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Article de revue

Mal-être, révélateur de fragilités

Pages 33 à 42

Notes

  • [1]
    Académie nationale de médecine, mars 2002.
  • [2]
    Idem
  • [3]
    Huerre P., Daviaud P. (sous la dir.), 2005, Trop de poids, trop de quoi ? Enfances et psy, n°27, p. 15.
  • [4]
    Embersin C., Chardon B., Gremy I., Surpoids et comportements alimentaires perturbés, ORS, 2007, p. 125.
  • [5]
    Op. cit p. 120.
  • [6]
    Maupassant G., Contes et nouvelles, t. 2, Endormeuse., Omnibus, Paris, 1889, p.1170.
  • [7]
    E. Durkheim, Le suicide, Paris, PUF, 2007, p.223.
  • [8]
    G. Tixier, Psychiatre, président de SOS Dépression et Meunier A., Psychiatre, président de La Note Bleue, Auteurs de l’ouvrage La tentation du suicide chez les adolescents, Paris, Payot, 2005.
  • [9]
    DASS : Direction des affaires sanitaires et sociales.
  • [10]
    Le CRIPS appartient à un réseau inter associatif.
  • [11]
    Plaquettes, affiches, films, questionnaires, mises en situation…
  • [12]
    CRIPS, Les chiffres de vie, p. 22l.

Mal-être, fragilités aux contours flous ?

1 De façon triviale, le mal-être se définit par opposition au bien-être.

2 Aujourd’hui, la souffrance déstabilise et dérange et le mal-être constitue un tabou car il n’est pas la norme sociale, le bien-être étant la référence et ce vers quoi tout individu doit tendre. Dans une société où nous nous soucions de plus en plus du bien-être (recrudescence d’instituts du bien-être, thalassothérapies…), être en souffrance marque d’autant plus l’éloignement au modèle social reconnu.

3 Lors des journées de prévention organisées dans les établissements de l’enseignement secondaire, les thèmes principalement abordés sont ceux de la sexualité, de la violence, des drogues et de l’alimentation. Le thème du mal-être (dépression, angoisses, suicides…) est peu abordé à l’école, dans la famille et dans les groupes de pairs. Il ne constitue pas un objet de prévention primordiale.

4 Le mal-être peut traduire un réel désir de changements tant au niveau de l’environnement que de soi-même. L’individu met en doute ce qu’il est. Ses relations avec les autres le font souffrir. Le mal-être est objet de stress, de souffrances psychologiques et psychiques pouvant conduire à des troubles du comportement, intensifiés par des pratiques liées au tabagisme, à l’alcoolisme ou à la toxicomanie. À long terme, ces souffrances peuvent provoquer des pathologies psychiatriques graves : troubles obsessionnels compulsifs, anorexie, boulimie, phobies, dépressions, etc. De manière générale, l’isolement, est une des premières conséquences du mal-être. Il entraîne solitude, angoisses, phobies. Pour enrayer cet engrenage, il paraît essentiel de maintenir des liens sociaux. Mais le mal-être n’est pas l’apanage des plus faibles.

Les troubles alimentaires, un refuge face au mal-être

5 Les comportements alimentaires perturbés sont habituellement définis par les caractéristiques suivantes :

6

  • manger énormément avec de la peine à s’arrêter ;
  • se faire vomir ;
  • redouter de commencer à manger de peur de ne pas pouvoir s’arrêter ;
  • manger en cachette ;
  • n’avoir aucune envie manger ;
  • manquer d’appétit.

7 Ces troubles du comportement alimentaire sont d'origine multifactorielle mais il existe néanmoins certains facteurs de prédispositions d’ordre biologiques (facteurs héréditaires, troubles des neurotransmetteurs), psychologiques (fréquence de l'anxiété, dépression, mauvaise estime de soi, besoin affectif), sociaux culturels et familiaux. L'anorexie mentale est une forme de modification des comportements alimentaires. Celle-ci correspond à un refus de s'alimenter lié à un état mental particulier. L’anorexie touche majoritairement les adolescentes (en moyenne six à dix filles pour un garçon) [1]. L’âge de survenue de cette pathologie connaît deux pics, l’un à 12-14 ans et l’autre à 18-20 ans [2].

8 Plus que la volonté de contrôler leur poids en supprimant ce qui est supposé faire grossir comme dans le cas d’un régime restrictif, les adolescentes anorexiques sont en réelle situation de mal-être.

