Notes
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[*]
Bertrand Roullier, pédiatre au centre hospitalier de Saint-Malo, 35400.
b.roullier@ch-stmalo.fr -
[**]
Sensorialité : « Sensibilité d?ordre psychophysiologique ; ensemble des fonctions du système sensoriel. » (Trésors de la langue française).
Sensibilité : Chacune des fonctions psychologiques (physiologiques ?) par lesquelles un organisme humain ou animal reçoit des informations du milieu extérieur de nature physique : vue, audition, toucher, ou de nature chimique : goût, odorat.
Perception : Action de percevoir par les organes des sens. -
[1]
Quotidien du médecin du 11 décembre 2006.
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[2]
Azantac, le médicament référent actuel.
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[3]
Je teste actuellement l'idée de l'usage d?une vidéo de l'examen clinique du nouveau-né commentée avant et pendant cet examen, afin de bien faire comprendre le but des différentes man?uvres imposées au bébé (tiré-assis, palpation abdominale, examen des hanches?) à la maman et/ou au papa, de façon à la/le rassurer vis-à-vis de cet examen, la/le faire participer à l'examen et ainsi transmettre cette réassurance au bébé. On peut alors préparer aux examens ultérieurs du bébé et prévenir, partiellement, le stress des parents et celui du bébé qui sont liés.
1Lors d?une de mes visites habituelles dans le secteur nourrissons dont je m?occupe à l'hôpital, la maman d?E., qui est hospitalisée pour une pathologie « bénigne », m?observe silencieuse. Elle m?a reconnu, moi pas. J?avais examiné E. à sa naissance et avais conclu à un examen normal. Elle m?interroge alors, après avoir répondu aux questions que je pose lors de tout examen clinique : « Pourquoi n?avez-vous pas diagnostiqué la fracture de clavicule de E. à sa naissance ? » Effectivement, la sage-femme, moi-même, sommes passés à côté : manque d?observation de notre part. La maman d?E. me pose cette question parce que cette fracture ignorée était sans doute douloureuse pour sa fille. En effet, à chaque fois que sa maman la présentait au sein, comme elle le faisait pour son premier bébé, elle pleurait et refusait le sein. La cause des pleurs a été ignorée de tous à la maternité, la maman incluse, confortée, malgré peut-être des doutes, par notre avis de professionnels, et l'allaitement a tourné court. La fracture n?a été diagnostiquée que plus tard, quand le cal est devenu bien palpable. Piège pour le pédiatre mais grande conséquence dans la relation d?E. et de sa maman. Pour un autre enfant, à ma connaissance, une fracture du même type s?est soldée par un « bilan d?hypotonie axiale ».
2Ainsi donc, cette maman m?avait bien reconnu alors qu?elle ne m?avait vu qu?une quinzaine de minutes. Néanmoins elle a bien compris mes explications et, apparemment, pardonné mon erreur.
3Pourtant, dans cette période, les mamans ont une capacité de reconnaissance des visages perturbée par rapport à l'état hors partum. Ceci vaut dans mon expérience, mais aussi expérimentalement : ainsi, en Israël, en 1994, avait-on conduit une expérience dans laquelle on constatait que les mamans ne reconnaissaient pas leur bébé en photo dans les premières vingt-quatre heures si elles n?avaient pas été suffisamment proches de lui, alors que des étrangers en étaient capables. Leur reconnaissance par l'odeur, elle, n?était pas perturbée. Les mamans ressentent probablement ce trouble des perceptions, ce qui explique leur angoisse de l'échange de bracelet d?identité pour leur bébé. Il y a sans doute à ce moment une physiologie spécifique tant pour le bébé ? selon qu?il est à terme ou non ? que pour la maman. Est-ce le fait de l'orage hormonal et émotionnel, si bien décrit par Anna de Noailles (1876-1933) :
« La secousse de donner la vie est si douce et si miraculeuse que l'air autour de moi en est encore tout ébranlé? Comment vous dire? quel merveilleux amour les petits créent en nous, un amour qui n?habite pas le front et la poitrine ou brûlent les autres tendresses, mais qui s?attache au ventre, vraiment de manière aiguë et mordante. Le corps qui les a portés, si pressé en lui-même, reste à jamais sensible, anxieux et inconsolable d?eux ; on ne défait pas véritablement le lien qui les unissait à nous, leur vie est une tension de notre vie, on a mal à eux et Joie en eux pour le reste de son âge, ils sont désormais notre destin. »
5En tout cas, dorénavant, je serai encore plus attentif aux dires des mamans et surtout à la nécessité de permettre l'expression de leurs interrogations, malheureusement souvent refoulées dans nos structures médicalisées de gens qui savent, appuyés sur la distance induite par leur blouse blanche.
