Couverture de SPI_072

Article de revue

L'allaitement long

Pages 49 à 62

Notes

  • [1]
    Enquête Epifane 2013.
  • [2]
    Enquête Rhône-Alpes (2006) qui incluait allaitements exclusif et partiel. Il s’agit de la région où les taux d’allaitement sont les plus élevés.
  • [3]
    Flammarion, 2010.

Qu’est-ce qu’un allaitement long ?

1 Pour l’OMS, l’allaitement doit être recommandé exclusif six mois puis associé à une alimentation diversifiée jusqu’à 2 ans, au moins.

2 Or en France, aujourd’hui, si 70 % des bébés sortent de maternité allaités (dont 60 % exclusivement), on sait que seulement 54 % le sont à 1 mois (dont 35 % exclusivement [1]) et 28 % à 3 mois, 15 % à 6 mois, 6 % à 9 mois, et 2 % à 1 an [2]. Aujourd’hui les taux doivent être à peu près similaires certainement pas supérieurs à 3 %.

3 La France est un des pays où les enfants sont le moins allaités et le moins longtemps, la durée médiane d’allaitement en 1998 étant estimée à 10 semaines, alors que l’allaitement dépasse 4 mois pour 65 % des enfants en Suède et en Suisse, et 5 % en France.

4 Le lait maternel est l’aliment idéal du nouveau-né jusqu’à 4-6 mois de par sa composition (recommandations Comité de nutrition de la Société française de pédiatrie), il le reste plus tard mais ne doit plus être exclusif et, associé à une alimentation correctement diversifiée, il reste l’apport lacté idéal aussi longtemps que possible.

5 Quelle est alors la définition d’un allaitement long ? celui qui dépasse la moyenne des statistiques ? celui qui dépasse 1 an, 2 ans ? Possible veut-il dire souhaitable ? Souhaitable veut-il dire acceptable ?

6 Deux heures du matin, je suis appelée en urgence à la maternité pour un accouchement à risque. À mon arrivée le bébé est né, va très bien, en peau à peau contre sa maman. Le personnel est très occupé avec d’autres accouchées, je suis là, réveillée pour « rien » finalement, et plutôt que de rentrer immédiatement je reste un peu avec cette femme, profitant de cet instant si particulier, si plein d’émotions, qu’est une naissance. Il faudrait normalement que cet enfant puisse prendre le sein assez rapidement. Je regarde le dossier obstétrical et je lis, à l’item du choix d’alimentation du bébé, « trois tétées ». Il s’agit d’un genre d’essai que l’on propose aux mères ambivalentes. Certaines après ces trois tétées renoncent, confortées dans leur idée initiale qu’elles n’ont aucune envie de donner le sein ; d’autres découvrent que cela leur plaît et poursuivent. Le bébé en outre profite de la richesse en anticorps du colostrum et les suites de couches sont favorisées.

7 Je dis à madame : « Vous avez choisi les trois tétées, donc vous ne voulez pas forcément allaiter. – Oui, je ne suis pas pour l’allaitement… (Silence de ma part) Remarquez, je ne suis pas contre non plus… (Je reste muette.) Oui, il faut que le papa participe… Remarquez, il peut participer autrement… Oh, et puis c’est un esclavage. L’autre jour, j’ai vu ma belle-sœur qui allaite, elle a eu son bébé au sein tout l’après-midi… Remarquez, elle avait l’air ravie et lui aussi. – Bon, si vous voulez, on va proposer le sein à votre bébé qui est bien prêt, là. » Une très bonne tétée de naissance a eu lieu.

8 Le lendemain je repasse voir cette femme qui me dit que finalement comme ça se passe bien, elle va continuer 48 heures. Au bout de ce temps, elle décide de poursuivre jusqu’au retour à la maison où « de toute façon ce sera ingérable ». Et au final cette dame a allaité son enfant quatre mois, y compris au début de la reprise de son travail pour laquelle elle a décidé de sevrer en douceur et sereinement. J’estime que, par rapport à son projet initial, cette femme a réalisé un allaitement long alors qu’il n’a duré « que » quatre mois.

9 Chez les primates, mammifères comme la femme, l’allaitement dépasse souvent trois à cinq ans… Certes, la femme est un mammifère mais son modèle doit-il être la femelle primate ? La femme est un mammifère pensant, c’est-à-dire soumis à des affects personnels et relationnels qui influent sur ses mouvements biologiques physiologiques. Elle est aussi un mammifère socialisé soumis aux contraintes de ses choix ou obligations sociales, au premier rang desquels son engagement familial et professionnel. Comment peut-elle et doit-elle composer avec la disponibilité totale que nécessite, au début, un allaitement ? avec sa fonction de conjoint, de mère d’autres enfants, avec plus tard sa nécessité de reprendre son activité professionnelle ?

