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Article de revue

Dis Gérard, c’est quoi, la parentalité ?

Pages 145 à 154

Notes

  • [1]
    Numéro auquel, jeune chercheur, j’ai eu la chance de participer avec « De la cohabitation juvénile aux unions informelles ».
  • [2]
    Actions et Recherches sociales, « La famille instable : parentalité, conjugalité, sociabilité familiale aujourd’hui », vol. 22, n° 1, 1986 ; V. de Gaulejac et N. Aubert, Femmes au singulier ou la parentalité solitaire, Paris, Klincksieck, 1990 ; Collectif, On naît toujours d’une famille, et après… : la parentalité dans les soins à l’enfant déplacé, Journées nationales sur le placement familial, Le lierre et le coudrier, 1991.
  • [3]
    Programme de recherches de la CNAF, « Évolution des structures familiales : les familles monoparentales », 1985.
  • [4]
    Cl. Martin, La parentalité en questions. Perspectives sociologiques, rapport pour le Haut Conseil de la population et de la famille, Paris, 2003.
  • [5]
    B. Malinowski, « Parenthood. The basis of social structure », dans V.F. Calverton et S.D. Schmalhausen (sous la direction de), The New Generation : The Intimate Problems of Modern Parents and Children, New York, The Macaulay Comp., 1930.
  • [6]
    Cf. G. Neyrand, dans D. Le Gall et Y. Bettahar (sous la direction de), La pluriparentalité, Paris, Puf, 2001 ; G. Neyrand, « La parentalité comme dispositif. Mise en perspective des rapports familiaux et de la filiation », Recherches familiales. La filiation recomposée : origines biologiques, parenté et parentalité, 4/2007, p. 71-88 ; Soutenir et contrôler les parents. Le dispositif de parentalité, Toulouse, érès, 2011.
  • [7]
    E. Goody, Parenthood and Social Reproduction. Fostering and Occupational Roles in West Africa, Cambridge University Press, 1982.
  • [8]
    M. Godelier, Métamorphoses de la parenté, Paris, Fayard, 2004.
  • [9]
    T. Benedek, « Parenthood as a developmental phase », Journal of the Américan Psychoanalytic Association, 7, 1959 ; E.H. Erikson, Enfance et société (1950), trad. fr., Paris, Delachaux et Niestlé, 1982 ; P.-C. Racamier, C. Sens, L. Carretier, « La mère et l’enfant dans les psychoses du post-partum », L’évolution psychiatrique, 26, 1961.
  • [10]
    http://www.social-sante.gouv.fr/IMG/pdf/Avis_soutien_parentalite_.pdf» \t «_blank.
  • [11]
    Ibid.
  • [12]
    P. Bourdieu, « La famille comme catégorie réalisée », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 100, 1993, p. 33.
  • [13]
    M. Godelier, op. cit., p. 32.
  • [14]
    M. Foucault, Naissance de la biopolitique : Cours au Collège de France. 1978-1979, Paris, Le Seuil/Gallimard, coll. « Hautes Études », 2004.
  • [15]
    L. Boltanski, « Prime éducation et morale de classe » (1969), Cahiers du centre de sociologie européenne, n° 5, Paris, EHESS, 1984 ; L. Murard et P. Zylberman, Le petit travailleur infatigable ou le prolétaire régénéré. Villes-usines, habitat et intimité au XIXe siècle, CERFI, coll. « Recherches », n° 25, 1976 ; P. Fritsch et I. Joseph, Disciplines à domicile, l’édification de la famille, CERFI, coll. « Recherches », n° 28, 1977 ; P. Meyer, L’enfant et la raison d’État, CERFI, Paris, Le Seuil, 1977 ; J. Donzelot, La police des familles, Paris, Minuit, 1977 ; R. Castel, La gestion des risques. De l’anti-psychiatrie à l’après-psychanalyse, Paris, Minuit, 1981 ; R. Lenoir, Généalogie de la morale familiale, Paris, Le Seuil, 2003.
  • [16]
    J. Commaille et Cl. Martin, Les enjeux politiques de la famille, Paris, Bayard, 1998 ; B. Bastard, « Une nouvelle police de la parentalité ? », Enfances, familles, générations, n° 5, 2006, p. 1-9, http://id.erudit/015783ar ; M.-A. Barrère-Maurisson, « Familialisme, féminisme et parentalismep : trois âges de la régulation sociale », document de travail du centre d’économie de la Sorbonne, Paris, 2007 ; M. Messu, « Du familialisme au parentalisme : quels nouveaux enjeux pour la politique familiale française ? », colloque « Le nouveau contrat familial », INRS Montréal, 28-29 février 2008 ; M. Chauvière, « La parentalité comme catégorie de l’action publique », Informations sociales, n° 149, 5, 2008, p. 16-29 ; Cl. Martin (sous la direction de), « Être un bon parent », une injonction contemporaine, Rennes, Presses de l’EHESP, 2014.
  • [17]
    J. Commaille, L’esprit sociologique des lois, Paris, Puf, 1994 ; I. Théry, Couple, filiation et parenté aujourd’hui. Le droit face aux mutations de la famille, Paris, Odile Jacob/La Documentation française, 1998.
  • [18]
    B. Bastard, Les démarieurs. Enquête sur les nouvelles pratiques du divorce, Paris, La Découverte, 2002.
  • [19]
    S. Rayna, M.-N. Rubio, H. Scheu (sous la direction de), Parents-professionnels : la coéducation en question, Toulouse, érès, 2010 ; G. Neyrand, « La reconfiguration de la socialisation précoce. De la coéducation à la cosocialisation », Dialogue, n° 200, 2013.
  • [20]
    M. Foucault, Sécurité, territoire, population : Cours au Collège de France. 1977-1978, Paris, Le Seuil/Gallimard, coll. « Hautes Études », 2004 ; L. Boltanski, È. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999 ; M. Revault d’Allonnes, Pourquoi nous n’aimons pas la démocratie, Paris, Le Seuil, 2010 ; T. Piketty, Le capital au XXIe siècle, Paris, Le Seuil, 2013.
  • [21]
    R. Gori, M.-J. Del Volgo, La santé totalitaire. Essai sur la médicalisation de l’existence, Paris, Denoël, 2005.
  • [22]
    G. Lapassade, L’analyseur et l’analyste, Gauthier Villars, 1971 ; R. Lourau, L’analyseur Lip, Paris, UGL, « 10/18 », 1974 ; G. Neyrand, « Analyseur, mythe, dispositif : les nouveaux enjeux de la parentalité », XXe journées d’étude du réseau Pratiques sociales, « Famille(s), parentalité(s), et autres enjeux contemporains », Paris, 17-18 novembre 2014.
  • [23]
    G. Neyrand et S. Mekboul, Corps sexué de l’enfant et normes sociales. La normativité corporelle en société néolibérale, Toulouse, érès, 2014.
  • [24]
    R. Castel, La montée des incertitudes, Paris, Le Seuil, 2009.
  • [25]
    Collectif, Pas de 0 de conduite pour les enfants de 3 ans !, Toulouse, érès, 2006 ; Enfants turbulents : l’enfer est-il pavé de bonnes préventions ?, Toulouse, érès, 2008 ; Les enfants au carré ? Une prévention qui ne tourne pas rond, Toulouse, érès, 2011.

