Notes
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[1]
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-
[2]
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[3]
M. Delcey, rapporteur du groupe de réflexion éthique de l’apf, cité dans Les cahiers de l’apf, 1994.
1En France, il fallut attendre la loi Neuwirth, en 1967, pour voir légalisé le recours aux techniques contraceptives, puis la loi Veil en 1975, pour encadrer les conditions d’accès à l’interruption volontaire de grossesse. Dès lors, pour les femmes françaises, la naissance des enfants a pu faire l’objet de décisions, voire de choix.
2L’histoire du diagnostic prénatal (dpn) en France trouve probablement une de ses racines en 1959 avec la description, par l’équipe du professeur Lejeune, de la trisomie 21. On peut désormais attribuer cette maladie à la présence d’un chromosome 21 supplémentaire dans le caryotype de la personne concernée. Dans les années 1970, l’amniocentèse est mise au point, qui consiste à prélever, vers 16 semaines d’aménorrhée, une petite quantité du liquide amniotique entourant le fœtus pour effectuer des dosages biochimiques (alpha-fœto-protéine par exemple) et recueillir des cellules fœtales pour en effectuer le caryotype. Cet examen permet de rassurer les familles déjà éprouvées par la naissance d’un enfant trisomique et qui hésitent à tenter une nouvelle grossesse, redoutant une récidive, le risque étant estimé à environ 1 %. L’examen, qui présente un risque de fausse couche, est d’abord réservé aux familles avec antécédents. La rapide diffusion de l’échographie dans les maternités, à peu près à la même période, va rendre les amniocentèses plus faciles, permettant l’écho-guidage de l’aiguille pour le prélèvement de liquide amniotique. Dans les années 1980-1990, une technique de prélèvement de matériel fœtal en vue d’une analyse génétique, plus précoce (aux alentours de la dixième semaine), mais plus risquée, est mise au point : la biopsie de trophoblaste (prélèvement à l’aide d’une aiguille d’une petite partie du précurseur du placenta). Alors que ce dernier prélèvement continue à être utilisé dans des indications très particulières (mais va bientôt se généraliser avec la mise au point du risque combiné), du fait de sa nocivité potentielle, l’amniocentèse tend à concerner de plus en plus de femmes enceintes. Ces indications ont en effet été rapidement élargies aux femmes enceintes de plus de 38 ans, le risque de trisomie fœtale augmentant avec l’âge maternel. Ce seuil de 38 ans a été également choisi pour des raisons financières, car il correspondait à un remboursement effectif de 5 % de la population féminine.
Le passage du diagnostic au dépistage
3L’échographie en est le premier élément déclenchant, en donnant accès à un monde jusqu’alors fantasmatique : l’utérus des femmes enceintes, et le fœtus tel qu’on ne l’a jamais vu auparavant. Ainsi, l’échographie constitue une double révolution : culturelle, qui dévoile pour la première fois les mystères de la vie intra-utérine du fœtus, et médicale, en permettant d’emmagasiner des informations précieuses sur les fœtus. Les femmes enceintes sont souvent enthousiastes à la vue échographique du fœtus bougeant dans l’utérus, et ont vite adopté ce moyen de faire connaissance avec lui. Ainsi, l’échographie est le seul examen pouvant mener à un dpn qui ne fasse pas l’objet d’un consentement éclairé. Pourtant, les images échographiques peuvent être à l’origine de la découverte d’une anomalie fœtale. Dès lors, elles peuvent placer les parents face à des découvertes imprévues et à des dilemmes qu’ils n’avaient pas forcément anticipés, occasionnant de véritables « crises morales » chez les praticiens du dpn.
4Les dosages sanguins des marqueurs biochimiques de la trisomie 21 sont apparus dans un contexte de réduction de l’asymétrie de traitement entre les femmes en fonction de leur âge. Le nombre de naissances de bébés trisomiques serait en chute libre dans les dix dernières années (passé de 785 en 1990 à 355 en 1999) grâce à une politique de détection beaucoup plus large ; le nombre de trisomies 21 détectées in utero serait passé dans la même période de 17,8 pour mille grossesses à 25 pour mille. Ces statistiques, obtenues par une extrapolation statistique à partir de registres régionaux de malformations congénitales, confirmeraient la disparition annoncée des trisomiques, 95 % des diagnostics ayant débouché sur des img. Pour certains auteurs, la sélection des enfants à naître est d’ores et déjà à l’œuvre.
