Notes
-
[1]
Rey, 2005, p.1998.
-
[2]
Ibid.
-
[3]
Benasayag & Del Rey, 2007, p.178.
-
[4]
Sperber & Wilson, 1989.
-
[5]
Benasayag & Del Rey, 2007, p.178.
-
[6]
Établissement Pénitentiaire pour Mineurs, sous la tutelle de l’Administration pénitentiaire et de la Protection Judiciaire de la Jeunesse.
-
[7]
Freund, 1995, p.14-15.
-
[8]
Pesce, 2008.
-
[9]
Rey, 2005, p.1998.
-
[10]
Halimi & Rey, 2005, p.1999.
-
[11]
Balat, Oury, & Depussé, 2004.
-
[12]
Halimi & Rey, 2005, p.1999.
-
[13]
Tosquelles, 1962.
-
[14]
Ibid., p.2000.
-
[15]
Hall, 1979.
-
[16]
Perelman & Olbrechts-Tyteca, 1958.
-
[17]
Breton, 2006.
-
[18]
Bott, 2011, p.23.
-
[19]
Halimi & Rey, 2005, p.2000.
-
[20]
Halimi & Rey, 2005, p.2000.
-
[21]
Ibid.
-
[22]
Benasayag & Del Rey, 2007, p.120.
De la crise en éducation…
1 Des deux sources étymologiques du terme de crise, l’éducateur ou l’enseignant lambda semble n’avoir retenu que la première, la source latine, la crisis, la « phase grave d’une maladie ». La crise est une « période de changement non maîtrisé perçu péniblement » [1], elle est « chute, ébranlement, désarroi, incertitude, malaise, trouble » [2]. Dans l’Institution scolaire ou éducative, la crise se réduit au dysfonctionnement, au hors norme, au dérapage, à la déviance, elle est du côté du pire. Et c’est d’ailleurs le sens le plus répandu, le sens commun, considéré généralement : la crise économique, c’est d’abord le krach, l’explosion de la bulle, la fin d’un monde. Il faut dans tous les cas procéder à une « gestion de la crise », c’est-à-dire régler le problème : c’est en ces termes que la crise se pose. Et la gestion de crise, ainsi pensée, révèle autant qu’elle entérine, institue, un certain rapport à la norme.
2 La norme est identifiable à un lieu vide, qui paradoxalement tantôt se prétendra naturel — ce qui va contre la norme sera qualifié d’« anormalité » —, tantôt sera présent sous la forme d’éléments propres à la culture — et la norme sera alors ce qui nous sépare de la nature. Le « pas comme il faut » sera tantôt un être trop proche de la nature (un sauvage), tantôt un être contre-nature (un barbare). Dans les deux cas, individus et groupes seront étiquetés par rapport à leur excès de visibilité [3].