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Gérard Neyrand

Gérard Neyrand

’est au cours des années 1980 que le terme parentalité passe dans le langage courant et se trouve de plus en plus employé dans les médias, mais aussi dans les discours politiques. On peut avoir alors l’impression que ce néologisme appelé à un grand succès s’est élaboré dans ces moments-là, pour désigner la nouvelle importance accordée aux relations parents-enfant et à ce qui fait la spécificité de la relation parentale. Il vient opportunément relayer le terme à la fois trop précis et trop connoté de fonction parentale. Sans doute un tel succès tient-il à l’évidence trompeuse sur laquelle ce terme semble s’appuyer. L’adjonction du suffixe ité à « parental » permet d’en désigner une « nouvelle » dimension, qui serait à distinguer de la parenté. Cette construction de néologisme tente de répondre à un besoin de désignation d’une réalité de la relation parents-enfant non encore véritablement construite, mais sa mise en phase avec le sens commun occulte ses utilisations antérieures, et le fait qu’aucune définition qui fasse consensus dans le milieu scientifique n’ait jusque-là été produite.

2 C’est l’époque où est introduit le terme monoparentalité pour désigner ces situations où l’enfant est élevé par un seul de ses parents de façon quotidienne, alors que l’autre, la plupart du temps toujours présent, ne le voit plus qu’épisodiquement. C’est aussi l’époque où le terme se répand dans les écrits pour désigner toutes sortes de situations parentales : beau-parentalité, grand-parentalité, homoparentalité, autrement dit, pluriparentalité. À partir de ce moment-là, de nombreux livres vont y faire référence dans leur titre même : les premiers qui remettent ce terme à l’honneur se situent plutôt du côté des sciences sociales et de l’action sociale. En 1986, la revue Actions et recherches sociales emploie le terme pour évoquer « La famille instable : parentalité, conjugalité, sociabilité familiale aujourd’hui [1] » ; en 1990 Vincent de Gaulejac et Nicole Aubert parlent de la « parentalité solitaire » ; en 1991 paraissent les Actes des journées sur le placement familial, qui évoquent « la parentalité dans le soin à l’enfant déplacé [2] ». Le nouvel intérêt social pour la notion de parentalité se trouve impulsé par cette approche sociologique, à la suite des travaux sur les mutations familiales, notamment ceux initiés par la CNAF sur « les familles monoparentales [3] ».