6Dans cet article, je veux parler de douleurs au pluriel, le sujet douleur du nouveau-né au singulier, globalement, étant fréquemment traité par ailleurs (Destuynder et coll., 1992 ; Debillon, 1996 ; Fresco, 2003 ; Carbajal, 2006). Mon propos, dans les lignes suivantes, est plus d?ouvrir des pistes de réflexion que d?affirmer des certitudes qui, de toute façon, ne valent que pour aujourd?hui, comme toute connaissance humaine.
7La définition de la douleur est, depuis 1979, selon le comité de taxonomie de l'Association internationale pour l'étude de la douleur (iasp), celle « d?une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable associée à un dommage tissulaire ou virtuel ». En reprenant cette définition, on peut donc envisager une douleur correspondant à chaque sens : goût, odorat, toucher, vision et audition, voire à un sixième sens, l'intuition : connaissance claire, directe, immédiate ou pressentiment, faculté de prévoir, de deviner?, laquelle sera à prendre en compte lors des expériences douloureuses répétées, en particulier.
8Les articles cités (Destuynder et coll., 1992 ; Debillon, 1996 ; Fresco, 2003 ; Carbajal, 2006) font état de l'évolution des idées relatives à la douleur du nouveau-né. Ainsi, en 1987, le Quotidien du médecin pouvait titrer : « La perception douloureuse ne peut plus être mise en doute chez le nourrisson » ; en 1989, Abstract : « La douleur chez le nouveau-né : mythe ou réalité ? », et, en 2006, le Quotidien du médecin : « Douleur f?tale, des circuits efficients dès la 25e semaine d?aménorrhée ». Je me souviens, avec effroi et culpabilité, des bilans sanguins en fémorale, des paracentèses sans anesthésie, dans les années 1970-1980. Pour autant, on ne parle alors de douleur que dans son sens global sans la caractériser plus précisément selon le canal sensitif.
9Dans le même ordre d?idée, il est intéressant de comparer les différentes définitions du Larousse dans le temps : en 1906, la douleur est définie comme une « souffrance du corps, de l'esprit ou du c?ur » ; en 1975, comme une « souffrance physique, affliction, souffrance morale » et en 2005, comme une « sensation pénible, désagréable, ressentie dans une partie du corps ; sentiment pénible, souffrance morale ».
10On a mis en place des échelles de repérage, de cotation de cette douleur globalisée, mais E. aurait eu probablement un score rassurant de la part du personnel soignant.
11L?avis des parents est donc essentiel comme le relèvent Smeesters et ses coll. (2005) dans leurs résultats : « Les parents ont estimé que leur enfant ressentait une douleur importante mais celle-ci n?était pas corrélée à des scores de douleur. Les infirmières et les médecins ont estimé un niveau de douleur faible, étroitement corrélé avec les scores de douleur [?] Les infirmières ont signalé un manque de communication des médecins à propos de la douleur des patients. » Ces discordances sont en fait d?observation ancienne mais toujours actuelle (Roullier, 1994).
12En définitive, le nouveau-né douloureux est le récepteur de sensations variées issues de différents canaux (Mann, 1989) qu?il faut tenter de comprendre avec notre observation externe forcément subjective. On doit faire preuve d?empathie, comprendre l'autre dans toutes ses dimensions, s?imaginer à sa place, comme si nous nous souvenions de nos premières heures.
« Vous dites : C?est fatigant de fréquenter les enfants, vous avez raison. Vous ajoutez : parce qu?il faut se mettre à leur niveau, se baisser, s?incliner, se courber, se faire petit. Là, vous avez tort. Ce n?est pas cela qui fatigue le plus. C?est plutôt le fait d?être obligé de s?élever jusqu?à la hauteur de leurs sentiments. De s?étirer, de s?allonger, de se hisser sur la pointe des pieds pour ne pas les blesser ».
14Reprenons donc successivement chaque type de sensations en tant qu?origine possible de douleur, d?expérience désagréable, selon la définition précédente.
