Notes
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Article du journal Les Échos (consulté le 10 décembre 2017).
https://www.lesechos.fr/idees-debats/sciences-prospective/030719922996-la-classe-inversee-une-piste-pour-la-pedagogie-du-futur-2122542.php
Introduction
1La classe inversée bénéficie d’un soutien politico-médiatique marqué, tant est si bien qu’elle fait désormais figure d’innovation pédagogique de référence. C’est peut-être parce qu’elle répond à des attentes institutionnelles qui cherchent laborieusement, depuis plus de 30 ans, la manière de transformer l’éducation, tout en inscrivant le numérique dans les pratiques des enseignants (Moatti, 2010). L’utilisation des réseaux sociaux par des acteurs convaincus de ses bénéfices, et les récupérations médiatiques opérées, ont participé à la diffusion de l’idée selon laquelle la classe inversée est ce qui se fait de mieux en matière d’innovation pédagogique, tout en laissant croire que « la classe inversée se distingue par sa facilité de mise en œuvre pour les enseignants » [1]. Alors que l’utilisation du numérique est sollicitée par la scénarisation de la classe inversée, on pourrait penser, à en lire les argumentaires sur les bénéfices de cette option pédagogique, qu’il suffit d’inverser pour innover. Or, la classe inversée devrait répondre à une triple exigence si l’on annonce sa pertinence dans l’éducation.
2D’une part, l’inversement comme modalité pédagogique innovante annonce la capacité de transformation de l’éducation. Celle-ci devrait pouvoir être justifiée au regard de pratiques existantes. La seconde exigence concerne la prudence à adopter face à la question des pratiques pédagogiques avec les outils numériques lesquelles cristallisent encore de fausses idées telles qu’« on apprend mieux avec le numérique » (Amadieu & Tricot, 2014). Enfin, annoncer l’efficacité de la classe inversée exige un éclairage quant aux apports de cette modalité face aux inégalités entre les élèves ou étudiants (rapport Fourgous, 2012).
3Il s’agit donc de comprendre si et comment l’innovation pédagogique prend sens dans et pour la formation des étudiants. Nous postulons ainsi que l’essor de la classe inversée invite les acteurs éducatifs à s’interroger sur le rapport entre innovation technologique et pédagogique. Aussi, notre travail cherche-t-il à participer à la mise au jour des enjeux de l’utilisation des technologies numériques dans l’éducation et la formation universitaire avec l’émergence de ces nouvelles modalités d’enseignement. En ce sens, il s’agit d’éclairer la manière dont les enseignants conçoivent l’innovation pédagogique en classe inversée, en partant de l’hypothèse que ces représentations influenceront leurs activités d’enseignement, et par voie de répercussion, les apprentissages (Paivandi, 2015). Ainsi, nous suivons Astolfi (2008, 147) lorsqu’il indique que « le concept de représentation est l’objet d’une multitude de recherches en didactique. Il désigne les ‘conceptions’d’un sujet, déjà-là au moment de l’enseignement d’une notion. »
4Pour éclairer les représentations précédemment évoquées, nous nous sommes donc intéressée, dans une approche critique des usages et dans le cadre de l’appréhension de la représentation en sciences de l’éducation, à l’établissement de liens entre pédagogie et numérique, lors d’une enquête réalisée auprès d’enseignants du supérieur en cherchant à répondre aux questions suivantes : Quelles représentations ont les enseignants de l’innovation en classe inversée ? Comment s’exprime l’articulation entre pédagogie et numérique ? Que dit-elle de la transformation déclarée et attendue dans l’éducation ?
5La première partie présentera donc le cadre de références théoriques sur lequel se fonde ce travail. Nous procéderons ensuite à une présentation de la méthodologie ayant été mise en œuvre lors de cette étude. Le troisième temps nous amènera à décrire et à interpréter le rapport des enseignants aux innovations dans le contexte de la classe inversée à l’université.