3 Mais la problématique va être rapidement réinvestie par les approches plus psy, qui mettent en avant leur utilisation antérieure, beaucoup plus spécialisée, du terme. Ce qui va contribuer à accentuer son audience auprès de l’action sociale. L’intérêt qu’y portent les politiques publiques dès le milieu des années 1990 se traduit par la tentative d’utiliser ces deux approches, apparemment peu conciliables, dans une perspective gestionnaire. En tout cas, de 1999 à 2002 paraissent pas moins de dix-huit livres qui nomment la parentalité. Le terme est désormais acquis et voit se multiplier les ouvrages qui l’utilisent sans trop de précautions dans une perspective opérationnelle. Parentalité en question, en tensions, sans violence, efficace, ouverte à l’action éducative, à la pédagogie et la culture d’elle-même…, le pli est pris. L’action sur et à travers la parentalité est à l’ordre du jour, et se multiplient les colloques et les journées de formation centrés sur le soutien et l’accompagnement à la parentalité.

4 Dans le grand public, l’usage se répand pour désigner vaguement quelque chose qui serait de l’ordre de la condition parentale [4], l’art d’être parent en quelque sorte, mais des dissonances se font parfois entendre dans les médias, notamment lorsque ceux-ci sacrifient à leur tendance à légitimer leurs discours par des références à des travaux considérés comme scientifiques. La science, en effet, est devenue le grand référentiel des sociétés démocratiques, ayant supplanté le référentiel religieux, voire le référentiel moral, sans être à l’abri pour autant de certains « retours du refoulé » plus ou moins fortement dramatiques, comme on a pu l’apprécier récemment avec la « Manif pour tous », les virulentes dénonciations des méfaits supposés d’une pseudo-théorie du genre à l’école, et, surtout, le massacre perpétré dans les locaux de Charlie Hebdo

5 Les médias, donc, tiennent à donner à leur discours, lorsqu’ils le peuvent, le vernis d’une supposée caution scientifique, en interrogeant les multiples représentants des sciences humaines et sociales sur des sujets mettant en jeu la parentalité. Et paradoxalement, c’est là que les choses semblent s’obscurcir, car vous, nous, ils, représentants desdites sciences, n’emploient pas ce mot au hasard mais selon les codes et les jalons des disciplines dont chacun se réclame. Si se dégage parfois de ces confrontations une impression de confusion, c’est qu’au gré des divergences inter et intradisciplinaires d’interprétation, peuvent se manifester des contradictions, incompréhensions ou désaccords.

6 La raison en est simple, c’est que la notion de parentalité a déjà une longue histoire traversant plusieurs disciplines, et chaque nouvelle appréhension a apporté un éclairage nouveau, spécifiant une approche, et se superposant aux plus anciennes. S’est ainsi opérée une espèce de sédimentation d’appréhensions différentes du terme, qui peuvent dans le discours public être sollicitées à tour de rôle ou parfois toutes ensemble, ou être, au contraire, ignorées, lorsque le propos veut se situer au niveau le plus prosaïque de l’expérience parentale.

7 Voilà pourquoi se pose la question « C’est quoi la parentalité ? », à propos de ce qui pourtant semblait être une évidence.

8 Pour y répondre, deux solutions se présentent à moi : ou bien je reprends la démarche généalogique de constitution du terme en partant de ce qui me semble être la première utilisation du terme en français, soit la traduction du mot anglais parenthood, employé dès 1930 par Bronislaw Malinowski [5], le célèbre anthropologue ; ou bien j’essaye d’élaborer une définition pluridisciplinaire du terme, empruntant aux différentes démarches scientifiques et institutionnelles, en mettant en correspondance les diverses utilisations et leurs éventuelles divergences.

9 Bien que ce soit la démarche la plus délicate, je choisirai cette dernière, cela m’évitera de me répéter [6]

10 La difficulté cependant est double, car il faut à la fois tenir compte de la généalogie du terme dans, a minima, les différentes disciplines que sont l’anthropologie, la psychanalyse et la sociologie, et en même temps tenir compte des définitions institutionnelles qui se sont depuis succédé, sans pour autant perdre de vue que, dans le flou artistique qui préside à la coexistence d’approches aussi diversifiées du terme, il est tout à fait possible d’appréhender ce discours sur la parentalité comme faisant fonction de mythe contemporain, comme devrait le développer Saül Karsz dans sa propre contribution. Ce qui, par ailleurs, n’est pas sans entrer en congruence avec mon appréhension de la parentalité comme dispositif sociétal.