10 Par ailleurs, tant d’écueils peuvent survenir au cours d’un allaitement, surtout au début, le mettant possiblement en péril. Des écueils techniques mais aussi tellement d’entraves familiales et sociales peuvent surgir dans la durée, parasitant le projet initial de la mère ou, plus tard, son engagement de fait dans cet allaitement, façonnant son désir d’arrêter ou de poursuivre.

11 L’enfant, partenaire de cet allaitement, et son attitude sont aussi très certainement un facteur déterminant dans la durée de l’allaitement.

12 Tout allaitement qui fera dépasser les 35 % des femmes allaitantes à un mois aujourd’hui sera déjà pour nous un allaitement long ; tout allaitement poursuivi après la reprise du travail de la mère alors qu’elle avait initialement le projet d’arrêter à ce moment-là sera un allaitement long ; tout allaitement qui fera dépasser les 2-3 % d’allaitement à 1 an sera un allaitement long.

13 Cependant, au-delà de cette notion, nous verrons que ce qui importe n’est pas tant qu’il soit long mais bien plus qu’il le soit de façon satisfaisante pour tous : le bébé bien sûr, la mère aussi, mais aussi le père et la fratrie. L’allaitement doit être un choix concerté dans le couple, et sa durée aussi.

14 Nous choisissons donc d’appeler allaitement long tout allaitement qui dépasse les statistiques moyennes, celui qui dépasse le projet initial de la femme et du couple tout en se réalisant harmonieusement pour la mère, son bébé et le père, ainsi que tout allaitement qui se poursuit, avec satisfaction pour tous, au-delà d’une période difficile qui a fait envisager son arrêt.

15 Tout allaitement, quelle que soit sa durée, qui rend la mère insatisfaite ou agacée est un allaitement trop long.

16 Tout allaitement interrompu, qui laisse la mère frustrée déçue et triste, est un allaitement trop court même s’il a duré six mois.

17 Tout allaitement qui n’est pas accepté par le père est un allaitement trop long.

18 Tout allaitement qui ne permet pas un lien adéquat entre le bébé et ses deux parents est un allaitement trop long.

19 Ainsi, le comptage ne se fait pas en jours, mois ou années, mais à l’aune de la satisfaction mutuelle, et d’interactions satisfaisantes. La mesure de l’allaitement n’est pas que temporelle mais aussi affective.

Avant étaient la spontanéité et la culture…

20 Aujourd’hui sont la science et l’accompagnement.

21 Le discours médical qui depuis une décennie assène aux femmes les recommandations nutritionnelles (les anticorps, le lien affectif, la prévention de l’obésité, au moins six mois…) est venu trop souvent aujourd’hui influer le choix initial des mères et leur volonté de poursuivre, parfois, nous le verrons, au prix d’attitudes de contraintes un peu difficiles au quotidien. Alors qu’avant ce discours médical sur les recommandations nutritionnelles, avant la vulgarisation des connaissances de la théorie de l’attachement, la meilleure connaissance des rythmes veille-sommeil des bébés, les injonctions de l’initiative « Hôpital ami des bébés », une seule chose guidait le désir de la mère et lui faisait « choisir » l’allaitement : son sentiment profond, son ressenti profond que de la même façon qu’il est logique d’accoucher quand on est enceinte, il est logique, normal et naturel de proposer son lait à son enfant.

22 Il y a trente ans, quand seulement environ 40 % de mères allaitaient à la naissance, quand on demandait à ces femmes ce qui avait déterminé leur choix, elles semblaient incapables de répondre. Elles ouvraient des yeux étonnés à la question et répondaient invariablement « ben, parce que », et l’on comprenait parce que c’est « normal » ou « naturel » au sens d’« évident ». On se souvient cependant que ces femmes avaient elles-mêmes été allaitées sans souci et avaient donc inclus, par leur histoire, l’allaitement dans le processus de naissance. Alors que d’autres, portées par des témoignages négatifs, souvent de leur propre mère « qui n’avait pas eu de lait » ou « qui avait souffert le martyre des crevasses », choisissaient souvent de ne même pas essayer…

23 Si l’on pose la même question aujourd’hui, en particulier en anténatal lors des séances d’information ou en consultation lorsqu’il faut vaincre une difficulté de pratique, la réponse est invariablement « parce que c’est bon pour mon bébé », « parce que les anticorps… », « parce que les allergies », exceptionnellement « parce que c’est normal ».