3 Dans la paisible continuité d’une norme établie, dans le flux d’un quotidien sans heurts, la crise vient bousculer les acteurs. Il n’y a rien à dire, ni à se dire, tant qu’on est dans la norme : pas de remarque sans fait remarquable, dirait le linguiste pragmatique [4] : « (…) la norme se situe du côté du circulez, y’a rien à voir (…) » [5]. La norme est évidente, ne se discute pas : il y aurait trop de risque à la prendre pour objet, car il y aurait là une première remise en cause. Tout ce qui vient la heurter annonce un écart, mais c’est l’acte hors norme qui dans l’écart fait question : le constat d’une distance prise entre norme et réalité se transforme en un autre constat, qui est déjà une certaine définition de la situation, qui trahit un point de vue : la norme est à sa place, elle, et c’est la réalité qui est sortie des rails. Symptôme de notre temps : la crise s’explique par l’arrivée du sauvageon, être bestial ou barbare, pour reprendre les mots de Benasayag et Del Rey. Au mieux l’acte déviant ou provocateur permet de réaffirmer comme intangible évidence la norme mise à mal. Et l’éducateur est dérangé, ralenti dans son travail. Il faut vite régler le problème, permettre le retour à la normale, sanctionner l’infraction, éviter la réitération de l’incident. Une seule question alors : quelle sera la sanction efficace, qu’est-ce qui dissuadera, qu’est-ce qui fera exemple ? Qu’est-ce qui me permettra de sortir au plus vite de cette crise, qui m’empêche de faire mon travail ? Lorsqu’en mai 2011 une crise éclate à l’EPM [6] de Lavaur, on parle d’une « mutinerie », et la « gestion de crise » passe par le débarquement de l’Équipe régionale d’intervention et de sécurité, composée d’agents pénitentiaires spécialisés dans le rétablissement de l’ordre : bref, la crise interrompt l’œuvre éducative, elle la ralentit, l’empêche, la met en pause, mais n’en relève pas… Faire face à la crise, ça n’est pas le travail de l’éducateur, c’est celui du maton. Il faut régler le problème avant de se remettre au travail. Aucune question probablement n’aura été posée sur les origines et le sens de la crise, sur la norme qu’elle bouscule, sur la manière dont s’est construite la tension. Bref, l’éducateur, l’enseignant, le pédagogue ont généralement plutôt la crise latine.
4 La méchante manie qu’à notre société de parler en permanence de crise de l’éducation est une autre traduction de cette vision de la crise, qui dans le même temps révèle une lecture particulière de la transmission.
5 Ainsi la transmission est du côté de la norme (paisible et évidente, elle ne devrait pas poser de questions), et la crise est son contraire… ça n’est qu’en des temps troublés, chaotiques, que la crise vient s’immiscer dans la transmission. Selon ce modèle, il y a crise de l’éducation dès lors que la transmission, qui jusque-là n’avait jamais posé question, s’était faite tout naturellement, fait problème. À une autre échelle, la lecture est la même que face aux petites crises qui viennent déranger l’Institution : vite, réglons la crise pour garantir la transmission. Fâcheuse erreur ! La crise n’est pas un obstacle à la transmission… la transmission, c’est la crise, par essence une crise permanente… la crise conditionne la transmission.
6 L’histoire humaine est le perpétuel conflit entre la vie, productrice de formes grâce aux individus créateurs, la culture qui est la non-vie des formes supra-personnelles, réifiées, figées et pour ainsi dire congelées dans le devenir (…). L’individu ne peut se dépouiller d’une forme qu’en en accueillant une autre au cours de sa vie qui, elle, n’est pas prisonnière des formes. Simmel parle à ce propos de la « tragédie de la culture », en ce sens qu’il appartient à la culture de préserver les formes ou d’en créer de nouvelles, mais par cette culture elles deviennent objectives et autonomes, détachées de toute vie (…). Somme toute, le conflit culturel traduit la confrontation de deux solitudes : celle des formes et celle des individus [7].
7 La transmission, dont le caractère lisse est un fantasme, n’est rien d’autre qu’un enchaînement permanent de crises. L’un des paradoxes fondamentaux de l’éducation, la double visée d’enculturation et d’émancipation, de contrainte et d’autonomisation, organise la transmission comme phénomène critique : c’est une dynamique permanente d’innovation et de sédimentation qu’il est question, dynamique qui organise la transmission, mais qu’il faut, pour assurer la transmission selon une telle logique, penser dans le rapport même au langage, dans le rapport aux mots qui nomment la crise et en rendent compte [8]. Le sujet se construit à la fois dans et contre une culture, négociant son émancipation dans un dialogue avec des formes culturelles qu’il s’approprie en les transformant, qu’il doit sortir de leur sommeil pour en faire quelque chose, objets inanimés et amorphes auxquels il doit donner une forme, les mettant en scène dans un quotidien, dans une réalité. C’est dans un monde de formes figées qu’il évolue d’abord, formes auxquelles il doit donner vie, dont il doit rendre possible l’incarnation, pour les faire siennes. La transmission est naturellement critique (au sens de la krisis grecque) en ce qu’elle organise la mise en tension des sujets et des formes, met en scène leur rencontre et leur dialogue. Elle ne devient critique (au sens latin de la crisis), elle ne nous apparaît comme un malaise, un débordement, que quand les solitudes dont parle Freund en commentant Simmel se cristallisent, s’affirment à l’excès, veulent exister les unes contre les autres… lorsque la génération des adultes choisit de s’unir comme un tout, gardien de la culture, contre une jeunesse perçue comme déviante, en opposition, refusant la transmission. Il n’y a « crise », au sens courant du terme (problème), que quand la génération des adultes refuse, ignore le nécessaire jeu par lequel la jeune génération manipule les formes culturelles, agit sur elles, les questionne ou les transforme. Il n’y a crise, explosion, que quand une génération d’intellectuels néo-réactionnaires invente l’école comme temple, l’apprentissage comme culte, la culture comme intouchable, refuse la négociation entre les sujets et les formes, au nom d’un modèle « traditionnel » qui n’a jamais existé.