Les innovations pédagogiques à l’université avec le numérique
Rapport diversifié à la pédagogie dans l’enseignement supérieur
6En France, l’absence de formation pédagogique des enseignants-chercheurs associée à la variété des profils des enseignants chargés de cours à l’université a conduit au développement de conceptions diversifiées quant à la pédagogie universitaire. La formation des enseignants a, par ailleurs, été identifiée comme l’un des vecteurs de la transformation des pratiques avec les technologies numériques dans le supérieur pour autant que soient dépassées les représentations de l’enseignement supérieur comme transmission orale d’objets de savoirs disciplinaires (Gremmo & Kellner, 2010). Si l’on considère comme Charlier et Peraya (2003) que l’innovation est un changement associé à un progrès, il est donc indispensable de s’interroger sur la conception des progrès escomptés (types, modalités, finalités) lorsque l’on parle d’innovation dans l’enseignement.
7Pour donner un cap aux évolutions dans les pratiques d’enseignement, la stratégie nationale de l’enseignement supérieur (straNES) a récemment ouvert des pistes de travail consacrées à l’innovation à l’université. Parmi les instruments de cette stratégie, la récompense attribuée par le Prix PEPS (Passion Enseignement et Pédagogie dans la Supérieur) mention spéciale numérique, vise, par exemple, à promouvoir le développement et la valorisation de modalités pédagogiques innovantes avec le numérique. Les critères retenus concernent, selon le site de la MENSR, « les effets reconnus sur l’engagement, la persévérance et la réussite des étudiants ». Ici, la définition de l’innovation pédagogique tente de mettre en lien pratiques pédagogiques, technologie numérique et indicateurs d’apprentissage.
8Cependant, la recherche d’effets participerait du retour d’un « déterminisme technologique » (Fluckiger, 2017 : 130) accompagné de confusions entre innovation dans l’éducation et technologie. Ainsi, deux approches de l’innovation dans l’éducation avec le numérique ont été mises au jour par la recherche :
- une conception d’orientation technologique qui envisage l’innovation en relation aux fonctionnalités de l’outil ;
- une conception d’orientation pédagogique qui s’intéresse aux pratiques d’enseignement et d’apprentissage instrumentées.
10Pour sortir de cet écueil, l’auteur propose de replacer le curseur sur les dynamiques pédagogiques des acteurs. En outre, la pertinence de la mesure d’efficacité d’un enseignement peut être interrogée si l’on considère, à l’instar de Simonnot (2013), que les savoirs et les savoir-faire développés ne sont pas totalement perceptibles : « Les connaissances et aptitudes qu’il (l’enseignement) a permis d’acquérir ne se traduisent pas forcément par des faits observables à court terme et, sur le long terme, se mêlent à d’autres éléments contingents de l’expérience ».
L’innovation en tension
11Dans les travaux menés en sciences de l’éducation sur l’innovation à l’université, Albero et al. (2008) suggèrent l’étude de « l’innovation pragmatique ordinaire » comme action qui ne viserait pas à détruire les structures et les règles existantes de la formation mais chercherait plutôt à en améliorer la pertinence. Rapporté au projet de la formation ainsi qu’aux besoins de l’étudiant, il s’agirait de penser les solutions individualisées pour la formation intellectuelle et culturelle de l’étudiant dans un contexte d’enseignement de masse.
12L’intérêt porté aux conditions de l’apprentissage, un des marqueurs de la transition du paradigme éducatif autrefois exclusivement tourné vers l’enseignement, est relativement récent. S’il peut faire l’objet d’un consensus en théorie, l’observation de pratiques pédagogiques montre, en pratique, que les représentations traditionnelles de l’enseignement magistral à l’université peinent à évoluer.