5Aujourd’hui on assiste à la mise en place d’un dépistage, non obligatoire mais systématiquement proposé aux femmes enceintes, de la trisomie 21. Trois étapes permettent un calcul individualisé de ce risque pour chaque patiente : l’âge maternel et les antécédents ; la mesure de la clarté nucale lors de l’échographie du premier trimestre ; le dépistage sérique à l’aide de plusieurs marqueurs biochimiques dans le sang maternel. Des logiciels, développés notamment par la Fetal Medicine Foundation sous l’égide de Kypros Nicolaïdes, à Londres, permettent d’intégrer ces données et de fournir un risque de trisomie 21 pour chaque patiente, exprimé sous la forme : 1/x (ex. : 1/100, 1/250, 1/1000, 1/10000 au minimum). En fonction de ce risque, le couple décidera de passer (ou pas) à l’étape diagnostique de l’amniocentèse.
6Dans son avis n° 37 du 22 juin 1993 sur le dépistage du risque de la trisomie 21 fœtale à l’aide de tests sanguins chez les femmes enceintes, le Comité consultatif national d’éthique se montra réservé à l’égard d’un dépistage de masse systématique. Il plaida plutôt en faveur d’un dosage sanguin pour « affiner les indications de l’amniocentèse », en attirant l’attention sur la façon aléatoire dont les résultats pourraient être compris par les femmes enceintes et en précisant que le choix du test devait rester libre et personnalisé.
Le cas paradigmatique du dépistage de la trisomie 21
7Depuis les programmes pionniers en Angleterre dans les années 1960, qui utilisaient uniquement l’âge maternel et l’alpha-fœto-protéine sérique, l’évolution technologique a fourni un nombre exponentiel d’outils, depuis le « triple test » en passant par la mesure de la clarté nucale vers les risques combinés et/ou intégrés… Tous ces « tests » sont des avancées indéniables dont nous ne mettons pas en cause la pertinence scientifique. Il a même pu être évoqué que sur des bases médico-économiques, il pourrait être licite de proposer systématiquement une procédure invasive, l’amniocentèse, à toutes les femmes enceintes.
8En raison de cette course technico-scientifique effrénée, les applications cliniques ont précédé de longue date les considérations éthiques, au premier rang desquelles peut émerger la question : faut-il faire tout ce que nous sommes capables de faire ?
9Dans l’éditorial d’une revue d’audience internationale de gynécologie-obstétrique, portant sur la complexité grandissante des choix possibles parmi l’immense éventail de tests prénataux, on a pu lire : « Dans le passé, le dépistage prénatal de la trisomie 21, c’était simple. » Simultanément un autre auteur, après avoir fait un audit de nombreux comités d’éthique au Royaume-Uni, concluait : « Le dépistage de la trisomie 21 soulève des problèmes éthiques qui doivent être discutés avant l’introduction de tout test prénatal [1]. » Ainsi, on voit bien que d’emblée la possibilité du dpn soulevait des interrogations.
10Même en France, l’idée d’offrir une procédure diagnostique invasive en routine n’est pas nouvelle, l’amniocentèse pour caryotype fœtal est théoriquement accessible à toute femme enceinte, du moment qu’elle le souhaite et qu’elle veut (peut) la prendre en charge financièrement. La communauté médicale et les instances de l’assurance maladie ont simplement défini des critères (cliniques, échographiques et/ou biologiques) où l’amniocentèse est « indiquée » et remboursée ; il est vrai qu’en pratique l’opportunité de la réaliser n’est même pas évoquée dans toute autre situation non « conforme ».
11Ce qui est définitivement nouveau est de justifier cette offre systématique par un raisonnement économique. Indubitablement, l’échantillon de 500 patientes dont il est question dans l’article est trop faible et peu représentatif pour une application immédiate en dépistage/diagnostic de masse, et les faiblesses méthodologiques de l’article ont été bien mises en évidence. Nous souhaiterions simplement rappeler que l’intérêt même du suivi échographique systématique des grossesses en échographie tel que nous le pratiquons en France (par opposition à la réalisation d’échographies uniquement dirigées par la survenue d’événements cliniques) n’a jamais été correctement évalué en termes de rapport coût/bénéfice et de santé publique.
