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Article de revue

L'influence de l'éducation nouvelle sur les pratiques contemporaines de l'école maternelle française

Pages 61 à 86

Notes

  • [1]
    Docteur en Sciences de l’Education. CERLIS- Université Paris –Descartes
  • [2]
    Cette « pédagogie de l'école maternelle » se nourrit aussi de la tradition scolaire, ainsi que de pratiques et valeurs venues de la psychologie de l'enfant.
  • [3]
    Inspectrice générale des écoles maternelles, membre de la Société Française de Pédagogie
  • [4]
    AGIEM : Association Générale des Institutrices des Ecoles Maternelles, créée en 1921.
  • [5]
    MEN : Ministère de l'Education Nationale.
  • [6]
    Les programmes de 2002 (MEN, 2002) renouent néanmoins avec certaines thématiques de l'éducation nouvelle, par rapport à ceux de 1995 (et a fortiori que ceux de 2008), sans pour autant rompre avec le mouvement de scolarisation.
  • [7]
    L'étude de l'influence du jeu sur les pratiques contemporaines aurait également pu être une entrée, dans la filiation des travaux de Gilles Brougère (Brougère, 1995). La pédagogie du jeu a été défendue, de manières diverses, notamment par Claparède, Decroly, Montessori ou Neill, et a marqué l'école maternelle.
  • [8]
    Florence, 45 ans, maîtresse de grande section, école de milieu populaire.
  • [9]
    Florence évoque explicitement Freinet et la pédagogie institutionnelle ; d'autres Montessori.
  • [10]
    M : Maîtresse.
  • [11]
    Carmen, 30 ans, maîtresse de moyenne section/grande section, école de milieu populaire.
  • [12]
    Mais l'idée de trouver des thèmes unificateurs, évitant le cloisonnement des apprentissages, semble avoir précédé cet auteur. Henriett Schroeder, nièce de Fröbel, est parfois associée à la défense de cette pédagogie (Evrard-Fiquemont, 1955).
  • [13]
    Il s'agit d'un célèbre livre répandu dans les écoles maternelles (Caputo N. et Belvès P., Roule Galette, Père Castor-Flammarion, 2006) et souvent lu en janvier à la période de la galette des rois. Sur la première photo, les personnages sont utilisés pour un exercice mathématique. Sur la deuxième photo, il faut retrouver des images semblables. Sur la troisième photo, l'élève doit associer des figures de Roule Galette à leurs contours. Sur la quatrième photo, on voit que l'élève doit tracer un quadrillage dans la galette.
  • [14]
    Aurélie, 33 ans, maîtresse de petite section, école de milieu populaire.
  • [15]
    Sophie, 27 ans, classe de moyenne section, école de milieu populaire.
  • [16]
    E : enquêteur.
  • [17]
    Coraline, 45 ans, maîtresse de grande section, école de classe moyenne.
  • [18]
    Ophélie, 31 ans, maîtresse de grande section, milieu populaire.
  • [19]
    Isabelle, 60 ans, maîtresse de moyenne section, école de classe moyenne.
  • [20]
    Bernadette, 50 ans, maîtresse de moyenne section, école de classe moyenne.
  • [21]
    Violette, 55 ans, maîtresse de moyenne section/grande section, école de milieu bourgeois.
  • [22]
    L'article de Dannepond (1979) montre tout de même qu'au début des années 1970, un mouvement d'affirmation des valeurs de l'éducation nouvelle avait lieu dans certaines circonscriptions, parfois appuyé par les inspections. Difficile néanmoins de jauger son ampleur, ainsi que les résistances.
  • [23]
    MENESR : Ministère de l'Education Nationale, de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche.
  • [24]
    UNESCO : United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization.

1 Au début du XXe siècle, en lien avec le développement de la psychologie de l'enfant, l'éducation nouvelle constitue une galaxie hétérogène d'auteurs et d'acteurs visant à réformer l'école et sa pédagogie, en cherchant à davantage prendre en compte les intérêts des enfants et à réduire l'importance de la contrainte au sein de la relation éducative. Au cours de ce siècle, des liens étroits se sont tissés entre le courant de l'éducation nouvelle et l'école maternelle française. Une « pédagogie de l'école maternelle » s'affirme au cours du XXe siècle. Elle s'avère pour le moins « difficile à cerner » (Prost, 1981 : 101), constituant moins une doctrine pédagogique cohérente qu'un melting-pot d'apports hétérogènes. Mais quand on cherche à clarifier et distinguer ces apports variés, ainsi que leurs origines, l'éducation nouvelle apparaît [2]. La « pédagogie de l'école maternelle » emprunte aux valeurs de l'éducation nouvelle, notamment dans sa tentative de proposer des activités qui permettraient de faire apprendre aux enfants sans les contraindre (Prost, 1981 : 100-101). Les legs de ce courant apparaissent au niveau des pratiques : des activités d'inspiration decrolyenne ou montessorienne se diffusent en maternelle dans la première partie, au milieu et dans le troisième quart du XXe siècle (Naud-Ithurbide, 1963 ; Prost, 1981). L'éducation nouvelle trouve en l'école maternelle un terrain d'implantation plus propice qu'à d'autres échelons de l'école (Savoye, 2004). Même si l'histoire précise de cette influence et de ses modalités reste très largement à faire, on en connaît d'ores et déjà des acteurs - les inspectrices des écoles maternelles, telle que Mlle Géraud [3] – certaines associations comme l'AGIEM [4] (Luc, 2010) –, ainsi que certaines de ses dates importantes (congrès international de l'enfance tenu à Paris en 1931).

