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Article de revue

La musique est-elle un jeu d'enfant ?

Pages 88 à 95

Notes

  • [*]
    Philippe Bouteloup, musicien, directeur de l’association Musique et santé, Paris, musique-sante@ wanadoo. fr
  • [1]
    G. Brelet, Le temps musical, 1949, puf, p. 515.
  • [2]
    D.W. Winnicott, Jeu et réalité, Gallimard, 1971, p. 75.
  • [3]
    S. Lebovici, M. Soulé, La connaissance de l’enfant par la psychanalyse, puf, 1970, p. 149.
  • [4]
    J. Piaget, Inhelder, La psychologie de l’enfant, puf, 1966, p. 149.
  • [5]
    F. Delalande, « Vers une “psycho-musicologie” », dans B. Celeste, F. Delalande, É. Dumaurier, L’enfant du sonore au musical, Buchet-Chastel, 1982, p. 165.
  • [6]
    J.-L. Harter, Jouer la musique, mémoire de dess, Université de Paris Nord, 1990, p. 80.
  • [7]
    J. Piaget, Le jugement moral chez l’enfant, puf, 1932, p. 63.
  • [8]
    J. Cage, Silence, Denoël, 1961, p. 15.
  • [9]
    F. Delalande, dans B. Celeste, F. Delalande, É. Dumaurier, L’enfant du sonore au musical, Buchet-Chastel, 1982, p. 11.
  • [10]
    J. Arveiller, « Le jeu sonore et musical, entre thérapeutique et pédagogie », dans Recherches pour l’éducation musicale, Les sciences de l’éducation, cerse, Université de Caen, n° 1-2, 1988, p. 123.
« On ne peut rêver meilleure approche de la musique […]. L’enfant appréhende la réalité par le jeu, le musicien appréhende la musique par le jeu.
Celui qui, de par son jeu, tire une structure fait, à son niveau, un travail semblable à celui de l’enfant qui, de ses comportements actifs, tire des notions abstraites, passant ainsi de l’acte à la réflexion, du réel à l’imaginaire, du non-pensé au pensé. »
Claire Renard, Le geste musical, Hachette/Van de Velde, 1982, p. 101.

1 Un enfant gribouille sur sa feuille, joue avec les couleurs et les formes, et l’adulte ne tarit pas d’éloges et de commentaires sur cette première trace sur le papier, première création plastique. Le même enfant explore l’intensité de sa voix, les sons que produisent les objets autour de lui, et l’adulte de s’exclamer : « Qu’est-ce que tu fais comme bruit ! » Réaction épidermique de l’adulte qui ne reconnaît rien d’autre dans cette exploration que du bruit.

2 La musique peut-elle être un jeu ? Peut-on jouer avec les sons comme on joue avec un feutre ou de la pâte à modeler, explorer la matière sonore sans souci de forme, de vocabulaire et de résultats ? En art, comme le remarquait Schoenberg, « la théorie découle de la pratique ; c’est pourquoi la théorie musicale est toujours en retard sur les acquisitions nouvelles de la pensée musicale [1] ».

La musique est une affaire de jeu

3 On dit dans le langage courant : « Je joue de la guitare », « Je joue du piano », « Je joue dans un orchestre » ou « Je vais vous jouer tel ou tel concerto ». Pour le jeune enfant, jouer de la musique est avant tout une rencontre vivante avec les sons.

4 « S’amuser, se distraire, badiner », nous dit Le Robert, dictionnaire historique de la langue française, à propos du mot jouer. Le jeu est à la fois un amusement libre et une activité ludique en tant qu’elle est organisée par un système de règles définies. Le verbe « musiquer », apparu en 1392, ne s’est jamais imposé, ni pour « jouer de la musique », ni pour « mettre en musique » ou « émettre de façon mélodieuse ». Pourtant, au même titre que parlant, dansant, dessinant, « musiquant » aurait sûrement fait carrière.

5 Si nous prenons le temps d’écouter attentivement l’enfant qui manipule les sons, que fait-il donc ? Il joue avec les sons des différents objets qu’il rencontre, en trouve un qui l’intéresse, le répète ou l’imite avec sa voix. Comme un musicien ou un compositeur, il se construit une espèce de dictionnaire de sons et de gestes qui vont produire tel ou tel type de sonorité. « C’est en jouant, et peut-être seulement quand il joue, que l’enfant ou l’adulte est libre de se montrer créatif [2]. » La musique ne commence pas par l’apprentissage de codes et de règles. Et c’est à partir du jeu spontané de l’enfant que l’adulte peut faire émerger une conscience et une maîtrise du musical.

