population marathonienne (55,8 %), comme chez les adeptes du Marathon des Sables (58,5 %). Ces résultats s’inscrivent dans la mouvance des théories sociologiques (Aubert & de Gaulejac, 1991), qui montrent que la recherche de la performance dans l’exploration de ses propres limites coïncide avec la période de la vie où le défi physique et psychologique est privilégié en parallèle avec la recherche d’efficacité dans sa vie professionnelle.

28 E.-C., 38 ans, directeur financier du Crédit Agricole en est un bon exemple lorsqu’il nous raconte que le Grand Raid, « c’est un moment privilégié où l’on se retrouve face à soi-même et où on ne peut pas tricher. Cela t’apprend qu’avec détermination et obstination rien ne résiste. Toutes les difficultés se résolvent. Tu acquiers une force mentale que tu peux transférer dans ton boulot. »

29 Avec un quart des participants, les moins de 35 ans représentent une catégorie en augmentation. Principalement alimenté par des participants âgés de 25 à 34 ans, ce groupe témoigne d’un besoin d’exploration de ses limites de plus en plus tôt. La quasi-absence de « jeunes » de moins de 25 ans (2,6 %) limite cet effet. Elle s’explique par le fait que le Grand Raid ne soit pas ouvert aux moins de 18 ans et que les caractéristiques de cette épreuve (dépense énergétique, effort long, ascétisme, solitude) ne correspondent pas aux attentes dominantes de cette classe d’âge davantage attirée par le goût du risque, des efforts courts, l’hédonisme et le collectif.

30 Quant aux plus âgés (50 ans et plus), ils représentent avec 9,4 % un groupe modeste mais non négligeable qui connaît de surcroît une augmentation constante en parallèle avec les mutations économiques et culturelles des seniors. Le mode de vie de cette population se caractérise en fait par une convergence de plus en plus forte avec celui des 35-50 ans, dans la mesure où le seuil de la vieillesse a reculé et où il n’existe plus à cet âge le même repli sur soi qu’autrefois. Leur présence dans le Grand Raid vérifie le caractère accessible de l’épreuve et souligne également l’aspect hautement symbolique de cette randonnée sportive au sein de laquelle ils viennent chercher un surcroît de reconnaissance. L’importance accordée chaque année au doyen de la course dont l’âge ne fait que reculer (74 ans) est très symptomatique. Plus l’on est âgé, plus la victoire est belle, plus elle est méritante, à l’image de M.-B., 71 ans, instituteur à la retraite, véritable figure emblématique du Grand Raid. « J’ai le virus de cette épreuve dont j’ai pris dix fois le départ. Je pensais pouvoir m’arrêter en 1997 mais l’appel des sentiers, le besoin de l’effort physique et le partage des émotions m’ont remis des fourmis dans les jambes. C’est une fierté pour moi de participer et surtout de terminer dans les temps. »

31 En recrutant davantage dans les tranches d’âge 25-34 ans et plus de 50 ans, qui étaient jusqu’ici très faiblement représentées dans ce genre d’épreuve, les résultats enregistrés auprès des participants du Grand raid montrent que la recherche de l’extrême énergétique est en train de se diffuser dans l’ensemble de la population, quel que soit son âge.

3.3 – Des participants de tous horizons sociaux

32 Des représentations communes sont de plus en plus partagées par des individus d’origines sociales diverses, en relation avec un affaiblissement des ancrages identitaires de classes. Le temps présent est ainsi marqué par un processus de diffusion sociale des valeurs de la performance qui hante notre société depuis le début des années 1980. A. Ehrenberg (1991, p. 185) écrit à ce propos : « On ne peut parler d‘héroïsme populaire qu’à partir du moment où le stéréotype héroïque ne représente plus le destin d’une élite, n’est plus mise en scène de ce qui est inaccessible au plus grand nombre, mais la rhétorique de la vie ordinaire dans laquelle chacun peut se reconnaître. »

33 Le Grand Raid joue dans cette mouvance une partition spéciale en dévoilant un recrutement social particulièrement hétérogène. Les participants sont issus des groupes sociaux favorisés (27,6 %) et appartiennent aussi à la catégorie des professions intermédiaires (31,4 %), comme à celle plus populaire des employés et ouvriers (33 %).