2 La référence à cette « pédagogie de l'école maternelle », et donc à certains éléments de l'éducation nouvelle, a longtemps fait consensus, dans le cadre d'un discours dithyrambique fortement diffusé sur cette institution alors considérée comme le fleuron de l'école française (Garnier, 2016). L'excellence de cette pédagogie, émanée du terrain, était également considérée comme allant de soi au niveau des instances officielles, ce qui explique que l'école maternelle ait connu très peu de textes prescriptifs entre 1937 et 1977 (Luc, 1982). À partir des années 1980, au niveau des instances officielles, on passe, pour reprendre les mots de Vivianne Bouysse, de l'« assurance » au « doute » (Bouysse, 2006). De 1986 à 2008, pas moins de quatre instructions officielles se succèdent (1986 ; 1995 ; 2002 ; 2008). Pascale Garnier a mis en lumière que ces évolutions prescriptives peuvent être comprises comme un mouvement de scolarisation du curriculum formel, indissociable d'une affirmation de la justification scolaire de cette institution (Garnier, 2016 : 5-8). Cette scolarisation du curriculum formel est également liée à une scolarisation institutionnelle, entamée dès les années 1970, et visant à remettre en cause l'isolement et la spécificité relative de l'école maternelle au sein du système éducatif français. Quid de l'éducation nouvelle, dans les instructions officielles de la période de scolarisation du curriculum formel ? Dans un premier temps (MEN [5], 1986), l'affirmation de la justification scolaire s'avère mesurée, c'est-à-dire ne rentre pas en contradiction avec l'évocation de pratiques et de valeurs liées à l'éducation nouvelle. Mais, à partir des programmes de 1995 (MEN, 1995), l'affirmation de la justification scolaire entre plus régulièrement en concurrence avec ce type de thématiques, sans pour autant qu'elles disparaissent totalement. Elles apparaissent toujours, mais de façon fugace, comme des références obligées [6]. Les programmes de 2008 (MEN, 2008) incarnent tout particulièrement cette logique concurrentielle, marqués par le courant dit « républicain », particulièrement hostile aux valeurs et pratiques de l'éducation nouvelle.

3 Cet article s'interroge sur l'influence de l'éducation nouvelle sur les pratiques des maîtres de maternelle contemporains, à partir d'une enquête menée de 2009 à 2013. Au niveau du curriculum formel, une baisse de légitimité de l'éducation nouvelle importante a eu lieu. Quid du curriculum réel ? Peut-on mettre en lumière des corrélations entre curriculum formel et curriculum réel, allant dans un sens défavorable à l'éducation nouvelle ? Cette étude permettra de clarifier la nature de la pédagogie effectivement mise en œuvre dans les écoles maternelles, au-delà des lieux communs qui lient consubstantiellement école maternelle et éducation nouvelle.

Définitions et éléments méthodologiques

4 Les résultats ici mobilisés sont issus d'une thèse de doctorat en sciences de l'éducation (Leroy, 2016). Entre 2009 et 2010, dix entretiens semi-directifs ont été menés avec des maîtres de maternelle sur leurs valeurs et leurs pratiques pédagogiques. La question de leur affiliation ou non aux valeurs de l'éducation nouvelle a été centrale. De 2011 à 2013, 50 jours d'observation directe dans 15 classes de maternelle de Paris ont été réalisés. Il a été possible d'observer les classes de trois maîtres avec qui un entretien semi-directif avait été mené. L'objectif était de comparer les discours des maîtres sur leurs pratiques, aux pratiques réelles, du point de vue de l'influence de l'éducation nouvelle. En raison de la brièveté de cet article, l'influence contemporaine de l'éducation nouvelle sur les pratiques des écoles maternelles sera jaugée à partir de deux types de pratiques uniquement : le projet et la démarche d'association des enfants à la marche de la classe [7]. La pédagogie de projet a notamment été défendue par Dewey, Decroly et Freinet (Bassan, 1976 : 124-125 ; Boutinet, 2015). Elle consiste à porter les élèves vers une réalisation concrète (exposition, sortie, réalisations variées). La réalisation du projet suppose certaines actions, indissociables d'apprentissages. Chez Decroly, un élevage de lapins est l'occasion de constituer des notions sur son alimentation (pour bien les nourrir), d'apprendre à écrire (lettre au vétérinaire), de développer des apprentissages liés aux mesures dans le cadre de la construction du clapier (Dubreucq, 1993 : 12-13). La démarche de projet est également indissociable de délibérations et de prises de décisions collectives (Boutinet, 2015). La démarche d'association des élèves à la marche de la classe consiste quant à elle soit à proposer aux élèves d'être à l'initiative de telle ou telle situation d'apprentissage, soit de les associer à la vie de la classe (responsabilités diverses, ou tentatives d'autogestion). L'objectif est de leur faire jouer un rôle actif, décisionnaire, dans la marche de la classe, et de réduire corrélativement la directivité enseignante. Ces pratiques ont notamment été défendues, diversement, par Dewey, Decroly, Montessori, Freinet, Neill, ainsi que par la pédagogie institutionnelle, qui peut être considérée comme un avatar de l'éducation nouvelle, dans la deuxième moitié du XXe siècle. Pédagogie de projet, et d'association des élèves à la marche de la classe, se sont faites une place dans les manuels à l'usage des enseignants de maternelle, au cours du XXe siècle (Maucourant, 1935 ; Knowles et Pérez, 2002). On sait que des pratiques en ce sens se sont implantées dans les écoles maternelles au cours du XXe siècle, bien que des travaux précis sur ces questions manquent. L'étude de ces deux types de pratiques permettra d'amener des éléments précis et objectivables sur l'influence ou non de l'éducation nouvelle sur les pratiques contemporaines, et de proposer certaines hypothèses d'ordre diachronique.

La pédagogie de projet dans l'école maternelle contemporaine

État des lieux

5 Dans les entretiens semi-directifs, certains maîtres, dont Florence [8], ont tenu des propos permettant de les identifier comme des militants contemporains de l'éducation nouvelle. Ils se disent en rupture avec les « méthodes traditionnelles », qu'ils associent à une forte directivité du maître, ainsi qu'à la passivité de l'élève. Ils souhaitent que l'élève ne soit pas réduit à un rôle d'exécutant, mais que ses «intérêts» voire ses «envies», soient pris en compte. Or, ces militants défendent le « projet » comme une modalité pédagogique essentielle, car elle permettrait justement de mettre en œuvre dans les classes ces valeurs de l'éducation nouvelle auxquelles ils sont attachés [9].

