Couverture de SPI_076

Article de revue

Le bébé des neurosciences est-il un bébé nouveau ?

Pages 18 à 23

Notes

  • [1]
    http://www.enfant-encyclopedie.com/Pages/PDF/Glossaire_Cerveau_Matiere_grise.pdf
  • [2]
    Voir, dans ce numéro, Bernard Golse : « L’approche piklerienne au carrefour des neurosciences et de la psychanalyse ».
  • [3]
    Voir Joëlle Provasi : « Comment le rythme vient aux bébés ? »
  • [4]
    Voir l’entretien avec Marianne Barbu-Roth : « La mobilité autonome du nouveau-né et du nourrisson ».
  • [5]
    Voir Joëlle Rochette-Guglielmi : « Le bébé agent des états mentaux d’autrui ».
  • [6]
    Voir les contributions particulièrement riches de Michèle Molina et François Jouen sur la cognition, et de Jean Decety sur les prémices du sens moral chez le nourrisson.

1 Les connaissances sur le bébé ont connu une ascension fulgurante depuis les années 1980. Jusqu’alors le bébé était pensé essentiellement en termes de réflexes, de réactions automatiques et de besoins essentiellement biologiques : s’hydrater, se nourrir, respirer, dormir. Bien entendu, de nombreuses mères savaient ou avaient l’intuition que leurs relations avec leur nouveau-né ou leur nourrisson faisaient intervenir l’émotion, la mémoire et la connaissance. Le bébé était pensé en termes de développement dépendant d’une base génétique tout à fait déterminante, l’environnement ne jouant qu’un rôle mineur de « milieu » nécessaire au déroulement d’une chronologie préprogrammée. Certes, depuis longtemps d’importantes théories, tenant plus des sciences humaines que de l’expérimentation scientifique, accordaient au bébé la capacité de désirer et d’interagir fortement avec son environnement.

2 Pour ne retenir que deux champs théoriques, citons la psychologie sociale de Vygostski et la psychanalyse. Le premier soutenait que le bébé était d’emblée un être social et, contrairement à Piaget, que la naissance du soi était secondaire à la capacité à internaliser les relations avec son environnement, et particulièrement son environnement humain. Quant à la psychanalyse, durant très longtemps elle n’a procédé à aucune observation systématique du bébé. Les chercheurs ont imaginé un bébé pensant et désirant à travers l’observation et l’écoute des patients adultes ordinaires et psychotiques. Ce n’est qu’à partir de la Seconde Guerre mondiale que des chercheurs comme Anna Freud ou René Spitz ont entrepris des études systématiques. Il existait alors deux mondes donnant un avis sur le psychisme du bébé : celui des psychanalystes et de certains chercheurs en sciences humaines, qui considéraient que le bébé était très rapidement capable d’exprimer une relation tournée vers un objet, avec quelque chose de l’ordre de l’action dirigée vers un but ; pour les scientifiques, et les médecins en particulier, tout cela n’était que fabulations au moins avant quelques mois. Bien sûr, il y eut quelques importants précurseurs, observateurs ou expérimentalistes, mais insuffisants à modifier une conception générale.

3 On assiste aujourd’hui à une véritable explosion des connaissances, due au renouveau des méthodes scientifiques dans plusieurs domaines. Le bébé développe un certain nombre de capacités différentes de celles de l’adulte, auquel il ne peut se comparer que partiellement. Le cerveau du bébé présente une plasticité extraordinaire qui le rend sensible à son environnement de façon prodigieuse. Pour comprendre ce phénomène, une image a été proposée qui compare le besoin qu’a le corps de nourriture à celui du cerveau d’informations, surtout à cette phase de croissance cérébrale véritablement « explosive », la plus importante de l’existence. Le volume total du cerveau augmente d’environ 100 % au cours de la première année (il double), croissance attribuée surtout à la matière grise [1]. En cas de grande carence, comme celles présentées dans certains orphelinats roumains des années 1990, une réduction du volume de la matière grise a été observée. La connaissance de la croissance cérébrale accumule sans cesse des résultats sans que se définisse encore clairement la complexité des mécanismes qui la sous-tendent. En tout cas, la croissance n’est pas un développement linéaire mais plutôt un tempo structuré par le génome dont le résultat final, jamais définitif, est modelé par les relations avec l’environnement, associant développement et destruction neurale sélective. La plasticité cérébrale, bien que persistante tout au long de l’existence, connaît un maximum durant les deux premières années de vie.