Schéma 3

Répartition des participants par CSP

Schéma 3

Répartition des participants par CSP

34 La diversité des diplômes obtenus (37,8 % des participants ont un niveau inférieur au Bac, 17,8 % un niveau Bac, 17,2 % un niveau DEUG et 22,4 % un niveau Licence et plus) va dans le même sens.

35 La mise en perspective avec le profil sociologique des marathoniens (49,5 % de groupes sociaux « populaires » et 41,6 % de groupes sociaux « favorisés »), comme avec celui des participants du Marathon des Sables (53 % pour les premiers et 40 % pour les seconds) confirme cette tendance. Les propos de M. Barthélémy corroborent : « Le Marathon des Sables est une épreuve ouverte car les participants exercent les professions les plus diverses : directeur commercial, médecin, avocat, inspecteur de police, soudeur, journaliste, maçon, boucher, étudiant, instituteur… Seuls les agriculteurs, comme dans les autres épreuves, manquent à l’appel. »

36 Maintenant, si l’on regroupe les professions intermédiaires, les employés et les ouvriers, on s’aperçoit que le Grand Raid est majoritairement investi par les groupes sociaux populaires (64,8 %). L’analyse en termes de représentativité par rapport à la population active [2] ne dément pas cette tendance. Ce résultat symbolise une inversion sociale du recrutement, saturé jusqu’alors dans ce type d’épreuve par les chefs d’entreprises, les professions libérales, les cadres et professions intellectuelles supérieurs. Un processus de diffusion sociale est donc bien à l’œuvre. Il est même particulièrement exacerbé dans le cas du Grand Raid car cet événement très accessible permet le développement de projets très divers et se déroule dans une ambiance populaire. En effet, le pourcentage cumulé des professions intermédiaires/employés/ouvriers est inférieur dans les deux autres populations (53 % pour les participants au Marathon des Sables et 49,5 % pour les marathoniens). Si l’argument financier [3] et celui de la transplantation géographique [4] peuvent être invoqués dans le premier cas, nous n’avons pas assez d’éléments pour émettre une hypothèse fiable quant à l’origine sociale moins populaire des marathoniens.

37 Cependant, le faible pourcentage des ouvriers (3,8 %) et des agriculteurs (2 %), dans l’absolu comme en référence avec leur représentativité dans la population active [5], dénote que le processus de diffusion sociale n’a pas complètement abouti. De même, la forte représentation des cadres et professions intellectuelles supérieures (22 %) par rapport à la population active [6], montre que ce groupe social trouve un terrain d’expression privilégié en conformité avec la tradition élitaire de ces manifestations.

Schéma 4

Étude comparée des CSP

Schéma 4

Étude comparée des CSP

Le croisement entre les CSP et les types de projets développés permet d’aller plus loin dans l’analyse, car la globalité de la participation cache des modes d’engagement très dissemblables. D’une manière générale et en accord avec les propos de J. Defrance (1995) sur la course à pied, plus on va vers la compétition et plus le recrutement est populaire, et plus on va vers la découverte de l’environnement plus le recrutement est bourgeois. Le projet compétitif normo-référencé (finir en moins de 25 h et se classer dans les 100 premiers) est très largement poursuivi par les classes populaires qui cherchent à se valoriser socialement au travers de cet événement particulièrement médiatisé et emblématique. À l’inverse, la découverte de La Réunion par le biais du Grand Raid, pratique synonyme d’un tourisme d’aventure, concerne prioritairement une clientèle bourgeoise urbaine en mal d’exotisme. La recherche d’une performance autoréférencée est plus ambivalente et rassemble les différents groupes sociaux.
À l’image du métissage de la société réunionnaise, le peloton du Grand Raid se caractère par un brassage social assez inattendu dans ce genre d’épreuve. Cet événement apparaît ainsi comme symbolique de l’intérêt renouvelé de nos contemporains pour les pratiques extrêmes.
Mais si l’analyse sociologique des participants au Grand Raid témoigne d’un élargissement de la base sociale du recrutement, ce dernier ne s’est pas réalisé uniquement des classes supérieures vers les classes moyennes, mais aussi des hommes vers les femmes et des adultes vers les seniors et les jeunes. Ce constat donne du crédit à la théorie de C. Suaud qui nous encourageait dès la fin des années 1980 à introduire, dans le modèle théorique du système des sports construit par C. Pociello (1981), « un modèle de correspondance à plusieurs dimensions de façon à restituer les effets du jeu croisé de concurrence entre les groupes sociaux, les sexes et les catégories d’âge » (Suaud, 1989).