6

« M [10] : oui je travaille toujours par projets, sinon il n'y a pas beaucoup de sens dans les apprentissages... il y a beaucoup d'enfants sinon ils sont à l'école, mais ils savent pas pourquoi [sic]... là j'essaye de donner un sens à tout ce qu'il faut... là pour la lecture et l'écriture, il y a un projet de correspondance, qui fait qu'il y a un sens... on va écrire pourquoi ? Parce qu'on a besoin d'écrire à des gens qui sont à Madrid, on peut pas faire autrement... on va travailler sur des crabes en arts plastiques, ou en pâte à modeler, parce qu'on va faire la maquette, parce qu'on va en classe de mer, ils savent vraiment où ils vont, pourquoi... et je pense qu'ils y prennent plaisir... » (Florence)

7 Cette citation permet de comprendre pourquoi Florence valorise le projet. Tout comme l'élevage de lapins chez Decroly (voir plus haut), les multiples projets de Florence permettraient de développer chez les élèves certains apprentissages attendus, mais en évitant de les contraindre purement et simplement, par le biais d'exercices scolaires, peu respectueux de leurs envies véritables. En mettant en œuvre une correspondance scolaire avec d'autres élèves d'une école madrilène, les élèves apprendraient la lecture et l'écriture : cette activité les intéressant, ils apprendraient alors en suivant leurs envies, et non en étant sous le joug d'une contrainte extérieure et imposée.

8 L'observation directe a permis de confirmer qu'une certaine pédagogie de projet marque la classe de Florence. Une correspondance avec une école de Madrid est effectivement mise en œuvre ; les sorties sont nombreuses ; un voyage à la mer conclut l'année. À chaque fois, le « projet » donne naissance à de multiples activités d'apprentissage qui lui sont liées. L'exemple du voyage à la mer le montre. Ce projet occasionne notamment, au cours de l'année : lecture d'albums autour de la mer, travail de pré-lecture autour de mots liés à la mer, étude des animaux marins, vente d'objets réalisés par les élèves pour financer le voyage, réalisation et vente de gâteaux pour le même objectif. Mais l'observation directe a aussi permis de montrer plusieurs hiatus entre ce que Florence dit de cette pratique du projet, et ce qu'elle est réellement. Premièrement, l'ensemble des projets mis en œuvre par Florence est fortement marqué par la directivité de la maîtresse. Le plus souvent, elle les choisit (choix de la sortie, du voyage à la mer et de ses modalités, de la mise en place de la correspondance). Il s'agit ainsi davantage d'un projet de la maîtresse que des élèves (Boutinet, 2015 : 216). Deuxièmement, corrélativement, la maîtresse joue un rôle majeur dans la mise en œuvre du projet. Plusieurs « projets » n'occasionnent pas de moments de débats, de doutes, d'interrogations sur sa réalisation. Or, selon Boutinet, c'est là l'essence même de la pédagogie de projet (Boutinet, 2015 : 216). Enfin, troisièmement, on ne saurait dire que les pratiques quotidiennes de cette classe sont liées à ces projets. De fait, au quotidien, lors des ateliers, comme des regroupements, les élèves doivent réaliser des tâches imposées par la maîtresse. Si certaines activités ont des liens avec certains projets, ce n'est pas le cas de la plupart. Sur les quarante neuf activités proposées lors du premier trimestre aux ateliers dans la classe de Florence, trente quatre n'avaient aucun lien avec les projets de la classe. Il s'agit d'exercices scolaires « traditionnels » (décontextualisés). On ne saurait donc adhérer à ce que Florence dit de sa propre pratique : « je travaille toujours par projet ». Pour résumer, dans la classe de Florence, la pédagogie de projet est donc mise en œuvre de façon très directive, et assez sporadiquement.

9 Il n'en reste pas moins que c'est dans cette classe que l'influence de la pédagogie de projet fut la plus marquée, selon l'observation directe. Florence fait figure d'exception, en raison de son fort militantisme pédagogique. Que font les autres maîtres, eu égard à la pédagogie de projet ? Deux types se dégagent. Un premier groupe réalise un projet de temps à autre (par exemple : réalisation d'un livre à partir d'une histoire inventée par les enfants, projet de jardinage, réalisation d'étiquettes de portemanteaux), plus rarement que Florence. Mais au quotidien, l'enseignant met en œuvre des pratiques plus franchement directives, comme Florence. Lors des ateliers et des regroupements, les élèves doivent alors faire ce que dit le maître, dans le cadre d'une pédagogie traditionnelle - par « pédagogie traditionnelle », on entend ici essentiellement : centralité du maître, asymétrie maître/élève et transmission d'un savoir coupé de la « vie » (Houssaye, 2014). En outre, comme dans la classe de Florence, très souvent, le projet est imposé par le maître, et souvent les élèves interviennent peu au cours de sa mise en œuvre. Un second groupe de maîtres ne font quasiment jamais de projets. Ainsi, sur cent dix neuf activités aux ateliers durant le premier trimestre, Carmen [11] met en œuvre trois activités que l'on peut apparenter à la pédagogie de projet (construction d'un photophore et de décorations pour Noël). Pour résumer, contrairement à certaines images d'Épinal, la pédagogie de projet intervient très sporadiquement dans les classes de maternelle contemporaines, et ne constitue jamais la colonne vertébrale pédagogique de la classe, l'activité-symbole, emblématique, de la classe.

Distinguer pédagogie de projet et pédagogie du thème

10 L'étude de l'influence contemporaine de la pédagogie de projet gagne à cette distinction théorique, d'autant que les maîtres contemporains appellent « projet » des pratiques qui n'en sont pas, et relèvent plutôt, selon la terminologie ici adoptée, de la « pédagogie du thème ». La pédagogie de projet suppose qu'une réalisation finale clôture le processus. La réalisation de cet objectif occasionne des apprentissages multiples, et ne peut aboutir sans eux. Ainsi, chez Dewey, la réalisation d'une fête sur un sujet historique (la Rome antique) donne lieu à de multiples apprentissages liés aux enquêtes, documentations, nécessaires pour que cette fête ait lieu (Bassan, 1976). De son côté, la pédagogie du thème consiste à aborder une thématique (le printemps, les fleurs, le loup, le château-fort, etc.) et à la décliner dans différents types d'apprentissages, de façon à limiter le cloisonnement des disciplines. Ainsi, le thème du « loup » permet d'aborder le loup en littérature (contes traditionnels, contes plus contemporains), en sciences (le loup dans son milieu naturel : son alimentation par exemple), chansons, etc.

11 Or, l'observation directe a permis d'attester que la pédagogie du thème marque bien davantage les pratiques contemporaines que la pédagogie de projet. L'étude des cahiers des élèves a permis de montrer que la pédagogie du thème était présente au moins une fois dans l'année (mais souvent plus) dans au moins dix classes sur les quinze observées. La pédagogie du thème marque alors bien davantage le quotidien des pratiques que la pédagogie de projet.

12 Quels liens entre cette pédagogie du thème et l'éducation nouvelle ? Cette pédagogie du thème semble l'héritière contemporaine des centres d'intérêt decrolyens, dont on sait qu'ils ont marqué la pédagogie de l'école maternelle. Decroly défendait en effet le principe d'un thème unificateur, capable d'éviter le cloisonnement des apprentissages [12]. La forte présence de cette pédagogie aujourd'hui montre donc une certaine pérennité de l'influence decrolyenne. Cela dit, chez Decroly, la pédagogie des centres d'intérêt prenait place au sein d'une vision éducative d'une école ouverte sur l'extérieur, cherchant à réduire la contrainte enfantine et la directivité du maître. De même, et corrélativement, de nombreux thèmes étaient également indissociables de projets (construction du clapier pour les lapins, dans l'exemple mentionné ci-avant). Dès lors, le plus souvent, les pratiques contemporaines, fussent-elles marquées par la pédagogie du thème, s'avèrent fort peu orthodoxes par rapport à l'œuvre de Decroly. La pédagogie du thème est certes reprise pour unifier les différents apprentissages, mais dans le cadre d'une pédagogie « traditionnelle » (obligation de réaliser les activités définies par le maître lors des regroupements et des ateliers) et non d'une affiliation plus générale aux valeurs de l'éducation nouvelle.

13

Illustration n°1 : Quatre activités liées à Roule Galette[13] dans la classe d'Aurélie [14]

Photo 1.
 

Photo 2.
 

Photo 3.
 

Photo 4.
 

Illustration n°1 : Quatre activités liées à Roule Galette[13] dans la classe d'Aurélie [14]

14 L'illustration n°1 montre que le thème de la galette s'articule ici très bien avec des fiches d'activité qui relèvent d'une pédagogie « traditionnelle », pour le moins éloignée des principes pédagogiques decrolyens.

15 Ainsi, l'observation directe a permis de montrer la faible influence de la pédagogie de projet sur les pratiques contemporaines de maternelles. Ceci est attesté par la présence très sporadique de la pédagogie de projet dans les classes, par la forme souvent très directive avec laquelle elle est mise en œuvre, ainsi que par le fait que la pédagogie du thème s'impose très largement sur la pédagogie de projet, et qu'elle soit dialectisée avec une pédagogie traditionnelle.

Associer l'enfant au déroulement de la classe

16 Dans les entretiens semi-directifs, les maîtres affiliés aux valeurs de l'éducation nouvelle ont également évoqué des démarches d'association de l'enfant au déroulement de la classe. Tout comme la démarche de projet, ces activités leur permettraient de mettre en œuvre une pratique de classe en accord avec leurs principes pédagogiques. Des démarches d'association de l'enfant au déroulement de la classe ont effectivement été constatées dans certaines classes lors de l'observation directe. Ces pratiques sont-elles courantes dans l'école maternelle contemporaine ? Seront ici distinguées la reconnaissance de l'initiative enfantine par rapport aux apprentissages et la démarche d'association des enfants à la vie de la classe.

Initiatives enfantines et apprentissages

17 Faire une place aux initiatives enfantines au sein des activités d'apprentissages peut prendre deux formes : lui laisser une marge de liberté dans l'organisation de ses activités d'apprentissage, ou bien lui proposer d'être à l'initiative de telle ou telle situation d'apprentissage. Ces deux formes ont été constatées chez Florence.

18 Le contrat est une activité emblématique de la classe de Florence. Chaque semaine, tous les enfants de la classe ont un contrat, sur lequel sont mentionnées les quatre activités qu'ils ont à réaliser cette semaine-là. Tous réalisent les mêmes activités.

Illustration n°2 : Un « contrat » collé dans le cahier d'un élève (classe de Florence)

Illustration n°2 : Un « contrat » collé dans le cahier d'un élève (classe de Florence)

Illustration n°2 : Un « contrat » collé dans le cahier d'un élève (classe de Florence)

19 Le contrat ici reproduit (illustration n°2) présente les activités suivantes : une activité de lecture, une activité de graphisme où il faut reproduire l'initiale de son prénom en écriture cursive, une activité de mathématiques (par un jeu de type : jeu de société), et une activité d'arts plastiques (liée à Dubuffet). Au moment des ateliers, les élèves choisissent de réaliser l'activité de leur choix. À la fin de la semaine, ils doivent avoir réalisé l'ensemble des ateliers du contrat. Sept créneaux sont prévus dans la semaine, pour quatre activités, ce qui permet donc aux élèves de profiter également de ce temps pour d'autres activités : par exemple, ordinateurs (jeux mathématiques), coin lecture, écoute musicale à partir de casques mis à disposition. L'élève colorie au fur et à mesure les activités de son contrat qui ont été réalisées. En lien avec ce contrat, Florence met en place un tableau d'inscription (illustration n°3), situé sous le tableau de la classe, avant chaque séance d'activités. L'élève choisit quelle activité du contrat il va réaliser lors de la séance. L'élève colle alors son étiquette (on y trouve sa photo et son prénom), dotée au dos d'un aimant, en face de l'activité choisie.