4 Que sont ces informations nécessaires ? Nous ne le savons pas exactement, mais elles lui sont fournies par les organes des sens. Il s’agit d’inputs sensoriels qui prennent leur valeur du fait de leur tempo, de leur nature, de leur intensité, des modalités de leur association, du moment de survenue durant l’échange relationnel avec, en général, la mère. Elles prennent aussi leur sens en regard de l’action du bébé, surtout les actions dirigées vers un but dont on a longtemps pensé que le bébé en était incapable. Elles sont inextricablement liées aux émotions perçues. Elles s’organisent dans une mémoire qui prend forme. Elles interfèrent avec les échanges neuronaux intracérébraux, c’est-à-dire les inputs liés à l’activité cérébrale elle-même.

Le cerveau du bébé présente une plasticité extraordinaire qui le rend prodigieusement sensible à son environnement.

5 L’emprise (relative) sur le monde par le bébé, par le biais de sa mère surtout, et la capacité d’en recevoir des informations ont conduit à repenser la notion de conscience. Les avis divergent beaucoup sur cette question [2], comme d’ailleurs sur la question plus générale de la conscience chez l’être humain. Il est de plus en plus admis que le bébé possède une certaine forme de conscience de soi, qui se rapproche de la notion de Soi-noyau de Damasio. Cette conscience permet d’associer à sa propre action le sentiment d’en être l’agent, et de différencier les actions dont il n’est pas l’initiateur, celles qui proviennent d’autrui. Il en éprouve des sentiments divers qui sont aussi une façon d’apprécier le monde. Cette conscience diffère d’une forme de conscience que l’adulte ou l’enfant plus grand ajoute à ses compétences, une conscience réflexive et raisonnante, qui permet de se recentrer et de jeter un regard sur lui-même, qui lui permettra d’affirmer « je pense donc je suis ».

Il est de plus en plus admis que le bébé possède une certaine forme de conscience de soi.

6 Le fœtus naît avec un développement sensoriel avancé. Dès le deuxième mois de la vie embryonnaire, il a commencé à développer le sens du toucher essentiellement par la bouche et la pulpe des doigts. Le développement auditif est plus tardif, avec une perception des sons débutée vers la 26e semaine, et déjà assez avancé à la naissance. La vision est plus tardive, il ouvre ses paupières vers 7 mois et distingue les intensités lumineuses, et peut-être déjà des halos. Le développement visuel sera achevé seulement vers la dixième année de vie, mais le cerveau sous-cortical est relativement mature à la naissance, le nouveau-né pouvant déjà utiliser par exemple le développement du mésencéphale pour intégrer les stimuli visuels. L’environnement façonne le nourrisson mais le nourrisson, à un certain degré, le façonne aussi. Cet environnement est physique : des objets, des mouvements, des bruits, des visages. Il est aussi humain, son père bien sûr, mais surtout sa mère, qui est de façon très habituelle le principal donneur de soins. D’emblée émotions et actions s’entrecroisent pour former la connaissance, comme le supposait Varela.

7 Il paraît impossible de passer ici en revue toutes les découvertes récentes qui ont transformé notre vision du bébé, mais nous en énumérerons toutefois quelques-unes.