Repérage des éléments pour une tentative de définition

11 Si je me réfère à mes tentatives précédentes, la caractéristique principale de l’approche anthropologique est de se centrer sur les fonctions que les parents exercent à l’égard de leur enfant dans toutes les sociétés (procréation, nourrissage, éducation, attribution d’identité et accès au statut d’adulte, selon Esther Goody [7], auxquelles Maurice Godelier ajoutera le droit pour certains parents d’exercer certaines formes d’autorité, et l’interdiction pour ces parents d’avoir des relations sexuelles avec certaines catégories d’enfants [8]). L’approche psychanalytique, elle, se centre plutôt sur la création d’un lien psychique parent-enfant, en distinguant explicitement maternalité et paternalité. Elle insiste sur sa dynamique, notamment inconsciente, qu’évoque l’idée de parentalisation [9]. Ce qui n’est pas sans rapprocher certains de ces auteurs d’une approche fonctionnaliste, déjà rencontrée chez les anthropologues à un autre niveau. La sociologie, pour sa part, va plutôt mettre en discussion les places parentales à partir d’une analyse de ce que certains ont désigné comme les « nouvelles parentalités » : monoparentalité, beau-parentalité, homo-parentalité. Elle met en avant que l’occupation de certaines places parentales, tenues aux niveaux éducatif et imaginaire, dans une présence affirmée quotidiennement, échappe encore à la définition juridique des places dans le système de parenté, et perturbe de ce fait le fonctionnement symbolique de ces familles. Ces trois angles d’approche, bien sûr, ne sont pas sans lien, mais restent difficiles à articuler, surtout si l’on considère que chacun dans sa discipline est soumis à débat.

12 Mais le panorama ne serait pas complet sans approcher maintenant ce que les institutions peuvent dire de cette fameuse parentalité, pour appréhender en quoi l’abord politique et gestionnaire peut infléchir le regard sur celle-ci. Je ne reprends ici que la définition que l’on peut considérer comme la plus officielle, celle du Comité national de soutien à la parentalité, qui a élaboré un « Avis relatif à la définition de la parentalité et du soutien à la parentalité », issu du comité national du 10 novembre 2011. Pour produire cette définition, nous dit l’avis, « une note de cadrage a été élaborée par la CNAF et la DGCS portant sur la définition de la parentalité et du soutien à la parentalité, et reprenant plusieurs éléments de terminologie et de définitions existants, notamment les travaux du professeur Houzel et ceux conduits dans le cadre de la CNAPE (Convention nationale de protection de l’enfant). La note reprenait également les recommandations du Conseil de l’Europe (adoptées le 13 décembre 2006 relatives aux politiques visant à soutenir la parentalité positive) ainsi que des éléments de problématique concernant l’architecture de la politique familiale adoptée par le Haut Conseil à la famille le 13 janvier 2011 [10] ».

13 Un consensus se forme alors sur cette définition, qui cherche à la fois à s’appuyer sur une approche scientifique et à prendre en compte la dimension gestionnaire et politique : « La parentalité désigne l’ensemble des façons d’être et de vivre le fait d’être parent. C’est un processus qui conjugue les différentes dimensions de la fonction parentale, matérielle, psychologique, morale, culturelle, sociale. Elle qualifie le lien entre un adulte et un enfant, quelle que soit la structure familiale dans laquelle il s’inscrit, dans le but d’assurer le soin, le développement et l’éducation de l’enfant. Cette relation adulte/enfant suppose un ensemble de fonctions, de droits et d’obligations (morales, matérielles, juridiques, éducatives, culturelles) exercés dans l’intérêt supérieur de l’enfant en vertu d’un lien prévu par le droit (autorité parentale). Elle s’inscrit dans l’environnement social et éducatif où vivent la famille et l’enfant [11]. »