12On pourrait cependant – et sans doute légitimement – argumenter que, une fois la faisabilité financière prouvée, offrir systématiquement la procédure est une obligation pour le respect du droit du patient à l’autonomie. Toutefois, cela soulève plusieurs points de débat qu’il nous semble capital d’aborder.
13Tout d’abord, le respect de l’autonomie du patient engagerait le médecin à beaucoup d’autres obligations envers le futur couple :
- donner une information complète sur les avantages, inconvénients, effets secondaires et complications de cette procédure invasive (fausse couche, prématurité induite), ce qui n’est manifestement pas toujours fait de manière adéquate, et est très difficile à évaluer ;
- donner une information complète et « objective » sur la trisomie 21, ce qui n’inclut pas seulement la possibilité de cardiopathie incurable ou de leucémie, mais aussi la possibilité d’une vie satisfaisante et productive pour les parents et leur enfant indemne de malformation grave ;
- expliquer que des tests de dépistage prénataux efficaces existent, avec leurs taux respectifs de détection, de faux-positifs et de faux-négatifs ; il faut pour cela garder à l’esprit que si beaucoup de parents ne comprennent pas qu’un résultat négatif sous-entend un risque résiduel que l’enfant soit porteur de l’affection, les conséquences à long terme des faux-négatifs du dépistage de la trisomie 21 ont été bien documentées et sont considérées comme mineures ;
14En d’autres termes, suivant la mode contemporaine anglo-saxonne qui fait des patients les supposés meilleurs experts concernant leurs propres décisions médicales, les médecins doivent se préparer à être beaucoup plus réceptifs à la demande des patients, même si cela va à l’encontre de leur propre opinion, si evidenced-based soit-elle. Cela amènera les médecins, qu’ils le veuillent ou non, à abandonner une composante intrinsèque de leur autorité médicale.
15Cette offre systématique aurait aussi de nombreuses conséquences, qu’on les qualifie de positives ou négatives : l’augmentation du nombre d’amniocentèses réalisées, et donc de leurs complications (fausses couches de fœtus non trisomiques, prématurité induite) ; l’inutilité secondaire immédiate de l’ensemble des tests de dépistage tant débattus, puisqu’un accès direct à une procédure diagnostique, même invasive, sera proposé ; parmi ces « tests » se trouve l’échographie (mesure de la clarté nucale, échographie « génétique »), qui devra donc se concentrer à nouveau sur le diagnostic prénatal des anomalies non chromosomiques et/ou non génétiques ; l’augmentation du nombre de diagnostics d’anomalies génétiques et/ou chromosomiques autres que la trisomie 21 (par exemple les syndromes de Turner ou Klinefelter). Qu’en ferons-nous, dès lors ? Ne devrons-nous pas retracer les limites de la particulière gravité et de l’incurabilité (en effet, ces deux éléments sont capitaux selon la loi pour autoriser l’img) ? Et puisque cela sera techniquement possible, accepterons-nous de rechercher, par exemple, des anomalies génétiques héréditaires non létales non chromosomiques ? Et qu’en ferons-nous, là aussi ? Enfin, les sommes dépensées sur de tels programmes ne seraient-elles pas mieux investies, en termes de santé publique, dans les recherches sur la tocolyse (la prématurité étant bien plus fréquente que la trisomie 21 et responsable de la moitié des nouveaux handicaps en France) ou vers la prise en charge d’enfants handicapés, trisomiques par exemple ? Il n’est pas contraire à l’éthique de comparer le coût de revient du dépistage de la trisomie avec les frais de prise en charge d’enfants trisomiques, dans un contexte de ressources budgétaires limitées. Il est, en effet, conforme au principe d’équité, plus principe de réalité que principe éthique, d’intégrer dans la réflexion médicale l’exigence d’une juste répartition des richesses allouées au secteur de la santé.
16Dernier point et non des moindres, la décision finale de procéder ou non à un dépistage de masse voire à un diagnostic prénatal systématique (de la trisomie 21 par exemple) devrait peut-être incomber aux patients eux-mêmes ou à la société, et pas à la communauté médicale, ou plus exactement à une partie infinitésimale de celle-ci. Le courant récent d’engagement du public dans les décisions concernant le système de santé pourrait certainement s’appliquer au domaine du dpn, parce que les choix assumés aujourd’hui quant au dépistage prénatal, l’offre systématique d’une procédure diagnostique invasive, ou l’img, ont un impact direct sur les naissances (et les non-naissances) de demain, et donc sur la nature même de la société d’après-demain.