24 Bien sûr, le primum movens est différent, bien sûr la femme désireuse et instinctive est remplacée par la femme informée et volontaire… Mais quelle importance ? Le but atteint est le même : qu’un enfant bénéficie du meilleur pour lui et qu’une femme découvre le bonheur de le lui offrir ; que la fonction mammifère de la femme se fonde dans sa fonction maternante ; que désir et volonté se confondent dans un même élan.

Avant était la résignation…

25 Aujourd’hui doit être la satisfaction ou le renoncement assumé.

26 Elisabeth Badinter, dans son livre Le conflit, la femme et la mère [3], critique avec véhémence La Leche League (LLL) et la Grande Tétée, parlant de prosélytisme, quasiment d’embrigadement collectif. Pourtant, elle raconte comment sont nées ces réunions de femmes allaitantes. Trois femmes dans un parc allaitent leurs enfants. D’autres femmes qui les observent de loin viennent leur dire qu’elles ont échoué dans leur allaitement et leur demandent conseil. L’échange s’installe, mais le temps presse et rendez-vous est pris pour continuer la conversation. Ces femmes vont se rencontrer régulièrement pour partager leurs expériences et ses réunions naissent. Elisabeth Badinter parle alors de prosélytisme mais oublie de se poser la question de fond ! Pourquoi ces femmes qui n’avaient pas allaité sont-elles allées voir les femmes allaitantes ? curiosité ? perplexité ? regret ? frustration ? En tout cas mouvement de femmes vers des femmes, partage d’expérience de femmes. Le résultat aurait donc pu être différent : influence des femmes non allaitantes aux motifs variés de liberté, d’indépendance, que sais-je ? Eh bien, non ! Ce sont les femmes allaitantes qui ont entraîné et convaincu les autres, et la LLL est née. Bien sûr, la LLL a ses excès, voire ses outrances, comme tout mouvement militant. Il n’empêche qu’elle a permis la mise en place d’un esprit de compagnonnage, d’un transfert d’expérience que la transmission de mère à fille ne permettait plus. Elle a permis d’ouvrir les portes du huis clos que chaque mère vivait avec son bébé, et de proposer des appuis techniques pour aboutir à ce que les professionnels disaient depuis toujours, sans se préoccuper pourtant d’en donner tous les moyens possibles aux mères, « le meilleur lait pour le bébé est celui de sa mère », et à ce que les femmes savaient au fond d’elles-mêmes, « l’accouchement finit la grossesse, l’allaitement suit la naissance ». Mais, entre les deux, existaient tous les écueils rédhibitoires. Écueils techniques : la médicalisation de la naissance (parfaitement nécessaire eu égard à la sécurisation souhaitable face à la mortalité infantile de l’époque). Écueils sociaux : l’image de la femme fortement façonnée par le féminisme d’après-guerre.

27 Rares étaient celles qui, malgré leur désir ou mouvement spontané ou raisonné, osaient affronter ces écueils ou trouvaient les soutiens pour les surmonter.

28 Nombreuses devraient être aujourd’hui les mères qui voient aboutir leur projet d’allaitement, y compris de non-allaitement, en étant correctement, respectueusement et avec bienveillance informées, écoutées, accompagnées. Chacune devrait pouvoir débuter ou renoncer, poursuivre ou arrêter, avec satisfaction, sans effort, sans regret ou remords ni amertume.

29 Le grand avantage, en effet, de la promotion de l’allaitement maternel actuel est d’avoir dépassé le seul diktat de « allaitez car votre lait est le meilleur pour nourrir votre enfant », et d’avoir mis en place progressivement les mailles d’un réseau d’aide aux femmes allaitantes. Les associations d’aide comme Solidarilait, LLL, Co-naître…, soutenues par des associations scientifiques (l’Information pour l’allaitement, CERDAM [Centre de ressource documentaire sur l’allaitement maternel]) et institutionnelles (INPES, HAS, PNNS), donnent aux professionnels de la naissance et du suivi du nouveau-né les moyens de pallier les écueils nombreux de l’allaitement.

30 Allaiter n’est pas instinctif. Comme toute fonction biologique, des troubles ou des complications peuvent survenir, qu’il faut prévenir, dépister et traiter. Rien n’est parfaitement physiologique lorsque la vie sociale s’en mêle, et il faut savoir composer, adopter des compromis. Tout doit être fait pour soutenir un allaitement compliqué ou pour l’adapter à la vraie vie. Le professionnel de santé doit posséder la connaissance, ou savoir déléguer à qui l’a, pour faire aboutir le projet de chaque mère, pour l’impliquer dans les choix stratégiques de cet allaitement, faire avec elle et non seulement pour elle, accompagner et non diriger.