4 – Des amateurs d’extrême sportivement atypiques

38 L’analyse de l’environnement sportif des participants au Grand Raid laisse transparaître aussi des résultats surprenants mais significatifs d’une évolution du public concerné par l’extrême. Ces derniers n’entrent pas pour leur grande majorité dans la catégorie des sportifs licenciés compétiteurs ni dans celle des aventuriers aguerris. Ils s’apparentent plutôt à des pratiquants ordinaires de loisirs sportifs désireux de vivre une expérience originale parmi d’autres, au sein de cette épreuve.

4.1 – Un très faible taux de licenciés

39 Seulement 25,8 % des participants au Grand Raid sont licenciés. Le principe de non-obligation de licenciement à une fédération, auquel les organisateurs tiennent énormément, explique ce résultat. Mais au-delà, ce chiffre particulièrement faible dévoile à quel point les participants à ce type d’événement sont déconnectés de la sphère sportive institutionnelle. Ironie du sport, ce sont les licenciés à la FFA qui sont les plus nombreux (13,2 %), alors que cette épreuve est rattaché à la FFME. Le nombre marginal de participants licenciés à cette fédération (3 %) témoigne bien de la philosophie qui a présidé au rapprochement de ces deux organisations. Les autres participants licenciés se partagent entre la fédération de triathlon (2,4 %), celle de randonnée pédestre (0,8 %), les fédérations affinitaires (0,8 %) et les autres (5,6 %). Ce résultat montre la concordance parfaite entre un événement sportif hors du commun et une population de participants désireuse d’entrer dans l’événement sans passer forcément par le filtre d’une fédération attitrée.

4.2 – Une faible participation à des épreuves similaires

40 Dans la même logique, ils ne sont que 24,8 % à tester d’autres raids, nous montrant à l’évidence qu’ils ne sont pas, pour la grande majorité, des aventuriers qui écument les raids les plus célèbres de la planète. Ils sont encore moins nombreux à participer aux courses de montagne (6,2 %) dont les caractéristiques plus sélectives (intensité de course plus rapide, temps minimal très bas) et institutionnelles (sous l’égide la FFA) favorisent la venue de compétiteurs. De plus, ces courses, en dépit de leur difficulté, ne contiennent pas en elles le même imaginaire d’extrême que le Grand Raid.

41 Les participants au Grand Raid se démarquent donc dans leur grande majorité des sportifs licenciés dans une fédération qui participent aux différentes épreuves inscrites au calendrier annuel. Ils s’apparentent plutôt à des consommateurs sportifs ponctuels attirés par un événement hors du commun.

4.3 – Un polypratiquant d’activités physiques et sportives de loisirs

42 Si cette manifestation est majoritairement investie (60,8 %) par les adeptes de sports à dominante énergétique (VTT/cyclisme, course à pied, randonnée pédestre, natation, triathlon), elle est aussi très prisée par des personnes venant du monde plus vertigineux des sports de nature [7] (17,8 %), de l’univers traditionnel des sports collectifs (11,6 %) ou encore d’autres horizons (15,2 %).

43 Les participants s’inscrivent de manière ponctuelle pour relever un défi qui a aujourd’hui dépassé les frontières du sport. Des grimpeurs, des parapentistes, des surfeurs, des footballeurs, des rugbymen, des joueurs de pelote basque, des sportifs dilettantes font le Grand Raid pour les valeurs qu’il représente dans l’imaginaire collectif. Autrement dit, cet événement est largement investi par des sportifs qui ne sont pas du sérail mais pour qui participer et surtout finir représente un véritable challenge. Le faible pourcentage de participants (39,8 %) qui lisent des revues spécialisées de course à pied et d’aventure en est bien la preuve.