15Le goût. L?exposition des enfants aux saveurs survient avant la naissance, dans l'environnement intra-utérin, dès la 31e semaine d?aménorrhée. Ainsi, les saveurs d?aliments consommés par la mère modifient le goût du liquide amniotique qui est inhalé et dégluti par le f?tus au dernier trimestre de la grossesse. Quelle influence cela a-t-il sur les goûts ultérieurs de l'enfant ? Celle d?une inscription dans une culture, d?une assimilation à un modèle universalisé (McDo, Coca, par exemple). Cela peut-il induire, à distance, des déséquilibres alimentaires chez l'enfant, générateurs de surpoids, obésité, dans les cas où la mère elle-même a un régime déséquilibré ? Ces interrogations sont à même de mobiliser autant les nutritionnistes que les philosophes (inné, acquis ; déterminisme, liberté).
16Après la naissance, l'exposition à ces saveurs continue puisque la saveur du lait maternel reflète les choix alimentaires de la maman.
17On sait bien que le bébé discrimine l'acide, le sucré, le salé, l'amer et l'umami (« délicieux » en japonais), qui est en fait le glutamate. Une sixième dimension du goût serait celle du gras. Les réactions néonatales au sucré et à l'umami sont habituellement interprétées comme des réactions positives de plaisir et suscitent des réactions d?approche. Les stimulations acides et amères déclenchent des réactions jugées négatives, d?aversion. La réponse au salé est moins caractéristique (Nicklaus, 2005 ; Lenclen, 2003). Chez l'adulte, les aliments à haute palatabilité, comme le chocolat, entraînent une libération d?endorphines (morphines endogènes) dans le cerveau ; cela vaudrait-il chez le bébé lors de ces sensations positives ? D?autre part, il est intéressant de noter que le lait maternel contient dix fois plus de glutamate que le lait de vache.
18À plaisir possible, déplaisir possible, voire douleur possible. Comment le nouveau-né ressent-il l'apport surprenant, pour répondre à sa sensation de faim, de mal-être interne, de liquides qui répugneraient à un adulte doté d?un goût normal ? Faites l'essai de goûter un hydrolysat de protéines. Le lait maternel lyophilisé évoque le goût de l'eau savonneuse ! (Ce n?est pas le cas du lait maternel frais.) Quelle différence brutale avec l'état anténatal ! Que penser alors des compléments d?allaitement maternel par hydrolysat de protéines, ne supprime-t-on pas ainsi l'appétit de l'enfant pour le sein maternel au risque de faire échouer le projet maternel d?allaitement, partie intégrante de la grossesse de cette maman ? La charte du label « Ami des bébés » stipule « qu?on ne doit donner au nouveau-né aucun aliment, ni aucune boisson autre que le lait maternel sauf indication médicale ». Que penser de l'attitude pseudo-scientifique (l'intestin du nouveau-né serait plus perméable, le premier jour, à des protéines allergisantes) qui consiste à proposer, le premier jour, un lait de type hydrolysat ? Les mamans, lorsque le bébé reçoit, le 2e jour, un lait premier âge standard, parlent alors de meilleur appétit. (Mais peut-être ont-elles goûté elles-mêmes ce qu?on leur faisait donner à leurs bébés ?)
19Qu?induit-on chez le bébé pour son avenir gustatif en lui imposant ces choix ?
20Certaines études ont conclu que des enfants habitués dans leurs premiers mois à un goût amer auraient, plus tard, une appétence particulière pour les goûts amers (mangeurs d?endives ?).
21Comme disent souvent les mamans qui n?allaitent pas, en parlant du lait donné au bébé : « Il supporte bien son lait. » Ont-elles intuitivement la notion du caractère artificiel, imparfait des laits premier âge ?
22Selon mon expérience, le premier lait du bébé est celui qu?il redemande ensuite dans ses premiers mois (ce qu?ont sans doute bien compris les marchands de lait) ; est-ce le fait du goût seul ou du souvenir du calme apporté après la sensation de faim, associé à ce goût précis ?