Est long tout allaitement qui dépasse les statistiques moyennes, ou qui va au-delà du projet initial de la femme et du couple tout en se réalisant harmonieusement pour la mère, son bébé et le père, ainsi que tout allaitement qui se poursuit, avec satisfaction pour tous, au-delà d’une période difficile qui a fait envisager son arrêt.

31 Nous, soignants en 2014, sommes soumis dans notre rôle d’accompagnement des femmes allaitantes à la nécessité de promotion du lait maternel pour ses bienfaits en termes de santé individuelle, pour l’enfant et la mère, et en termes de santé publique, et aux recommandations de soutien de l’allaitement. Cependant, nous devons éviter les écueils de ne plus voir la femme-individu derrière celle qui allaite, de ne plus voir le bébé qui se construit autrement qu’en poids et taille et avenir métabolique, derrière le lait « bon pour lui » de ne plus voir non plus le père, partie prenante indispensable au sein du couple parental, à côté de la dyade mère-bébé, de ne plus voir la femme au travail derrière la mère allaitante… de ne penser et de n’agir que pour l’allaitement, et moins pour la construction d’un être nouveau au sein d’une famille.

32 Ainsi seulement l’allaitement sera choisi, poursuivi et abouti, alors qu’ailleurs il sera refusé ou abandonné, mais dans tous les cas avec la satisfaction d’un choix conscient et bénéfique pour le bébé, sa mère et son père.

Avantages et inconvénients d’un allaitement long

33 « Le lait de sa mère est l’aliment idéal du nouveau-né. » Sans revenir sur les bénéfices pour la santé du lait maternel, nous insisterons sur deux points.

34 Le lait de mère est bien un aliment. Nous pouvons considérer que le lait est un aliment « métabolique » et qu’allaiter est un aliment « affectif ». Ces deux dimensions sont à considérer lorsqu’on évalue les bénéfices et les risques d’un allaitement qui s’écarte des recommandations officielles dans le temps, et usuelles dans la gestion de l’allaitement.

Au niveau métabolique ou nutritionnel

35 Beaucoup d’études ont été consacrées à prouver, au fil du temps, que les enfants nourris au lait de leur mère présentaient moins d’épisodes infectieux, et plus tard moins de risques allergiques, moins de risque d’obésité, de diabète, un taux de cholestérol à l’âge adulte plus bas et un meilleur développement psychomoteur avec quelques points supplémentaires de QI.

36 Néanmoins, une très récente méta-analyse de la revue Cokrane (2013) et un travail similaire de l’OMS (2012) refont le point sur ces questions en analysant minutieusement toutes les études. Leurs conclusions sont les suivantes :

37 Pour la méta-analyse Cokrane, la comparaison d’un allaitement exclusif de 6 mois versus un allaitement avec diversification à partir de quatre mois retrouve un avantage de l’allaitement exclusif pour la prévention des infections gastro-intestinales, pour une perte de poids plus rapide de la mère après la grossesse, et pour une prolongation de l’effet contraceptif. Cependant, aucune différence significative n’est retrouvée en ce qui concerne le risque allergique, la croissance des nourrissons, la prévention de l’obésité, les avantages cognitifs ou l’impact favorable sur le comportement de l’enfant. Ces éléments sont à prendre en compte lorsque la question se pose de savoir s’il faut continuer ou non l’allaitement exclusif au-delà de quatre mois.

38 Pour la méta-analyse de l’OMS, si l’allaitement a bien des effets positifs sur la tension artérielle, sur le diabète, sur le surpoids et l’obésité, sur l’intelligence, ces effets sont essentiellement visibles chez les enfants et les adolescents ayant été allaités, mais sans certitude des études plus tard chez l’adulte. Ceci suggère un effet délayé dans le temps, probablement du fait de l’impact d’autres facteurs au-delà de la période de la petite enfance, facteurs génétiques, épi-génétiques et environnementaux.

39 Ces données expliquent que les recommandations de poursuivre ou non un allaitement exclusif au-delà de quatre mois et de poursuivre l’allaitement partiel au-delà de six mois doivent se confronter à la réalité du désir de la mère, du couple, et surtout doivent mettre en balance le bénéfice attendu et les contraintes imposées.

