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Article de revue

Et si, en matière de socialisation, nous n’avions rien à « apprendre » aux bébés et aux jeunes enfants ?

Pages 123 à 132

Notes

  • [1]
    Dans M. Bonnefoy et coll. (sous la direction de), Santé et épanouissement de l'enfant : dans quel environnement ?, Toulouse, érès, 2018.
  • [2]
    S. Giampino, dans C. Morel (sous la direction de), Le grand dictionnaire de la petite enfance, Paris, Dunod, 2019.
  • [3]
    T. Décarie, « Origines de la socialisation de l’enfant”, dans J.-F. Saucier (sous la direction de), L’enfant, explorations récentes en psychologie de développement, Presses universitaires de Montréal, 1980 ; M. P. Richards, « First steps in becoming social », dans M.P. Richards (sous la direction de), The Integration of a Child into a Social World, Cambridge University Press, 1974, p. 83-97; E. C. Mueller, « Infant-infant interraction », dans J. Osofsky (sous la direction de), Handbook of Infant Development, New York, Wiley, 1979, p. 591-622; J.-C. Rouchousse, « La socialisation. Éthologie humaine, ethogramme et communication non verbale entre nourrissons », Enfance, 1, 1978, p. 13-30 ; M. Sambak, M. Barrière, L. Bonica, R. Maisonnet et coll., Les bébés entre eux, Paris, Puf, 1983; H. Montagner, L’attachement, les débuts de la tendresse, Paris, Odile Jacob, 1988; R. M. Casabianca, L’éveil social avant 3 ans en milieu institutionnel, Paris, Fleurus, 1978.
  • [4]
    Cf. J. Decety, « Le sens moral chez le bébé : neurosciences développementales », Spirale, n° 76, 2015, p. 35-42.
  • [5]
    Cf. A. Beaumartin, « À chaque bébé son style de socialisation : le bébé dans le groupe de pairs à la crèche », Dialogue, n° 120, 1993.

1Nous créons probablement à chaque époque de nouvelles utopies pour éclairer le futur, tenter de bâtir un monde meilleur et ne pas laisser sur le bas-côté les plus fragiles. Sur un chantier en construction, on travaille avec la nature, on vise à la fois le bon et le beau, on butte sur l’imprévisible, et à plusieurs, l’on apprend de lui et on continue. C’est la civilisation.

2Nous sommes tous concernés par tous les enfants. Un enfant ne peut être élevé seulement par ses parents, ni seulement par les institutions. En loyauté envers sa famille, sa culture, son milieu, d’autres liens l’inspirent : avec les professionnels, les voisins, les amis, les passants. C’est la socialisation.

3Élever un enfant, c’est le tourner vers les autres, le futur. C’est lui transmettre la confiance en ce qu’il ne connaît pas… pas encore ! Ça s’appelle le rêve, ça s’appelle l’espoir. « L’important n’est pas tant d’aimer que de donner l’envie d’aimer » disait Grenier.

4Un enfant, parce qu’il n’est pas un logiciel ni un objet, n’est ni maniable, ni réglable, ni simplifiable. Pour lutter contre ses angoisses de l’inachèvement et de la dépendance inaugurale, il convoque, chez ceux qui s’occupent de lui, du temps, de la profondeur, du sens, de la pensée, de l’imagination, de la liberté, du dévouement. Du temps et des espaces pour faire de bonnes rencontres, pour lever les barrières entre tous ceux qui entourent les tout-petits, pour ouvrir les portes dans les murs qui séparent les mondes de la culture, du social, de la santé et des familles, pour éclairer un nouveau chemin que l’enfant peut choisir d’emprunter. Dans toutes les cultures, il y a des pendules et des calendriers qui, à travers les rythmes, les coutumes, les traditions, les rituels, organisent les temps de rencontre.