23L?exposition au sucre est donc suivie de réactions du nouveau-né d?apparence positive, ce qui a conduit à mettre en évidence un rôle antalgique (par un mécanisme opioïde) des sucres : saccharose et glucose pendant les 2-3 premiers mois de vie, en 1989 (Elliot Blass à Baltimore). Cette notion est maintenant bien intégrée aux soins des nouveau-nés (Carbajal, 2006) au risque de se transformer en caution de bons soins et de donner bonne conscience aux professionnels. L?umami aurait-il le même effet ?
24La tétée au sein a un effet antalgique équivalent mais cela jusqu?à l'âge de 9-10 mois ? par quel mécanisme ?
25L?odorat du nouveau-né est difficile à explorer en clinique. L?environnement de bébé est à présent très aseptisé : des odeurs multiples le plus souvent artificielles gravitent autour de lui.
26C?est certainement un élément essentiel de l'établissement de la relation maman-bébé (Porter, 1983). La maman est capable d?identifier son bébé quelques minutes après sa naissance uniquement par l'odorat ; le bébé, lui, montre une préférence pour l'odeur de son propre liquide amniotique par rapport à celle du lait artificiel. Gardons-lui le bonnet qu?il reçoit à la naissance, tout imprégné qu?il est de cette odeur, sans le laver, il a quelque part valeur de premier objet transitionnel, la transition étant plus celle de la vie aquatique à la vie aérienne, métaphore de l'Évolution.
27La perception olfactive bien développée chez les animaux a, apparemment, perdu beaucoup de son importance chez l'homme, chez qui elle est en tout cas nettement moins exploitée, mais ceci, peut-être, parce que la vision est un meilleur moyen de réaliser des interactions sociales. Chez l'aveugle ou le bébé qui voit mal, à cet âge, la perception olfactive vient en relais pour aider à la reconnaissance. Chez le grand enfant et l'adulte aveugle, ce seront le toucher et l'audition qui seront valorisés. Tout ceci est à rapprocher de l'expérience suivante : la brebis mémorise très vite l'odeur spécifique de son nouveau-né et ceci en raison, d?une part, de la sécrétion d?hormones associée à la mise-bas et, d?autre part, de la stimulation mécanique causée par l'expulsion de l'agneau. Toutefois, ce comportement disparaît après accouchement sous péridurale. Quid dans l'espèce humaine, en particulier chez une maman primipare qui a enfanté après péridurale et/ou césarienne ? Les éthologues se posent fortement la question quant à l'attachement ultérieur mère-bébé. Ceci est à rapprocher d?un article [1] relatant une étude dans l'International Breastfeeding Journal qui montre qu?après une analgésie péridurale, l'allaitement maternel est plus souvent difficile ou en échec.
28Vaste champ d?investigation ! En définitive, à quel niveau une odeur désagréable pour bébé peut-elle être ressentie comme douleur ? A contrario, dans un service d?enfants prématurés, l'utilisation d?un parfum vanille à l'intérieur des couveuses a entraîné une diminution de la fréquence des apnées (Marlier et coll., 2005). Les cigarettiers proposent désormais des cigarettes parfumées à la vanille, au chocolat et à la fraise, dont les collégiens sont très friands. Ne risquerait-on pas alors de préparer ainsi le terrain de l'industrie du tabac ? Plus tard dans la vie, la référence aux madeleines de Marcel Proust est là pour montrer toute l'importance de l'odorat :
« Mais, quand d?un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir. »
30Pour ma part, je pense avoir « marqué » bon nombre de mes anciens patients car je parfumais mon cabinet à la citronnelle. Certains me l'ont rappelé depuis.
31Le toucher paraît plus facile à appréhender par l'observation, il renvoie aux sensations de pression, d?étirement, de froid, de chaud, de brûlure?, à un niveau externe cutané et au niveau des organes internes.
32L?observation rapportée par Annie Gauvain-Piquard est intéressante : « Une petite fille de 15 jours avait une sonde gastrique maintenue par un sparadrap sur sa joue gauche. Alors qu?elle cherchait manifestement son sommeil, elle sursautait périodiquement et avait des mouvements amples des membres supérieurs. Ses mains sont ainsi venues à plusieurs reprises au contact du sparadrap, à l'évidence de manière non fortuite. Mais, de plus, ses mains, à plusieurs reprises, sont venues au contact du pli du cou où nous avons découvert une petite lésion rouge. Lorsque nous avons dégagé cette région, le geste des mains s?est précisé, pour venir, à plusieurs reprises, passer sur la lésion. Nous avons alors massé la lésion cutanée, et le bébé s?est endormi calmement dans la minute qui a suivi. »
33Cela n?est guère étonnant quand on sait que le nombre de récepteurs cutanés du nouveau-né est équivalent à celui de l'enfant ; ainsi donc le rapport, la densité, le nombre de récepteurs par rapport à la surface cutanée est très élevé comparé à l'enfant. L?observation d?enfants insensibles à la douleur mais qui, pour autant, restent sensibles aux caresses, chatouilles, pressions, au chaud et froid, laisse à penser qu?il y a différents niveaux de réceptivité ou de conduction de sensations. Ce point est en cours d?exploration.