40 Ainsi, la tendance actuelle pour une mère qui allaite son enfant au-delà du congé de maternité est de lui conseiller, pour continuer à faire bénéficier son enfant de son lait, de faire des réserves de lait tiré entre les tétées en fin de congé, puis de continuer à allaiter son bébé à chaque fois qu’elle est avec lui et de lui faire donner son lait tiré par la structure de garde de l’enfant. Pour certaines mères qui ont un travail dont les horaires sont compatibles, qui peuvent bénéficier de l’heure de travail en moins octroyée par la loi pour les femmes allaitantes, qui arrivent à tirer de bonnes rations de lait en peu de temps, pour qui donner leur propre lait est important affectivement (vécu comme une présence d’elle-même auprès de leur enfant séparé), pour celles-là, cette solution est convenable. Mais pour d’autres qui ne bénéficient pas des mêmes conditions facilitantes, qui ont un horaire de travail lourd, aucune possibilité de tirer leur lait au travail, des temps de trajets longs, qui ont plusieurs enfants, on peut se poser la question de savoir si le peu de temps dont elles disposent à la maison ne serait pas plus raisonnablement employé à avoir du temps pour elles et leur bébé, pour elles, leur conjoint et leur famille, plutôt qu’à le passer à tirer leur lait. Et s’il ne vaut pas mieux leur conseiller alors de faire un allaitement mixte : tétées au sein quand elles sont avec leur enfant et lait artificiel sur le lieu de garde, même si effectivement on ne peut pas leur garantir que l’allaitement se prolongera longtemps ainsi. De la même façon, la mère qui doit quitter son domicile très tôt ou y rentrer très tard a besoin de réveiller son bébé pour le faire téter avant de partir ou après être rentrée. Pour certaines, ce moment passé au sein est important, une façon de se quitter le matin et de se retrouver le soir qui atténue la séparation mais au prix souvent d’un réveil du bébé… Là encore, cela se discute. Quel est le bénéfice ? Quelles sont les contraintes ?

Au niveau affectif

41 Nous savons, grâce à la théorie de l’attachement, qu’un enfant, puis l’adulte qu’il deviendra, sera d’autant plus sécure affectivement (ce qui inclut sa tranquillité interne, ses rapports relationnels sociaux et son comportement) que, nouveau-né puis nourrisson, il aura eu un attachement physique le plus rapproché possible avec une personne, tout d’abord, qui deviendra sa figure d’attachement principale, puis d’autres personnes qui seront ses figures d’attachement secondaires. Dans l’immense majorité des cas, c’est la mère qui est physiquement la plus proche du nouveau-né et la plus disponible pour lui offrir cette proximité physique qui constituera le socle de son havre de sécurité. D’où le peau-à-peau à la naissance, le rapprochement dans les bras de la mère, le bercement par le corps et la voix au moindre signe de détresse du nouveau-né puis du petit nourrisson.

42 Nous savons que l’allaitement, pour que se mettent au mieux en place les processus hormonaux et que soient au mieux respectés les besoins alimentaires du nouveau-né, nécessite une proximité et une disponibilité totales de la mère, seul moyen de donner le sein « à l’éveil » les premières semaines, « à la demande » ensuite. Nous savons que les tétées au sein avec ce « bouche à sein » long, diurne et nocturne, sont un contact physique très proche et exclusif puisque ne pouvant pas être délégué, au moins le temps de la tétée. L’allaitement mettrait donc en place, c’est une évidence, les conditions physiques les plus favorables à la construction d’un attachement sécure. Mais à la condition que la mère soit elle-même suffisamment sécure pour comprendre que, si son bébé a besoin de cette réponse immédiate qu’est le sein dès son éveil, il lui faut aussi accepter que d’autres moyens d’attachement sont à sa disposition, et que de cette proximité totale, au-delà des premiers jours et des premières semaines, peut être donnée par les bras, le bercement, la voix, et que d’autres personnes qu’elle-même, à commencer par le père, peuvent participer à ce « maternage ». Il est important aussi que la mère soit informée de la signification des cris d’un nouveau-né et de ses rythmes veille-sommeil, incluant des périodes d’agitation et de cris qui ne sont l’expression ni de douleur ni de détresse, et contre lesquels le sein et la tétée ne peuvent rien ou, en tous les cas, ne sont pas la seule réponse possible – quand il n’y a pas parfois d’autre réponse que de laisser l’enfant quelques minutes s’apaiser seul.

43 Certaines mères, sans pour autant préjuger de leur anxiété personnelle, ne supportent pas le moindre éloignement d’avec leur bébé, ne supportent pas le moindre cri de leur enfant et « outrepassent » les recommandations de proximité et de réponse par le sein en gardant leur enfant contre elle nuit et jour bien au-delà des premiers jours.

44 Sur le site www.mpedia.fr, site de conseils à la parentalité créé et animé par l’Association française de pédiatrie ambulatoire, il est très fréquent que nous ayons à répondre à ce type de situation, qui au final engendre de la gêne et même du désarroi chez la mère ou les parents. Comment une mère désemparée pourrait-elle être apaisante pour son enfant dans son système d’attachement ?

