Couverture de SPIR_066

Article de revue

Esprit critique et pouvoir d’agir

Vers le développement d’une « attitude critique » ?

Pages 51 à 63

Notes

Introduction

1« Former l’esprit critique » [1] est « une ambition majeure de l’École » [2] et une priorité institutionnelle. Former l’esprit critique des élèves récepteurs et producteurs d’information en contexte numérique se fonde sur le postulat d’une position active et autonome : la distance critique face à la vitesse de l’information, l’analyse critique et le raisonnement face à l’émotion. L’esprit critique est de fait inséparable d’une émancipation humaine. Par sa dimension transversale, l’éducation aux médias et à l’information (ÉMI) [3] repose sur les fondements d’une éducation à la citoyenneté et d’une éducation à l’esprit critique (Frau-Meigs, 2017). Cette dernière vise le développement des capacités intellectuelles et cérébrales de l’élève pour résister à ses propres automatismes cérébraux (biais cognitifs) et aux effets et influences liés à l’environnement (algorithmes, bulles de filtres, chambres d’écho…). Une résistance de l’esprit comme condition au développement d’une pensée libre [4]. Une éducation à l’esprit critique inhérente à l’ÉMI comme principe de développement de la capacité à penser par soi-même. Selon Kant, « le penchant et la vocation à la pensée libre réagissent… sur la disposition d’esprit du peuple […] [qui] devient peu à peu plus apte à agir librement » (1784 : 17). La mobilisation de la formule [5] esprit critique dans les textes institutionnels qui instaurent l’ÉMI sera donc questionnée à travers cette étude. Nos réflexions s’articuleront autour d’une question centrale : pourquoi la rhétorique institutionnelle met-elle la formule esprit critique au service du développement du pouvoir d’agir de l’élève ?

2Notre propos débutera par l’explicitation de nos choix méthodologique, conceptuel et terminologique. Une analyse quantitative (en termes de fréquences et de cooccurrences) et qualitative (en termes de corrélations) [6] d’un corpus de textes institutionnels ainsi que les résultats de cette recherche empirique menée dans le cadre de notre thèse, révèlent ensuite des alliances entre la formule et les notions de maîtrise de l’environnement, de jugement et d’engagement. L’ÉMI apparaît ensuite à travers ces corrélations comme un cadre émancipateur au développement d’une attitude critique (Foucault, 1978) qui devient une condition au développement du pouvoir d’agir de l’élève (agency). Des tensions sont enfin perceptibles dans l’approche institutionnelle de l’engagement ainsi qu’à travers le décalage entre les finalités émancipatrices de l’esprit critique et les contraintes de l’ordre scolaire [7].