6 Si nous prenons l’exemple du langage, il est évident que l’on n’apprend pas à l’enfant les règles de grammaire pour qu’il accède au langage. On lui parle et on le laisse jouer avec les mots. Pour la musique, il devrait en être de même. On explore, on découvre, on joue puis, plus tard, la structure et les codes peuvent devenir nécessaires.

7 Autour de cette notion de musique et de jeu sonore et musical, on peut observer trois situations, de nature et de type différents. La première est l’activité spontanée de l’enfant qui explore, manipule, découvre « pour lui ». Composante de l’activité sensori-motrice, elle participe de la découverte du monde environnant et prend des formes multiples et variées. L’enfant explore sa propre voix ou l’instrument de musique de manière inattendue, et toute l’enfance est traversée par cette recherche sur le son aussi bien vocale qu’instrumentale. Le bébé ne fait pas de la musique, il joue, gratte, frotte, secoue, vocalise… Autant de chemins qui échappent bien souvent aux représentations que les adultes ont de la musique.

8 La seconde situation est celle de l’enfant qui joue avec une autre personne, un adulte ou un autre enfant. L’imitation, le renforcement… créent une dynamique d’échange autour de cette notion de musique. Il s’agit de faire ensemble.

9 La troisième est celle de l’adulte, musicien ou non, qui joue pour l’enfant. Plaisir de l’adulte transmis à l’enfant. La musique est, là, un temps d’échange, de relation mais également un temps de découverte, d’expression et d’émotions. Elle crée une distance suffisamment bonne entre le monde réel et le monde du jeu et de l’imaginaire. Jouer de la musique avec le tout-petit ne peut se réduire à un acte pédagogique.

10 De ces situations découlent des attitudes différentes. Jouer de la musique suppose avant tout un acte créateur, susceptible de répétition mais aussi d’évolution constante. « Une activité qui a une importance si manifeste aux yeux de l’enfant doit être considérée à la fois comme l’expression des modes actuels de l’organisation de sa personnalité et comme un mode structurant vis-à-vis des organisations plus tardives », écrivaient Serge Lebovici et Michel Soulé à propos du jeu de l’enfant [3].

Le jeu : entre règles et liberté

11 Piaget distingue trois types de jeux qui apparaissent successivement au cours du développement de l’enfant. Après le premier stade sensori-moteur, l’enfant aborde les jeux symboliques, qui peuvent être considérés comme une « assimilation du réel au moi et à ses désirs, pour évoluer ensuite dans la direction des jeux de construction et de règles, qui marquent une objectivation du symbole et une socialisation du moi [4] ».

12 Il est évident pour le musicien que la dimension tactile et motrice est essentielle dans le jeu musical. On parlera facilement du toucher d’un pianiste ou de la virtuosité d’un instrumentiste. « D’une manière générale, le jeu instrumental réalise cette liaison sensori-motrice dans laquelle la musique est perçue à la fois comme geste et comme son », explique François Delalande [5].

13 La dimension symbolique est présente pour le musicien dans l’idée d’exprimer, de représenter, de faire ressentir, d’établir une relation avec l’auditeur.

14 Après les jeux sensori-moteurs et symboliques, les jeux de règles apparaissent eux aussi clairement dans la musique et sont largement dépendants des contextes culturels et historiques. Idéal de liberté par excellence, l’improvisation, dans le jazz, s’appuie elle aussi sur des règles. Par exemple, on peut improviser en mode dorien sur un accord de septième mineur. Jouer en myxolydien va surprendre l’oreille, transgresser la règle, et de fait en créer une nouvelle. « À chaque fois que l’inconnu se transforme en connu, que le mystère est dévoilé, que l’illusion devient partie intégrante de la réalité, il y a progrès, acquis, création. Il faut alors bien vite se pencher vers un autre mystère, plonger dans un inconnu inexploré – recréer une nouvelle “distance” [6]… » L’histoire, l’évolution du jazz sont faites de ces oppositions, cassures et transgressions.

Apprendre en jouant, apprendre à jouer

15 Les objets proposés à l’enfant sont porteurs d’une élaboration possible ou non d’un certain type de conduites ludiques. Une boîte fermée contenant quelques graines entraînera plus facilement un enfant sur la piste de l’écoute et de la découverte des sons qu’une boîte vide. Piaget faisait remarquer que l’enfant, au stade sensori-moteur, « accommode ses schèmes à la nature des objets [7] ».

16 Chacun sait l’importance de ces premiers jeux entre l’adulte et l’enfant. Les jeux de doigts, de balancement, les jeux de mains, sauteuses et autres, accompagnent l’enfant dans la découverte de son propre corps, ils sont des moments d’échange, de communication et de plaisir. Les mots utilisés, au-delà de leur sens littéral, y sont caresses pour l’oreille du bébé.

17 Jeux sur la qualité des voix, les rythmes, la pulsation, jeux avec le temps (temps que va mettre la main de l’adulte à parcourir le bras de l’enfant dans la petite bête qui monte, temps de l’attente, de la chute de la comptine…), jeux de langage, moments de poésie et de rêverie… La musique est partout présente. Dans ce contexte, la musique est relation, interaction.

18 « Lequel est le plus musical, d’un camion qui passe devant une usine et d’un camion qui passe devant une école de musique ? » écrivait John Cage [8]. Écouter est aussi un jeu.

Jouer pour et jouer avec

19 « Secouer un hochet, faire grincer une charnière, plus vite, moins vite, pousser sur le sol une chaise en manifestant un intérêt pour le bruit produit, ce sont des comportements habituels dans lesquels il nous est apparu depuis longtemps qu’il était possible de voir le germe d’une recherche musicale de l’enfant [9]. » S’il est vrai que le jeu enfantin à souvent été analysé, les aspects sonores l’ont été beaucoup moins. Pourtant, il suffit d’observer la moindre activité du tout-petit pour y entendre du son. Volontaire ou non, contrôlé ou pas, entendu ou non. Seule une analyse fine ou une oreille avertie peut dire si le son est signifiant, au cœur du jeu ou accessoire.

20 L’enfant répète inlassablement le même geste, le même son. Il vient de découvrir, au hasard de ses explorations, quelque chose qui l’intéresse. L’interaction entre son geste et le résultat sonore de son geste incite l’enfant à répéter. Selon Wallon, c’est une réaction sensori-motrice où sensation et mouvement deviennent gestes et permettent l’apprentissage de la perception. « Mais où va se situer la musique dans tout cela ? » questionne Jacques Arveiller à propos de ces groupes de jeunes enfants qui s’activent autour d’instruments de musique. Et de répondre : « Peut-être simplement dans une qualité que doit posséder l’adulte et dont témoigne l’appellation presque risible de “groupe de musique” qui est donnée, dans l’institution, à nos activités de jeu sonore et musical [10]. »

21 Il est vrai qu’il est plus facile de faire dessiner librement cinq enfants ensemble dans une crèche que de leur proposer une activité musicale, car cette dernière suppose nécessairement l’instauration de quelques règles.

22 Mais c’est bien la capacité de mise en jeu de l’adulte ou du musicien, que l’on pourrait appeler avec René Diatkine « illusion anticipatoire », qui va nourrir ce temps de jeu avec l’enfant.

La musique pour jouer à l’hôpital

23 Nous sommes dans le service ori du Pr Garabédian à l’hôpital d’enfants Armand-Trousseau de Paris. Guillaume a 20 mois. Il va être opéré dans la matinée. Lorsque l’équipe soignante et le musicien arrivent dans le service, sa maman le tient sur ses genoux. Nous nous présentons et lui expliquons notre travail : faire de la musique avec petits et grands, et accompagner les enfants jusqu’au bloc opératoire. Elle est agréablement surprise et lorsque nous revenons dans la chambre avec guitare et instruments, immédiatement la relation s’établit avec Guillaume à travers l’écoute. Sa maman est ravie. Plus tard, la musique continue dans le couloir avec l’équipe. Guillaume et sa maman nous rejoignent. Chansons proposées par l’équipe soignante et le musicien, instruments de musique adaptés, chansons de la maison proposées par les parents… Arrive le départ de la maman pour son travail, le papa doit prendre le relais d’une minute à l’autre. Quand il arrive, Guillaume est en pleine action. Le papa ne comprend pas immédiatement ce qui se passe mais il entre très vite dans le jeu ! Guillaume est tout à la musique, manipulant, explorant les instruments qui lui sont proposés.

24 C’est le moment du départ au bloc opératoire et, lorsque nous sommes à nouveau ensemble dans la salle d’attente de préanesthésie, les chansons et les instruments que Julien, le brancardier-accompagnateur, à pris soin d’emmener font que le contact est renoué immédiatement. L’échange et le jeu peuvent continuer, malgré l’environnement si singulier du bloc opératoire.