Prise en compte des représentations dans l’étude de l’innovation dans l’éducation avec les TIC
13Le cadre conceptuel de l’étude s’inscrit dans la perspective de la sociologie des usages laquelle envisage l’appropriation des outils technologiques comme un processus interactionnel qui mobilise, entre autres, des dimensions sociales et techniques (Jouët, 2000). Ce cadre se réfère, en outre, aux approches théoriques en sciences de l’éducation, qui convoquent les apports de la psychologie et de la sociologie lorsqu’elles considèrent l’influence de la représentation dans le motif de toute action (Jodelet, 2003). De plus, Cros (1997) souligne l’importance de la représentation de l’enseignant dans la construction d’une pratique innovante. Celle-ci s’exprime à plusieurs niveaux : la représentation du contexte, la représentation de l’activité, et la représentation de la propre participation de l’enseignant à l’activité. La prise en compte des représentations paraît donc incontournable pour qui veut comprendre des dynamiques pédagogiques. C’est aussi ce que montre Linard (1996) lorsqu’elle précise que les individus sont des « acteurs intentionnels » qui, en se fixant des objectifs, produisent « des représentations et des actions en interaction avec leurs pairs, dans des situations et des contextes spécifiques » (241). Cette appréhension de la représentation exige de la considérer en lien avec l’acte de langage lors duquel elle se construit et s’exprime. Aussi, loin d’une perspective structuraliste de la représentation, nous ne chercherons pas ici à en disséquer les composantes, mais plutôt à la considérer comme un objet psychologique, social et langagier, nécessairement situé (contexte spatiotemporel, discursif et technique) fondamentalement communicationnel, en postulant qu’elle se développe continuellement dans un jeu d’interactions entre un sujet et ses environnements. En ce sens, l’innovation est considérée ici comme dépendant étroitement du sens construit, en contexte, par les acteurs sur des pratiques et des valeurs associées.
Démarche de recherche pour analyser le rapport aux innovations en classe inversée
Des reformulations éducatives à interroger
14Opérer une transformation afin de passer d’une approche frontale et verticale de l’enseignement à une approche collaborative et horizontale : voilà le projet de la classe inversée. Depuis les premières expériences en 2006, la constante de la classe inversée reste, de fait, la mise à disposition de cours en ligne, souvent sous format vidéo, à visionner en dehors de la classe. Dans le cadre de son enseignement en présentiel, l’enseignant accompagne les étudiants dans l’appropriation des savoirs nouveaux à travers des activités, collaborations, jeux… L’idée principale de la classe inversée est ainsi de rendre la pédagogie active et vivante, à rebours de l’image du cours magistral considéré comme monotone et transmissif. Une étude réalisée sur les pratiques d’enseignement du français dans le premier degré nous a amenée, toutefois, à interroger les finalités et les modalités de ce projet (Trémion, 2017). Nous constatons que le caractère innovant annoncé semble usurpé lorsque l’outil utilisé n’a, ni plus ni moins, la même fonction qu’un hébergeur de Bled en ligne (lecture de points grammaticaux-exercices). Alors que le projet de transformer les pratiques d’enseignement vers une meilleure prise en compte des besoins de l’apprenant constituerait bien une rupture dans l’enseignement supérieur, nous remarquons dans cette étude, à l’instar de Poisson (2000), que le recours à l’outil peut figer voire amplifier des représentations traditionnelles de l’enseignement.
Une méthodologie pour analyser des objets singuliers et contextualisés
15Nous avons entrepris de mettre au jour la relation à l’innovation d’enseignants du supérieur en étudiant leurs représentations concernant la relation entre pédagogie et technologie numérique en classe inversée. Ce faisant, nous ne cherchons pas à définir les pratiques innovantes, mais plutôt à appréhender la manière dont les enseignants construisent le sens de l’articulation entre technologie et pédagogie dans ce contexte. Nous situons la recherche dans le cadre d’expériences dites situées en termes de temporalité, de participants, de ressources humaines et matérielles etc. En conséquence, nous avons développé une démarche de type qualitative afin de prendre en compte et de restituer la subjectivité des enseignants interrogés.