… à la krise comme éducation
8 À la crisis latine répond la krisis grecque. À la maladie répond la décision du médecin, qui commence par réinscrire la crise dans les processus qui ont préparé son apparition. Au théâtre, la crise est le « point culminant », le nœud de l’action… son essentiel, pas nécessairement son pire. Si la crisis est la phase grave d’une maladie, elle est d’abord « la phase d’une évolution en cours ».
9 La krisis qui lui répond est un moment de jugement, de décision : la krisis nous vient de krinein, elle est en cela un jugement qui suppose la critique et les « critères » [9], un regard distancié qui objective la situation. C’est cette crise-là qui, plus que la crise latine, devrait intéresser l’éducateur.
10 Une crise est l’aboutissement inéluctable d’un état de tension, à l’issue duquel une contradiction éclate au grand jour : s’introduit alors une discontinuité porteuse d’une double valeur. Il y a d’abord interruption de ce qui était en cours, mais la crise est aussi censée déboucher sur une résolution : sanctionnant ce qui était voué à une impasse, elle offre une reprise, un renouveau ou un dépassement [10].
11 Si cette crise nous intéresse, c’est en ce qu’elle est un moment privilégié de construction, d’interrogation et de mise en sens des éléments d’une tension qui nous interroge. Tout l’enjeu est de sortir d’une définition hâtive de la situation (la norme est à sa place, les acteurs n’y sont pas), pour mesurer l’ampleur, le sens et les raisons de l’écart. Les trois fonctions décrites par Balat sont un excellent moyen de situer la place de la crise dans la vie d’une institution éducative [11]. D’abord il y a le musement : c’est la continuité évoquée par Halimi et Rey ; le groupe est plongé dans le flot de son existence, de son quotidien, de sa « normalité », de ses actes, de ses pensées, de ses paroles. La crise vient interrompre ce mouvement. C’est la seconde fonction de Balat, la fonction du scribe, que joue la crise : elle est cette rupture, ce qui vient faire discontinuité, ce qui vient inscrire, coucher sur la feuille d’inscription, l’idée même que quelque chose fait question. Dans ce temps où le groupe fait face à la crise, il manipule son environnement, sa réalité, la met à distance, jusqu’à ce que ce qui a été inscrit soit interprété : quel est le sens de ce qui nous arrive ? Que nous a révélé la crise sur notre institution, ses principes et ses visées, ses normes, que nous dit-elle de nous-mêmes ? C’est la troisième fonction, celle de l’interprétation. Là se joue le conflit de Simmel, et avec lui le début de l’acte éducatif, ou la possibilité d’une définition bien pensée, par essence critique, de la situation. C’est alors que les formes culturelles, les pratiques, les modes d’être et d’agir, deviennent objet du débat. La transmission est dynamique : elle se joue dans ce moment critique où le collectif anime la norme, au sens premier, lui insuffle de la vie, l’articule à des significations. La norme n’est plus évidente, elle peut faire débat. Elle est en un sens sanctuarisée, elle devient un objet comme un autre, auquel on adresse des questions, dont on tente de rendre compte, mais à quoi l’on demande aussi de rendre compte, de rendre raison, de défendre sa propre rationalité, de convaincre de sa légitimité.