14 Cette définition est particulièrement révélatrice d’une double volonté : de faire consensus et d’opérationnaliser une politique, même si les auteurs reconnaissent en parallèle n’avoir pas (encore) réussi à donner une définition complémentaire du soutien à la parentalité. Quels en sont les éléments centraux ? Partir d’un état de fait, « être parent », insister sur le vécu qui l’accompagne, et le relier à la dimension traditionnellement évoquée comme centrale (notamment chez les anthropologues), la fonction parentale, puis l’articuler immédiatement sur la question du lien adulte-enfant, si cher aux psychistes, dans la diversité des structures familiales sur laquelle insistent les sociologues. Effectivement, cette définition est d’autant plus consensuelle qu’elle en énonce aussitôt l’objectif : l’éducation (au sens large) de l’enfant, que le droit s’est évertué à définir sous le double auspice de la Convention internationale des droits de l’enfant (et des devoirs concomitant des parents) et de l’élaboration d’une autorité parentale qui se doit d’être partagée et préservée, quelles que soient les situations de vie de l’enfant. Elle se termine par une allusion assez rapide au fait que cette parentalité ainsi définie « s’inscrit dans l’environnement social et éducatif où vivent la famille et l’enfant » ; allusion quand même très euphémisée au fait que ce qu’est censée être cette parentalité, selon la norme ainsi présentée, est bien loin d’être la réalité vécue par tous les parents, comme l’attestent les mesures de protection de l’enfance, les placements familiaux, les procédures d’adoption, les procréations médicalement assistées avec donneurs, les désaffiliations et les accidents de parcours… Ainsi, s’il est une dimension euphémisée, voire déniée, dans cette définition institutionnelle de la parentalité, c’est peut-être ce qui en constitue le socle, la dimension politique.

15 Comme le disait en son temps Pierre Bourdieu, « la famille est une catégorie réalisée » dont l’existence est tellement consubstantielle à nos vies qu’elle apparaît comme le principe premier d’interprétation de la vie sociale, si bien que, ajoute-t-il : « Les rapports familiaux dans leur définition officielle tendent à fonctionner comme principes de construction et d’évaluation de toute relation sociale [12]. »

16 C’est ce même constat que, d’une autre façon, réalisait Maurice Godelier à propos de la sexualité, en avançant que la « subordination de la sexualité à des réalités qui n’ont rien à voir avec les sexes n’est donc pas celle d’un sexe à l’autre, c’est la subordination d’un domaine de la vie sociale aux conditions de reproduction d’autres rapports sociaux [13] ». En d’autres termes, la sexualité comme la parentalité sont prises dans des rapports sociaux dont la composante politique s’avère centrale.

17 Alors, en quoi la parentalité constitue-t-elle le dernier avatar de la gestion républicaine des populations ?

Une gestion républicaine de la famille qui exhausse la parentalité

18 Il ne faut pas s’y tromper : ce n’est pas d’aujourd’hui que la relation parentale fait l’objet d’une préoccupation publique, les manifestations de cet intérêt sont multiples tout au long de l’histoire, et, au regard de notre ordre social contemporain, au moins depuis la philosophie des Lumières, Montesquieu et son Esprit des lois, et surtout Rousseau et son Émile ou de l’éducation… Car ce qui caractérise la volonté républicaine jusqu’à aujourd’hui est bien de faire éclater la collusion entre l’Église et la famille pour, en destituant la royauté, pouvoir élaborer une société laïque. On sait que l’entreprise a été délicate puisque la IIIe République ne stabilise ce type de régime qu’en 1870, quelque quatre-vingts années après la Révolution.

19 Pourtant, les parents ont connu dès le début du XIXe siècle la lutte contre les « nourrices mercenaires » et la mise en place d’une biopolitique, visant d’abord à préserver la vie [14]. Cette volonté de l’État de gérer la santé des populations, si elle peut trouver des motivations diverses (économiques, morales, sanitaires…), s’est historiquement affirmée comme une volonté d’encadrer la famille et ce qui, en son sein, fait la richesse des nations, à savoir les enfants. Toute une école de pensée, s’inspirant de Foucault, a mis en évidence la généalogie de cette démarche avec les ouvrages d’Isaac Joseph et Philippe Fritsch, Robert Castel, Lion Murard et Patrick Zylberman, Philippe Meyer…, et le titre coup de poing du livre de Jacques Donzelot, La police des familles ; et, plus proche de la pensée de Bourdieu, les travaux de Boltanski ou de Lenoir [15]. Si bien que s’est imposée l’idée d’un familialisme, comme notion mettant en évidence cette préoccupation des politiques à l’égard de la gestion des familles. S’est progressivement constitué un arsenal de mesures et de discours témoignant des préoccupations croissantes de l’État à l’égard de la famille, parallèlement à l’affirmation de son importance dans le discours psychanalytique. Mais ce que pointent les analystes du social, c’est le basculement de la gestion politique du familialisme au parentalisme dans les années 1980-1990 [16], autour de l’affirmation d’une politique de la parentalité.

