« Chaque âge, chaque état de la vie a sa perfection convenable, sa sorte de maturité qui lui est propre. Nous avons souvent ouï parler d’un homme fait mais considérons un enfant fait : ce spectacle sera plus nouveau pour nous, et ne sera peut-être pas moins agréable. »
Jean-Jacques Rousseau, Émile, Livre II (1762), La Pléiade, p. 418.
1 Si la pensée de Rousseau sur l’éducation fut considérée, à juste titre, comme révolutionnaire, cette révolution tient dans cette seule phrase. Dans cette affirmation qu’il y a une perfection de l’enfance, et même une « sorte de maturité » de l’enfance, Rousseau opère un véritable renversement dans la manière de considérer l’enfant.
2 En effet, l’enfance se conçoit souvent comme un état d’inachèvement et d’incomplétude. Il manque tout à l’enfant : la force, la raison, et même la parole. Le mot même d’enfant vient du latin infans signifiant « celui qui ne parle pas ». Entièrement dépendant de l’adulte pour être, cette dépendance malheureusement ne nous dit rien sur ce qu’il a à être. Certes, on peut croire que le destin de l’enfant est de devenir adulte, que l’enfant n’est qu’un passage, un point de départ, ou un commencement, dont il faut à tout prix sortir pour devenir ce que nous sommes vraiment, c’est-à-dire un homme, un adulte. Ce manque intrinsèque et même caractéristique de l’enfance conduit l’adulte à une certaine méfiance à l’égard de l’enfant : il est sujet à l’erreur. Du point de vue intellectuel, il se trompe. Du point de vue moral, il n’a pas encore acquis les principes fondamentaux de cette morale, et donc il nous trompe.
3 Rousseau combat cette méfiance en affirmant qu’il y a une perfection de l’enfance, qui ne sera pas celle de l’âge adulte. Il faut pouvoir concevoir l’enfance autrement que comme un manque ou un défaut, autrement que ce dont il faut à tout prix sortir, et au plus tôt si possible. Il faut donc, et ce fut là le premier précepte de Rousseau en matière d’éducation, laisser l’enfant être enfant, laisser à l’enfant le temps de vivre son enfance. Car cela semble une évidence, mais il vaut la peine de la rappeler : nous sommes enfants avant d’être adultes. Mais nous ne sommes pas enfants pour être adultes. Telle est la première conséquence de ce renversement : il faut avoir confiance en l’enfance, en lui donnant du temps.
4 Il en découle une deuxième : puisque nous ne sommes pas enfants dans le but d’être adultes, l’enfance est une fin en elle-même, une fin en soi. Elle n’est pas une étape ou un moyen en vue d’autres choses. Cela nous conduit à rejeter toute conception instrumentale de l’enfance, qui fait de celle-ci un simple temps des apprentissages et des acquisitions utiles en vue de la vie adulte. L’enfance est certes le temps des apprentissages ; l’enfant apprend, et même avec une grande facilité. Mais la valeur de ses apprentissages ne saurait se réduire à leur portée pratique et utile dans une éventuelle vie d’adulte à venir. Aujourd’hui encore, à quoi pensent les parents qui accompagnent leur enfant dans ses choix d’études ? À la question compliquée, confuse et piégée des « débouchés », empruntant au vocabulaire de la plomberie un terme qui réduit considérablement ce que les enfants eux-mêmes engagent dans leurs choix. Quand on réduit la valeur des études à leurs seuls « débouchés », on fait de ces études elles-mêmes un simple moyen en vue d’autres choses, en leur refusant toute valeur intrinsèque. Il n’y a donc pas à instrumentaliser l’enfance, ni le temps de l’enfance lui-même. L’enfant n’a pas autre chose à être qu’un enfant.
5 Pour autant, et même si l’enfance est une fin en soi, Rousseau ne l’idéalise pas. Il n’y a pas de nostalgie à nourrir à l’égard de notre enfance au prétexte qu’elle serait une sorte d’âge idéal. Le fait que l’enfance ait en elle-même sa propre perfection, sa propre maturité, ne fait pas de toute enfance une perfection, ni une réussite. S’il y a des enfances réussies, il y aura aussi des enfances ratées ou manquées. C’est peut-être même plus courant. Et si chaque âge a sa perfection, chaque vie a ses imperfections. Seulement, nous ne portons pas le même regard sur une enfance réussie et sur une vie d’adulte réussie. Rousseau compare le plaisir que nous avons à contempler ces vies au regard que l’on peut porter sur un beau paysage. Nous n’apprécions pas de la même façon un beau paysage de printemps et un beau paysage d’hiver. L’enfance est le printemps de la vie, et le plaisir que nous tirons de sa contemplation se nourrit d’espoirs et d’espérance. L’âge adulte se juge à la fin de la vie. Et nous contemplons une vie d’adulte comme nous regardons un paysage d’hiver. Sa perfection et sa beauté ne portent pas d’espoirs mais se nourrissent plutôt de souvenirs et de mémoires. Une vie d’adulte réussie n’est pas la même chose qu’une vie d’enfant réussie. Et peut-être même n’y a-t-il aucun lien entre les deux.
6 Reste à savoir ce qu’est une enfance réussie. Rousseau a écrit les deux premiers livres de l’Émile pour répondre à cela. Et c’est là une vraie question, qui vaut la peine d’être posée et discutée. Mais il nous semble surtout que faire de l’enfance un simple passage vers l’âge adulte, en raison de son inachèvement, est une façon justement de ne pas la poser.