Corpus et analyse des discours institutionnels

Corpus, type et genres des discours

3En quoi la formule esprit critique fait-elle référence au développement de la capacité à penser par soi-même ? La constitution puis l’analyse d’un corpus de textes institutionnels relatifs à l’ÉMI permettent d’observer la formule à la lumière de ce questionnement. Un corpus réduit issu du travail de thèse en cours a donc été constitué. Il comporte 49 textes [8] et s’organise en sous-catégories en fonction de leurs degrés d’injonction. Une première sous-catégorie rassemble 4 textes de prescription qui présentent donc un caractère obligatoire. Il s’agit de lois, de décrets et d’arrêtés publiés au Journal Officiel avant publication au Bulletin Officiel de l’éducation Nationale. Une seconde sous-catégorie rassemble 30 textes de préconisation qui ont valeur de recommandation et ne font pas l’objet de publication officielle. Il s’agit de programmes scolaires, de circulaires de rentrées annuelles, de pages extraites du site eduscol.education.fr entre autres. Une dernière sous-catégorie se compose de 6 textes de médiatisation (séminaires, manifestations académiques, dossiers de presse). Pour les besoins de cet article, le sous-corpus de textes internationaux et européens (9 textes) concernant l’ÉMI a également été exploité. Au total, 140 énoncés [9] comportant une ou plusieurs occurrences de la formule ont été collectés. Ces énoncés sont extraits de sites académiques et de deux sites institutionnels : education.gouv.fr et eduscol.education.gouv.fr. Ces derniers appartiennent au Ministère de l’Éducation nationale. Le premier site offre un accès au BOEN dont l’objectif est la diffusion des textes réglementaires. Le second est conçu par la Direction générale de l’enseignement scolaire à destination des enseignants. Il tend à favoriser la mise en œuvre des réformes par des exemples de terrain et par un accès à des ressources pédagogiques. Il s’agit d’un discours de nature pragmatique et non technocratique comme celui du BO dirigé plutôt vers des décideurs (chefs d’établissement et inspecteurs). Le type de discours [10] (Maingueneau, 2012) analysé comporte ainsi plusieurs genres donnant naissance à un corpus intégrant une variété de discours institutionnels. Les particularités de ce type de discours ont enfin été analysées par Oger et Ollivier-Yaniv (2006) dans leur anthropologie. Les recherches menées par ces deux auteures éclairent la nature prescriptive et directive de cette communication institutionnelle en apparence neutre, homogène et unifiée (procédés de lissage) dont l’objet est de neutraliser toute trace de conflictualité et de tension. La vocation de ces discours est ainsi de diffuser un certain nombre de prescriptions, de normes et de valeurs qui relèvent de choix idéologiques. Normés et prescriptifs, ils dessinent ainsi les contours d’un discours de vérité qui se construit simultanément comme un discours d’autorité (Oger & Ollivier-Yaniv, 2006 : 74).

Analyse de discours et méthode herméneutique

4La mise en ligne des archives du Bulletin Officiel à partir de 1998 et les possibilités de recherche sur les sites institutionnels ont simplifié l’accès à ces discours. Une analyse quantitative (en termes de fréquences et de cooccurrences) et qualitative (en termes de corrélations) sert cette démonstration et met en lumière les termes les plus fréquemment associés à la formule. L’analyse lexicologique a recensé 22 variantes de la formule : sens critique, jugement critique, compréhension critique, pensée critique… qui attestent de l’existence de différentes formulations de l’esprit critique et de son haut potentiel de « polydiscursivité » (Charaudeau, 2009 : 9). Le choix d’une approche centrée sur la formule revient à prendre en considération toutes ces variations discursives. Aucune ne recouvre pour autant la même définition mais elles font toutes référence à la nécessité pour l’élève de développer des capacités de l’esprit pour (sur) vivre dans l’environnement informationnel numérique.

5Concernant le repérage et la collecte d’énoncés, la recherche a été réalisée à partir du mot-clé générique critique sur le contenu et les titres des textes grâce aux facilités offertes par l’informatique [11]. L’objectif consistait d’une part à mesurer les fréquences d’usage, les répétitions et les cooccurrences de la formule et d’autre part à analyser ses corrélations. Quels sont les termes qui entourent et accompagnent la formule ? Sont-ils alliés ou concurrents de la formule ? Dans la mesure où l’étude ne prétend pas à l’exhaustivité, notre choix s’est porté sur les corrélations les plus significatives, celles de la maîtrise de l’environnement, de l’engagement et du jugement. Ces alliances lexicales qui ne sont pas le fruit du hasard marquent une prise de position de la part de l’institution scolaire.

6La question de notre positionnement face à cet objet d’étude s’est enfin posée. Entre neutralité descriptive et positionnement critique, le choix d’une approche herméneutique invite à observer ces discours avec prudence. Du grec hermêneuein qui signifie interpréter, cette approche semble se justifier au regard de l’objet d’étude : « la justification de l’herméneutique ne peut être radicale que si l’on cherche dans la nature même de la pensée réflexive le principe d’une logique du double sens » (Ricœur, 1969 : 22). Reliée à l’être et à l’esprit de l’analyste qui tente de comprendre et d’interpréter les productions discursives, l’approche herméneutique autorise à révéler ce qui ne se voit pas à la simple observation empirique, à dévoiler ce que les textes ont de caché à travers leurs « relations invisibles » et leurs « autre-sens » (Maingueneau, 2012 : 11-12).

Précisions terminologique et conceptuelle

Des capacités d’esprit critique : une pensée en action

7Ce positionnement théorique en faveur d’une approche herméneutique s’accompagne de choix lexicaux que nécessitent quelques précisions. Le terme empowerment est soumis depuis la définition qu’en donne Rappaport (1987) à diverses évolutions et traductions. Il fait l’objet d’une intense publication et conséquemment d’usages polysémiques renforçant un flou conceptuel (Bacqué & Biewener, 2013 : 5). À l’instar de Ninacs (1995), l’expression « pouvoir d’agir » (Le Bossé, 2003) considérée comme une traduction du terme empowerment sera donc privilégiée. En s’opposant au discours sur la toute-puissance des technologies du numérique engendrant passivité et manipulation, la formule esprit critique se fonde sur le principe d’une posture active de l’élève par le développement de ses capacités intellectuelles et cognitives. Le terme capacité figure d’ailleurs au cœur de notre propos pour les raisons que nous allons évoquer ci-dessous.

8L’état de l’art réalisé dans le cadre de notre thèse relève une proximité sémantique des concepts esprit critique [12] et pensée critique. Dès l’origine, cette dernière fut traduite en termes de capacités (abilities) chez les penseurs précurseurs du mouvement critical thinking (Ennis, 1987, 1991, 1996 ; Boisvert, 1999 ; Paul & Binker, 1990 ; Lipman, 1987 ; entre autres). Ce mouvement a pour objectif le développement d’habiletés de pensée critique souvent présentées sous forme de liste de capacités (abilities) et d’aptitudes (dispositions) parmi lesquelles les capacités à argumenter (analyze arguments) ou à juger de la crédibilité d’une source (judge the credibility of a source) (Ennis, 1987). Le concept de pensée critique n’a jamais fait l’objet de consensus chez les chercheurs du mouvement critical thinking. Ces derniers considèrent unanimement par ailleurs que les capacités d’analyse, de questionnement, de résolution de problème, de jugement demeurent des capacités de pensée critique ayant pour finalité l’action par la prise de décision (Piette, 1996 : 134). L’esprit critique est fondamentalement une pensée en action ; ce dernier terme entendu dans son sens étymologique, agere, agir, comme expression des déterminations de la volonté et d’une force dont l’effet est de produire un changement. Agir c’est prendre position et l’action est la manifestation d’un pouvoir d’agir.

9À l’origine, le concept de pensée critique qui prend sa source dans celui de pensée réfléchie développé par Dewey signifie qu’apprendre à penser passe nécessairement par l’expérience. Le savoir qui ne serait pas issu de l’expérience et d’une action réfléchie deviendrait de ce fait un obstacle pour l’esprit : « la pensée qui n’est pas liée à l’accroissement de l’efficacité dans l’action et à la connaissance plus approfondie de soi et du monde dans lequel on vit, est défectueuse en tant que pensée » (Dewey, 1916 : 187). Selon Ennis, la pensée critique est une pensée raisonnable et réflexive orientée vers l’action qui rend l’élève capable de décider : « critical thinking is reasonable and reflective thinking that is focused on deciding what to beleive or do » (Ennis, 1987 : 10). Chez Boisvert l’esprit critique est une composante de la pensée critique qui comporte deux aspects fondamentaux : la valorisation du raisonnement adéquat et l’inclination à croire puis à agir sur cette base (1999 : 27).

10L’analyse lexicologique menée dans les textes relatifs à l’ÉMI met en évidence des corrélations entre les termes capacité(s)/capable(s) et la formule : capacité à avoir du recul, à décoder l’information, à juger d’une source par exemple.14 cooccurrences issues du champ sémantique de l’action sont mises en lumière. Qu’est-ce que l’action si ce n’est la capacité de faire acte en tant qu’être pensant et agissant ? Quant à la formule, elle est le plus souvent précédée d’un verbe d’action : construire, développer, faire preuve, former… l’esprit critique. Ces verbes métaphoriques sous-tendent une action positive et dynamique qui vise la construction de l’élève et l’exploitation pleine de son potentiel cérébral (affiner, aiguiser, cultiver, faire vivre, nourrir… l’esprit critique). Devenir penseur critique suppose ainsi d’avoir l’esprit actif et disposé à rechercher la vérité [13]. Ces cooccurrences et corrélations font référence à une mise en action de la part de l’élève face aux problèmes et questions qui surgissent dans l’environnement informationnel numérique. Une pensée en action suffit-elle cependant à développer une capacité à penser par soi-même ?

Penser par soi-même vers une pensée libre Premiers résultats

11A quoi fait référence la formule esprit critique dans les textes instituant l’ÉMI ? La mobilisation discursive de la formule à travers les discours (213 occurrences de la formule sont relevées sur la totalité du corpus) ne peut être dissociée du contexte environnemental et post-attentat : « Dans les troubles de notre époque, nous devons donc garder un esprit lucide, critique, en liant constamment la pensée à l’action, et l’action à la pensée » [14]. Il est d’ailleurs intéressant de constater à l’instar de Dhilly, la proximité sémantique des termes critique et crise [15] : la posture critique autorisant une distanciation pour faire face à la crise et tenter de la dépasser (2010 : 66). La mobilisation de la formule renvoie premièrement à l’idée de résistance dont la finalité est de développer une capacité à penser par soi-même. Pour Stiegler, résister à ses propres automatismes cérébraux (souvent nommés biais cognitifs) ainsi qu’aux influences de l’environnement, c’est enclencher un processus de désautomatisation qui garantit l’accès au savoir : « Tout savoir repose sur l’acquisition par le cerveau d’automatismes. Cependant de tels automatismes doivent pouvoir être mis au service de leur propre désautomatisation, ce que l’on appelle autonomie, esprit critique, etc. C’est cela un savoir » (Stiegler et al., 2014 : 69). Accéder au savoir pour penser par soi-même passe deuxièmement par une démarche d’appropriation. Tout en montrant les ambigüités du terme appropriation, Le Bossé précise sa signification à travers la capacité de prendre en charge du changement par l’individu lui-même. S’interroger sur soi-même, sur ce que nous savons, comprenons et pensons pour décider ce que nous souhaitons changer dans nos modes de penser et d’être (Le Bossé, 2003) Appropriation et réappropriation de soi également à travers une autocritique permettant d’interroger ses propres pensées et connaissances pour pouvoir les remettre en cause (que sais-je vraiment ? sont-ce mes propres pensées et non des croyances ou les pensées des autres ?). Cette démarche est collective : penser par soi-même, c’est penser en soi-même et avec les autres.

12Par conséquent, la mobilisation de la formule dans les textes institutionnels concernant l’ÉMI fait référence à un pouvoir agissant, celui de l’esprit critique, en tant que pensée en action, en tant que processus actif de résistance. La critique consistant précisément à débusquer la pensée pour tenter de la transformer en luttant contre les évidences et en allant au-delà des apparences (Foucault, 2001). À travers son objectif de « favoriser l’émergence de l’esprit critique et de cultiver sa mise en œuvre par les élèves » [16], l’ÉMI sert de cadre émancipateur au développement de cette capacité à penser par soi-même. Dans cet énoncé, la présence des verbes favoriser (étymologiquement agir en faveur de) et cultiver (former, développer par l’exercice) font référence aux conditions qui permettent le développement de cette capacité fondée sur la raison. À travers sa devise Sapere aude ! (ose penser par toi-même !), Kant (1784) renvoie au courage et à la capacité de se servir de sa raison pour penser par soi-même dont la finalité est la pensée libre laquelle offre une possibilité de choisir et d’agir. Par la force capacitante de la formule, l’éducation à l’esprit critique au fondement de l’ÉMI ouvre par conséquent sur un pouvoir. Le Bossé définit ce dernier dans l’expression pouvoir d’agir comme « la nécessité de réunir les ressources individuelles et collectives à l’accomplissement de l’action envisagée » en surmontant ou en supprimant les obstacles « à l’expression de l’être au monde » (2003 : 45). L’exercice du pouvoir repose sur la transformation d’un choix et d’une action en une décision et sur la capacité d’agir en fonction de cette décision (Ninacs, 1995 : 77-78).

Résultats

13Le tableau ci-dessous offre une vue d’ensemble des termes les plus fréquemment corrélés à la formule. L’entrée est lexicale : la colonne de gauche indique le relevé des termes en présence de la formule. Ces cooccurrences extraites des énoncés marquent la présence simultanée de la formule avec une autre unité linguistique – qui suit ou précède la formule – au sein de la même phrase. Seuls les mots-clés ont été sélectionnés entendus comme mots faisant référence à l’acquisition d’un pouvoir. Sont donc exclus de l’analyse, les déterminants, les verbes ou les adverbes par exemple. La colonne de droite indique la fréquence des cooccurrences de la formule en fonction de chaque mot-clé. Ce relevé de fréquence porte sur l’ensemble du corpus. Cette entrée lexicale ouvre par conséquent la voie à une observation puis à une analyse des significations des corrélations de la formule à travers des relations sémantiques de proximité, de concurrence ou d’alliance notamment. Nous proposons enfin une lecture herméneutique de trois corrélations : celles de l’engagement, du jugement et de la maîtrise parce que la fréquence des cooccurrences de ces termes est significative et de surcroît ces corrélations expriment des relations d’alliance avec la formule qui nous semblent intéressantes à analyser.

Tableau : Cooccurrences et corrélations de la formule dans les textes instituant l’ÉMI.

La formule est corrélée le plus fréquemment à :Cooccurrences
Maîtrise-maîtriser-maître(s) contrôle-contrôler11
Attitude critique2
Engagement-engageant-engagé-engagés20
Action(s)-activité-activités-actif(ive)-actifs(ives)-acteur(s)-acte(s)14
Agir
Pouvoir d’agir
5
1
Décider-décision(s)-décide5
Participation-participer-participe-participant4
Jugement-juge-juger-jugé-préjugé18
Choix-choisir-choisi(e)3
Liberté-libre(s)-librement8
Émanciper-émancipation3
Responsable(s)-responsabilisation-responsabilité(s)12
Réflexion-réfléchi(e)-réfléchir9
Raison-raisonné(e)-raisonnablement-raisonnement-rationnel(le)5
Résister-résistance2

Tableau : Cooccurrences et corrélations de la formule dans les textes instituant l’ÉMI.

Maîtriser son environnement et s’engager : des corrélations qui révèlent des tensions.

14Les énoncés ci-dessous évoquent les objectifs dévolus à l’ÉMI : « L’éducation aux médias et à l’information aide à maîtriser les systèmes d’information et de communication… » [17]. Les enseignements dispensés en cycle 4 doivent assurer aux élèves « une première connaissance critique de l’environnement informationnel et documentaire du XXIe siècle, une maîtrise progressive de sa démarche d’information, de documentation » [18]. La loi de refondation rappelle enfin qu’il est « impératif de former les élèves à la maîtrise, avec un esprit critique, de ces outils (numériques) qu’ils utilisent chaque jour… » [19]. Les réalités environnementales sont prises en considération à travers l’ÉMI. La maîtrise des outils et des systèmes résulte de la connaissance de l’environnement et de l’expérience par la présence discursive de la formule (une pensée en action). L’expérience s’accompagne d’une démarche autocritique (maîtriser sa démarche) et d’un dépassement des capacités de l’esprit pour parvenir à cette maîtrise. L’esprit « n’est pas une cire molle » disait Foucault « c’est une substance réactive » (1980 : 21). Ce dépassement favorise l’acquisition d’une pensée libre indépendante de toute influence qui permet de (sur)vivre dans l’environnement numérique. Mais (sur) vivre ne suffit pas à s’emparer de son pouvoir. La médiation humaine dans le cadre de l’ÉMI (avec les enseignants et par les pairs) et la pédagogie de projet inhérente à cette éducation sont entre autres des facteurs autorisant l’élève à construire une estime et une confiance en lui pour accéder à un pouvoir individuel. Ce dernier correspond selon Maury « à la manière dont un individu accroit ses compétences, développant ses capacités de mobilisation, d’initiative et de contrôle » favorisant l’estime de soi et la confiance en soi (2011 : 12). Dans le cadre de l’ÉMI, l’élève devient « acteur en contexte » (Le Bossé, 2003 : 45) par la maîtrise qui lui confère le pouvoir de créer un environnement de qualité essentiel à son bien-être (Nussbaum, 2012). Et l’esprit critique est le processus par lequel l’élève accède à la pensée libre qui le rend tout d’abord « plus apte à agir librement » (Kant, 1784) et l’autorise ensuite à « s’empouvoirer ».

15S’agit-il dés lors d’un esprit critique favorable à la dissension et à la contestation de l’ordre numérique établi ? La corrélation de la formule avec la notion de maîtrise évoque-t-elle une critique des réalités numériques ? Une tension est perceptible à travers l’analyse et au regard des finalités de l’ÉMI dont l’une est également de « prendre pleinement en compte les enjeux du numérique et de ses usages » [20]. Enjeux perceptibles à travers cette formulation injonctive : « faire entrer l’école dans l’ère du numérique » [21] dont la présence insistante de deux verbes [22] rappelle le caractère inéluctable de l’entreprise pour une école inféodée aux impératifs technico-numériques. Le recours discursif au pouvoir d’agir de l’élève dans le cadre de l’ÉMI s’inscrit par conséquent dans le modèle néolibéral développé par Bacqué et Biewener (2013) à travers l’importance accordée aux enjeux et aux valeurs issus des technologies du numérique. Face à l’imaginaire du risque environnemental développé par la rhétorique institutionnelle, la formule agit. Elle atténue les facteurs de risques inhérents à l’environnement numérique en prémunissant l’élève par la mise en action de ses potentialités de l’esprit. L’ÉMI contient une finalité transformatrice ; et la formule, une dimension capacitante voire « empouvoirante ». L’esprit critique joue ainsi une fonction de régulation dans le discours entre les impératifs numériques, les risques liés à l’environnement et le rôle de protection de l’élève dévolu à l’institution scolaire. La formule agissante transforme le « pharmakon toxique en une thérapeutique » (Stiegler et al., 2014 : 70). En cela, les finalités émancipatrices et libératrices du concept d’esprit critique sont instrumentalisées discursivement à des fins politiques de promotion du numérique et d’adhésion à la pensée informatique [23].

16Le présupposé de l’alliance mutuelle entre la formule et la notion d’engagement mérite dans un second temps d’être interrogé. L’engagement est un acte par lequel un individu s’oblige envers quelqu’un ou quelque chose (Bachelet & Dezobry, 1882 : 804). Une seconde tension autour de ce présupposé est pour le moins perceptible à travers les énoncés relatifs au parcours citoyen. Ce dernier construit autour de l’EMC et de l’ÉMI renforcée en 2015 suite aux attentats a pour objectif « l’acquisition d’un esprit critique et d’une culture de l’engagement dans des projets et actions éducatives à dimension morale et citoyenne » [24]. Bernard définit l’engagement suivant deux directions : « l’engagement par les idées et l’engagement par les actes qui ont comme commun le changement de significations, de comportement et de valeurs » (2013 : 94). L’engagement associe l’acte à la pensée dans la mesure où il amène l’individu à une conduite, à une action, à une façon de penser déterminée (Bachelet et al., op. cit. : 804). Et cet engagement dans des projets et actions éducatives à dimension morale et citoyenne est dirigé vers le renforcement du lien social fragilisé en cette période d’attentats, entre les acteurs de l’école et avec l’institution scolaire. Cette approche institutionnelle de l’engagement comporte dès lors une finalité socialisatrice. La corrélation entre l’action de s’engager et l’esprit critique appelle à la mobilisation des potentialités cérébrales de l’élève, de ses capacités d’action et d’engagement, au service d’une cause considérée comme commune : l’adhésion aux valeurs de la République, à la pensée Républicaine. Le concept d’engagement ne relève-t-il pas cependant d’un choix et d’une action libre ? Et la liberté, n’est-ce pas lorsque nos actes expriment nos pensées ? Or dans cette version institutionnelle, les notions de choix et de liberté de choisir sont absentes. Les capacités critiques de l’élève sont, à travers cet énoncé, mises au service du développement d’une culture de l’engagement qui ne comporte pas de visée praxéologique mais plutôt un assujettissement aux valeurs et à la pensée Républicaines. Éduquer aux médias et à l’information pour développer une pensée libre s’opère nécessairement dans un cadre Républicain.

Renverser le rapport de domination ? Une attitude critique face à l’ordre scolaire

17Les corrélations et cooccurrences de la formule évoquent la nécessité d’adopter de nouvelles modalités de penser en contexte numérique. Un autre objectif dévolu à l’ÉMI est celui d’apprendre aux élèves « à aiguiser leur esprit critique et à se forger une opinion » [25]. La capacité de jugement (18 cooccurrences) est associée à une évaluation critique de l’information et des sources. Les recommandations du Conseil de l’Europe en matière d’éducation aux médias évoquent le développement de « capacités d’esprit critique et de jugement des jeunes afin qu’ils soient en mesure, s’agissant en particulier de l’usage d’Internet et des réseaux sociaux, de saisir la réalité, de distinguer les faits établis des opinions, de déceler ce qui relève de la propagande, de résister à toutes les formes d’endoctrinement et aux discours de haine » [26]. Jugement et critique vont de pair : l’origine grecque du mot critique, Kritiké, signifie l’art de juger, de discuter l’authenticité et l’exactitude des faits. Dans la pensée cartésienne, penser c’est juger et douter en questionnant les dogmes et les idées reçues pour admettre ses erreurs et parvenir à la vérité scientifique (le savoir). Dans ce contexte, l’ÉMI favorise le changement : de l’élève réceptacle passif vers un acteur en questionnement (Nussbaum, 2012).

18Le cadre émancipateur de l’ÉMI ouvre-t-il de ce fait la voie au développement d’un pouvoir d’agir de l’élève pour renverser le rapport de domination dans son interaction avec l’environnement numérique ? L’Unesco évoque les compétences acquises grâce à l’ÉMI qui permettent de « doter les citoyens de capacités d’esprit critique leur permettant d’exiger des services de qualité de la part des médias et des autres diffuseurs d’information » [27]. Maîtriser son environnement signifie étymologiquement soumettre à son autorité, gouverner. Développer des capacités d’esprit critique pour s’autoriser à exiger, c’est renverser le rapport de domination entre l’élève et son environnement. La situation de crise poussant à l’action pour sortir de l’état de domination. Ce renversement passe inévitablement par un processus d’autocritique. Dans la philosophie kantienne, le courage de savoir consiste à reconnaître les limites de sa connaissance afin de conquérir son autonomie et sa liberté : Que puis-je connaître ? devient dès lors une question d’attitude. Et ce mouvement par lequel l’élève se donne le droit d’interroger la vérité est nommé chez Foucault « attitude critique » laquelle pose la question de la connaissance dans son rapport à la domination. En prenant appui sur le texte de Kant (1784), Foucault définit cette attitude comme une manière de se tenir, une disposition de l’esprit qui porte à agir et qui exige de prendre conscience des types d’évidences, de familiarités, de modes de penser sur lesquels reposent les pratiques que l’on accepte comme allant de soi afin qu’elles n’aillent plus de soi (Foucault, 1978). L’attitude critique est donc propre à la culture de soi en tant que politique de soi-même (se conduire, se gouverner, penser par soi-même) et elle se définit chez Foucault comme l’art de n’être pas gouverné. L’éducation à l’esprit critique repose par conséquent sur un fondement éthique, celui de sortir d’un « état de minorité » [28] (Kant, 1784) entendu comme une incapacité à faire et à être. En un mot, l’antagonisme du pouvoir d’agir.

19Cette attitude critique revendiquée discursivement comme finalité de l’ÉMI est-elle pour autant compatible avec l’ordre scolaire ? Selon la définition empruntée à Beguin-Verbrugge et Kovacs (2011), l’ordre scolaire fait référence à l’espace social de l’école avec son organisation, ses valeurs et son espace-temps dédiés à l’enseignement et aux apprentissages disciplinaires. Cet ordre scolaire orienté autour d’une représentation du pouvoir qui s’incarne dans la relation maître-élève et qui demeure fortement marqué par l’hégémonie disciplinaire. Dans ces conditions, « tout détournement de l’ordre scolaire par les élèves va de pair avec le détournement du savoir que l’institution a pour objet d’inculquer » (Lahire, 2008, cité par Béguin & Kovacs, 2011 : 103). À l’instar de nombreux auteurs, Cerisier utilise l’expression forme scolaire pour désigner cet espace où « on n’y apprend ni ce que l’on veut, ni à sa façon, et l’on ne choisit ni avec qui, ni où, ni quand » (2016 : 10). Dans cet ordre scolaire mis à l’épreuve par la forme éducation à… ainsi que par l’organisation, les valeurs, la temporalité des technologies du numérique, y a-t-il une place pour le développement du pouvoir d’agir de l’élève ?

Conclusion

20Les pistes de réflexion (et non les vérités) avancées à travers cette étude soulèvent de nombreux questionnements d’une part autour de la faiblesse de corrélations de la formule avec les notions de participation et d’émancipation pourtant liées à celle du pouvoir d’agir et d’autre part autour de l’absence significative du doute lequel est pourtant intimement lié à l’esprit critique. Comment comprendre enfin la disparition (substitution ?) de la formule esprit critique dans la loi Pour une école de la confiance ? Promulguée le 28 juillet 2019, celle-ci fixe les priorités institutionnelles parmi lesquelles développer un environnement favorable au numérique considéré comme un « levier majeur de la politique éducative » [29]. De l’esprit critique à « l’esprit de confiance » [30], la formule a pour fonction principale de rendre acceptable ces directives. La formule se transforme et se déforme alors en acceptant de multiples formes et formulations au gré des contextes situationnels qui la convoquent.

21Ce discours idéologique que nous avons analysé est un discours d’autorité au sens où il met en jeu des relations de pouvoir. Les cooccurrences et corrélations de la formule construisent une ÉMI dont les finalités émancipatrices et libératrices sont de développer une attitude critique qui autorise l’élève à sortir de l’état de minorité dans son interaction avec l’environnement numérique. Entre émancipation transformatrice et injonction à se gouverner soi-même, la formule comporte en elle une contradiction. Quant à l’ÉMI, suffit-elle à conférer un pouvoir d’agir ? La question mérite d’être posée au regard du rapport du Cnesco qui relate les effets positifs de l’ÉMI tout en évoquant ses limites : « l’institution scolaire ne paraît pas […] pleinement accompagner les jeunes dans un univers informationnel en mutation » [31]. L’ÉMI se résumant le plus souvent à une éducation par et non aux médias et à l’information. Or il ne peut y avoir de compréhension critique du monde sans éducation critique.

Bibliographie

Bibliographie

  • Bachelet T & Dezobry C. (1882) Dictionnaire général des Lettres, des beaux-arts et des sciences morales et politiques. Paris : Delagrave.
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Mots-clés éditeurs : capacités, pouvoir d’agir, éducation aux médias et à l’information (ÉMI), pensée critique, esprit critique, attitude critique, environnement informationnel numérique

Mise en ligne 01/10/2020

https://doi.org/10.3917/spir.066.0051

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