8 Le bébé sait compter jusqu’à trois. Bien entendu, il ne compte pas comme l’adulte ni même comme le jeune enfant. Mais il a l’intuition de la soustraction et de l’addition jusqu’à un maximum de trois. Des études expérimentales l’ont montré en se basant sur les phénomènes d’étonnement et d’habituation. Ces résultats sont importants, même s’ils donnent lieu à quelques contestations. Le lieu du cerveau où se déroulent ses opérations est très différent de celui du calcul et de l’arithmétique durant l’enfance et à l’âge adulte. Il est intéressant de rapprocher ces résultats des études anthropologiques qui ont rapporté que certains peuples ne connaissaient que 1, 2, 3 et « beaucoup ».

9 Le bébé sait aussi imiter dès la naissance. On ne sait pas précisément comment il procède. Certains pensent qu’il s’agit d’une réaction automatique, mais en regardant le bébé, il apparaît presque évident qu’il existe une phase d’apparente « méditation » avant la reproduction du mouvement. Nous ne savons pas interpréter cela ; il peut s’agir d’un simple artefact. Toutefois, il présente très tôt une certaine mémoire des circonstances, que l’on a pu comparer au phénomène de reconnaissance d’un épisode du passé chez l’adulte.

10 En outre, le bébé sait reconnaître le visage humain – bien sûr, dans les conditions optimales de sa vision, la distance la plus adaptée étant celle qui sépare habituellement les visages de la mère et du bébé quand ce dernier est allaité. Sa reconnaissance se fera au fur et à mesure plus précise. Au départ, il est tout simplement attiré par quelque chose qui ressemble grossièrement à un visage, avec une grande densité de formes courbes vers le haut, une programmation génétique semblant en être le déterminant, mais on ne peut exclure qu’intervienne une forme de connaissance en rapport avec la perception de son propre corps – ceci, soulignons-le, n’étant qu’une hypothèse.

11 Dès 24 semaines, le fœtus présente des mouvements faciaux qui seront constitutifs du cri ou du rire : déplacer un muscle de son visage à la fois, comme étirer les lèvres ou ouvrir la bouche. Dès 35 semaines d’âge gestationnel, les fœtus peuvent combiner un certain nombre de mouvements musculaires du visage, associant par exemple l’étirement de la lèvre, l’abaissement du sourcil et l’approfondissement du sillon naso-génien, étudiés par échographie 4-D, transformant ainsi des mouvements isolés dans des expressions reconnaissables et de plus en plus complexes, qui apparaîtront pour l’observateur comme l’ébauche d’expressions assez sophistiquées. Le fœtus dans le bain amniotique n’est capable d’émettre aucun son. Pourtant, les mouvements que l’on observe seront ceux-là mêmes qui, à la naissance, s’accompagneront d’une expression sonore spectaculaire, dès lors que les mouvements respiratoires seront possibles.

Les nouveau-nés sont capables d’extraire un certain nombre d’indices rythmiques et de tonalité dès la naissance, capacités probablement acquises in utero.

12 Comme pour beaucoup d’autres actions, le bébé ressent des émotions, non seulement le plaisir et le déplaisir, mais aussi d’autres émotions plus sophistiquées comme l’embarras ou la fierté. Nous le supposons en effet par la conjonction d’études de neuro-imagerie, rythmes cérébraux et l’observation des expressions faciales. Les nouveau-nés sont également capables d’extraire un certain nombre d’indices rythmiques et de tonalité dès la naissance, capacités probablement acquises in utero[3]. Ils ont des compétences motrices extrêmement développées, inhibées par la pesanteur et la faiblesse des muscles posturaux [4]. Ils ont une excellente vision des espaces proches, avec une bonne estimation des distances par rapport à leur propre corps. Ils possèdent en outre un certain sens du rythme, celui de leur propre corps mais aussi celui de l’environnement.

Le bébé des neurosciences est un bébé complexe, actif bien que dépendant, constamment en transformation, extrêmement social.