34De même, on peut s?interroger sur la forte réaction d?apnée que montrent certains bébés lorsqu?on leur souffle au visage.
35Bébé a de bonnes raisons d?avoir la peau sensible après son passage parfois laborieux dans les voies génitales de la maman. Il doit ressentir le même type de sensations qu?un boxeur après un combat. On n?a pas encore imaginé de faire une péridurale pour le bébé avant sa naissance ! En tout cas, bébé a tout à fait raison de manifester lorsqu?on le pique, lorsqu?on lui nitrate le cordon, lorsqu?on lui pose sur la peau un stéthoscope froid, lorsqu?on décolle un sparadrap (vécu d?écorchement ?), lorsqu?il est étiré douloureusement s?il est laissé sur le dos sans soutien des cuisses (Grenier, 1988). Lui confectionner un nid lui procure un soutien et lui redonne une sensation d?enveloppement. A contrario, le prendre peau à peau, le masser doucement, le baigner l'apaiseront, peut-être grâce aux endorphines dont on sait qu?elles sont aussi produites conjointement à l'acth (inducteur des hormones surrénales) au cours du stress aigu, la naissance y étant bien sûr assimilable. Ces massages, ces bains rappellent à bébé son état antérieur in utero alors qu?il était enveloppé.
36Dans son corps interne, bébé peut être sujet aux sensations douloureuses selon de nombreuses modalités, à l'entourage de les interpréter. C?est la grande question des « coliques », seul bébé pourrait dire s?il a mal au ventre ! Malheureusement cela est trop souvent médicalisé et/ou psychiatrisé (Roullier, 1994), ostéopathisé. Bébé devient vite le malade qui s?ignore de Knock, et ses parents s?installent dans l'idée de leur incompétence à résoudre ce genre de problème. Idem pour les « glaires » du nouveau-né, que l'on voit parfois « traitées » dès le premier jour, par un véritable médicament !
37Couper le frein de langue à vif fait-il mal (Hall et coll., 2005) ? poser une sonde nasale, gastrique (stimulation orale probablement très désagréable), aspirer ensuite par cette sonde, examiner les tympans au bout d?un conduit auditif très étroit et très sensible?, petits bobos nécessités par l'environnement médical ? « Circoncision néonatale, faut-il anesthésier ? », écrit-on en 1995 dans le Quotidien du médecin, puis, en 1997, « Circoncision, plaidoyer pour une anesthésie ».
38La bouche est un carrefour essentiel de sensations (toucher, goût?), presque un sixième sens lorsque bébé grandit. Chacun connaît la sédation apportée par une tétine, le pouce, plus tard la cigarette, la pipe.
39Elle permet une appréhension du monde extérieur dans les formes, les consistances, les températures, elle est lieu de connaissance. Elle est aussi la reprise du lien avec la mère par le sein, le baiser, la morsure aussi, une nouvelle perte, elle est l'origine du soulagement des douleurs de faim, elle est le passage de l'air respiratoire, mais aussi des sondes, elle est lieu d?émission du cri dont bébé comprendra vite le rôle d?échange, d?appel. Ce cri exprimé parfois par bébé comme une régurgitation : « Je régurgite, cela t?intéresse, tu me fais un câlin en me nettoyant?, je te refais une régurgitation, maman », sera malheureusement souvent mal compris et le bébé se retrouvera catalogué du diagnostic de reflux gastro-?sophagien, « azantaqué [2] ». Une « méchante » expérience le montre bien : on a demandé à une maman de rester figée devant son bébé qui est dans un transat en face d?elle. Celui-ci lui sourit, ébauche d?autres mimiques?, mais n?obtenant pas de réponse, selon le protocole de l'expérience, il vomit.