16Précisons le caractère exploratoire de notre travail. Ici, nous ne chercherons pas à généraliser à partir d’un nombre, somme toute modeste, de représentations recueillies dans le cadre de l’enquête. Ce choix est, par ailleurs, en cohérence avec la prétention de notre travail qui ne vise ni exhaustivité, ni généralisation. En outre, la classe inversée en tant que modèle ne peut s’étudier complètement sans un éclairage disciplinaire sur les contenus produits, et sur les représentations des étudiants ; ce que nous n’avons pas encore réalisé à ce stade.
17Les critères que nous avons retenus pour la constitution de notre échantillon concernent la variété des profils des enseignants interrogés, l’utilisation des outils technologiques dans leurs enseignements, une expérience de la mise en œuvre d’une classe inversée. Ainsi, 3 femmes et 4 hommes ont été interrogés. Tous disposent d’une expérience de plus de 10 ans dans l’enseignement et possèdent des statuts variés au regard de l’institution : 2 enseignants vacataires, 3 enseignants chercheurs et 2 formateurs. L’ensemble des enseignants interviennent dans des formations d’éducation, que ce soit en formations dites initiales, de type master, ou/et continues (stages). Aussi, les enseignements dispensés ne sont pas obligatoirement liés à une discipline en particulier.
18Nous avons donc mené 7 entretiens semi-directifs d’une durée de 60 à 90 minutes. Le guide d’entretien suivi était composé de 4 thématiques, abordées de manière aléatoire au fil de l’échange : profil et formation ; expérience des TIC ; expérience de l’enseignement ; expérience de la classe inversée. L’ensemble des points abordés visait l’expression de représentations sur la pédagogie, les outils technologiques et sur la classe inversée. Le volet interprétatif de notre travail doit être souligné dans le sens où il repose sur une reconstruction de représentations à partir des discours produits par les interviewés en entretien. Pour cela, nous avons mené une analyse thématique des discours et des stratégies énonciatives qui permettent de reconstruire la posture du locuteur dans son rapport à l’objet évoqué.
Pédagogie avec le numérique en classe inversée : des attentes aux conflits de représentations
19Nous identifions dans le discours des enseignants 3 dimensions sur lesquelles ceux-ci s’appuient pour exprimer leur rapport aux innovations en classe inversée : le vécu, l’utilisation des outils et le produit de l’enseignement.
Tissage d’évènements personnels et professionnels
20Lorsque nous cherchons à identifier les dimensions qui rendent compréhensibles les représentations des innovations en classe inversée, nous collectons des morceaux d’histoire personnelle que les interviewés intègrent à leur trajectoire professionnelle : « J’ai commencé à bosser à 16 ans et mon premier salaire c’était l’achat d’ordinateur ».
21D’autres enseignants nous parlent de leurs missions d’enseignement à l’étranger ; la découverte du « monde anglo-saxon » qui leur a donné envie de « faire autrement », de rencontres avec des enseignants de l’international dont « le logiciel mental n’a rien à voir avec le nôtre ». Quatre enseignants rapportent en outre des paroles faisant figure d’autorité, pour justifier leurs pratiques inversées : « Héloïse Dufour, qui est la présidente de l’association dit bien “l’inversion, c’est passer du face-à-face au côte-à-côte”». Mais nous relevons l’absence totale de références aux recherches scientifiques dans les discours recueillis. Or, la recherche sur les technologies de l’éducation a su ouvrir un éventail de conclusions nuancées et critiques sur les technologies en contexte éducatif comme les travaux de Peraya et Charlier (op. cit.) ont pu le faire. Plus récemment, par l’identification de mythes sur le numérique mis en contraste avec des réalités du terrain éducatif, Tricot (2017) dessine des conditions de transformation de l’éducation à l’heure du numérique. Cette absence de références théoriques confirmerait l’existence d’un rapport aux innovations profondément inscrit dans l’expérientiel des enseignants.