5Le petit enfant est psychocorporel et, au départ, il pense par ses sensations, à condition que celles-ci soient humanisées par des paroles, des chants, des gestes de soin prodigués par d’autres humains pour qui cet enfant tout petit est déjà quelqu’un. Cette polyphonie de son intelligence est le privilège de son âge. Dès l’aube de la vie, est posée la spécificité humaine : on ne peut opposer le biologique et l’affectif, tout est à la fois naturel et culturel, sensible et cognitif, subjectif et collectif. Familial et social. On ne socialise pas un tout-petit, on le reconnaît comme être de relation, d’emblée, et on l’invite à entrer dans la culture humaine qui est la sienne.

Au fond du concept de socialisation, se tapit la problématique entière de l’éducation

6S’il est heureux que les pouvoirs publiques aient enfin pris conscience des vertus de la socialisation précoce des enfants avant l’école, la difficulté est de ne pas résumer cette opportunité d’épanouissement d’une appétence symbolique du bébé en « apprentissage », sur un mode formel et normé des codes de la relation sociale. Une autre difficulté est de ne pas disqualifier des catégories de familles, dont les services petite enfance devraient prendre le relais le plus tôt possible pour compenser les supposées défaillances de l’investissement parental. Dans cet esprit les liens de filiation sont épinglés de « travail éducatif parental » qui ont justifié des dispositifs politiques de soutien à la parentalité. À leur propos, le sociologue Claude Martin interroge : « Cette focale sur le rôle des parents, sur leurs conduites et pratiques, pose la question de la part respective du privé et du public dans le bien-être subjectif des enfants et des adolescents. Dans la mesure où sont reliées “compétences parentales”, développement cognitif et destins des enfants, ceci a pour effet de mettre en avant un “déterminisme parental” qui conduit à faire des parents les responsables des coûts collectifs qu’ils “risquent” d’engendrer à plus ou moins long terme, du fait de leurs “défaillances”. Sont ici niés les déterminants sociaux et collectifs, dont les parents “ne sont que les relais” [1]. » En retour il suffit de se rappeler que l’intrafamilial est traversé et nourri du collectif, du social, du culturel, donc du politique.

Des vertus du symptôme dans l’adaptation sociale de l’enfant

7On ne dira jamais assez combien la place de l’enfant dans notre société est paradoxale. Les découvertes des années 1980 sur l’intelligence précoce des bébés se sont retournées contre eux. Cette intelligence précoce est réduite en « compétences précoces ». Et les enfants doivent aujourd’hui répondre en tempo cadencé aux exigences d’acquisitions attendues par les parents, les soignants et les enseignants, quitte à en revenir à des pratiques éducatives d’avant les avancées du bébé-sujet.

8En première place de cette préoccupation collective, l’adaptation des enfants aux attentes du social, aux besoins de la réussite scolaire qui en est le moyen. C’est à cet endroit-là que la socialisation précoce s’est vue érigée en nouveau projet politique de lutte contre les inégalités. Ce qui n’est pas faux, et, après trente ans passés à essayer de convaincre que la qualité et l’intelligence professionnelle des services petite enfance étaient un outil magnifique de prévention psychologique, médicale et sociale, je pourrais m’en contenter. Seulement voilà : pour certains acteurs, la socialisation précoce est vue surtout comme un moyen de précipiter une adaptation comportementale à des normes, sans les précautions des particularités du développement de l’enfant avant 3 ou 4 ans, notamment les mécanismes de subjectivation de ses propres acquisitions.

9La précocité dans l’éducation est devenue une passion allant de pair avec la diminution de la tolérance des adultes envers les manifestations des inachèvements de l’enfance, qui elle-même va de pair avec la passion de maîtrise et donc le déni de la fragilité humaine dans la vie des grands. Non seulement on attend d’eux, précocement, des aptitudes qui nécessitent, justement, un temps, celui de l’enfance, pour se développer, mais encore on traque chez eux l’existence d’éventuels décalages par rapport aux normes de ces acquisitions calibrées. Dérapages considérés non seulement comme des retards mais comme des déviances, des troubles.

10La modernité rêve debout. Rêve d’un contrôle du psychisme, de son expression débordante, conflictuelle et désordonnée, rêve d’un enfant assujetti juste comme il faut.