Illustration n°3 : Tableau d'inscription aux activités (classe de Florence)

Illustration n°3 : Tableau d'inscription aux activités (classe de Florence)

Illustration n°3 : Tableau d'inscription aux activités (classe de Florence)

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« moi je fonctionne par contrat : les enfants ont un contrat à faire dans la semaine... ils ont quatre ateliers auxquels ils doivent passer obligatoirement... ils décident du moment où ils vont faire cet atelier... certains ont fini le jeudi... d'autres le vendredi.... le but du jeu c'est qu'ils soient autonomes... le reste du temps, ou même avant de faire le travail, si ils choisissent, ils peuvent aller jouer... »
(Florence)

22 Le contrat atteste en effet d'un souhait pédagogique de prise en compte des envies des enfants. Il n'en reste pas moins que c'est Florence qui définit les activités que les élèves auront à réaliser dans la semaine. Cela dit, lors de l'entretien, elle approuve l'idée selon laquelle les enfants pourraient proposer des activités à intégrer au contrat.

23 Mais le contrat n'apparaît que dans la classe de Florence. Certaines situations pédagogiques rappellent le contrat de Florence dans deux autres classes (sur quinze). Mais dans la très grande majorité des classes, les enfants font ce que la maîtresse leur dit de faire chaque jour (ateliers et regroupements), sans possibilité d'organisation personnelle comme chez Florence.

24 Le désir de Florence d'articuler apprentissages et initiatives enfantines apparaît aussi dans la pratique du « quoi de neuf ? ». Il s'agit ici de proposer à l'élève d'être à l'initiative de telle ou telle situation d'apprentissage. Cette pratique semble être liée au mouvement Freinet ou à la pédagogie institutionnelle bien que nous ignorions son origine exacte. Un élève ramène un objet de chez lui, de son choix, et le présente à la classe.

Illustration n°4 : Un moment de « quoi de neuf ? » (classe de Florence)

Illustration n°4 : Un moment de « quoi de neuf ? » (classe de Florence)

Illustration n°4 : Un moment de « quoi de neuf ? » (classe de Florence)

25 Sur l'illustration n°4, un élève ramène un terrarium contenant des fourmis, posé sur la chaise. Avec le concours de la maîtresse, ce sera l'occasion d'apprendre qu'un insecte a six pattes, un thorax et d'autres notions de sciences naturelles. Certaines situations lors desquelles les enfants évoquent des sujets de leur choix ont été constatées également dans les classes de Sophie [15] et Caroline. Par contre, dans les douze autres classes, ces activités n'ont pas été constatées. Les activités d'apprentissage fondées sur l'initiative enfantine semblent donc très rares.

Associer l'élève à la vie de la classe

26 Des pédagogues liés à l'éducation nouvelle ont également proposé d'associer les enfants à la vie de la classe, qu'il s'agisse par exemple du rangement du matériel (Montessori), ou de l'élaboration de conseils d'enfants (pédagogie institutionnelle). Ces démarches ont-elles cours dans l'école maternelle contemporaine ? Ici encore, Florence se distingue en mettant en œuvre un conseil d'élèves.

27

« M : [l'objectif est] une espèce d'autogestion.. »
« M : c'est un moment où les enfants sont réunis, on essaye de faire une mise en scène un peu...
E [16] : solennelle?
M : oui... et on débat : au début c'est le conflit... on diffère un peu... faut faire attention à ne pas tomber dans le procès... c'était une déviance dans le système... moi j'avais vu des trucs abominables : le conseil devenait un procès : l'enfant était au centre et on le punit... on fait ça ça ça... on lui coupe la tête ! Les mômes sont abominables pour ça... on peut pas laisser ce pouvoir là aux enfants – c'est toi la loi, un point c'est tout ! - après leur laisser la parole, je pense que c'est bien... qu'ils s'expriment... sortir un peu du règlement du conflit dans les conseils, j'ai du mal... aborder des projets... ce qu'ils ont envie de faire...
E : oui le conseil pourrait avoir un rôle...
M : oui je sais pas : s'ils ont envie de jouer au ballon dans la cour de récréation, on en parle, et qu'est-ce qu'on peut faire, avec quel argent... »

28 Le conseil est donc un moment de discussion collective se déroulant une fois par semaine, au cours duquel les élèves de la classe soulèvent des problèmes et font un bilan de la semaine qui vient de s'écouler. La citation montre qu'il est souvent un lieu de règlement de conflit, mais que Florence aimerait qu'il soit également une occasion pour les élèves de proposer des projets, ou de lancer des initiatives.

29 Mais le conseil n'apparaît que dans la classe de Florence. Certaines maîtresses attribuent néanmoins des responsabilités à leurs élèves, une pratique assez répandue.

Illustration n°5 : Tableau des responsabilités (classe de Coraline [17])

Illustration n°5 : Tableau des responsabilités (classe de Coraline18)

Illustration n°5 : Tableau des responsabilités (classe de Coraline [17])

30 Sur l'illustration n°5, les responsabilités sont les suivantes : « responsable de porte » (tenir la porte), « messagers » (aller porter un courrier à la directrice dans l'école, seul dans le couloir), « chefs de rang » (élèves se mettant en tête du rang), « date », « appel », « rangement », et « spatules de colle ». D'une certaine manière, le fait que certains meubles de la classe, répandus dans la grande majorité des classes observées, soient choisis pour être à la taille des enfants indique également une démarche de responsabilisation des enfants (illustration n°6).

Illustration n°6 : Meubles à la taille des enfants (classe de Coraline) : un souci de responsabilisation ?

Meuble pour le rangement des feutres, crayons, etc.Meuble pour le rangement des objets liés aux arts plastiques.
Meuble comportant un casier pour chaque enfant de la classe.

Illustration n°6 : Meubles à la taille des enfants (classe de Coraline) : un souci de responsabilisation ?