17Il nous semble que cette offre systématique d’une procédure diagnostique invasive prénatale est un pas supplémentaire sur la pente glissante de l’eugénisme, et qu’il s’agit d’une situation très exemplaire où les médecins doivent s’engager à promouvoir ces problèmes de santé dans le débat public. D’autant plus que l’on s’achemine rapidement vers un diagnostic non invasif de la trisomie 21 fœtale sur un prélèvement sanguin maternel.
18Mais il y va aussi du problème du statut des handicapés dans notre société.
Le regard de la société sur le handicap
19En effet, dans quelle mesure les futurs parents ne seront-ils pas disposés à renoncer à toute grossesse dont le fœtus ne donnerait pas tous les gages de « normalité » ? Pourquoi ne clameraient-ils pas, comme le caricature Jean-François Mattéi, « un enfant si je veux, quand je veux, et avec une garantie décennale [2] » ? Se pose alors la question de l’addition de toutes ces décisions individuelles au niveau de la société, pour laquelle deux conséquences sont envisagées : le statut des personnes handicapées et les risques d’eugénisme. Quel regard porte sur les sujets handicapés une société dans laquelle la proposition de dépistage/diagnostic prénatal sous-entend qu’un handicap est indésirable ? Comment pourra-t-on justifier des politiques de soutien de ces populations si en même temps tout est fait pour empêcher leur naissance ?
20Mattéi dénonce aussi « le paradoxe de notre médecine moderne et sophistiquée qui poursuit tout et son contraire. D’une part, nos conduites facilitent la naissance d’enfants handicapés [il fait référence ici à la naissance des enfants prématurissimes] et, d’autre part, nous cherchons à les éliminer ». Il déplore la dérive qui fait que, selon lui, le dpn est la seule pratique médicale qui a intérêt à « tuer son patient », ou en tout cas à ne pas le voir naître, ce qui lui paraît à l’encontre de l’éthique médicale.
21De plus, cette offre largement diffusée de dpn et sa conclusion fréquente en des avortements de fœtus anormaux peuvent rendre difficile la vie de femmes qui auraient choisi de ne pas suivre la majorité, ou pour lesquelles l’affection de leur fœtus n’aurait pas été détectée. Dans son avis sur le dpn, le Comité consultatif national d’éthique remarquait que « l’écart existant entre les méthodes de diagnostic et les moyens thérapeutiques peut faire craindre que le recours fréquent au diagnostic prénatal ne renforce le phénomène social de rejet des sujets considérés comme anormaux et ne rende encore plus intolérable la moindre anomalie du fœtus ou de l’enfant » (ccne, 2005). Michel Delcey tenait un raisonnement similaire : « Si l’on ne laisse pas naître un enfant en raison de l’existence, voire de la présomption d’un handicap, l’enfant né avec la même déficience pourra-t-il, avec son handicap, être considéré d’abord comme un enfant ? Ou ne risque-t-il pas de devenir une “erreur médicale” en ce sens qu’il aura échappé à un dépistage possible, sinon systématique [3] ? » Ces inquiétudes n’ont pu qu’être ravivées par le fameux arrêt Perruche, prononcé le 17 novembre 2000 par la Cour de cassation. Cette dernière y a établi pour l’enfant le préjudice d’être né, le fondant à demander réparation. Des associations de parents d’enfants handicapés, le Comité consultatif national d’éthique consulté par la ministre de la Santé, et certaines personnalités, ont émis des inquiétudes vis-à-vis de cet arrêt, au regard de l’avenir des personnes handicapées et de la solidarité dont nos sociétés devraient faire preuve envers ces dernières. L’inscription dans la jurisprudence de décisions qui pourraient être interprétées comme jugeant préférable l’avortement à une vie d’enfant handicapé a été jugée inquiétante.
22Et pour reprendre l’exemple du dépistage de la trisomie 21, même si collectivement nous ne prenons pas la décision d’éradiquer la trisomie 21, l’organisation d’un dépistage systématique, en banalisant et en « normalisant » la démarche, n’aura-t-elle pas le même résultat ?