13 Très tôt, avant l’expression langagière, certaines zones cérébrales qui seront impliquées dans l’expression et la compréhension sont activées. Le bébé classe déjà les phonèmes avant même la parole. Le langage n’est pas seulement – et loin de là – une production, mais un échange. On voit très rapidement le bébé de quelques mois entrer en conversation avec sa mère alors même qu’il ne parle pas : il a une prosodie, sait se taire pour écouter, plus tard en « parlant », il attend visiblement le silence de l’autre, puis une réponse. Tout cela au début sans aucun mot, mais des babillages. Il semble s’exercer à la discussion lors de « proto-conversations [5] » qui évoquent parfois des parodies de discussions animées et théâtrales.

14 Une forme de mémoire est déjà présente in utero, au sens de l’habituation. Elle est loin d’être spécifique à l’espèce humaine et se retrouve chez les mollusques. Par contre, dès quelques semaines ou quelques mois après la naissance, une forme de mémoire de reconnaissance sera présente, préfigurant la mémoire épisodique de l’adulte. Très dépendant de l’adulte, il est dans la nécessité d’agir sur lui et d’en détecter les signaux de communication et une certaine prévisibilité. Ces échanges réussis sont une source de satisfaction en eux-mêmes, dans laquelle pourraient peut-être intervenir, entre autres, des neuromédiateurs, notamment des substances opioïdes.

15 Le bébé est donc un être de compétences étendues [6], nombre d’entre elles encore en développement. Ses performances ne sont pas à la hauteur de ses compétences étant donné, entre autres, son immaturité motrice. Son cerveau est extrêmement plastique. Il existe une base neurale et une base génétique qui sous-tendent ces compétences particulières. Elles sont toutes deux notoirement influencées par l’environnement : épigénétique pour le génome proprement dit, et épigenèse pour le développement neural. La modification des gènes par l’environnement est évoquée dans plusieurs des articles de ce numéro. La création de synapses, c’est-à-dire de conjonctions entre les neurones, est tout à fait exubérante à partir du 7e mois de grossesse, des centaines de milliers de synapses se formant par minute, par exemple, dans le cortex visuel. Ce mouvement se prolonge après la naissance tandis que se modifie le développement de l’architecture cérébrale, avec une connectivité rapprochée accrue et le déploiement de liaisons participant notamment à la transmodalité sensorielle. Une des particularités du développement du cerveau du nourrisson est qu’il est contemporain de l’établissement des liens entre fonctionnalités sensorielles, et de la sensorialité avec la motricité, des liens aussi entre ces domaines et le développement du langage, liens qui sont en partie façonnés par l’environnement.

16 Le bébé des neurosciences est un bébé complexe, actif bien que dépendant, constamment en transformation, extrêmement social. Il n’est pas un adulte miniature mais un être avec ses compétences propres, ce qui nous fait hésiter à employer le terme de « métamorphose » pour évoquer le passage du nouveau-né à l’enfant.


Mots-clés éditeurs : Vygotski, cognition néonatale, plasticité cérébrale, développement du nourrisson

Mise en ligne 23/02/2016

https://doi.org/10.3917/spi.076.0018

Notes

  • [1]
    http://www.enfant-encyclopedie.com/Pages/PDF/Glossaire_Cerveau_Matiere_grise.pdf
  • [2]
    Voir, dans ce numéro, Bernard Golse : « L’approche piklerienne au carrefour des neurosciences et de la psychanalyse ».
  • [3]
    Voir Joëlle Provasi : « Comment le rythme vient aux bébés ? »
  • [4]
    Voir l’entretien avec Marianne Barbu-Roth : « La mobilité autonome du nouveau-né et du nourrisson ».
  • [5]
    Voir Joëlle Rochette-Guglielmi : « Le bébé agent des états mentaux d’autrui ».
  • [6]
    Voir les contributions particulièrement riches de Michèle Molina et François Jouen sur la cognition, et de Jean Decety sur les prémices du sens moral chez le nourrisson.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.90

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions