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Article de revue

L’autonomie journalistique face aux chiffres. L’interprétation des métriques dans deux entreprises de presse

Pages 25 à 37

Notes

  • [1]
    En prêtant une attention particulière à l’organisation du travail, nous suivons le conseil de C. Lemieux, pour lequel « l’attention analytique, s’il s’agit de comprendre l’autonomie dont un individu dispose au travail, ne doit pas porter d’abord sur cet individu en tant que tel, ni non plus sur les croyances partagées au sein de son entreprise, mais sur l’organisation des pratiques au sein du collectif de travail dont il fait partie » (Lemieux 2010, p. 39).
  • [2]
    Les médias français et internationaux sont les principaux clients de l’agence.
  • [3]
    Les éditeurs du service photo de l’agence ainsi que les rédacteurs-iconographes de la rédaction web observés ont un statut de journalistes. Ce dernier n’est pas déterminé par la possession d’une carte de presse, mais par le simple fait d’avoir « pour activité principale, régulière et rétribuée, l’exercice de sa profession dans une ou plusieurs entreprises de presse, publications quotidiennes et périodiques ou agences de presse et [d’en tirer] le principal de ses ressources », tel que le précise l’article L7111-3 du Code du travail.
  • [4]
    Ces données sont dites user-centric, car elles se basent sur le suivi d’un panel d’internautes (Jouet 2003).
  • [5]
    Les chiffres dits site-centric se basent quant à eux sur les données enregistrées par le serveur du site internet (Jouet 2003).
  • [6]
    La Front Page Editor est une figure typique de la presse en ligne, dont le rôle est de « concevoir, animer, faire vivre la “page d’accueil” » (Charon et Le Floch 2011, p. 55).

1Les outils d’évaluation chiffrée semblent désormais généralisés à la plupart des univers professionnels, que ce soit dans les administrations publiques, où ils équipent de nouvelles formes de gouvernance basées sur la transparence et sur l’efficacité (Espeland et Sauder, 2007), ou dans les entreprises privées, où ils sont censés permettre une plus grande adéquation aux attentes des consommateurs et procurer à l’entreprise un avantage concurrentiel (Cochoy, 1999). L’univers journalistique n’est pas épargné par ce phénomène. Depuis les années 1980, la pression à satisfaire les chiffres de vente et l’Audimat fait progressivement glisser la logique productive d’une politique de l’offre vers une politique orientée partiellement par la demande, dans un contexte d’accroissement de la concurrence entre médias et de rationalisation des entreprises de presse. Tout en reconnaissant le lien consubstantiel entre journalisme et marché, les sociologues des médias s’accordent globalement pour constater une augmentation des logiques commerciales et gestionnaires dans l’univers journalistique à partir des dernières décennies du xxe siècle, tant aux États-Unis qu’en Europe (Le Floch et Sonnac, 1999 ; Neveu, 2004 ; Cottle, 1993 ; McManus, 1994).

2Les nouvelles métriques d’audience fournies par les technologies numériques paraissent donc s’inscrire dans une histoire linéaire de montée en puissance du chiffre au sein de l’univers journalistique. Cependant, une discontinuité importante est à prendre en compte. Jusqu’au milieu des années 2000, les retours quantifiés de la part du public étaient encore centralisés par les départements marketing ou par les régies publicitaires, et peu discutés au sein des rédactions. Les sociologues s’étant intéressés au travail journalistique affirment que cet éloignement vis-à-vis des retours chiffrés de l’audience était entretenu par les équipes rédactionnelles elles-mêmes, car il permettait aux journalistes de définir de manière relativement autonome la valeur d’information à attribuer aux différentes occurrences et de mettre en avant leur « flair » pour repérer de manière intuitive les histoires susceptibles d’intéresser le public (Schlesinger, 1978 ; Gans, 1979 ; Neveu, 2004). La distance affichée vis-à-vis des chiffres d’audience découle en effet de la progressive organisation du journalisme en tant que profession, c’est-à-dire comme une activité dont les praticiens ont l’ambition de définir de manière autonome leur propre « mandat » (Hughes, 1996) et considèrent la complexité du jugement comme une dimension fondatrice de leur travail (Champy, 2009 ; Lemieux, 2010).