Rôles des outils numériques dans les pratiques d’enseignement
22Lorsque l’on évoque la question de l’innovation pédagogique en entretien, les interviewés y associent spontanément un lien avec les TIC : « Mon innovation, c’était d’enclencher des choses que je ne faisais pas avant “comment faire pour que ça marche mieux ?” et à l’époque je n’utilisais pas le numérique ». Ils font référence à des outils précis quand ils évoquent des pratiques qui leur semblent innovantes et ce, sans que nous leur demandions : « Genuly », « Google Form », « Padlet », « Abode Spark », « Beneylu School », « Pearltrees », « Classroom », « kahoot, » ou encore « Plickers ».
23En revanche, ces outils ne seront jamais définis par les interviewés, comme s’ils appartenaient désormais à des routines pédagogiques alors que des étapes sont nécessaires à leur appropriation. C’est ce que confirme l’enseignant lorsqu’il évoque les difficultés de ses étudiants : « Des fois je les contrains à utiliser certains outils. Bien, ce n’est pas facile pour tout le monde, même si je mets des tutoriels en ligne ». L’intégration des outils dans la classe inversée ne semble pas être perçue comme un allant-de-soi puisqu’elle mènerait à des incompréhensions de la part des étudiants et de l’enseignant. L’enseignant confirme la perception de ce décalage : « Systématiquement, je leur montre une première fois en cours. Là on était sur Adobe Spark et ils n’ont pas réussi du tout. Donc je leur ai fait un tutoriel mais ils n’ont toujours pas réussi. »
24Si les modalités d’enseignement magistrales sont vivement critiquées par les interviewés, lorsqu’il indique « je leur montre une première fois en cours », l’enseignant annonce faire ce qui semble être une démonstration technique en classe. L’inversement annoncé par les enseignants concerne-t-il donc uniquement les savoirs théoriques de type disciplinaire ? Il existerait, semble-t-il, une dissociation entre les objectifs pédagogiques concernant l’acquisition des savoirs liés à la discipline et l’utilisation des outils numériques. La vérification des objectifs formulés dans les syllabus des enseignements concernés confirmera l’absence des dimensions liées au numérique dans les savoirs visés. Autrement dit, la problématique de l’utilisation du numérique ne semble pas être considérée par les interviewés comme un savoir à s’approprier en classe inversée.
Rapport à l’enseignement avec les TIC orienté produit
25L’observation des récurrences thématiques permet d’identifier 4 axes abordés par les enseignants : l’image de l’étudiant, les modalités d’enseignement, la posture, les axiomes pédagogiques.
26Image de l’étudiant : nous avons pu relever l’expression d’une vision d’un nouvel étudiant qui n’aurait plus la même constitution, le Digital Native (Prensky, 2001) qui s’exprime sous ces termes : « On voit bien que les jeunes actuellement ils ont de multiples façons d’apprendre », « Ces étudiants sont nés avec le numérique, et cela change tout ! ». Le fait d’utiliser le numérique confronte les enseignants à l’idée qu’ils ne peuvent plus comprendre ni l’étudiant, ni ses stratégies d’apprentissage.
- Modalités : nous retrouvons la vision, dans les entretiens, selon laquelle l’utilisation du dispositif permettrait de « sortir du cours descendant ».
- Posture : l’utilisation de l’outil numérique permettrait, selon les interwievés, la construction d’une posture socio-affective inédite : « Quand il voit des gamins qui s’ennuient, on ne peut pas dire qu’un prof soit joyeux, un prof il a envie que les élèves soient avec lui, et bien là c’est une autre, une nouvelle manière d’être avec lui. »
- Axiomes pédagogiques : « On apprend quand on est acteur de l’histoire, c’est ce qui fait le succès des escape game en ce moment, tu es obligé d’apprendre des trucs pour sortir du piège dans lequel tu as bien voulu entrer, et c’est là où l’on apprend ». A l’instar de cette affirmation, tout au long des entretiens, nous retrouvons les axiomes pédagogiques suivants sur l’innovation en classe inversée :
- . l’activité permet d’apprendre ;
- . la mise en groupe entraine des interactions pédagogiques ;
- . le numérique permet de différencier la pédagogie et de gérer l’hétérogénéité ;
- . la préparation de l’étudiant avant le cours permet de mieux apprendre.