12 C’est qu’il s’agit moins d’agir que de juger (…). Le terme relève à l’origine de la médecine hippocratique et désigne l’étape d’une maladie au cours de laquelle un changement subit se produit, pour s’avérer fatal ou salutaire ; c’est le « point dangereux », in quo morbi judicium, le moment où la maladie rend son jugement. Mais la crise concerne d’abord la difficulté, interne à l’art médical, que l’on rencontre pour discerner et juger, au risque de l’erreur. Elle constitue moins un constat qu’un moyen d’interprétation et de théorisation du mal organique [12].
13 C’est bien, comme au théâtre, le nœud de la tragédie, là que tout se joue. L’avenir est incertain, et c’est pour cette raison qu’on ne peut s’exonérer d’un traitement de la crise. La crise devient un outil, c’est un support essentiel. Non plus, écrivent Halimi et Rey, le simple constat d’un dysfonctionnement, mais un « moyen d’interprétation et de théorisation », ce moment pendant lequel le sens peut émerger. La condition du jugement, de l’interprétation, c’est une symptomatologie, ce que l’on a d’abord appelé une séméiologie, une lecture des symptômes : le même terme a ainsi longtemps décrit l’art d’analyser les symptômes et la science des signes (devenue sémiotique).
14 Dans le champ de l’éducation et du travail social, Tosquelles a choisi, en référence à cette notion, de parler d’une « séméiologie des groupes » pour décrire cette lecture des signes, condition selon lui de l’intervention sociale, éducative, thérapeutique [13].
15 S’il y a suffisamment d’éléments en tension pour que la crise éclate, c’est aussi qu’il y a suffisamment d’indices pour s’engager dans la réflexion, suffisamment de matière à l’interprétation. On retrouve le krinein, la critique et le critère, la tentative d’objectivation, la recherche de rationalité. Et c’est au regard de cette rationalité que se prépare le jugement. Krino : je juge. La krisis, c’est le temps de la décision du médecin… à la fois le temps de la décision elle-même et celui qui la précède, la prépare. La décision cristallise l’interprétation et l’action, le jugement sur le sens et le choix d’un faire que légitime ce sens, le temps de la morale et de l’action. Une fois jouée la décision, l’action portera trace de la dimension morale dont le collectif aura fait état, elle portera, incarnera la norme. Comme le remède est réponse au diagnostic, l’acte éducatif est réponse à l’interprétation du sens de la crise. La norme est propulsée dans la réalité par ce mouvement : l’instant du jugement précède à peine, presque se confond avec le moment de l’action, il en est la première étape, constitue un saut dans le réel, suppose un engagement. C’est là que se joue l’émancipation du sujet. Lorsque la délibération s’achève, c’est pour déboucher sur le choix d’une option, d’une forme d’action, au détriment d’autres choix possibles. C’est ce choix qui fait liberté. Celui qui reste dans l’état de tension ne passe pas à l’action, qui est seule véritable expression de la liberté.
Pédagogie kritique, pédagogie de la crise
16 Toute crise, en effet, est aussi la manifestation brusque d’une discordance entre la réalité et la représentation qui avait jusque-là forgé la pensée ; par-là elle contraint à une prise de distance à l’égard de tout discours, soupçonnable de masquer la réalité en se faisant passer pour elle. Réciproquement, il n’existe pas de crise reconnaissable qui ne suppose une vision critique de ses facteurs et de ses enjeux : le réel ne pourrait par lui-même être « décisif » s’il n’était interprété, et si l’on ne décidait pas en partie de ce qu’il semble décider – ce qui implique que toute crise (économique, par exemple) aille de pair avec la confrontation critique, des différentes lectures qu’on en fait [14].