3Or, depuis au moins une décennie, des mutations importantes affectent la visibilité des chiffres au sein des entreprises de presse. Alors que, avant l’arrivée du numérique, les instruments censés mesurer les audiences à travers le suivi de panels représentatifs étaient relativement stabilisés (Médael, 2010), les technologies numériques permettent désormais la prolifération de nouveaux outils de mesure, basés sur le traitement des traces numériques produites par les internautes pendant leurs consultations (Kotras, 2018). On assiste donc à l’émergence de nouveaux acteurs proposant aux entreprises de presse différentes manières de visualiser leurs audiences. Parmi ceux-ci, des start-ups s’adressent directement aux équipes rédactionnelles, en développant des logiciels permettant de donner à voir les mouvements des internautes en temps réel. Un déplacement important semble donc avoir eu lieu : la connaissance des clients ou des publics n’est plus concentrée par les régies publicitaires ou par les départements marketing, mais elle est supposée devoir informer les décisions éditoriales au sein des rédactions mêmes.

4L’appropriation des métriques d’audience à l’intérieur des rédactions a fait l’objet de plusieurs études, notamment dans le contexte anglo-saxon (McGregor, 2007 ; Anderson, 2011 ; Christin, 2018 ; Ferrer-Conill et Tandoc, 2018). Mais peu d’entre elles entreprennent d’interroger frontalement la manière dont les retours quantifiés impactent l’autonomie journalistique, à partir d’une observation fine de l’action évaluative en train de se faire. À quelles transformations de l’activité assiste-t-on lorsque les chiffres émaillent toujours davantage le quotidien du travail journalistique ? Est-ce que l’on est confronté à des dynamiques de diminution de l’« autonomie professionnelle », la complexité de jugement revendiquée par les professionnels étant remise en cause ? Ou est-ce que, au contraire, cette même autonomie permet aux journalistes de maintenir une distance critique vis-à-vis des retours chiffrés de l’audience, et de les réintégrer dans des évaluations complexes ?

5Par autonomie professionnelle, nous entendons la capacité d’un groupe ou d’un segment professionnel à s’autoréguler et, par-là, à réévaluer à l’aune de normes produites en interne les demandes en provenance de l’extérieur – que ce soit de la part des clients, du public ou des financeurs. Cette définition s’inspire du travail d’Eliot Freidson. Pour cet auteur, le « professionnalisme » (compris en tant qu’idéal-type) est une organisation du travail sui generis, caractérisée par le contrôle par les travailleurs des normes et des finalités de leur propre travail (Freidson, 2001). L’importance attribuée à la capacité de définir les normes et les objectifs du travail de manière relativement autonome par rapport aux demandes extérieures se retrouve aussi chez Everett Hughes. Pour Hughes, c’est cette capacité à définir leur propre « mandat », c’est-à-dire « les besoins mêmes qu’ils servent » (Hughes, 1996), qui distinguerait en propre l’autonomie dont jouissent les membres des professions.

6À travers une ethnographie comparée menée dans deux rédactions françaises, nous aimerions étudier de plus près les effets des retours chiffrés sur l’autonomie professionnelle, en prenant en compte leur imbrication à la structure organisationnelle de l’entreprise de presse. La thèse que nous défendrons ici est que la manière dont les chiffres affectent l’évaluation professionnelle est intimement liée à l’organisation du travail, et à la place que celle-ci donne à la collégialité et à la délibération [1]. Si certaines organisations font une large part à la mise en discussion des critères pertinents pour juger du « bon » travail et du « bon » service rendu, d’autres tendent, comparativement, à minorer la mise en discussion de ces mêmes critères. À l’intérieur de ces différents types d’organisation du travail journalistique, les retours chiffrés de l’audience ne jouent pas le même rôle. Au lieu de considérer que les chiffres ont des effets univoques sur l’organisation du travail et sur l’autonomie professionnelle, nous proposons donc d’inverser le schéma, et de considérer comme prioritaire le contexte organisationnel de leur appropriation.

7Les données mobilisées proviennent de deux ethnographies d’une durée de quatre mois chacune, menées dans deux rédactions françaises : le service photo d’une agence de presse mondiale généraliste, et la rédaction web d’un news magazine. Dans le cadre de notre thèse, nous y avons observé la production, la sélection et la publication d’images d’actualités par une multiplicité d’acteurs (photographes, rédacteurs en chef, rédacteurs, éditeurs photo, iconographes, documentalistes, etc.), afin de rendre compte de la multiplicité des évaluations et des jugements professionnels portés sur les images tout au long de la chaîne de production.