11Quand un enfant résiste à l’éducation qui lui est prodiguée, quand elle semble ne pas le « marquer », le transformer, lui donner des repères, de bonnes habitudes, de « bonnes conduites socialement adaptées », on augmente la dose : persuasion ? séduction ? chantage ? conditionnement ? sanctions ? Elles se doivent d’être bienveillantes et non violentes, bien sûr. En cas d’échec on s’inquiète, ou bien l’on caractérise : « il est compliqué, ce petit », « elle est tête dure, celle-ci ». Et si ça perdure on catégorise : hyperactivité ? trouble des conduites ? tsa ?

12Il semble qu’à notre époque triomphante de l’éducation non violente et de la psychologie positive, on ait remisé la notion de « symptôme » à la cave, ou au garde-meubles. Or, le symptôme dit quelque chose d’essentiel à qui veut bien lui porter attention. Par lui on peut accéder à une vérité cachée qui permet de traiter ce qui souffre en l’enfant, et qui offre au marquage éducatif une surface qui n’imprime pas le code de la route des comportements. C’est ici que les outils et méthodes d’éducation comportementale sont recherchés ; pourquoi pas. Mais à la condition de ne pas s’en servir pour faire taire la vérité, l’appel, la demande inconsciente. Pas pour museler et nier ce que vit l’enfant, ou plutôt ce qu’il ne peut pas vivre dans cet espace d’altérité codifiée qu’on appelle « le vivre ensemble ». Ce vivre ensemble qui nous est présenté comme l’alpha et l’oméga du bien-être collectif et individuel. Rappelons qu’il est fait du bois des joies et frustrations mêlées, tissé des expansions et restrictions du moi tricotées qui « socialisent » tout humain se confrontant à d’autres humains. Tout humain qui rencontre des règles culturelles et sociales, intériorisées et transmises de génération en génération, inscrites dans les textes autant que dans des lois non écrites : « parce que c’est comme ça qu’on fait » ou « parce que ça ne se fait pas ».

13Chacun semble rechercher, avant tout et à n’importe quel prix, la pacification, le silence du symptôme, de la souffrance et du mal-être. Et les adultes projettent sur les enfants leurs rêves. Alors que la médecine a depuis longtemps renoncé à son ancienne devise : « La santé, c’est le silence des organes », certains « experts » semblent la recycler aujourd’hui en pédopsychiatrie : la socialisation c’est la forme visible attendue, c’est le silence des symptômes du soi advenant de l’enfant.

Pour quelle normalisation du rapport aux autres ?

14Cette approche de l’éducation précoce vise une facilité : le développement chez le tout-petit de langages, de mimiques et attitudes, qui se conforment au regard des adultes sur lui. Or, s’il est incontournable que des projections parentales soient le support de « l’éducatif » tout au long de l’enfance. Le trop tôt, et le trop « conforme » sont iatrogènes. En effet, dès que dans la fluidité des identifications le tout-petit ne peut se loger dans le mouvement de spirale ascendante, aspirante du désir parental – « on rêve qu’il devienne... » –, il subit la désaffection de ce désir parental.

15Une deuxième dérive tient du postulat d’une maturation linéaire et mesurable par stades du développement de l’enfant. De même que la taille et le poids sont des déroulés continus, de même, les stades psychologiques devraient se déplier en normes de progressions continues. Or, en réalité, le développement psychologique participe de processus imbriqués les uns dans les autres, et avec des allers et retours nécessaires ainsi que des différences individuelles notables.

Le risque de se plier au faux self de l’adaptation formelle ?

16Les méthodes, les guides et les conseilleurs mettent l’accent sur la forme, non sur le fond. Tant concernant le but visé (développer les habiletés sociales, le contrôle des émotions, la bonne communication) que les moyens utilisés. On notera au passage l’occurrence de ce terme « habileté », qui renvoie au maniement des codes de relation et non aux relations elles-mêmes. Les marionnettes utilisées dans certains programmes comme « Brindami » ou « Fluppy » illustrent bien qu’il s’agit de manier, de manipuler des gestes et des mots, pour avoir les « habiletés sociales », non pour être socialisé.