17 Si la crise révèle un écart entre réalité et représentations de la réalité, lectures crisique et krisique n’envisagent pas l’écart de la même manière. La première réaffirme la légitimité d’une représentation (celle de la réalité telle qu’elle devrait être, des comportements attendus, de la norme) contre une réalité telle qu’elle est. La lecture krisique propose tout autre chose : la représentation autant que la réalité pose question, et la manière dont cette représentation s’affiche, les discours qui la portent, eux-mêmes sont questionnés, au point de pouvoir devenir suspects. Il s’agit de déconstruire ces discours pour repérer ce qui dans la norme n’est plus idée mais idéologie, ce qui est devenu un dogme et n’assure plus sa fonction initiale de participation à l’institution du pacte social. Dans une lecture véritablement krisique, tout est objet de l’interprétation, mais objet surtout d’une interprétation objective (faite de critères) qui suppose la capacité des membres du collectif à prendre de la distance avec ce qui leur semblait jusque-là le plus évident. Qui fait quelle lecture de la norme, quel sens a-t-elle, et pourquoi notre réalité ne parvient-elle pas à s’organiser au regard de cette norme ? Qu’est-ce qui dans la norme même fait problème ? Poussée à l’extrême, cette lecture amène à la conclusion suivante : pour supprimer la crise, comme écart entre réalité et norme, il est tout aussi efficace de supprimer la norme que de supprimer les aspects de la réalité (d’apparents dysfonctionnements) qui l’ébranlent. C’est à peu près exactement ce que dit la pédagogie critique.
18 Être un éducateur kritique, conscient des enjeux de la crise, c’est accepter ce travail d’objectivation explicitement dangereux en ce sens que, tout étant remis en question par le processus, la norme même pourra voir sa légitimité questionnée.
19 Et dans bien des cas, dans nombre d’institutions, les dysfonctionnements s’expliquent par l’absurdité, le caractère irrationnel d’une norme qui s’est figée au point de perdre toute signification : une extension qui a perdu le sens de sa propre origine, une institution folle, dirait Hall [15]. Et c’est bien dans ces cas en se défaisant de la règle que le collectif résout la crise. Ici encore, le collectif se réorganise entièrement, repense ses places et ses rôles dans une dynamique d’attention partagée, attention dont l’objet est la crise elle-même. Hier, dans une lecture crisique, la logique polémique primait : d’un côté les adultes et leurs normes impensées ; de l’autre une jeunesse sauvageonne, et sa réalité déviante. Aujourd’hui, pédagogue et jeunes se trouvent côte à côte, cette position commune définie précisément par la manière dont tous partagent l’intérêt pour le même objet critique. Cela suppose (et produit) certaines postures. Cela exige de chacun qu’il soit prêt non seulement à regarder la réalité avec objectivité, mais plus précisément qu’il regarde avec distance et objectivité autant ce qu’il dénonce que ce qui lui semblait acquis. Cela suppose que l’éducateur cesse de s’identifier à la norme, et soit prêt à en assumer la critique… que l’enfant, l’élève, prenne pour objet son propre comportement, ses propres choix, et cesse lui-même de s’y identifier. Il faut pour cela que chacun soit conscient que ses propres idées, ses propres arguments, ne sont plus tout à fait les siens, qu’il les abandonne, en les lâchant, au collectif, qu’il les mette sur la table du débat et soit prêt à les voir manipulés, questionnés. Cela suppose que chacun soit prêt à changer d’avis, à se laisser convaincre : bref, cela suppose une nouvelle rhétorique [16], une rhétorique argumentative structurée par la construction commune de l’argument plutôt que par une joute faite pour convaincre [17].