Le poids des images fœtales
23Comment l’échographie, nouvel outil d’exploration non invasive du fœtus, a-t-elle engendré d’autres questionnements éthiques chez les praticiens ? Comme le dit Luc Gourand : « La fuite en avant, technique et juridique, nous paraît très réductrice par rapport à l’outil d’investigation étonnant dont nous disposons et dont nous continuons à penser qu’il est notoirement sous-utilisé comme instrument de découverte et de construction de la parentalité » (Gourand, 2004). L’échographie fœtale est un examen médical dont la pratique est sous-tendue par plusieurs paradoxes et ambiguïtés. Elle n’est pas obligatoire en France (quoique remboursée par la Sécurité sociale), mais constitue désormais et de manière indéniable un moment clé du suivi de toute grossesse. Elle a des objectifs bien différents pour chacun des intervenants : rencontrer un bébé à venir pour le couple en attente, et s’assurer qu’il est « normal » ; pour l’échographiste, repérer la moindre anomalie, avec la pression médico-légale sous-jacente que l’on connaît.
24Pour le médecin, l’image « normale » procure le plaisir certain de pouvoir rassurer le couple, avec toutefois les réserves inhérentes liées à la technique elle-même qui doivent être partagées avec le couple dans la limite de sa compréhension. Si l’échographie a vu ses performances s’accélérer de manière exponentielle, elle demeure imparfaite et par définition artificielle. Il appartient au médecin de trouver un juste milieu entre confiance et défiance excessives dans son maniement et sa maîtrise de la technique. L’échographiste, en effet, peut être tenté par une certaine normalisation à outrance, alors que la norme comporte toujours une part irréductible de subjectivité et que chaque histoire est singulière. Comme le dit L. Gourand, « l’échographiste […] s’engage dans un exercice périlleux, tant ce parcours a des racines évidemment très profondes » (ibid.). L’autre tentation extrême est que tout fœtus peut rapidement devenir suspect et donc potentiellement dangereux pour le médecin lui-même, en tant que support possible d’une plainte pour faute professionnelle. Dès lors, on comprend le reproche adressé parfois aux échographistes de ne pas prendre le temps suffisant pour montrer le fœtus à ses futurs parents, de ne plus offrir la possibilité d’avoir des cassettes vidéo de l’échographie, d’être trop obnubilé par l’objectif médical. Cette attitude est la conséquence de l’immense attente diagnostique qui est manifestée à leur égard, et qui s’oppose de manière frontale à la croissante judiciarisation de cette pratique. Et ce phénomène a pour conséquence l’éclosion de « boutiques » d’échographie fœtale, ce qui n’est évidemment pas sans danger. Une échographie normale est pour le couple le moment d’une rencontre privilégiée, souvent la première concrétisation de l’état de grossesse. D’ailleurs, le cliché échographique est de plus en plus en première page de l’album du bébé. La femme enceinte voit désormais son futur bébé avant de le sentir ; cette levée transitoire des correspondances entre vu et perçu induit une charge fantasmatique majeure. D’autant plus que le regard échographique confronte à ce que Freud nommait « l’inquiétante étrangeté » de l’étranger à l’intérieur du corps maternel. Dès lors quand l’échographie est normale, l’enfant virtuel, tel qu’il est ainsi anticipé par les futurs parents, trouve dans l’imagerie une confirmation et un support à son anticipation ; la maturation de la parentalité s’actualise. Bref, la virtualisation échographique est un rituel de passage symboliquement efficace qui favorise l’anticipation. Le couple désire une non-contradiction entre la réalité et cette représentation intérieure anticipée, éventuellement associée à des éléments lui indiquant que tout est en ordre pour que ce fœtus « normal » devienne un nouveau-né heureux.