17Or, enseigner dès 3 ans, à travers des méthodes et des outils formatés, la communication, la relation, revient à initier les enfants à l’artifice, à l’utilisation de codes, sans la symbolique qui les sous-tend. Par ailleurs, faire répéter des phrases, des gestes, faire désigner des images, peut être amusant, mais la manière, et la finalité changent le sens de ces pratiques. La marge est étroite avec les tout-petits entre éducation, initiation et conditionnement. Ce n’est pas une question purement éthique, c’est une question éducative. Le conditionnement produit les effets inverses que ceux recherchés car, en inculquant des réflexes au lieu de solliciter la réflexion, on facilite plus tard le passage à l’acte réflexe sans réflexion.

Penser la prime éducation pour la toute première enfance [2]

18La prise de conscience de l’importance des trois premières années pour la vie future n’est plus à faire, ni la démonstration de la précocité des capacités du bébé. Le risque est alors de presser les enfants par des attentes d’éducation précoce normatives et conditionnantes inadaptées à leur néoténie, leur inachèvement. Je préfère parer de prime éducation que d’éducation précoce. Approcher le tout-petit en termes de prime éducation induit la considération des spécificités du développement physique, affectif, cognitif, émotionnel et social de l’enfant de moins de 3 ans. Signale ainsi une approche holistique, qui allie les registres des besoins de protection, de soin (care), reconnaît les appétences du bébé pour les relations, les découvertes, le langage, la nature, la culture, au lieu de les opposer. Une approche qui intègre les temporalités nécessaires et les variations individuelles de l’évolution du petit humain aux commencements de sa vie.

19Le développement du jeune enfant est tributaire de l’environnement, familial et élargi, car « c’est l’environnement qui apprend à l’enfant à voir et à entendre », nous dit Chantal Lheureux-Davidson, psychologue et psychanalyste. Ce que l’enfant perçoit est très précocement guidé par l’entourage, puis il ne se le représente que parce que l’environnement stimule, commente ou affectionne : « Oh, regarde ! » Sa représentation mentale est donc le fruit d’un tri. Ce filtrage renforce des mécanismes neurologiques supports d’apprentissages : selon Olivier Houdé, psychologue et neurocognitiviste, l’enfant passe d’une perception visuelle inconsciente à la capacité de voir et de se sentir exister en référence à ce qu’il voit. Mais sur la relation interhumaine, les choses sont différentes. Le petit humain est programmé pour la reconnaissance des autres humains et ne peut survivre sans les affections et la dévotion d’au moins quelques-uns d’entre eux.

Les bébés aiment le monde

20Il fut longtemps difficile de se représenter qu’un bébé entouré d’affection puisse avoir besoin ou envie d’autres liens que ceux des « grands-proches » de sa naissance. Or la socialisation est comme la séparation, un processus psychique interne inhérent au développement de l’enfant. L’enfant porte en lui cette potentialité de relations qui cherche à s’exercer. La socialisation de l’enfant est à la jonction de l’individuel et du collectif (du socius, qui signifie « compagnon), comme du politique. Par construction, la responsabilité est donc collective dans les conditions du déroulement de ce processus chez l’enfant.

21Les bébés aiment voir du monde, sourire aux humains, découvrir du nouveau. Très tôt, l’enfant a la capacité et la volonté d’établir des liens de modalités et tonalités différentes, selon son environnement, et ses partenaires. Préparer son enfant à s’ouvrir en confiance à d’autres est possible. Une famille ouverte sur l’environnement de voisinage, de quartier, est déjà un espace de socialisation. Les recherches sur les très jeunes enfants sont de plus en plus pointues et rendent compte de l’étendue de leurs capacités. Les découvertes sur les « incroyables » compétences intellectuelles du bébé sont abondamment diffusées. Je rappelle que les premiers travaux américains et français datent de la fin des années 1970 [3]. Les résultats de ces travaux préfigurent les études en neurosciences plus récentes.

22Cependant, il n’est pas assez rappelé que plus un enfant est petit, plus ses capacités de perception, de pensée, d’apprentissage, sont dépendantes de la qualité de relation qu’il établit avec son environnement humain. C’est ici que la qualification, l’implication des professionnels de la petite enfance sont déterminantes.