31 On peut dire que ces pratiques, si elles montrent encore aujourd'hui que l'éducation nouvelle a marqué la maternelle, sont bien moins ambitieuses, en matière d'association des enfants à la vie de la classe, que le conseil pratiqué dans la classe de Florence. De là, des points communs se dégagent entre l'influence contemporaine de la pédagogie de projet, et celle de la démarche d'association des élèves à la marche de la classe. Dans les deux cas, il est exceptionnel de voir des maîtres chercher à faire de ces pratiques la colonne vertébrale pédagogique de leurs classes. Seule Florence cherche à mettre en œuvre une pratique de classe orthodoxe vis-à-vis des valeurs de l'éducation nouvelle. Elle recourt alors au projet et à des démarches d'association des enfants à la marche de la classe. Ailleurs, ces pratiques sont mises en œuvre de façon très intermittente. Et surtout, elles sont alors mises en œuvre dans une forme souvent éloignée des valeurs de l'éducation nouvelle. Plutôt la pédagogie du thème que la pédagogie de projet ; plutôt les responsabilités que les « conseils ». Ces analyses amènent à considérer que l'éducation nouvelle marque l'école maternelle sporadiquement, et sous une forme quelque peu affadie, car très souvent dialectisée avec une pédagogie traditionnelle. Elle permet de casser la routine d'une pédagogie quotidienne largement traditionnelle, où la consigne enseignante est reine (Brougère, 2010). Enfin, comme à l'époque de Dannepond (1979), nos observations ont montré que l'éducation nouvelle marquait encore moins les pratiques dans les milieux bourgeois, où règnent des objectifs scolaires plus ambitieux.

La faible influence de l'éducation nouvelle : une nouveauté historique ? L'implantation de pratiques issues de l'éducation en maternelle, réflexions historiques

32 L'influence réduite de l'éducation nouvelle sur les pratiques contemporaines s'explique tout d'abord par l'histoire de l'école maternelle française. Gilles Brougère (1995) a amené de précieux éléments sur l'histoire de l'influence du jeu au sein de l'école maternelle française. Une forte tradition scolaire a marqué l'école maternelle, des objectifs de préparation à l'école élémentaire à l'influence forte de la forme scolaire (Vincent, 1980) sur la relation éducative mise en œuvre en maternelle. Ainsi, au jeu libre, l'école maternelle a toujours préféré le jeu éducatif, plus conciliable avec cette tradition scolaire. Autrement dit, le jeu s'est majoritairement implanté en maternelle sous une forme que l'on peut qualifier de « scolaro-compatible ». Même si des données historiques font ici défaut, le même raisonnement semble pouvoir être tenu sur la pédagogie de projet ou sur les démarches d'association de l'enfant à la marche de la classe. Ces pratiques, venues de l'éducation nouvelle, semblent n'avoir pu pénétrer en maternelle que si elles n'entraient pas en contradiction avec les objectifs scolaires et la forme scolaire. De là, aucune surprise à ce que ces pédagogies soient aujourd'hui mises en œuvre de façon scolaro-compatible, et parfois fort éloignées de leur sens pédagogique initial. Ainsi, en premier lieu, l'influence réduite de la pédagogie de projet aujourd'hui, ainsi que des démarches d'association des enfants à la marche de la classe, et les formes directives qu'elles prennent, s'expliqueraient en raison de cette toile de fond historique, c'est-à-dire en raison de la nature immuablement scolaire (Brougère, 2002) de l'école maternelle française. Mettre en œuvre une pédagogie d'inspiration decrolyenne dans le cadre d'une pédagogie traditionnelle, n'a ainsi rien de nouveau. Un instituteur du nom de Grossoleil écrit en 1952, dans un ouvrage à destination des enseignants :

33

« Dans un même cours, on comprend mal une leçon de vocabulaire axée sur le chemin de fer suivie par une dictée sur les vendanges, une lecture sur la pluie s'accompagnant d'un exercice d'élocution sur la fenaison. (…) L'audition de ces leçons diverses que les élèves subissent d'un cours à l'autre, quand ils ne s'y abandonnent pas, doit engendrer un fâcheux mélange que le procédé des centres d'intérêt évite. Une telle dispersion ne peut entraîner qu'impressions fugaces, résultats fragiles. » (Cressot et Dubu, 1952 : 55).

34 On voit ici que la réutilisation de la pédagogie decrolyenne dans le cadre d'une pédagogie traditionnelle, en discontinuité par rapport aux valeurs de l'éducation nouvelle, a une histoire ancienne.

Pratiques liées à l'éducation nouvelle et scolarisation récente du curriculum formel

35 Cela étant, la situation contemporaine pourrait également receler certaines spécificités. Nous ne pouvons ici que faire des hypothèses, car la recherche sur l'histoire de l'école maternelle, sur la question de l'influence et de l'empreinte de l'éducation nouvelle, au niveau des pratiques, est balbutiante. Cet état de fait amène à la plus grande prudence concernant les réflexions d'ordre diachronique. Certains indices doivent néanmoins être mentionnés.

L'évidence scolaire chez les maîtres de maternelle d'aujourd'hui

36 Il a été particulièrement étonnant de constater une certaine hostilité des maîtres contemporains par rapport aux valeurs de l'éducation nouvelle. Lors des entretiens semi-directifs, deux enseignantes (Florence et Ophélie [18]) s'avèrent très proches des valeurs de l'éducation nouvelle : elles ont été nommées « militantes » de l'éducation nouvelle. Mais elles sont très minoritaires. Deux autres enseignants défendent parfois ces valeurs, et parfois des valeurs plus « traditionnelles », notamment la nécessité pour l'enfant d'apprendre à obéir. Mais surtout : six autres enseignants ont une vision critique des valeurs de l'éducation nouvelle et défendent l'importance et la nécessité de la contrainte scolaire à l'école maternelle. Ces enseignants, majoritaires, considèrent que l'école maternelle est avant tout une école, et que par conséquent, la relation éducative maître/élève possède un irréductible caractère de contrainte qu'ils ne cherchent pas à éviter. Isabelle [19] affirme :

37

«M : on vient à l'école pour apprendre des choses et pour travailler...
E : et si ça ne leur plaît pas par exemple ?
M : Je leur dis que c'est mieux si ça leur plaît, mais bon c'est très difficile de faire que ce qu'on a envie de faire et que forcément il y a des choses que l'on a pas envie de faire, mais qu'on doit les faire quand même...
E : donc c'est qu'il faut le faire... (rires)
M : c'est pas forcément plaisant... c'est mieux si ils sont contents d'être là, mais il y a des choses même si ils ont pas envie, c'est obligé! C'est obligé de se laver les dents, de se laver, c'est obligé de manger, c'est obligé de venir à l'école... voilà.»

38 On voit ici la figure d'un enfant hétéronome, devant être dirigé, par la contrainte, par un adulte qui sait ce qui est bon pour lui. Des propos très proches apparaissent chez les cinq autres maîtres défendant l'importance de la contrainte.

39

« ils doivent (…) comprendre ce qu'on attend d'eux » (Bernadette [20])
« il y a des choses qu'on est obligé de faire» (Violette [21])

40 Chez ces enseignants, les méthodes issues de l'éducation nouvelle inspirent de grandes réticences. Isabelle évoque une classe Freinet de CP dont elle a entendu parler, où les enfants n'auraient su lire à Noël que « pipi, caca, et prout ».

41  

42 Comment interpréter ces réticences, largement majoritaires, à l'éducation nouvelle, chez les enseignants de maternelle contemporains ? Une certaine réserve s'impose, car nous ne disposons quasiment pas de données sur les affiliations pédagogiques des enseignants de maternelle, avant la période de scolarisation du curriculum formel [22] (à partir de 1986). Néanmoins, une hypothèse s'impose : ces réticences face à l'éducation nouvelle n'auraient-elles pas augmenté récemment, durant la période de scolarisation curriculaire ? Elles entrent en effet en contradiction avec le discours sur la « pédagogie de l'école maternelle » qui faisait jadis consensus (Garnier, 2016 ; Prost, 1981), notamment chez les enseignants. Ces réticences pourraient être mises en lien avec les évolutions curriculaires et institutionnelles de l'école maternelle. Durant la période de scolarisation institutionnelle et curriculaire, au sein des textes officiels, l'école maternelle a perdu son relatif isolement au sein du système éducatif, ainsi que sa relative spécificité pédagogique. Depuis la loi d'orientation de 1989, elle n'est plus un espace d'avant la scolarité, mais bien le début de cette scolarité (cycle 1 de la scolarité, dit des « apprentissages premiers »). Un nouveau discours officiel sur l'école maternelle, remettant en cause sa spécificité pédagogique, s'est donc imposé, y compris dans la formation professionnelle des enseignants, qui aurait eu un impact sur les pratiques. Au niveau du curriculum réel, on serait passé d'une institution à la pédagogie relativement spécifique par rapport à la pédagogie scolaire « ordinaire », à une institution embrassant plus volontiers cette dernière, car devenue un segment du système éducatif, moins spécifique. Les justifications non scolaires de l'école maternelle (notamment psychologiques) perdant en légitimité, les pédagogies qui leur étaient liées auraient également décliné. Dorénavant au début de la scolarité, l'école maternelle aurait même à initier l'enfant à la contrainte et l'obéissance scolaire. C'est aussi que durant la période de scolarisation institutionnelle, les maîtres de maternelle sont devenus des professeurs des écoles (1989), spécialistes de l'enseignement. Dans les textes prescriptifs, la figure d'un maître versé dans la didactique s'impose par rapport à celle d'un maître de maternelle qui connaissait une grande variété de sciences de l'enfant (MEN, 1986), contexte qui peut s'avérer défavorable à la pédagogie.

Les maîtres face aux inspecteurs

43 Autre indice d'une éventuelle modification du curriculum réel, concernant l'influence de l'éducation nouvelle : l'évolution du discours inspectoral. Entre 1965-1970 et 2000-2010, les inspecteurs appréhendent de plus en plus l'enfant comme un élève, et de moins en moins comme un être affectif (Leroy, à paraître). Les évolutions du curriculum formel, liées au contexte d'affirmation de la justification scolaire dans les textes officiels (Garnier, 2016), semblent ici avoir joué à plein, et donné naissance à une scolarisation du discours inspectoral. Or, les maîtres se réfèrent à ce discours modélisant qu'est le rapport d'inspection. Ils savent aussi qu'il faut donner à voir une pratique scolaire lors des inspections, et pour être en accord avec les « bonnes pratiques ». Dans ce contexte, mettre en place une pédagogie inspirée de l'éducation nouvelle ne risquerait-il pas de troubler le message, de brouiller l'image attendue d'une école maternelle scolaire ? Le plus simple n'est-il pas alors de mettre en place une pédagogie « traditionnelle » ? Une confusion s'établit entre pratiques scolaires (relevant de l'école) et pédagogie traditionnelle, comme si recourir à l'éducation nouvelle serait s'éloigner de l'école. De plus, la mise en place de pédagogies inspirées de l'éducation nouvelle s'avère souvent bien plus chronophage pour les enseignants que de mettre en place certaines pédagogies traditionnelles. La « fiche » ne permet-elle pas, et de gagner du temps, et de renvoyer l'image attendue ? Carmen fait faire beaucoup de fiches à ses élèves (quatre par jour). L'inspecteur n'en fait pas mention, et n'émet pas de critique en ce sens dans son rapport. Cela étant, la lecture du rapport d'inspection de Florence montre que le recours à des pédagogies issues de l'éducation nouvelle peut aussi être un très bon moyen d'atteindre les objectifs d'apprentissages attendus.

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« Un poisson et un escargot permettent aux élèves l'observation du vivant ».
« cette classe est (…) partie en classe de neige du 19 mars au 23 mars dernier dans le Jura. Le travail mené sur cette région de France est tout à fait remarquable, tant dans le repérage géographique que dans la connaissance plus fine de la faune et de la flore. » (rapport d'inspection de Florence du 02.04.2007)

45 Ainsi, la période de scolarisation institutionnelle et de scolarisation du curriculum formel semble avoir été peu favorable à l'influence de l'éducation nouvelle sur les pratiques. Des travaux historiques précis, sur l'état de l'influence de l'éducation nouvelle sur les pratiques de la période précédant cette scolarisation, permettraient ici de confirmer ces hypothèses, et éventuellement de caractériser plus précisément les évolutions du curriculum réel.