20 C’est là un travail de prise de rôles, au sens des sociologues interactionnistes, par lequel je fais l’effort de m’approprier les arguments de l’autre, ceux-là mêmes qui contredisent mon point de vue. La posture critique véritable suppose cet effort par lequel, dès lors que je me sens convaincu, je cherche à penser moi-même les arguments qui vont contre ma conviction, à la manière dont le scientifique sérieux cherche ce qui pourrait montrer la limite de sa thèse, anticipe les contre arguments non pas pour les contrer, mais pour les intégrer à son investigation, et ainsi de se rapprocher de la vérité : « lorsqu’on croit trop à quelque chose, il faudrait assez vite faire l’éloge du contraire (…) » [18].
21 (La crise) n’est pas tant un tournant, un saut qualitatif que l’exacerbation d’une tension latente, en vue de son dépassement, suivie d’un retour à un état normal. Ce n’est pas l’effet d’une déstabilisation extérieure, mais celui d’un débordement interne, d’une mutation intestine selon laquelle une situation, en se développant, en vient à se retourner contre les principes ou les formes qui la définissaient originellement [19] .
22 Le temps de la crise est le temps d’un passage, décrit comme un retour à la « normale ». Mais il ne faut pas se tromper sur le sens du « retour » : si la société, le collectif, l’Institution retrouvent une certaine normalité, celle-ci n’est jamais la normalité qui avait préexisté à la crise. De la krisis, de l’articulation entre « maladie » et « décision » émerge un équilibre, mais toujours un équilibre nouveau. Les cartes ont été redistribuées, et s’il y a normalité, de nouveau, c’est la normalité d’un monde un peu différent. Les formes qui étaient figées (et dont la sédimentation avait fini par conduire à l’éclatement de la tension), ont provisoirement été animées de sens, et ne sont pas sorties indemnes de l’opération. Elles ne sont plus tout à fait les mêmes : elles ont été amendées, modifiées… et ce n’est qu’à la condition de ces aménagements que le collectif s’est accordé sur leur usage, a fait le choix de vivre avec, au moins pour un temps, et décidé que l’adéquation entre une certaine réalité et une certaine représentation de cette réalité, entre certains comportements et certaines normes, était possible. Formes et sujets ont décidé de sortir de leurs solitudes respectives pour dialoguer de nouveau. Le processus krisique a pour résultat non pas la réaffirmation de la norme, mais sa reconstruction, son élaboration sous une forme nouvelle. La situation a en partie prévalu sur les formes qui la définissaient, a affirmé son autonomie sur la norme, autant que la norme s’est en partie affirmée ; mais toutes deux au passage ont vu leurs contours redessinés. La règle a été repensée, affinée, conditionnée… cela ne signifie pas pour autant que le hors norme a pris le dessus sur le normal, que le déviant est devenu la norme, que celui qui était sorti des rails a refait la Loi, et va maintenant faire sa loi.
23 Qu’il y ait un nouvel agencement, c’est une certitude, mais ce nouvel agencement peut prendre bien des formes. Et souvent, la règle n’a pas changé, ou elle a peu changé. La règle, c’est-à-dire la norme dans son expression séculaire, est restée parfois la même. Mais par le jeu du processus critique, règle et norme se sont réarticulées ; la règle, sans se transformer, est venue se réarticuler à la norme, à laquelle elle vient de nouveau donner un sens. Dans le déséquilibre qui a fait crise, la règle qui s’était sédimentée, qui était cette forme culturelle figée, ne faisait plus son office… et dans le même mouvement les sujets prenaient leurs distances avec une norme paradoxalement amorphe, vide. La crise a réactualisé la norme, pour un temps de nouveau incarnée, et digne d’intérêt, légitime. Et dans d’autres cas le nouvel agencement prend d’autres voies. On prend conscience que le déséquilibre qui a fait crise vient précisément du fait qu’une règle, qui était devenue obsolète mais qu’on avait voulu conserver, sauver à tout prix, venait elle-même contredire la norme, non seulement n’exprimait plus cette norme mais lui était devenue un affront. Alors une fois le constat fait, la règle est transformée, et ainsi d’une manière très différente la norme actualisée.