La question d’un sens moral chez le jeune enfant

23La prime éducation prend acte des processus de maturation dans une vision globale, interactive et dynamique du développement du jeune enfant, et de l’inséparabilité entre affectivité et acquisitions, entre éducation et soin, entre corps et cognition, entre socialité et construction du soi. Pour le tout-petit, tout est langage, corps, affectivité, jeu, expérience, défi.

24Prenons l’exemple du mécanisme qui consiste à attribuer à autrui ce qui vient de soi et réciproquement, présent chez l’enfant entre 18 et 30 mois, que mit en lumière Henri Wallon. Cette immaturité relationnelle cohabite par ailleurs avec des processus cognitifs très élaborés, que les neurobiologistes étudient [4]. Ce double processus explique que le même enfant sera, dès 12 ou 18 mois, capable de voler au secours d’un camarade qui pleure son doudou, et dans la minute suivante, d’aller arracher le jouet d’un autre ! De même, il pourra agresser et se plaindre en toute sincérité que l’autre l’a agressé. Réprimandé, il dira même « pas taper ! » Et retaper. Il a compris intellectuellement, mais il recommencera jusqu’à ce qu’il puisse aligner son intelligence cognitive, sa conscience affective et perceptive, son contrôle de l’agir et sa maturité sociale. Précisons que l’immaturité peut resurgir quand il est submergé par une envie, une peur, une impulsion. L’adulte éducateur pense qu’on est en droit d’attendre des comportements adaptés quand la conscience de la différence entre soi et autrui, ainsi que les règles et interdits sociaux, sont acquis. La prime éducation intègre l’aléatoire de la circonstance et de l’émotion, les allers et retours des processus de maturation. Ici l’on accepte d’aider l’enfant à construire, à reconstruire et à consolider sa conscience, ses acquis, son contrôle sur des temps longs, sans se départir de la bienveillance que cela requiert.

25Pour qui ignore ces processus, l’enfant risque d’être perçu comme provocateur, stupide, agressif, transgressif ou violent. Certains chercheurs vont jusqu’à parler, dès 24 mois, de « troubles oppositionnels avec provocation » (top), d’incapacité à supporter les frustrations, d’hyperactivité, ou encore calculent des « taux d’agressions physiques », tel Richard E. Tremblay, psychologue et criminologue canadien. Ces méconnaissances induisent des méthodes éducatives inadaptées, parfois pathogènes, qui seront en tout cas vécus comme incompréhensibles, voire violentes, par l’enfant. Résultat ? Au mieux, la relation à l’adulte, aux enfants, aux règles, devient pour lui une énigme à explorer, et il répétera son comportement pour comprendre ce qui se passe. Au pire, il voit qu’il inquiète, déçoit, énerve, et il perd confiance, se fige, renonce à penser et va se conformer à l’image qui est renvoyée de lui, s’habituer. Les réactions de ses parents, des personnes auxquelles il fait confiance, chargées de colère, de déception, d’agressivité, de violence verbale ou physique, augmentent le risque que des immaturités ne se cristallisent en mécanismes d’inhibition, de rigidité, d’agitation, de colères différées ou de renoncement à progresser. En fait, à part quelques pathologies spécifiques et souvent graves, le très jeune enfant qui va bien n’est ni asocial ni stupide. Mais grandir exige un devoir temporaire de transgression pour prendre appui sur ses propres mesures de la logique et de la fiabilité des cadres et codes que l’on lui indique.

Dans les modes d’accueil… juste une initiation à la vie en groupe

26Dans les modes d’accueil des enfants de moins de 3 ans, la prime éducation contient la socialisation dans le cadre d’une « approche prévenante », c’est-à-dire en une offre de services prévenants pour tous – par l’observation contextualisée et une attention vigilante au développement de chacun –, auxquels peuvent s’ajouter des mesures particulières en fonction de problèmes spécifiques. Elle doit aussi garantir l’égalité entre tous les enfants et l’inclusion de ceux qui sont en situation fragilisante, liée à la précarité, à la maladie et au handicap. L’expérience montre que cette inclusion dans de bonnes conditions profite à tous les enfants, aux professionnels qu’elle fait avancer vers la singularisation des relations, et produit un gain d’humilité et d’humanité, tant elle tranche avec les préjugés de la normalité.