20 Cette politique qui prend pour objet la parentalité est devenue une nécessité structurelle, dans une société qui a connu une double évolution : émancipation des adultes des contraintes institutionnelles accompagnant la montée de l’individualisme ; et en parallèle, affirmation de l’enfance, son importance, son statut et ses droits. Si la mutation de l’ordre privé qui se met en place dans les années 1970 affirme l’autonomisation des individus, et particulièrement des femmes et des enfants, elle participe d’une fragilisation massive de la conjugalité, mais aussi des rapports parents-enfants, qui apparaissent menacés par les conséquences de cette mutation.

21 La prise de conscience sociale des risques familiaux encourus va inciter le droit à encadrer cette évolution [17], puis les institutions à l’accompagner, depuis l’affirmation de la coparentalité [18] comme partie intégrante de l’intérêt supérieur de l’enfant jusqu’à la coordination, puis l’incitation au développement des procédures de soutien et d’accompagnement des parents.

22 De ce point de vue, la parentalité est ce qui fait l’objet d’une politique centrée sur les parents, dans sa double version de soutien et de contrôle. Ce ne peut être une politique de la parenté, même si l’assistance médicale à la procréation oblige à reproblématiser les cadres de notre système filiatif, et ce ne peut être non plus une politique de la fonction parentale, qui, là aussi, apparaît trop réductrice. Le néologisme parentalité semble arriver à point nommé pour rendre compte de cet ensemble de transformations qui affectent les relations parents-enfant, il en regroupe toutes les dimensions. Certains auteurs d’ailleurs énoncent qu’il a été forgé dans les années 1980…, alors que, on l’a vu, des utilisations spécifiques circulaient depuis déjà un demi-siècle. C’est bien une des raisons majeures des difficultés à utiliser ce terme, qui recouvre des utilisations scientifiques, politiques et profanes avec lesquelles les médias jonglent non sans un certain plaisir. Mais pour le politique, l’opportunité de désigner ainsi l’objet de son action est évidente, car l’avantage de développer une politique de la parentalité réside, d’une part, dans la possibilité de la légitimer par le plus haut motif qui soit, l’intérêt supérieur de l’enfant – l’énoncé le dit bien, il est supérieur –, d’autre part, à reporter sur les parents le poids principal d’une éducation qui pourtant est de plus en plus partagée [19], en occultant ce en quoi les rapports sociaux dans lesquels ils sont pris surdéterminent leurs possibilités éducatives. En ce sens, la parentalité est un concept parfaitement néolibéral. Je vous rappelle que le néolibéralisme se caractérise par la volonté d’appliquer un référentiel économique libéral à l’ensemble de la gestion sociale, et pas seulement à l’économie [20]. Le social et le psychique s’y retrouvent inféodés à l’économique… et ce n’est pas l’évolution du paradigme psychiatrique qui viendra me contredire [21].

Un dispositif de parentalité

23 De cette diversité des logiques qui préside à l’avènement de la parentalité au statut d’analyseur [22] de l’ordre social, se dégage en filigrane sa constitution en dispositif sociétal d’organisation. Si j’ai été amené à parler de la constitution d’un dispositif de parentalité au tournant du XXIe siècle, ce n’est pas seulement en référence aux analyses foucauldiennes mais bien pour rendre compte de ce processus qui a vu, dans le dernier tiers du XXe siècle, le développement à partir de la société civile de multiples procédures de soutien aux parents, leur reconnaissance par les institutions, puis leur systématisation comme principe de gestion sous l’impulsion de l’État, depuis la création des REAAP (réseaux d’écoute, d’appui et d’accompagnement des parents) jusqu’à celle du CNSP (Comité national de soutien à la parentalité), et, dernier avatar, le positionnement des CAF (caisses d’allocations familiales) en leader de ce dispositif… La parentalité en est devenue à la fois le référent et le principe.

24 Se retrouve en jeu la reconfiguration des rapports entre la famille, la société civile, l’État et les institutions gestionnaires, mais aussi la religion, la science et le droit, dans le contexte d’une société qui depuis un demi-siècle voit s’affirmer le passage d’une régulation sociale centrée sur la loi à une autre, beaucoup plus assujettie à l’affirmation de la norme. Le processus éducatif devient d’autant plus important que le citoyen désormais se doit de pleinement intérioriser les normes, quitte à infléchir le processus de responsabilisation des individus vers un âge de plus en plus précoce [23], et à surresponsabiliser les parents qui ne peuvent satisfaire aux critères de la suffisamment bonne parentalité, impliquant une transmission normative adéquate.

25 Hyperactivité enfantine, pédophilie, intégrismes religieux, mariage pour tous, échec scolaire et désaffiliation d’une partie de la jeunesse, les points d’achoppement de cette logique se multiplient… et la volonté d’accompagner, ou de réprimander, les parents ne saurait suffire pour apaiser une société en crise.