9 La boulimie, parfois combinée à l’anorexie, est une autre forme de trouble alimentaire. Comme l’explique Daniel Marcelli, la crise boulimique n’est pas nécessairement déclenchée par la faim mais bien plus par une tension psychique ou physique avec un sentiment de mal-être … [3]

10 Les troubles alimentaires ont donc des conséquences néfastes sur la qualité de vie des jeunes. Ils semblent ressentir un mal-être social et mental qui pourrait être lié au regard et au rejet des autres[4]. En parallèle des images et des représentations du corps véhiculées par les médias, la culture d’origine produit également une norme esthétique. Une culture qui valorise les rondeurs n’engendrera pas les mêmes rapports à la nourriture que les dictats de la mode. D’ailleurs, selon Jean-Louis Le Run, la solidité culturelle est la capacité de résistance à la destruction des repères alimentaires – codes, rituels, manières de table autant que culture culinaire – élaborés au cours des siècles […]. La dimension individuelle ne doit pas [en] être [pour autant] négligée[5].

11 Les troubles alimentaires constituent une fragilité dans la mesure où les adolescents et adolescentes sont en souffrance et qu’ils croient trouver dans des comportements alimentaires perturbés une réponse à leur mal-être. Réelle pathologie psychique, les troubles alimentaires peuvent ouvrir la voie à une mort progressive.

Le suicide : la mort comme réponse au mal-être

12 Avec près de 1000 morts par an, le suicide est la deuxième cause de mortalité chez les jeunes aujourd’hui. Il est identifié comme étant le signe singulier d’un mal être qui ne trouve son aboutissement que dans la cessation de l’existence. Dans l’action qui est de se nuire et de se donner la mort, le suicide apparaît comme étant l’ultime recours.

13 La naissance de la société industrielle provoque des inquiétudes pas les distensions de liens sociaux qu’elle suppose, faisant l’objet d’un foisonnement réflexif dans certains écrits notamment dans ceux de Maupassant. Avec L’endormeuse (1889), il fait le constat d’une recrudescence du nombre de suicidés : le chiffre des suicides s'est tellement accru pendant les cinq années qui ont suivi l'Exposition universelle de 1889 que des mesures sont devenues urgentes. On se tuait dans les rues, dans les fêtes, dans les restaurants, au théâtre, dans les wagons, dans les réceptions du président de la République, partout [6] ». D’autres tels que Durkheim ont proposé un éclairage différent. En effet, il appréhende le suicide comme étant l’œuvre du fait social, exerçant sur les individus un pouvoir coercitif et extérieur. Il va démontrer que ce qui pourrait être considéré comme faisant parti de l’intime et de la sphère privée, peut trouver son explication dans des déterminants sociaux. Certaines institutions semblent, selon lui, protéger du suicide (religion, famille) car l’individu intégré dans un groupe sera moins vulnérable et limitera ainsi son passage à l’acte : Le suicide varie en fonction inverse du degré dintégration des groupes sociaux dont fait partie lindividu […]. Quand la société est fortement intégrée, elle tient les individus sous sa dépendance, considère quils sont à son service et, par conséquent, ne leur permet pas de disposer d'eux-mêmes à leur fantaisie[7]. Comment expliquer aujourd’hui, à une époque où les moyens de communication n’ont jamais été aussi développés le sentiment d’isolement soit aussi important ?

14 Ces lectures sociales témoignent d’une perception relative de la fragilité. Si certains perçoivent un type de fragilité d’autres peuvent n’y voir qu’une forme de vulnérabilité.

15 Alors que le suicide chez les jeunes est l’aboutissement d’un cheminement douloureux, il constitue pour l’entourage le résultat d’un processus difficilement compréhensible puisqu’il considère que la jeunesse a toute la vie devant elle.

16 La souffrance demeure reconnaissable. Certains chercheurs ont tenté de mettre en lumière les signes permettant d’évaluer le risque suicidaire. Une des théories consiste à dire que le suicide est la résultante d’un processus, d’une trajectoire. Elle est appelée par G. Tixier et A. Meunier, le Mat Syndrome[8]. Ces derniers se sont attachés à élaborer des portraits correspondant à différentes étapes par lesquelles passe l’individu. La théorie met en corrélation des attitudes et des tranches de vie distinctes. Le passage d’une étape à une autre est marqué par une crise et est, dans la majeure partie des cas, sans retour. Les jeunes s’engagent dès lors dans un processus et dans la réalisation de leur projet de mort. En parlant de suicide ne s’agit-il pas de l’ultime niveau de fragilité qui mène des adolescents à la destruction complète ?