27Le jeu, la découverte, les sollicitations artistiques, ludiques, culturelles, de contact avec la nature, l’authenticité relationnelle et la liberté d’entreprendre et de rester concentré, aident l’enfant à faire et à connaître par lui-même. Dans cet équilibre entre le soin (care) et la non-directivité de l’éveil éducatif polydimentionnel des jeunes enfants, réside la distinction entre prime éducation et surcognitivisation, ou normalisation éducative précoce, sur le modèle du bébé bonzai psychologique.

Les bébés choisissent leurs amis

28À se frotter aux autres, les enfants dessinent les contours de leur propre subjectivité naissante. Ils ont chacun leur style relationnel [5]. La différenciation entre soi et l’autre se construit en même temps que les autres sont identifiés comme différents entre eux. L’individuation chez le jeune enfant est soutenue par des expériences précoces de liens multiples, mais affectueux et stables. Pour des raisons que l’on ne comprend pas toujours, les jeunes enfants manifestent des préférences. Certaines personnes, lieux ou objets sont appréciés, et d’autres non, et parfois selon les époques. La relation d’enfant à enfant est des plus exigeantes. Si l’enfant ne se donne pas un peu de mal, l’autre ne va pas poursuivre l’échange. Aussi les enfants sont-ils stimulants les uns pour les autres sur le plan de la communication, des expériences motrices et relationnelles. À condition que l’attitude des adultes soit enveloppante, rassurante, sans être trop prégnante. Là encore, c’est tout l’intérêt d’un accueil en collectivité des enfants en situation de handicap ou de maladie.

29L’attachement des enfants entre eux n’est pas encore pris avec le sérieux nécessaire ; on ne fait pas toujours assez attention à l’importance de ces premiers attachements amicaux.

30Le bébé est invité à apprendre à être avec les autres, mais à condition que son individualité, son histoire, sa sensibilité, sa maturité soient respectées. Faute de quoi, la socialisation devient une brouillade d’enfants dressés à se noyer dans une masse indifférenciée et anonyme ; un comble à un âge où le but est de trouver son identité, avec des autres différents et identifiés, et tout en évitant le double écueil du repli sur soi et de la révolte. Il n’en sera que mieux préparé à cette règle de la vie affective : lorsqu’on ne se confond pas dans le psychisme d’autrui, il est plus aisé de le comprendre, de l’aimer et d’en être aimé.

Une dernière question

31Dès sa conception l’enfant est investi par le groupe social et le couple parental dans le groupe familial. Ainsi, l’investissement de l’enfant par le groupe prime sur l’investissement du groupe familial et social par l’enfant. La famille est la caisse de résonance de toutes les idéalisations et de toutes les désaffections sociétales, les services de l’enfance aussi.

32Il y a trois espaces concentriques d’investissement de et pour l’enfant au centre desquels il grandit : les familles, les institutions qui s’en occupent, et la société telle qu’elle est structurée dans le temps d’une culture donnée. Chacun en interraction avec les deux autres a un rôle déterminant pour la trajectoire de chaque enfant. Chacun va renforcer ou déjouer ses « destins » socio-économiques, psychologiques, ou médicaux – je pense au handicap et aux maladies qui touchent certains. Pour que cela fonctionne, il faut multiplier les offres aux enfants de rencontres avec des personnes, des situations, des cadres, des disciplines, des expériences, qui leur permettent de construire un sentiment de concordance entre les trois champs d’initiation, de socialisation justement. Et c’est cette concordance qui va constituer un réservoir de sécurisation, d’énergie, et de confiance à l’égard du sens et des valeurs de l’ensemble humain dans lequel chacun des enfants se retrouve à grandir.

33Le problème auquel nous sommes aujourd’hui confrontés, et que la survenue de la pandémie virale a mis au jour, est que les énoncés, les modèles et les idéaux, et les actes des adultes et des institutions tutélaires ne coïncident plus. Ils sont discordants. Localement et mondialement.