Normativité et parentalisme

26 Ainsi, la parentalité aujourd’hui se retrouve constituée en nouvelle norme centrale de la gestion sociale des populations, du fait de la fonction d’éducation dont elle est porteuse et que soulignent tous les discours, et en la référant aux deux principes normatifs qui sous-tendent l’idéologie des sociétés démocratiques et marchandes : l’intérêt supérieur de l’enfant, et son corollaire moins directement explicité, celui de l’intérêt supérieur de la société à disposer de parents qui assument le rôle de courroie de transmission d’un ordre où s’entrechoquent libéralisme et citoyenneté. Si l’économie s’y trouve directement impliquée, la perspective anthropologique amène à prendre du recul par rapport à cette assignation du parental à la gestion, en montrant la grande diversité des configurations familiales et des places qu’y occupent les parents. Ce qui permet d’appréhender ces places comme des « positions », socialement construites. Qu’au sein de cette dynamique les disciplines psychologiques apparaissent comme les opérateurs de la montée du parentalisme [24] n’empêche pas que la plupart de leurs représentants refusent de se laisser assigner à une fonction de contrôle, comme l’a bien montré le mouvement « Pas de 0 de conduite [25] » et tous les mouvements parallèles de contestation du rôle normatif qu’on veut leur faire jouer…

27 Impliqué, comme tous ici, dans la reconfiguration de ce paysage brouillé, je voudrais pour conclure essayer de résumer ce que l’on peut entendre par parentalité : la parentalité, c’est tout d’abord le nom donné à une politique de gestion des populations, et c’est ensuite un terme employé pour désigner la construction, à la fois sociale et psychique, du rapport parent-enfant, insistant de ce fait sur son caractère dynamique et changeant, d’une situation familiale à l’autre, d’une société à l’autre, et d’une époque à l’autre…


Mots-clés éditeurs : politique familiale, CNSP, fonction parentale, soutien, lien, psychanalyse, affiliation, contrôle, REAPP, sociologie, parentalisme, néolibéralisme, parentalité, anthropologie

Date de mise en ligne : 01/06/2015.