25Quand l’image « anormale » apparaît sur l’écran, c’est un coup de tonnerre pour l’ensemble des intervenants. Durant cet instant suspendu où il constate une anomalie échographique fœtale, le médecin est simultanément assailli par de nombreuses et contradictoires obligations : en premier lieu, se focaliser sur la confirmation de la réalité de cette image anormale, ainsi que sur le bilan échographique complémentaire auquel il doit procéder ; puis, ne rien laisser paraître, car les échographistes savent très bien que la future mère regarde autant l’écran de l’échographe que les mimiques de l’échographiste… Ou du moins ne pas trop laisser paraître, afin de se laisser le temps de trouver les mots adéquats pour expliquer ces images sans trop inquiéter ni trop rassurer ; on sait très bien aussi que ce sont souvent ces premiers mots qui resteront figés dans l’esprit des couples. Enfin, assumer le rôle évident d’oiseau de mauvais augure, d’annonceur de mauvaise nouvelle. Il ne reste alors que la possibilité de retourner cette situation en expliquant que ce diagnostic est l’occasion donnée de rechercher les causes, de faire un bilan complet et surtout, et c’est l’option la plus souhaitée, d’anticiper l’évolution intra-utérine et postnatale immédiate de l’anomalie pour préparer au mieux l’arrivée de ce bébé à naître. Pour le couple, c’est la fin de l’enfant virtuel qui était, forcément, idéalisé. En effet, quand l’échographie contredit l’idée que les futurs parents se font ou se faisaient de leur futur bébé, elle induit une paralysie, un blocage, dans la virtualisation de la parentalité. Le regard échographique perd sa fonction néo-rituelle. Il ne favorise pas « l’aménagement du devenir ». Selon la structure psychique des parents et la qualité des attitudes et comportements de l’échographiste, l’impact de la contradiction sera d’une violence traumatique plus ou moins importante, parfois majeure. Finalement, l’image a un poids, péjoratif, lorsqu’elle n’est qu’une image et qu’elle est silencieuse, laissant le champ libre aux interprétations. Le travail de l’échographiste et de l’équipe de médecine fœtale qui l’entoure est de trouver les mots justes devant accompagner, traduire ces images, au moment où elles peuvent heurter le projet parental.
26Cela illustre bien la difficulté quotidienne de cette pratique, où les situations cliniques douloureuses sont fréquentes et doivent conduire à une réflexion et une remise en cause permanentes. Comme le souligne Sylvain Missonnier, « la prise de conscience par les futurs parents de la complexité [de l’échographie] est la condition d’un véritable consentement éclairé, pas seulement bouclier juridique mais surtout véritable négociation entre l’enfant virtuel parental et les objectifs médicaux » (Missonnier, 2006). C’est dire que la pratique clinique nous force à constater que l’échographie donne réellement un visage au fœtus, et complique dramatiquement l’analyse phénoménologique de la situation. L’heure est donc peut-être venue de provoquer un large débat (public ?) sur la nécessaire évolution du statut fœtal.
Le poids de la décision
27Il est vrai que le diagnostic prénatal a de longue date fait l’objet de critiques quant à ses dérives eugéniques possibles, notamment en raison du principe même de l’img. Deux types d’arguments ont été avancés pour répondre à de telles inquiétudes. Le premier s’appuie sur le fait qu’au fur et à mesure que se développera la médecine fœtale, on pourra prendre en charge médicalement de plus en plus de conditions, affinant ainsi les « indications » d’img qui devraient de fait être moins nombreuses. En pratique, exceptionnelles sont encore aujourd’hui les situations où la médecine fœtale se fait vraiment thérapeutique… Le second type d’arguments tourne autour de la notion de « choix » individuel. Il apparaît que les implications pour l’avenir d’un couple sont trop importantes pour que la décision revienne à lui seul. En théorie (dans l’idéal), ce sont les couples qui décident de faire un test, ou une img, et par conséquent le dpn n’est pas, par essence, eugénique. L’eugénisme, pour exister, porterait sur une population. Lorsque la question de la sélection est posée au niveau individuel, on aurait affaire à de l’orthogénie. La question de l’eugénisme, au sens habituel du terme, est en principe écartée en prenant argument du caractère libre et individuel de la décision de la femme enceinte. De fait, nul ne lui impose de recourir à ce dépistage, ni d’ailleurs de recourir à une interruption de grossesse après une amniocentèse dont le résultat serait défavorable. Mais, selon les soignants que nous avons interrogés, à la question : « Dans la réalité, dans quelle mesure vos propres convictions influencent-elles la prise de décision d’un couple par rapport à une interruption de grossesse ? », la médiane de réponse est de 75 % (Gorincour et coll., 2006). L’idéal théorique s’oppose donc assez clairement à la perception de la pratique réelle. Ainsi, à la lumière des réponses à notre questionnaire, cet idéal de choix libre et individuel semble bien théorique, en tout cas lorsqu’on veut étendre ce raisonnement à la décision d’img…