34Les modalités de ce sentiment de concordance spécifient les fondements d’une société et d’une culture en un temps donné et permettent de vivre ensemble avec le sentiment que cela du sens. L’enfant doit au départ être bercé dans un nécessaire sentiment de croyance en une permanence de l’ensemble social et familial dans lequel il doit grandir et prendre sa place, en le réinterrogeant ensuite. Ce sentiment de concordance est mis à mal, face à un monde qui disjoint les discours et les actes, qui clive les valeurs et les modèles, face à un monde qui précipite et accélère les temps du présent dans le vivre ensemble. C’est dans la cohérence, la concorde, que l’enfant éprouve et découvre la pacification, ce n’est pas seulement dans « les bonnes manières ».

35Comment donner aux enfants qui hésitent, ou qui ne l’ont pas, le désir de contracter un pacte d’échange entre soi, le groupe familial et le groupe social ? Comment nous mobiliser, nous adultes concernés par les enfants – parents, élus, professionnels, chercheurs –, pour relancer notre inspiration commune, notre propre désir et notre courage de nous remettre à bâtir un futur, un projet et un nouveau « contrat social » ? Comment retrouver cette curiosité et cette attention envers les autres, qui furent notre moteur pour sillonner les routes de l’enfance ? Nous représentons des modèles, nous portons des messages implicites sur lesquels les enfants s’agrippent, se dressent sur leurs petites jambes, et se projettent en avant vers leur place dans cet ensemble social. À condition qu’ils pressentent que cette place a une valeur présente et future.

36Que les enfants soient performants est nécessaire. Qu’ils soient heureux est un horizon. On les chérit, on les éduque, c’est juste. Mais plus encore, il nous faut les élever en prenant le plus grand soin de leur appétence symbolique et relationnelle des débuts de la vie. Ici s’enracine le niveau d’exigence collective et de vérité humaine dans lesquelles ils puisent le sens et la force de bâtir un monde moins imparfait que celui dans lequel nous les avons fait naître.


Mots-clés éditeurs : symptôme, éducation, adaptation, Socialisation

Date de mise en ligne : 27/10/2020

https://doi.org/10.3917/spi.095.0123

Notes

  • [1]
    Dans M. Bonnefoy et coll. (sous la direction de), Santé et épanouissement de l'enfant : dans quel environnement ?, Toulouse, érès, 2018.
  • [2]
    S. Giampino, dans C. Morel (sous la direction de), Le grand dictionnaire de la petite enfance, Paris, Dunod, 2019.
  • [3]
    T. Décarie, « Origines de la socialisation de l’enfant”, dans J.-F. Saucier (sous la direction de), L’enfant, explorations récentes en psychologie de développement, Presses universitaires de Montréal, 1980 ; M. P. Richards, « First steps in becoming social », dans M.P. Richards (sous la direction de), The Integration of a Child into a Social World, Cambridge University Press, 1974, p. 83-97; E. C. Mueller, « Infant-infant interraction », dans J. Osofsky (sous la direction de), Handbook of Infant Development, New York, Wiley, 1979, p. 591-622; J.-C. Rouchousse, « La socialisation. Éthologie humaine, ethogramme et communication non verbale entre nourrissons », Enfance, 1, 1978, p. 13-30 ; M. Sambak, M. Barrière, L. Bonica, R. Maisonnet et coll., Les bébés entre eux, Paris, Puf, 1983; H. Montagner, L’attachement, les débuts de la tendresse, Paris, Odile Jacob, 1988; R. M. Casabianca, L’éveil social avant 3 ans en milieu institutionnel, Paris, Fleurus, 1978.
  • [4]
    Cf. J. Decety, « Le sens moral chez le bébé : neurosciences développementales », Spirale, n° 76, 2015, p. 35-42.
  • [5]
    Cf. A. Beaumartin, « À chaque bébé son style de socialisation : le bébé dans le groupe de pairs à la crèche », Dialogue, n° 120, 1993.

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