44 C.-G., 54 ans, enseignante, incarne bien ce profil. « Je voulais savoir si je pouvais le faire, si j’étais capable de terminer le Grand Raid. Je ne suis pas du tout sportive. Je fais simplement un peu de randonnée et de jogging. Pendant la course, j’ai pris le temps de regarder les paysages. J’ai pris le temps aussi de parler, d’écouter et de savourer mon plaisir. » De même, B.-G., 42 ans, VRP, symbolise bien cette catégorie de participants. « À la base, je suis parapentiste et je pratique donc une activité qui est régie par la loi du moindre effort physique. J’ai donc décidé de me lancer un défi en participant au Grand Raid qui sollicite un investissement corporel énergétique en tout point opposé. »

45 Le Grand Raid est davantage une épreuve animée par des polypratiquants de loisirs sportifs que par de véritables spécialistes. Ces nouveaux adeptes de l’extrême envisagent leur participation souvent unique comme une expérience valorisante. La grande attractivité du concept favorise aussi ce profil de concurrents, comme si tout bon sportif se devait de faire le Grand Raid au moins une fois dans sa vie. Ce comportement s’inscrit dans le « zapping sportif » auquel se livrent de plus en plus de personnes. Il est l’expression de l’éclectisme croissant des individus qui veulent vivre des expériences multiples et profiter des opportunités qui se présentent (Viard, 2002).

Schéma 5

Sports pratiqués par les participants durant l’année

Schéma 5

Sports pratiqués par les participants durant l’année

Un événement mythique et emblématique

46 Symbole d’une nouvelle génération d’événements sportifs, le Grand Raid connaît aujourd’hui un engouement démesuré. Ce succès montre que la recherche de l’extrême ne correspond pas à un phénomène de mode, mais au contraire s’inscrit largement dans « la culture de masse ». L’élargissement des bases sociales et sportives du recrutement en apporte la preuve. Hier quasiment absentes, les femmes y sont de plus en plus nombreuses. Il en est de même pour les jeunes et les seniors. Quant aux groupes sociaux intermédiaires et populaires, ils sont venus concurrencer les groupes sociaux bourgeois pour les dépasser aujourd’hui. La recherche d’une nouvelle identité semble être le moteur de cette évolution. La singularité du profil sportif des participants va dans le même sens. Elle révèle très nettement que la poursuite de l’extrême n’est plus réservée à des spécialistes mais qu’elle s’ouvre à des pratiquants ordinaires de loisirs sportifs qui décident un jour de vivre une expérience extraordinaire. L’extrême s’est donc massifié et sa banalisation ne signifie pas son agonie mais au contraire la fascination que cette valeur exerce dans un monde anonyme et privé d’aventure collective. Le Grand Raid ne s’apparente-t-il pas, à cet égard, à un mythe façonné par les valeurs de méritocratie et de reconnaissance qu’il véhicule ? Tout se passe, en effet, comme si en participant à cet événement, les hommes et les femmes ne jouaient rien de moins que leur survie dans un monde en crise de sens. L’épigramme « J’ai survécu » gravé sur le tee-shirt offert à chacun des arrivants prend ainsi toute sa dimension emblématique. Terminer le Grand Raid vous transforme d’anonyme en héros.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : Grand Raid, culture de masse, extrême, diffusion sociale, dispositions

Mise en ligne 01/02/2006

https://doi.org/10.3917/sta.069.0057

Notes

  • [1]
    Ce chiffre correspond à un comptage exhaustif des participants qui écarte les comptages multiples liés à plusieurs participations pour un même concurrent.
  • [2]
    C’est vrai pour les professions intermédiaires qui représentent 17 % de la population active et les employés 27 %.
  • [3]
    Le droit d’inscription au Marathon des Sables se monte à 2 500 € par personne sans les frais de transport, d’hébergement, de nourriture et d’équipement, contre 100 € pour le Grand Raid.
  • [4]
    Cette épreuve ne se déroule pas sur un territoire habité qui permettrait à des autochtones de participer mais en plein désert marocain.
  • [5]
    Les ouvriers représentent 25 % de la population active et les agriculteurs 8 %.
  • [6]
    Les cadres et professions intellectuelles supérieures représentent 9 % de la population active.
  • [7]
    Il s’agit des activités à dominante vertigineuses : canyoning, escalade, parapente, plongée, surf, voile.
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