45 Voici un exemple de question :

46 « J’allaite mon fils depuis le début et il ne s’est jamais endormi seul. Nous avons tout essayé et plus le temps passe, pire c’est. Avant les bras suffisaient et en le berçant, on l’endormait, maintenant, il arrive qu’il ne s’endorme même plus dans nos bras. Et de toute façon, quand on le pose, il se réveille au mieux 30 min après en pleurant. Et même si nous venons le rassurer, ça ne change rien, il continue de pleurer et veut le sein juste pour tétouiller. Et il peut pleurer des heures comme ça. Ça me désespère. Il est épuisé mais ne s’endort pas. Aucune méthode ne fonctionne. Comment lui apprendre et l’accompagner dans cet apprentissage ? Combien de temps cela peut-il durer ? »

47 Il est important qu’une mère soit informée et comprenne que l’allaitement dit « à l’éveil » les premières semaines devienne « à la demande » les premiers mois, puis au-delà de 3-4 mois, « à l’amiable ». À partir de cet âge, le nourrisson est capable d’attendre quelques minutes la disponibilité maternelle en trouvant d’autres centres d’intérêt autour de lui par l’observation (il peut balayer l’environnement du regard, jouer avec ses mains, les rais de lumière dans la pièce…) ou en lui (il gazouille, module un peu les sons et peut-être… pense-t-il).

48 Cette prise de distance progressive de la mère dans son allaitement, dans sa réponse immédiate au désir (et non plus au besoin) immédiat de son enfant est très difficilement envisagée par certaines mères comme nécessaire pour éviter un attachement excessif, et finalement une dépendance au sein. Ainsi en arrive-t-on au fil du temps lorsque l’allaitement se prolonge à des situations qui posent problème.

49 Autres questions posées sur le site de notre Association :

50 « Ma fille de 1 an ne fait pas encore ses nuits. Elle ne les a jamais faites. Elle est toujours allaitée le matin et le soir. Mais la nuit, elle réclame encore une à deux tétées. Si je ne lui donne pas le sein, elle peut facilement pleurer de 10 minutes à une heure. Habitant en appartement, je n’ose prolonger ses hurlements nocturnes en raison du voisinage. Elle est capable de faire ses nuits, car lorsqu’elle passe la nuit chez ses grands-parents, elle dort 12 à 13 heures d’affilée sans appeler. Je ne sais pas quoi faire pour la déshabituer du sein la nuit. Je suis épuisée. »

51 « Ma fille de 21 mois a été habituée depuis sa naissance à s’endormir, le sein à la bouche. Depuis je n’ai pu la sevrer, et prendre le sein est comme naturel et ce, malgré les tentatives. Même quand elle a sommeil, pour la sieste ou le soir, elle ne s’endort pas sans avoir pris le sein, en pleurant en cas de refus et malgré les explications… »

52 La question se pose alors logiquement de savoir qui de l’enfant ou de la mère a du mal à se détacher du sein. Qui des deux a un système d’attachement tel que la sécurité dans la juste distance n’est pas possible ?

53 À partir de quand peut-on parler d’attachement trop fusionnel, voire de pathologie du lien, et de la part de qui ? de l’enfant qui ne se détache pas du sein ? de la mère qui a entretenu cette dépendance dans laquelle elle est, elle-même, partie prenante physiquement et psychiquement, affectivement ? Quel rôle de soutien d’une mère fragile, peut-être déprimée, joue cet allaitement ? Quelle est la fonction thérapeutique qu’elle cherche chez son enfant ?

54 Dans ce cas de figure, le sein a dépassé son rôle nourricier au sens nutritionnel, il a dépassé son rôle nourricier affectif des premiers mois et certaines mères, dans ces allaitements prolongés où l’enfant est dépendant, disent elles-mêmes que leur sein est devenu le « doudou » de leur enfant. Et en effet, l’enfant n’a nul besoin de cet objet transitionnel que trouvent certains puisqu’ils n’ont nul besoin de substituer la présence de leur mère, qui offre son sein bien au-delà de la nécessité de nourrir mais pour consoler, pour endormir et même pour rendormir lors des réveils nocturnes.

55 Un enfant endormi le soir au sein a besoin du sein lorsqu’il se réveille la nuit, lors des micro-réveils physiologiques qui passent totalement inaperçus chez la plupart des enfants s’endormant seuls dans leur lit le soir. En effet, un enfant a besoin pour se rendormir lors de ces réveils nocturnes des mêmes conditions habituelles d’endormissement.