24 C’est dire que l’idée de crise conduit à la constitution dialectique du réel. Une configuration de phénomènes, une situation concrète dans son immédiateté et sa singularité, n’est qu’une réalité statique et abstraite, qui demeure à distance de son propre sens.
25 La dialectique peut être considérée comme le mouvement par lequel elle en vient à se dissoudre au profit du mouvement qui l’anime, et qui est à la fois sa suppression en tant qu’organisation particulière et momentanée, et sa teneur universelle, qu’on peut identifier à sa vérité. Tout dépassement exprime un autodépassement, toute crise recouvre en réalité le moment d’un accès à soi- même. L’esprit d’un monde ou d’une époque ne cesse de travailler à sa métamorphose, qui est en même temps un accomplissement. [20]
26 Ce mouvement krisique est précisément ce qui fait vivre l’Institution, ce qui l’organise, ce qui la conditionne. Le processus d’institution n’est rien d’autre que cela. Et c’est en ce sens que Fernand Oury décrit les périodes de stabilité et de calme comme des périodes dangereuses pour l’Institution scolaire. Cette dernière ne sauvegarde son identité qu’au prix de crises successives, qui permettent, en remettant en jeu et en question les formes culturelles qui la définissent, de lui donner vie. C’est par ce processus, et par ce processus seulement, que l’Institution se rapproche de sa vérité.
27 Tel est le deuxième paradoxe attaché à toute crise, historique ou humaine : c’est au moment où elle disparaît qu’une époque, une institution, un être vivant dans son évolution apparaît dans sa vérité, qui demeurait latente [21].
28 L’Institution est soumise à une mue permanente, se rappelant à elle- même et rappelant à ses membres que ses formes, ses pratiques, ses règles, ses habitudes ne sont pas sa vérité, elles ne sont rien d’autre que les traits de son organisation particulière et momentanée, contre quoi il faut en permanence lutter pour rendre, pour maintenir possible un perpétuel accomplissement. La crise permet de revenir à l’essentiel, elle est le mouvement vers le « plus vrai », non pas un vrai essentiel, essentialiste, mais le « vrai de l’Institution » : ce qui pour les membres semble vrai, au terme de débats et d’opérations argumentatives, de processus d’assignation de sens, suffisamment vrai pour que l’on décide un temps d’agir ensemble dans le cadre de cette vérité là. Une vérité que le collectif révèle en l’accomplissant, élabore en la révélant.
29 Penser la vie en termes de conflit implique donc de penser en termes d’asymétries successives et intriquées. Tout organisme est fondé par des asymétries et se déploie dans un environnement balisé par des asymétries permanentes. Chaque situation présente aux organismes qui la composent des asymétries, sous la forme de problèmes à résoudre. Aux organismes ensuite d’assumer ou non les situations dans la mesure où ils le peuvent ; à eux d’agir par et pour les asymétries qui structurent les situations. Nous utilisons ici le concept d’« agir » au sens philosophique qui l’oppose au « pâtir ». Tout conflit implique un agir, dans la mesure où il émerge sous la forme d’un événement (irruption du nouveau), d’une rupture dans la continuité des faits normés du système. À l’inverse, cette circulation fluide de la norme peut être assimilée à un pâtir au sens où le système (l’organisme) considéré ne sera pas en condition de produire l’émergence d’une nouvelle dimension d’être. [22]
30 La crise, moment où les composantes du conflit se révèlent de manière suffisamment explicite pour être enfin vues, prises en mains, manipulées, est essentielle à l’Institution… non pas importante ou utile, mais essentielle au sens premier, elle en constitue l’essence, le cœur, l’esprit même. Au même sens que dans une perspective biologique, la vie se définit comme ce qui se situe en interdépendance à son environnement (supposant une transformation mutuelle), au sens où l’intelligence se définit comme un jeu d’adaptation permanente à l’environnement, dans une logique systémique, l’acte éducatif suppose d’offrir au sujet la possibilité de se construire dans une négociation avec des situations faites d’asymétries, de décalages, parfois de heurts : plus encore d’affirmer l’asymétrie, plutôt que de s’en plaindre, pour en mesurer les enjeux et y faire face.