40Tout ce qui peut agresser cette zone doit être réfléchi à partir de ces notions. Il faut souligner que la sensibilité des lèvres est particulièrement fine.
41La vision, elle, n?est pas complètement aboutie à cet âge mais on voit des bébés de quelques jours qui font un sourire de communication (que la maman repère bien comme tel). Ils clignent des yeux à la lumière vive, au flash, sensation agréable ou désagréable ? En tout cas, situation bien nouvelle pour bébé qui a vécu neuf mois dans l'élément liquide de l'utérus maternel ! Faut-il alors lui imposer d?emblée notre alternance jour-nuit ?
42Enfin l'audition : quel est le seuil douloureux à cet âge puisque l'on sait que, chez l'adulte, elle peut devenir douloureuse ? La prise de conscience commence à se faire en particulier en néonatologie (Jonckbeer, 2004). Les soins de développement en période néonatale (Manbrini et coll., 2002) insistent bien sur ces aspects.
43La musique aurait-elle un effet positif ? Les mamans et les papas par l'intermédiaire du chant et des comptines ont bien pressenti son intérêt (quid du bercement associé ?). Les vibrations sonores transmises aux tympans, à la peau et aux structures osseuses sous-jacentes réalisent alors un équivalent de massage, lequel était amplifié in utero par le liquide amniotique.
44La présentation précédente selon les cinq sens habituellement différenciés est sans doute un peu artificielle ; d?autant plus que la mise en jeu intense d?un canal sensitif paraît pouvoir annihiler partiellement la réceptivité d?un autre canal (c?est peut-être en partie le mécanisme de l'acupuncture). D?autre part, il faut souligner que l'état de veille modifie la perception de la douleur.
45Quelle intuition bébé a-t-il de sa situation, alors que ses repères viennent d?être complètement bousculés (surtout lorsqu?il est né par césarienne, avant début de travail, alors qu?il dormait) ? C?est dire l'importance de l'accompagnement dans cette période et surtout celui de la personne référente, maman. Bébé ressent-il la douleur d?avoir quitté un monde a priori sans soucis, de l'avoir perdu (notion qu?il va devoir intégrer) ? Il est ainsi souhaitable de prévenir les bébés de ce qu?on va leur faire : examen médical [3], le « changer »? C?est la réflexion que je propose aux jeunes parents : « Essayez de vous imaginer dans cette situation avec votre vécu, votre histoire. La normalité pour bébé, c?est son histoire avant, il débarque en zone inconnue. »
« Seule notre ignorance et une observation superficielle nous empêchent de voir chez un nouveau-né une personnalité bien définie, faite d?un tempérament, d?une intelligence bien à lui et de la somme de ses expériences existentielles », écrit Janusz Korczak en 1919 dans Comment aimer un enfant.
47Aux parents, je dis encore : « Écoutez vos sensations spontanées à l'égard de bébé sans passer par le filtre médical ou de ?professionnel de l'enfant?. Les enfants n?ont pas besoin de médecins pour grandir (sauf maladie), ils ont d?abord besoin de parents vigilants ? puisqu?ils ne sont pas autonomes, comme d?autres bébés mammifères ?, de lait, d?une savonnette ; le reste est commerce. »
48Quant aux soignants, n?oublions pas de ne pas faire à autrui, bébé, ce que nous ne voudrions pas qu?on nous fasse. L?enfant n?est pas un objet à examiner. Pour rappel, l'examen clinique, surtout en pédiatrie, doit toujours débuter par l'inspection, avant la palpation, l'auscultation? Ce temps de l'examen, outre son apport à l'observation, est, d?une certaine manière, un temps de présentation réciproque, de prise de contact, de personne à personne.
49Cela est néanmoins difficile à appliquer dans la pratique courante (urgence, mauvaise humeur, surcharge de travail') car, d?une part, bébé est tout petit en face de l'adulte (lilliputien versus géant), il se défend des gestes de l'adulte, et, d?autre part, celui-ci a un devoir de technicité pour examiner, poser une sonde, un cathéter? Le côté Hyde du soignant peut vite prendre le dessus par rapport au côté Docteur Jekyll, celui qui préviendrait, caresserait, celui qui, sincèrement, souhaite « faire du bien » au bébé. Ces v?ux doivent, au plus près, rejoindre la pratique. Un seul mot : respect, le maître mot de Janusz Korczak.