56 Et l’on voit souvent en consultation ces mères qui disent se lever plusieurs fois la nuit pour « allaiter » (croient-elles) leur enfant, dont elles disent qu’il a faim « puisque le lait de mère se digère facilement et donc il ne peut pas tenir toute la nuit ».

57 Il n’est pas rare non plus, dans certains cas, que la mère se rendorme auprès de l’enfant, dans un autre lit donc que celui du père…

58 On pourrait, à l’instar de nombreux psychanalystes, s’interroger sur la place de l’allaitement dans le couple et sur la double fonction du sein, à la fois nourricière et érotique. On pourrait se poser la question de savoir en quoi l’allaitement, en particulier la nuit, éloigne la mère du père et la met à distance de la sexualité. On pourrait se poser aussi la question de l’érotisation de l’allaitement par la mère et de la connotation sexuelle, que certains ont analysée comme incestueuse, de la tétée.

59 Cependant, l’expérience de nombreuses consultations de pédiatrie empêche de s’engager systématiquement sur ce terrain, tant il est vrai que l’on est très souvent confronté à ce genre de situations de mise à l’écart du père la nuit par la mère ou, du moins, de prise de distance aussi avec des enfants non allaités. Mais lorsque l’enfant est allaité, tout est mis sur le compte de cet allaitement.

60 Par ailleurs, il est vrai, en symétrie, que lorsque les pères parlent, si en consultation on leur donne la possibilité de parler, certains effectivement se plaignent de ces situations d’allaitement long, qu’ils ressentent comme une mise à distance, comme une exclusion à leur égard de la dyade mère-enfant. D’autres, a contrario, n’y voient rien à redire, et même soutiennent cet allaitement long avec parfois une certaine fierté.

61 Les psychanalystes savent bien que la sexualité emprunte des chemins et des modes d’expression variés évoluant dans le temps. Pourquoi l’allaitement, qui de toutes les façons n’a qu’un temps, ne permettrait-il pas une sexualité satisfaisante ? Pourquoi le sein lactant perdrait-il forcément sa fonction érotique ? Pourquoi son érotisation ne serait-elle pas justement, pour certains couples, accrue par la situation d’allaitement ?

62 Où est le normal, le pathologique en matière de sexualité, dans la mesure où chaque partenaire est satisfait de la situation et peut exprimer cette satisfaction ou ses résistances et frustrations ?

63 Un autre élément à considérer est le regard social. Autant allaiter un nouveau-né est considéré aujourd’hui, socialement, familialement comme une bonne chose, autant quand il se prolonge au-delà des premiers mois, les mères ressentent la pression de l’entourage qui est exprimée de plus en plus directement en proportion de l’âge de l’enfant, « tu l’allaites encore à son âge ? » avec au mieux de la perplexité, au pire un reproche moqueur.

64 De la même façon, allaiter son nourrisson en public vaudra à la mère des regards en coin curieux, voire des remarques admiratives et encourageantes, alors que chez un bébé plus grand, le regard sera vécu par la mère comme lourd de désapprobation.

65 Et il est vrai que, entre Marie qui à 23 mois tète le matin, le soir et parfois pour un câlin, mais qui est tout à fait capable d’entendre le non de sa mère dans un lieu public ou en dehors de ces moments habituels, qui est très bien adaptée à la crèche, et Paul qui, à 23 mois aussi, ne peut jamais être gardé par quiconque, tète encore la nuit, plusieurs fois dans la journée et soulève seul le pull de sa maman quels que soient le lieu et le moment sans que celle-ci oppose la moindre restriction, la différence est grande.

66 Et c’est dans cette analyse globale de l’allaitement, quelle que soit sa durée mais bien sûr a fortiori s’il est long, que le rôle du professionnel de santé accompagnant cet allaitement et cette famille est important.

Quel rôle pour le professionnel de santé ?

67 L’examen pédiatrique d’un nouveau-né, d’un nourrisson et d’un enfant comprend son examen somatique bien sûr, mais aussi son développement psychomoteur, ses capacités relationnelles au sein de sa famille et ses possibilités d’adaptation sociales et relationnelles.

68 L’interrogatoire des parents tout d’abord fera le tour de certains items de comportement dont en premier lieu le sommeil : cet isolement inquiétant pour la solitude dans le noir et la nuit, cette nécessité de lâcher prise pour l’endormissement est un marqueur très sensible de l’angoisse de séparation.

69 Cette situation particulière que sont la consultation et l’examen pédiatrique est un moment tout à fait exemplaire où se mettent en scène les interactions entre la mère ou les parents et le bébé, entre les parents, et entre eux vis-à-vis de l’enfant.