La prévention : remède aux fragilités ?

17 Le Centre régional d’information et de prévention du Sida (CRIPS) est une association qui traite essentiellement du mal-être et des conduites à risque chez les jeunes. Elle a été créée en 1988 par le conseil régional d’Île de France dans une volonté de diffusion d’informations pluri-thématiques. Ces partenaires privilégiés sur la Région sont la DASS [9], la Ville de Paris, la préfecture de Paris et de nombreuses associations [10] de prévention santé. Hormis son centre de ressources, il existe un Cyber CRIPS, créé en 2001 ouvert aux jeunes de 13 à 25 ans. Les thèmes sont abordés de manière ludique et interactive, les jeunes s’adonnent à une expérimentation, laissant place au débat et à la discussion. De nombreux outils pédagogiques [11] ont été mis en place. L’objectif affiché est de prévenir des risques encourus par certaines pratiques. Outre la partie pédagogique ces outils apportent une certaine représentation des pratiques à risque et par la même occasion une certaine représentation de la jeunesse. Il nous a donc semblé pertinent d’en analyser le contenu et la mise en forme.

18 Le choix s’est porté sur un dépliant exclusivement produit par le CRIPS mis à disposition des jeunes, intitulé Les chiffres de vie. Il s’agit d’un dépliant d’une trentaine de pages en format de poche. Il aborde une douzaine de thèmes dont la relation au corps (poids, taille…), les dépendances (tabac, cannabis, alcool…), la sexualité (contraception, préservatifs…), et enfin, la question du bien-être/mal-être (idées suicidaires). La structure du sommaire laisse présager une organisation de type normative, à chaque thème correspond une norme ; par exemple l’ensemble des thèmes est illustré par une photo qui caractérise le thème traité (le poids est présenté avec une balance, le tabac avec une multitude de mégots écrasés…). Nous analyserons plus particulièrement les thèmes liés à la dépendance et au mal-être.

19 Tout d’abord, notons que sur la plaquette étudiée, le tabac est associé au cannabis dans le titre. Pourtant sur les trois pages traitant du sujet, le cannabis n’occupe qu’une place infime, à savoir un encadré en bas de page. On y apprend des informations relatives à la loi et aux risques encourus (santé et accidents). Quant au tabac, il est traité sous forme de questions/réponses concernant l’impact sur la santé et les idées reçues. La photo insérée en filigrane représente une multitude de mégots écrasés et de cendres semées. Les couleurs choisies montrent une symétrie entre l’écriture et la photo, la couleur ocre du filtre de la cigarette et des encadrés, le blanc de la feuille de cigarette et des questions, le gris/noir de la cendre et des réponses.

20 La seconde dépendance est celle de l’alcool. Sur la même double page on trouve d’une part un encadré sur le cannabis et d’autre part l’introduction au sujet de l’alcool. Ce chapitre se poursuit par l’interrogation suivante : art de vivre ou véritable drogue ? et en miroir, l’énumération du nombre de morts et de maladies imputables à l’alcool. Le texte donne l’impression de vouloir faire peur. Cette sensation est confortée par le rappel à loi et les sanctions encourues en cas de consommation excessive. La photo associée au thème de l’alcool nous montre un homme seul, assis dans un bar face à une table jonchée de verres et de bouteilles vides. Le caractère sombre de la pièce est renforcé par la prédominance du vert et du noir. Le vert renvoie au verre d’alcool et au vert de la bouteille. Le noir de l’écriture et le caractère sombre de la pièce amplifient le sentiment de solitude. Le regard hagard du personnage donne l’impression d’un bad trip. Cela fait le lien avec la page suivante réservée au bien-être/mal-être. La photo représente cette fois la vision d’une fenêtre surplombant une ville sous la pluie, de nombreuses gouttes d’eau rappellent les larmes et la tristesse. Le code de couleur renvoie à l’idée du passage à l’acte. On observe une construction symétrique entre la page de droite et celle de gauche avec tantôt des informations complémentaires et tantôt contradictoires. Le premier encadré de la page de gauche nuance et banalise l’idée du mal-être pour dédramatiser : Tout le monde peut au cours de sa vie ressentir des moments de joie, de bonheur, de tristesse, de déprime… Ressentir de la tristesse, de la mélancolie voire du mal-être, cela fait aussi partie de la vie et c’est le moment de s’interroger pour pouvoir avancer. En revanche, il est essentiel de différencier le coup de blues de la déprime passagère, de la dépression [12]. Alors que le premier encadré de la page de droite donne les coordonnées du centre Suicide écoute (numéro de téléphone et site internet), les deux autres encadrés portent d’une part sur le repérage du mal-être et d’autre part sur l’aide à apporter aux personnes en souffrance.