« Le docteur efficace apprend à regarder avec les lunettes des patients. »
Bibliographie
Biblio
- Carbajal, R. 2006. « Douleur du nouveau-né : traitement pharmacologique », Archives de pédiatrie 13, p. 211-224.
- Debillon, L. 1996. « Prise en charge de la douleur chez le nouveau-né en milieu hospitalier », Médecine et enfance, p. 535-540.
- Destuynder et coll. 1992. « Évaluation et traitement de la douleur chez le nouveau-né », Revue internationale de pédiatrie, p. 35-39.
- Forestell, C.A. 2006. « Quels sont les facteurs qui influent précocement l'acceptation des fruits et légumes chez les enfants ? », Équation nutrition, juin, p. 2.
- Fresco, O. 2003. « Prise en charge de la douleur des nouveau-nés en maternité », Réalités pédiatriques, n° 83, p. 30-39.
- Gauvain-Piquard, A. et coll. 1989. « Aspects spécifiques à la douleur de l'enfant », La douleur chez l'enfant, Medsi Mc Graw-Hill, p. 17-37.
- Grenier, A. 1988. « Prévention des déformations de hanches chez les nouveau-nés à cerveau lésé » Paris, Ann. Pédiatr. 35, p. 423-427.
- Hall, DM et coll. 2005. Arch. Dis. Child, 90, p. 1211-1215 (commentaire dans Archives de pédiatrie) 13 (2006) p. 1185-1186.
- Jonckbeer, P. 2004. « Le bruit en néonatalogie, impact du personnel hospitalier », Presse médicale, 20 nov., tome 33, n° 20, p. 1421-1424.
- Lenclen, R. 2003. « Analgésie sucrée du nouveau-né en maternité », Pédiatrie pratique, n° 149, p. 15-16.
- Manbrini, C. et coll. 2002. « Implantation des soins de développement et comportement de l'équipe soignante », Arch. pédiatr., 9 supplément n° 2, p. 104 -106.
- Mann, C. 1989. « Physiologie de la douleur du nouveau-né », La douleur de l'enfant, Medsi Mc Graww-Hill, p. 8-16.
- Marlier, L. et coll. 2005. « Olfactory stimulation prevents apnea in premature newborns », Pediatrics, 115, p. 83-88.
- Nicklaus, S. 2005. « Les perceptions gustatives chez l'enfant », Archives de pédiatrie 12, p. 579-584.
- Porter, R.H. 1983. « The importance of odors in mother-infant interactions », Matern Child nurs J Fall., 12 (3), p. 47-154.
- Roullier, B. 1994. « Maltraitance à enfants et soins médicaux », Journal de pédiatrie et de puériculture, n° 2, p. 97-104.
- Smeesters, P.R. et coll. 2005. « La douleur des nouveau-nés : entre réalité et perception », Archives de pédiatrie 12, p. 1332-1337.
Mots-clés éditeurs : sensorialité, douleur, nouveau-né
Date de mise en ligne : 01/07/2007.
https://doi.org/10.3917/spi.042.0049Notes
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Bertrand Roullier, pédiatre au centre hospitalier de Saint-Malo, 35400.
b.roullier@ch-stmalo.fr -
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Sensorialité : « Sensibilité d?ordre psychophysiologique ; ensemble des fonctions du système sensoriel. » (Trésors de la langue française).
Sensibilité : Chacune des fonctions psychologiques (physiologiques ?) par lesquelles un organisme humain ou animal reçoit des informations du milieu extérieur de nature physique : vue, audition, toucher, ou de nature chimique : goût, odorat.
Perception : Action de percevoir par les organes des sens. -
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Quotidien du médecin du 11 décembre 2006.
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Azantac, le médicament référent actuel.
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Je teste actuellement l'idée de l'usage d?une vidéo de l'examen clinique du nouveau-né commentée avant et pendant cet examen, afin de bien faire comprendre le but des différentes man?uvres imposées au bébé (tiré-assis, palpation abdominale, examen des hanches?) à la maman et/ou au papa, de façon à la/le rassurer vis-à-vis de cet examen, la/le faire participer à l'examen et ainsi transmettre cette réassurance au bébé. On peut alors préparer aux examens ultérieurs du bébé et prévenir, partiellement, le stress des parents et celui du bébé qui sont liés.