70 L’observation du bébé, du nourrisson puis de l’enfant, celle de son comportement au cours de la consultation et de l’examen, de son état de sérénité ou de panique, de sa recherche d’un support maternel rassurant, de la façon dont la mère est capable ou non de le contenir, de le rassurer ou ailleurs au contraire d’alimenter son inquiétude en la laissant exploser sans limite, sont autant de marqueurs pour l’observateur de la construction des liens d’attachement de cet enfant à sa mère, et à son père lorsqu’il est présent.

71 Pierre a 4 ans, il a été allaité jusqu’à 2 ans. Il n’est pas venu depuis en consultation. Lors de cette consultation des 4 ans, il a été impossible à la maman de parler tranquillement. Pierre montait et descendait sans cesse des genoux de sa mère, lui prenait les cheveux et les rabattait sur son visage, lui triturait les deux mains… À aucun moment elle n’est intervenue pour demander à Pierre de la laisser tranquillement parler avec le docteur. Il a fallu que j’intervienne pour qu’un échange soit possible. Pierre est alors passé derrière mon bureau pour toucher et bouger tous les objets, puis dans le coin des jouets pour tout renverser avec bruit. Jamais sa maman n’est intervenue. Au cours de la discussion, après avoir pointé cette attitude maternelle excessive dans la tolérance, il est apparu que le couple parental était en grande difficulté, que Pierre dort avec sa maman, que madame est actuellement en soin psychothérapeutique et travaille son rapport à ses propres parents qui étaient maltraitants. Il est bien évident que, dans cette situation, l’allaitement de vingt-quatre mois s’inscrit dans un trouble de la relation mère-enfant sous forme de lien trop fusionnel, mais n’en est qu’un des marqueurs, qu’un des éléments, ni cause évidente ni forcément conséquence.

72 En effet, nous voyons beaucoup de situations similaires de lien fusionnel chez des enfants non allaités ou allaités peu de temps. D’ailleurs, les non-allaitements ou les allaitements courts sont plus nombreux que les allaitements longs alors même que ces situations de lien trop fusionnel ne sont pas rares.

73 Marie a été allaitée jusqu’à 4 ans. C’est le plus long allaitement de mon expérience de trente-trois ans en pédiatre. Marie était une petite fille vive et autonome dans une famille harmonieuse, elle a eu un petit frère de trois ans son cadet, et la maman a pratiqué le co-allaitement un moment jusqu’à ce que Marie ne souhaite plus le sein. Son petit frère a été ensuite allaité seul mais moins longtemps. À aucun moment je n’ai pu observer chez Marie et sa maman de trouble de la relation ou de signe d’anxiété de séparation. Marie est étudiante en médecine maintenant, indépendante et, que je sache, elle va bien.

74 Ces deux vignettes cliniques montrent que l’allaitement, quelle que soit sa durée, n’est qu’un marqueur dans l’environnement d’un enfant. Il est à évaluer comme les autres marqueurs dans sa responsabilité ou non de troubles de la relation ou de situations pratiques dans le mode de vie, qui pourraient faire le lit de ces troubles de la relation au sein de la famille globale bébé, mère, père et fratrie.

75 Quand tout va bien, peu importe la durée de l’allaitement. Nous avons vu que nutritionnellement il ne peut qu’être bénéfique à l’enfant et qu’il met en place les meilleures conditions pour la construction de liens d’attachement satisfaisants, sans en être le garant absolu.

76 Ce sera donc justement dans l’évaluation de ces liens d’attachement, de la sérénité ou non de l’enfant au sein de sa famille, dans sa relation aux autres y compris au médecin, de la sérénité de sa maman, de celle de son papa, que l’on pourra juger de la signification de cet allaitement long. Et, au-delà de sa signification, de sa part de responsabilité si une situation était évaluée comme potentiellement à risque psychoaffectif pour le bébé.

77 Il y a donc des allaitements témoins ou facteurs de liens d’attachement à risque. Et il y a beaucoup d’allaitements longs sereins. Il y a des situations d’attachement à risque chez des enfants non allaités. Et il y a des enfants non allaités qui se construisent dans un système d’attachement tout à fait sécure.

78 L’allaitement long n’est qu’un des nombreux facteurs influant la construction d’un enfant au sein de sa famille. Il n’est qu’un des nombreux marqueurs à évaluer lors de l’examen pédiatrique d’un enfant dans son environnement familial et social.

Notes

  • [1]
    Enquête Epifane 2013.
  • [2]
    Enquête Rhône-Alpes (2006) qui incluait allaitements exclusif et partiel. Il s’agit de la région où les taux d’allaitement sont les plus élevés.
  • [3]
    Flammarion, 2010.
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