28On ne peut donc pas ignorer le fait que les parents sont pris dans un ensemble de relations avec les professionnels, le système du suivi médical des grossesses, et soumis à une certaine forme de pression sociale. Quel sens, dans ces conditions, peut revêtir l’expression « choix individuel éclairé » ? Certes, les femmes sont libres de mener leur grossesse comme elles l’entendent. Mais si l’on en juge par l’uniformisation des comportements, c’est une liberté individuelle conditionnée socialement, objet d’une surenchère permanente dans la surveillance technique, biologique et clinique. Les patientes sont très fortement influencées par l’attitude de leur médecin envers le diagnostic prénatal, et l’asymétrie des connaissances entre elles et ce dernier est telle que le choix éclairé n’est jamais que factice. Le choix individuel a-t-il encore un sens lorsque la pression de contrôle social est forte, lorsque la procréation ressemble de plus en plus à une chaîne de production soumise à un contrôle de qualité ? Les besoins de réassurance des femmes n’existent pas dans l’absolu, mais par rapport à une offre de tests. C’est parce que les tests existent que les femmes les demandent, et non parce que les femmes les demandent que les médecins les développent. La meilleure façon de prouver qu’on a bien informé une femme enceinte des possibilités qui s’offraient à elle, c’est de lui faire passer le test ! Et la seule façon pour une patiente, infantilisée par le contrôle médico-social toujours plus pressant, d’être sûre qu’elle a fait le maximum pour son futur bébé, c’est de faire les tests, et de se comporter ainsi comme une « bonne mère » face aux soignants mais aussi à ses semblables, en se conformant aux recommandations (implicites) du corps médical et de la société. Pour terminer sur ce point, on peut citer Habermas : « Des mesures administratives allant dans le sens d’un dépistage de masse systématique, avec pour intention latente l’éradication de certains handicaps (dont ils jugent le développement probable), ne laisseraient plus aux parents qu’une liberté de choix purement formelle, en sorte qu’elles auraient pour effet la réapparition d’un eugénisme, apparemment libéral, en fait autoritaire. Ainsi se mettrait en place une sélection opérée, sinon par l’État, au moins avec son aval » (Habermas, 2002).
29La décision d’img passe également par une notion de probabilité, de risque de handicap. On sait que l’impact de la communication d’un risque dépend de l’âge du receveur de l’information, de son sexe, de sa personnalité, de son expérience passée, de son idéologie, de son ethnie, de son statut socio-économique, de facteurs cognitifs (optimisme irréaliste, perception des risques), de sa confiance dans la source de l’information, et de la pression sociétale. La source, en particulier (les soignants, donc les sujets de notre étude), doit être experte et désintéressée… Mais est-ce vraiment possible quand on connaît la pression juridique entourant les activités du dpn ? Le médecin n’a-t-il pas intérêt à ce que sa patiente fasse l’amniocentèse pour être certain d’éliminer la trisomie ? Le cpdpn n’a-t-il pas intérêt à accepter la demande d’img pour éviter le risque de poursuite judiciaire si le handicap se révèle plus important que celui annoncé ?… Dès lors, la confiance réciproque et l’honnêteté du médecin quant à ses propres limites, conditions clés de la prise de décision, ne sont-elles pas potentiellement mises en défaut ? D’autant plus que dans ces situations se présente un dilemme pour le médecin : quelle information donner pour ne pas taire la vérité (sous-information) tout en préservant tout projet d’enfant (surinformation) ? Le dilemme affecte par ailleurs aussi les potentiels futurs parents : assumer le choix d’élever un enfant porteur d’un handicap ou bien condamner un enfant peut-être bien portant… De la limitation des risques à l’éradication de tous les risques, comment décider, en toute inconnaissance de cause ?
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Notes
-
[1]
T.M. Reynolds, « Down’s syndrome screening : a controversial test, with more controversy to come ! », J. Clin. Pathol., 2000, 53(12), p. 893-898.
-
[2]
J.-F. Mattéi, Les droits de la vie, Paris, Odile Jacob, 1996.
-
[3]
M. Delcey, rapporteur du groupe de réflexion éthique de l’apf, cité dans Les cahiers de l’apf, 1994.