Conclusion 

46 Cet article s'est proposé de contribuer à la clarification des pratiques contemporaines de maternelle, fort méconnues par la recherche, en s'interrogeant sur l'influence contemporaine de l'éducation nouvelle sur ces dernières. Il s'est agi de contribuer à la clarification des pratiques propres à la période de scolarisation institutionnelle et curriculaire (Garnier, 2016). L'éducation nouvelle a aujourd'hui une influence très réduite : elle n'apparaît que très sporadiquement, le quotidien de la classe s'avérant très directif. Ceci s'explique par le tropisme scolaire connu de l'école maternelle française (Brougère, 1995). Mais il se pourrait aussi que l'éducation nouvelle ait perdu de son influence (relative), dans les classes, au cours de la période de scolarisation du curriculum formel (depuis 1980). On serait ainsi passé d'une école maternelle reprenant des pratiques à l'éducation nouvelle, certes selon le principe de « scolaro-comptabilité », à une école maternelle où ce recours relatif à l'éducation nouvelle s'avérerait de moins en moins nécessaire, voire de moins en moins légitime.

47 Depuis cette enquête, un certain retour des thématiques de l'éducation nouvelle est apparu au niveau prescriptif (MENESR [23], 2015). Comment les pratiques vont-elles évoluer ? Depuis l'enquête, Carmen nous a confié avoir cessé de faire réaliser des fiches à ses élèves. Sa pratique est-elle pour autant plus fidèle désormais à l'éducation nouvelle ? Des questionnements nombreux s'ouvrent ici : assiste-t-on aujourd'hui à une vraie réforme pédagogique des pratiques, ou à des modifications de surface, de supports, ne remettant pas en cause les choix pédagogiques fondamentaux ? Car si Carmen ne fait plus faire de fiches aux élèves, elle décide toujours autant ce que les élèves doivent faire sur trois ateliers sur quatre. Le support est différent, mais la consigne de la maîtresse demeure. Dans cette nouvelle période de dé-« primarisation » (IGEN et IGAENR, 2011) de l'école maternelle, la pédagogie traditionnelle perd-t-elle vraiment du terrain, au profit de l'éducation nouvelle ?

Bibliographie

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : pratiques, éducation nouvelle, autogestion, projet, école maternelle française

Mise en ligne 12/10/2017

https://doi.org/10.3917/spec.010.0061

Notes

  • [1]
    Docteur en Sciences de l’Education. CERLIS- Université Paris –Descartes
  • [2]
    Cette « pédagogie de l'école maternelle » se nourrit aussi de la tradition scolaire, ainsi que de pratiques et valeurs venues de la psychologie de l'enfant.
  • [3]
    Inspectrice générale des écoles maternelles, membre de la Société Française de Pédagogie
  • [4]
    AGIEM : Association Générale des Institutrices des Ecoles Maternelles, créée en 1921.
  • [5]
    MEN : Ministère de l'Education Nationale.
  • [6]
    Les programmes de 2002 (MEN, 2002) renouent néanmoins avec certaines thématiques de l'éducation nouvelle, par rapport à ceux de 1995 (et a fortiori que ceux de 2008), sans pour autant rompre avec le mouvement de scolarisation.
  • [7]
    L'étude de l'influence du jeu sur les pratiques contemporaines aurait également pu être une entrée, dans la filiation des travaux de Gilles Brougère (Brougère, 1995). La pédagogie du jeu a été défendue, de manières diverses, notamment par Claparède, Decroly, Montessori ou Neill, et a marqué l'école maternelle.
  • [8]
    Florence, 45 ans, maîtresse de grande section, école de milieu populaire.
  • [9]
    Florence évoque explicitement Freinet et la pédagogie institutionnelle ; d'autres Montessori.
  • [10]
    M : Maîtresse.
  • [11]
    Carmen, 30 ans, maîtresse de moyenne section/grande section, école de milieu populaire.
  • [12]
    Mais l'idée de trouver des thèmes unificateurs, évitant le cloisonnement des apprentissages, semble avoir précédé cet auteur. Henriett Schroeder, nièce de Fröbel, est parfois associée à la défense de cette pédagogie (Evrard-Fiquemont, 1955).
  • [13]
    Il s'agit d'un célèbre livre répandu dans les écoles maternelles (Caputo N. et Belvès P., Roule Galette, Père Castor-Flammarion, 2006) et souvent lu en janvier à la période de la galette des rois. Sur la première photo, les personnages sont utilisés pour un exercice mathématique. Sur la deuxième photo, il faut retrouver des images semblables. Sur la troisième photo, l'élève doit associer des figures de Roule Galette à leurs contours. Sur la quatrième photo, on voit que l'élève doit tracer un quadrillage dans la galette.
  • [14]
    Aurélie, 33 ans, maîtresse de petite section, école de milieu populaire.
  • [15]
    Sophie, 27 ans, classe de moyenne section, école de milieu populaire.
  • [16]
    E : enquêteur.
  • [17]
    Coraline, 45 ans, maîtresse de grande section, école de classe moyenne.
  • [18]
    Ophélie, 31 ans, maîtresse de grande section, milieu populaire.
  • [19]
    Isabelle, 60 ans, maîtresse de moyenne section, école de classe moyenne.
  • [20]
    Bernadette, 50 ans, maîtresse de moyenne section, école de classe moyenne.
  • [21]
    Violette, 55 ans, maîtresse de moyenne section/grande section, école de milieu bourgeois.
  • [22]
    L'article de Dannepond (1979) montre tout de même qu'au début des années 1970, un mouvement d'affirmation des valeurs de l'éducation nouvelle avait lieu dans certaines circonscriptions, parfois appuyé par les inspections. Difficile néanmoins de jauger son ampleur, ainsi que les résistances.
  • [23]
    MENESR : Ministère de l'Education Nationale, de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche.
  • [24]
    UNESCO : United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization.
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