Fragilités : des mal-êtres dissimulés

21 Les représentations de la notion de fragilité et de bien-être/mal-être, sous-jacentes dans la politique sanitaire poursuivie par le CRIPS et mises à jour dans ce dépliant, renvoient à une caractérisation des publics qui sont objets de prévention. Ils sont donc considérés comme publics à risque, dans le domaine des addictions, du bien-être/mal-être, voire de l’alimentation. L’objectif affiché de non culpabilité semble contrarié, d’une part, par le choix d’un sommaire organisé de manière normative, d’autre part, par le choix iconographique (images stigmatisantes de la jeunesse représentée dans des situations normatives ou extrêmes), de plus, loin de suivre une écriture classique (noir sur blanc), le choix typographique oblige le lecteur à faire un effort supplémentaire (assimilation des couleurs aux photos et aux thèmes). Enfin, les corrélations explicites entre la pénalisation de l’acte et le sentiment de bien-être renvoient à un présupposé existentiel : si l’on veut se sentir bien dans sa peau, on doit absolument rester dans la norme ! Le regard porté oscille entre culpabilisation et remèdes. N’est-ce pas une moralisation dissimulée ?

22 Alors que le mal-être des jeunes est un état peu visible, car hors de la norme sociale, il est indéniablement révélateur de fragilités. Il est au point de départ de troubles du comportement alimentaire poussant les jeunes en souffrance à trouver refuge dans un rapport à la nourriture différent. Il est source d’angoisse et de dépression acheminant certains de ces adolescents vers une destination irrémédiable : le suicide.

23 Le mal-être est à l’origine de certaines addictions laissant les jeunes entrer dans un processus de surconsommation de produits dangereux pour la santé.

24 La fragilité peut donc se cacher derrière bien des mal-êtres et ceux-ci derrière bien des fragilités.

Bibliographie

Bibliographie

  • Durkheim E., Le suicide, Paris, PUF, 2007.
  • Embersin C., Chardon B., Gremy I., Surpoids et comportements alimentaires perturbés, ORS, 2007.
  • Huerre P., Daviaud P. (sous la dir.), 2005, Trop de poids, trop de quoi ? Enfances et psy, n°27, p. 15.
  • Maupassant G., Contes et nouvelles, t. 2, Endormeuse, 1889, Omnibus, Paris, 2008.
  • Tixier G., Meunier A., La tentation du suicide chez les adolescents, Paris Payot, 2005.

Mots-clés éditeurs : mal-être, prévention, Bien-être, souffrance, suicide

Mise en ligne 16/03/2015

https://doi.org/10.3917/spec.002.0033

Notes

  • [1]
    Académie nationale de médecine, mars 2002.
  • [2]
    Idem
  • [3]
    Huerre P., Daviaud P. (sous la dir.), 2005, Trop de poids, trop de quoi ? Enfances et psy, n°27, p. 15.
  • [4]
    Embersin C., Chardon B., Gremy I., Surpoids et comportements alimentaires perturbés, ORS, 2007, p. 125.
  • [5]
    Op. cit p. 120.
  • [6]
    Maupassant G., Contes et nouvelles, t. 2, Endormeuse., Omnibus, Paris, 1889, p.1170.
  • [7]
    E. Durkheim, Le suicide, Paris, PUF, 2007, p.223.
  • [8]
    G. Tixier, Psychiatre, président de SOS Dépression et Meunier A., Psychiatre, président de La Note Bleue, Auteurs de l’ouvrage La tentation du suicide chez les adolescents, Paris, Payot, 2005.
  • [9]
    DASS : Direction des affaires sanitaires et sociales.
  • [10]
    Le CRIPS appartient à un réseau inter associatif.
  • [11]
    Plaquettes, affiches, films, questionnaires, mises en situation…
  • [12]
    CRIPS, Les chiffres de vie, p. 22l.
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