31 L’émancipation du sujet, et avant elle sa simple existence comme sujet, exige d’entrer dans ce mode de l’agir, et pour l’éducateur de prendre ses distances avec un modèle selon lequel le rapport à la norme serait pour le sujet (l’objet ?) un rapport de « patient » : sujet en construction qui ne peut de contenter de « pâtir » d’une circulation fluide de la norme. La crise organise la rupture décrite par Benasayag et Del Rey avec les « faits normés du système », permet que le sujet acquière le statut de puissance agissante, dont l’œuvre réside dans le processus d’institution, et le produit prend la forme de l’Institution elle-même. Dans cette logique l’éducateur passe d’une lecture crisique à une lecture krisique de l’action éducative, et considère que son œuvre s’appuie sur l’accompagnement continuel des sujets et des collectifs dans la traversée de crises successives.
32 Réjouissons-nous de la crise : elle est le moteur de l’action éducative !
Bibliographie
Bibliographie
- Balat M., Oury J., & Depussé M., Trialogue : Écriture et Psychothérapie Institutionnelle, Institutions N°35, Décembre 2004, p.99-114.
- Benasayag M., & Del Rey A., Éloge du conflit, Paris, La Découverte, 2007.
- Bott F., Éloge du contraire. Paris, Éditions du Rocher, 2011.
- Breton P., L’Incompétence Démocratique. La Crise de la Parole aux sources du malaise (dans la) politique, Paris, La Découverte, 2006.
- Freund J., Préface à l’oeuvre de G. Simmel, Le conflit, Belval, Circé, 1995.
- Halimi B., & Rey A., Crise, In A. Rey (Ed.), Dictionnaire culturel en langue française, Paris, Éditions Le Robert, 2005, p. 1999-2003.
- Hall E.T., Au-delà de la culture, Paris, Seuil, 1979.
- Perelman C., & Olbrechts-Tyteca L., Traité de l'Argumentation Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1958/2000.
- Pesce S. Innovation et sédimentation dans le langage scolaire : Créativité linguistique et fabrique de l’institution, Penser l’Éducation, Philosophie de l’Éducation et Histoire des Idées Pédagogiques N°23, 2008, pp. 89- 100.
- Rey A. (dir.), Dictionnaire culturel en langue française, Paris, Éditions le Robert, 2005.
- Sperber D. & Wilson D., La pertinence, Paris, Minuit, 1989.
- Tosquelles F., Note sur la séméiologie des groupes, Bulletin technique du personnel soignant de l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban, Fasc. B, 1962, p.36-58.
Notes
-
[1]
Rey, 2005, p.1998.
-
[2]
Ibid.
-
[3]
Benasayag & Del Rey, 2007, p.178.
-
[4]
Sperber & Wilson, 1989.
-
[5]
Benasayag & Del Rey, 2007, p.178.
-
[6]
Établissement Pénitentiaire pour Mineurs, sous la tutelle de l’Administration pénitentiaire et de la Protection Judiciaire de la Jeunesse.
-
[7]
Freund, 1995, p.14-15.
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[8]
Pesce, 2008.
-
[9]
Rey, 2005, p.1998.
-
[10]
Halimi & Rey, 2005, p.1999.
-
[11]
Balat, Oury, & Depussé, 2004.
-
[12]
Halimi & Rey, 2005, p.1999.
-
[13]
Tosquelles, 1962.
-
[14]
Ibid., p.2000.
-
[15]
Hall, 1979.
-
[16]
Perelman & Olbrechts-Tyteca, 1958.
-
[17]
Breton, 2006.
-
[18]
Bott, 2011, p.23.
-
[19]
Halimi & Rey, 2005, p.2000.
-
[20]
Halimi & Rey, 2005, p.2000.
-
[21]
Ibid.
-
[22]
Benasayag & Del Rey, 2007, p.120.