https://doi.org/10.3917/spi.073.0145

Notes

  • [1]
    Numéro auquel, jeune chercheur, j’ai eu la chance de participer avec « De la cohabitation juvénile aux unions informelles ».
  • [2]
    Actions et Recherches sociales, « La famille instable : parentalité, conjugalité, sociabilité familiale aujourd’hui », vol. 22, n° 1, 1986 ; V. de Gaulejac et N. Aubert, Femmes au singulier ou la parentalité solitaire, Paris, Klincksieck, 1990 ; Collectif, On naît toujours d’une famille, et après… : la parentalité dans les soins à l’enfant déplacé, Journées nationales sur le placement familial, Le lierre et le coudrier, 1991.
  • [3]
    Programme de recherches de la CNAF, « Évolution des structures familiales : les familles monoparentales », 1985.
  • [4]
    Cl. Martin, La parentalité en questions. Perspectives sociologiques, rapport pour le Haut Conseil de la population et de la famille, Paris, 2003.
  • [5]
    B. Malinowski, « Parenthood. The basis of social structure », dans V.F. Calverton et S.D. Schmalhausen (sous la direction de), The New Generation : The Intimate Problems of Modern Parents and Children, New York, The Macaulay Comp., 1930.
  • [6]
    Cf. G. Neyrand, dans D. Le Gall et Y. Bettahar (sous la direction de), La pluriparentalité, Paris, Puf, 2001 ; G. Neyrand, « La parentalité comme dispositif. Mise en perspective des rapports familiaux et de la filiation », Recherches familiales. La filiation recomposée : origines biologiques, parenté et parentalité, 4/2007, p. 71-88 ; Soutenir et contrôler les parents. Le dispositif de parentalité, Toulouse, érès, 2011.
  • [7]
    E. Goody, Parenthood and Social Reproduction. Fostering and Occupational Roles in West Africa, Cambridge University Press, 1982.
  • [8]
    M. Godelier, Métamorphoses de la parenté, Paris, Fayard, 2004.
  • [9]
    T. Benedek, « Parenthood as a developmental phase », Journal of the Américan Psychoanalytic Association, 7, 1959 ; E.H. Erikson, Enfance et société (1950), trad. fr., Paris, Delachaux et Niestlé, 1982 ; P.-C. Racamier, C. Sens, L. Carretier, « La mère et l’enfant dans les psychoses du post-partum », L’évolution psychiatrique, 26, 1961.
  • [10]
    http://www.social-sante.gouv.fr/IMG/pdf/Avis_soutien_parentalite_.pdf» \t «_blank.
  • [11]
    Ibid.
  • [12]
    P. Bourdieu, « La famille comme catégorie réalisée », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 100, 1993, p. 33.
  • [13]
    M. Godelier, op. cit., p. 32.
  • [14]
    M. Foucault, Naissance de la biopolitique : Cours au Collège de France. 1978-1979, Paris, Le Seuil/Gallimard, coll. « Hautes Études », 2004.
  • [15]
    L. Boltanski, « Prime éducation et morale de classe » (1969), Cahiers du centre de sociologie européenne, n° 5, Paris, EHESS, 1984 ; L. Murard et P. Zylberman, Le petit travailleur infatigable ou le prolétaire régénéré. Villes-usines, habitat et intimité au XIXe siècle, CERFI, coll. « Recherches », n° 25, 1976 ; P. Fritsch et I. Joseph, Disciplines à domicile, l’édification de la famille, CERFI, coll. « Recherches », n° 28, 1977 ; P. Meyer, L’enfant et la raison d’État, CERFI, Paris, Le Seuil, 1977 ; J. Donzelot, La police des familles, Paris, Minuit, 1977 ; R. Castel, La gestion des risques. De l’anti-psychiatrie à l’après-psychanalyse, Paris, Minuit, 1981 ; R. Lenoir, Généalogie de la morale familiale, Paris, Le Seuil, 2003.
  • [16]
    J. Commaille et Cl. Martin, Les enjeux politiques de la famille, Paris, Bayard, 1998 ; B. Bastard, « Une nouvelle police de la parentalité ? », Enfances, familles, générations, n° 5, 2006, p. 1-9, http://id.erudit/015783ar ; M.-A. Barrère-Maurisson, « Familialisme, féminisme et parentalismep : trois âges de la régulation sociale », document de travail du centre d’économie de la Sorbonne, Paris, 2007 ; M. Messu, « Du familialisme au parentalisme : quels nouveaux enjeux pour la politique familiale française ? », colloque « Le nouveau contrat familial », INRS Montréal, 28-29 février 2008 ; M. Chauvière, « La parentalité comme catégorie de l’action publique », Informations sociales, n° 149, 5, 2008, p. 16-29 ; Cl. Martin (sous la direction de), « Être un bon parent », une injonction contemporaine, Rennes, Presses de l’EHESP, 2014.
  • [17]
    J. Commaille, L’esprit sociologique des lois, Paris, Puf, 1994 ; I. Théry, Couple, filiation et parenté aujourd’hui. Le droit face aux mutations de la famille, Paris, Odile Jacob/La Documentation française, 1998.
  • [18]
    B. Bastard, Les démarieurs. Enquête sur les nouvelles pratiques du divorce, Paris, La Découverte, 2002.
  • [19]
    S. Rayna, M.-N. Rubio, H. Scheu (sous la direction de), Parents-professionnels : la coéducation en question, Toulouse, érès, 2010 ; G. Neyrand, « La reconfiguration de la socialisation précoce. De la coéducation à la cosocialisation », Dialogue, n° 200, 2013.
  • [20]
    M. Foucault, Sécurité, territoire, population : Cours au Collège de France. 1977-1978, Paris, Le Seuil/Gallimard, coll. « Hautes Études », 2004 ; L. Boltanski, È. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999 ; M. Revault d’Allonnes, Pourquoi nous n’aimons pas la démocratie, Paris, Le Seuil, 2010 ; T. Piketty, Le capital au XXIe siècle, Paris, Le Seuil, 2013.
  • [21]
    R. Gori, M.-J. Del Volgo, La santé totalitaire. Essai sur la médicalisation de l’existence, Paris, Denoël, 2005.
  • [22]
    G. Lapassade, L’analyseur et l’analyste, Gauthier Villars, 1971 ; R. Lourau, L’analyseur Lip, Paris, UGL, « 10/18 », 1974 ; G. Neyrand, « Analyseur, mythe, dispositif : les nouveaux enjeux de la parentalité », XXe journées d’étude du réseau Pratiques sociales, « Famille(s), parentalité(s), et autres enjeux contemporains », Paris, 17-18 novembre 2014.
  • [23]
    G. Neyrand et S. Mekboul, Corps sexué de l’enfant et normes sociales. La normativité corporelle en société néolibérale, Toulouse, érès, 2014.
  • [24]
    R. Castel, La montée des incertitudes, Paris, Le Seuil, 2009.
  • [25]
    Collectif, Pas de 0 de conduite pour les enfants de 3 ans !, Toulouse, érès, 2006 ; Enfants turbulents : l’enfer est-il pavé de bonnes préventions ?, Toulouse, érès, 2008 ; Les enfants au carré ? Une prévention qui ne tourne pas rond, Toulouse, érès, 2011.
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