29Notons que ces derniers ont été problématisés voir déconstruits par Tricot (op. cit. : 197) à travers son étude de « mythes » dans l’éducation avec le numérique qu’il aborde au regard des connaissances scientifiques. Après avoir rappelé que les apprentissages en classe inversée n’ont fait l’objet d’aucune étude scientifique, il s’interroge sur l’influence des représentations de l’enseignant : « Peut-être que certains souvenirs qui datent de l’époque où nous étions élèves nous font croire qu’il existe des organisations standard, peut-être nous sentons-nous contraints par ces souvenirs ? ».
30Dans les discours des enseignants interrogés, nous trouvons une vision de l’enseignement avec les outils numérique assez homogène : une conception orientée produit, fondée sur un résultat. Alors que la prise en compte du processus -d’apprentissage- parait incontournable dans l’affirmation du caractère innovant d’une pédagogie, l’utilisation de l’outil est ici considérée comme facteur de réussite comme l’exprime l’analogie avec le jeu citée précédemment. Or, les TIC ne possèdent pas de « vertus intrinsèques » (Poisson, op. cit.).
31Si l’apprenant est bien mentionné lorsque les interviewés évoquent les motifs de leur adhésion à la classe inversée, il n’est jamais fait état de ses nouveaux besoins ou encore des étayages à fournir pour l’aider à construire ses savoirs dans ce contexte.
Articulation entre outil et pédagogie en classe inversée à l’université : des flottements aux tensions de l’innovation
32Derrière l’enthousiasme, relevé dans les discours de tous les enseignants interrogés à l’égard de la modalité inversé, s’expriment des tiraillements voire des paradoxes dans l’expression des conditions de sa mise en œuvre.
Instabilités dans le sens des pratiques pédagogiques
33Un relevé des occurrences du syntagme nominal « classe inversée » nous amène à identifier des acceptions diverses chez les enquêtés. Si la classe inversée est clairement définie dans la littérature pédagogique (Lebrun & Lecoq, 2015) les enseignants indiquent par exemple « il y a 1 000 façons de faire de la classe inversée », « il y a autant de classes inversées que d’enseignants », « la classe inversée, j’en faisais il y a 15 ans, et ça ne s’appelait pas comme ça. », quand d’autres précisent que « sur Moodle, il y a le travail qui doit être fait en amont, c’est ce qu’on appelle la classe inversée ». Nous remarquons que la définition n’est ni partagée, ni stabilisée en pratique ; elle est soit associée à un produit, soit à une modalité, pour certains elle est récente et « innovante », pour d’autres elle a toujours existé.
Dilatation des temporalités
34Inverser son cours suppose une transformation du scénario : « J’ai 3 heures de cours, comment je découpe les séquences pour qu’il y ait une interactivité entre moi et les étudiants, et les étudiants entre eux-mêmes ? ». Cette réécriture du cours exige un ajustement des temps de l’enseignant et de l’étudiant : « Ce qui est difficile, c’est qu’au niveau de la maquette, les heures de cours, c’est que du présentiel. Donc à quel moment aussi je dois m’arrêter sur le distanciel ? ».
35L’exploitation faite des outils numériques dans des activités pédagogiques est fréquemment mise en corrélation avec le temps, comme le fait l’enseignant : « Les forums ça demande une présence et une disponibilité du prof aussi. Donc ça il faut que ça rentre dans le volume de la commande : est-ce qu’on lui commande effectivement une interactivité avec les apprenants avant ou pas ? Ou est-ce que simplement il dépose des ressources variées ? ». Il semblerait donc que le choix du dispositif technique, et le type d’activité pédagogique soient, entre autres, orientés par des motifs de rentabilité perçue en termes de temps d’investissement pédagogique.
Processus curriculaire vs normes et contraintes techniques
36Une des spécificités de la pédagogie inversée est l’organisation du modèle en deux temps, et en deux lieux : le cours théorique en ligne hors de la classe, l’activité en classe. Si l’on sait que ce découpage ne peut être strictement appliqué, ce que soutiennent les interviewés, nous relevons des stratégies développées pour adapter les intentions pédagogiques à cette contrainte linéaire. Ainsi le dispositif technologique peut être utilisé pour héberger l’ensemble du cours préparé en amont comme nous l’explique l’enseignant en évoquant l’expérience de classe inversée de son collègue : « Il a tout un cours qui est scénarisé, et qui lui permet d’avoir son déroulé de cours jusqu’à… Eh bien… son quota horaire ».
37Cette planification de l’enseignement n’est toutefois pas sans poser de difficultés si l’on cherche à effectuer un truchement avec la prise en compte des besoins de l’étudiant auquel la classe inversée devrait répondre. C’est ainsi que sont évoquées les « difficultés » auxquelles se confronte l’enseignant alors qu’il fait porter la responsabilité de la déstructuration de son cours à l’environnement technique : « Moodle, ça me parle pas du tout. C’est… Quand on a une page entière de cours… Il faudrait des choses arborescentes, que je puisse faire “production orale, production écrite”. C’est difficile pour moi, vraiment. Et pour qu’ils puissent aller choisir… Là c’est du linéaire. »
38Si les caractéristiques multimédias des supports pédagogiques (texte, audio, vidéo) permises par l’outil numérique facilitent la variation des types de support mis à disposition, une fracture semble exister entre l’utilisation de la machine « distributeur automatique » de cours et d’exercice et la classe où l’on apprendrait à penser. Pour Linard (1996), cette rupture entre ces deux pôles de la construction de la connaissance est inacceptable et va à l’encontre des recherches cognitives et éducatives en accentuant : « le mépris de la relation entre faire et réflexions sur le faire qui, dans la vie réelle, permet la construction naturelle de l’intelligence dans une interaction permanente » (174).
39Enfin, l’ample recours aux tests en ligne (« QCM », « Google form ») en tant qu’outil formatif ne semble pas alerter les enseignants alors qu’il figure le retour de fondements behavoristes (Guibault & Viau-Guay, 2017). Si la technologie est considérée comme une entrave à la présentation du cours, la question du processus de construction des savoirs, n’est pour autant jamais envisagée.
Participation inégale des étudiants et engagement
40Pour les enseignants, la réussite d’une classe inversée se mesure à la participation des étudiants, ce qui correspond, en terme qualitatif, à un engagement dans la formation : « Finalement même avec des lycéens ou des post-bac, la difficulté c’est l’accroche, c’est-à-dire que dès qu’ils sont sortis physiquement du lieu d’apprentissage que ce soit au collège, au lycée ou post-lycée ils ont énormément de mal à s’investir, et derrière cela touche à la motivation » nous explique l’enseignant qui suggère que la solution serait peut-être de « faire de la classe inversée dans la classe ». Nous trouvons donc l’expression des écueils déjà formulés (Albero, 2003 ; Barbot et al., 2006) d’une pédagogie qui pousse les étudiants à l’autonomie mais sans la préparer.
Ruptures entre les savoirs et les savoir-faire
41La relégation de l’outil numérique hors de la classe correspond à un déplacement de la place du savoir, dans l’arrière-boutique de l’apprentissage. C’est en tout cas ce qui émerge des discours dans lesquels nous trouvons une sorte de valorisation des savoir-faire et des savoirs procéduraux au détriment des savoirs théoriques comme l’observation des champs sémantiques adoptés le montrent : « Est-ce que c’est du contenu qu’on veut leur faire absorber, ou est-ce que c’est de la pratique que l’on cherche ? », ou encore : « Si les connaissances et les techniques, il (l’étudiant) se les approprie en cours, le prof, qu’est-ce qu’il fait ? Il crache du savoir… De toute façon, le vrai apprentissage, il se fera quand les étudiants ou les apprenants seront en activité ». Il y aurait et c’est peut-être cela la nouveauté, une vision de l’environnement numérique associée exclusivement à l’hébergement de savoirs (voire d’informations) que l’on cherche à balayer de l’espace de classe, et une classe consacrée totalement à la pratique. Notons enfin que cette conception s’inscrit en décalage des propositions de la recherche concernant l’intérêt du numérique pour les apprentissages avec les outils : « Permettre à l’apprenant de prendre ses responsabilités, d’inventer de nouvelles modalités de communication à distance, de développer du lien social… » (Barbot et al., 2006). Pour les enseignants interrogés, la dimension sociale n’est pensée que dans la classe, jamais en ligne.
Conclusion : de l’innovation aux métamorphoses de l’apprentissage et des savoirs
42Lors de ce travail, nous avons cherché à comprendre l’articulation entre innovation technologique et innovation pédagogique dans les discours d’enseignants pratiquant la classe inversée dans le supérieur. L’analyse réalisée nous a permis d’apporter quelques éléments de réponses aux questions suivantes :
43Quelles représentations ont les enseignants sur les innovations en classe inversée ? Comment s’exprime l’articulation entre pédagogie et numérique ? Que dit-elle de la transformation déclarée et attendue dans l’éducation ?
44Si l’orientation pédagogique du dispositif est clairement énoncée, les modalités de prise en compte de l’apprenant ne sont, quant à eux, pas clairement spécifiés. Ainsi, la focalisation sur les pratiques d’enseignement inversé s’exprime au détriment d’une réflexion sur l’apprentissage inversé, très peu thématisé lors des entretiens. L’innovation pédagogique est donc appréhendée du point de vue des déplacements de modalités d’enseignement, mais ni les modalités d’apprentissage, ni les transformations impliquées dans les savoirs ne sont interrogées.
45Pour ce qui concerne l’articulation entre innovation pédagogique et innovation numérique en classe inversée, elle est orientée par la place prise par la question de la pédagogie aux dépens de l’utilisation des TIC. L’appropriation des outils technologiques n’est pas évoquée alors qu’elle sollicite des compétences sociocognitives telles qu’autonomie, initiative, capacité à gérer la complexité et l’incertitude, collaboration, ainsi que des apprentissages tout au long de la vie (Linard, op. cit.). Or, nous avons vu que les modalités des expériences de classe inversée étudiées ignorent ces propositions, et confrontent, de fait, les acteurs de l’acte pédagogique à des tensions et à des paradoxes dans l’application de leur projet.
46Si la mise en œuvre de la classe inversée relève de la seule volonté des enseignants, son omniprésence dans la sphère éducative, et la radicalité de sa proposition, devraient amener les enseignants du supérieur, de concert avec les chercheurs, à interroger les pratiques à l’œuvre, la nature des savoirs en jeu, et à considérer les compétences visées. Cette collaboration devrait permettre non seulement de penser les dispositifs pédagogiques mais aussi d’inscrire l’apprenant dans le système éducatif de l’enseignement supérieur au moment où les modalités de formation intellectuelle, culturelle et sociale devraient être renouvelées.
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Mots-clés éditeurs : apprentissage, innovation pédagogique, classe inversée, TIC, enseignement supérieur, pédagogie
Date de mise en ligne : 02/02/2020
https://doi.org/10.3917/spir.063.0011Notes
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Article du journal Les Échos (consulté le 10 décembre 2017).
https://www.lesechos.fr/idees-debats/sciences-prospective/030719922996-la-classe-inversee-une-piste-pour-la-pedagogie-du-futur-2122542.php