25 Comme l’évoquait le Pr Garabédian, chef de service, « les enfants sont toujours stressés d’arriver au bloc opératoire ; il est pourtant important que l’enfant soit en pleine décontraction. Le fait qu’il y ait cet accompagnement musical d’emblée change l’ambiance, cela recentre l’attention sur l’enfant lui-même, nous avons gagné sa confiance ».

26 La musique a été une sorte de fil rouge, fil d’Ariane qui à permis à l’enfant de ne pas s’égarer dans ce dédale de couloirs, de visages inconnus.

27 La musique crée un espace familier. Elle est une médiation qui sert de repère spatiotemporel, parce qu’elle laisse une trace et qu’elle s’appuie sur une relation basée sur l’échange, l’écoute, le respect de l’autre.

28 Dans cet exemple, la musique à permis de valoriser l’enfant. Ce n’est plus la maladie que l’on voit mais l’enfant qui s’exprime, qui devient acteur. Les parents redécouvrent leur enfant actif, participatif, capable de jouer, même s’il est malade. L’hôpital n’a pas le même visage.

29 La chose la plus marquante, dans l’histoire de Guillaume, ce sont les grands-parents qui, arrivant l’après-midi et alors que l’enfant dort après son opération, demandent à l’infirmière comment va leur petit-fils. Et celle ci de leur répondre que tout s’est bien passé, mais qu’en plus il a fait « musique ». L’infirmière nous dit à travers cet exemple que, au-delà des soins, elle s’occupe également de l’épanouissement de l’enfant. La santé, ce n’est pas seulement le corps, l’hôpital n’est pas seulement un lieu de réparation mais aussi un lieu d’éveil, de découverte, et la musique y a toute sa place.

30 La musique est médiatrice entre le dedans et le dehors ; la « musique familiale » que va chanter la maman va éviter à l’enfant la rupture d’avec ses repères fondamentaux.

31 Et, au-delà du plaisir de faire, de partager, d’être entendu, reconnu, c’est bien de l’enfant que nous parlons et plus uniquement du malade. L’hôpital devient aussi un lieu de jeu et d’éveil.

32 La culture est d’abord acquise par imprégnation et identification, avant de l’être par apprentissage explicite. Lorsque nous disons que nous jouons de la musique, cela signifie d’abord exprimer, interpréter, peut-être partager.

33 Pour le musicien, faire de la musique, jouer, c’est être sans cesse dans ces différentes dimensions sensori-motrices, symboliques, et dans un cadre que nous pourrions appeler « jeu de règles ». Des règles à respecter mais aussi à transgresser. Oui, la musique est un jeu d’enfant !


Date de mise en ligne : 01/01/2006

https://doi.org/10.3917/spi.024.0088

Notes

  • [*]
    Philippe Bouteloup, musicien, directeur de l’association Musique et santé, Paris, musique-sante@ wanadoo. fr
  • [1]
    G. Brelet, Le temps musical, 1949, puf, p. 515.
  • [2]
    D.W. Winnicott, Jeu et réalité, Gallimard, 1971, p. 75.
  • [3]
    S. Lebovici, M. Soulé, La connaissance de l’enfant par la psychanalyse, puf, 1970, p. 149.
  • [4]
    J. Piaget, Inhelder, La psychologie de l’enfant, puf, 1966, p. 149.
  • [5]
    F. Delalande, « Vers une “psycho-musicologie” », dans B. Celeste, F. Delalande, É. Dumaurier, L’enfant du sonore au musical, Buchet-Chastel, 1982, p. 165.
  • [6]
    J.-L. Harter, Jouer la musique, mémoire de dess, Université de Paris Nord, 1990, p. 80.
  • [7]
    J. Piaget, Le jugement moral chez l’enfant, puf, 1932, p. 63.
  • [8]
    J. Cage, Silence, Denoël, 1961, p. 15.
  • [9]
    F. Delalande, dans B. Celeste, F. Delalande, É. Dumaurier, L’enfant du sonore au musical, Buchet-Chastel, 1982, p. 11.
  • [10]
    J. Arveiller, « Le jeu sonore et musical, entre thérapeutique et pédagogie », dans Recherches pour l’éducation musicale, Les sciences de l’éducation, cerse, Université de Caen, n° 1-2, 1988, p. 123.

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