Une interprétation prudente des chiffres

8Dans l’agence de presse observée, les « retours clients » – qui provenaient, avant les années 2000, des relations personnelles entretenues par les commerciaux de l’agence avec les membres des rédactions des quotidiens et des magazines [2] – sont aujourd’hui médiatisés par un compteur numérique, permettant de donner à voir le nombre de fois qu’une image donnée a été téléchargée par les clients. Les chiffres de téléchargement sont, depuis 2007, accessibles à tous les professionnels du service photo sur une plateforme numérique en ligne servant à la fois de banque d’images et d’interface avec les clients. La décision de les rendre consultables à tous les salariés intervient dans une dynamique de transformation de la logique productive de l’agence. Certains acteurs, et notamment des encadrants ayant fait une partie de leur carrière au service commercial, sont convaincus de l’importance de mettre les clients « au centre » et d’adapter de manière de plus en plus fine l’offre photographique de l’agence aux exigences de ces derniers. Les chiffres de téléchargement correspondant à chaque image sont, dans ce contexte, censés fournir une indication du degré d’intérêt suscité par une photo en particulier, et donner rétrospectivement un aperçu des attentes et des besoins des clients à tous les professionnels participant à la production des images, quelle que soit leur place dans la chaîne de production.

9Il faut ici préciser que la production photographique de l’agence comporte une chaîne complexe d’intervenants qui agissent successivement sur les images avant leur diffusion auprès des clients. À l’intérieur de cette chaîne, chaque acteur est situé dans un segment professionnel spécifique. Tout en participant à une activité productive à l’intérieur de laquelle les tâches sont segmentées, et ne pouvant pas être considéré comme le seul auteur du produit final, il est tout de même considéré comme responsable de l’évaluation professionnelle mise en œuvre lors de la tâche de production qui lui est assignée.

Figure 1

La chaîne de production d’une photographie d’actualité à l’agence

Figure 1

La chaîne de production d’une photographie d’actualité à l’agence

10Quelle place attribue-t-on aux métriques dans ce contexte organisationnel, caractérisé par une division du travail complexe, et à l’intérieur duquel les retours chiffrés de la part des clients sont consultables par tous les participants à la chaîne de production des images ? Nous présentons ci-dessous une séquence ethnographique donnant à voir les évaluations effectuées par les éditeurs pull[3], chargés d’éditer et de mettre en valeur la production photo de l’agence sur la banque d’images en ligne.

11

Je suis assise à côté de Julia (éditrice pull), qui, comme tous les vendredis, est en train d’effectuer, sur son ordinateur, la sélection des « meilleures photos de la semaine ». (…) Elle ouvre une image d’un homme face à un temple en Inde, et dit, d’une voix douce : « Ça, c’est une photo qui est super belle. Il se passe quelque chose… Enfin, il ne se passe rien, mais il se passe quelque chose. » Elle fait des allers-retours avec le curseur entre l’homme qui est au centre de la photo et le temple qui est juste en face. « Elle est belle, je trouve qu’elle est vraiment insolite… » Puis : « Elle a eu zéro téléchargements… » Elle regarde en bas de la photo le chiffre indiquant le nombre de téléchargements. Moi : « Ah bon, zéro ? » Elle : « Oui… Mais attends, je vérifie, parce que parfois quand c’est sélectionné ça ne te dit pas le vrai nombre de téléchargements… » Elle visionne une autre page, sans rien dire. Moi : « Elle a vraiment zéro téléchargement ? » Elle : « Oui, elle a vraiment zéro ». Moi : « Et tu la mets quand même ? » Elle : « Oui. Je trouve qu’elle est vraiment belle ». (…) Elle ouvre une photo de Barack et Michelle Obama marchant dans la rue et saluant la foule [pendant la semaine a eu lieu la deuxième investiture de Barack Obama en tant que président des États-Unis]. Sur un ton légèrement plaintif : « Celle-ci, je trouve qu’elle est super belle, elle respire… ». Moi : « Mais qu’est-ce qui te pose problème en fait ? » Elle : « Qu’il y en a plein qui sont très belles, je dois les mettre, mais ce n’est pas forcément les plus représentatives ou les plus téléchargées… » (…). Julia, en s’adressant à Yannick [chef des desks pull, assis en face] : « Je l’ai publiée… Mais il y a trop d’Obama, trop de Mali… les autruches… » Yannick, ironique : « Avec toute l’actu de la semaine, tu me parles des autruches ? ! » (…) Je m’assois à côté de Yannick pour observer sa sélection à partir des photos choisies par Julia. (…) En regardant son ordinateur, Yannick me dit : « J’hésite entre ces deux photos de Florence Cassez » [pendant la semaine, a eu lieu sa libération au Mexique et son arrivée en France]. Il m’indique une photo où l’on voit Florence Cassez et sa mère derrière une vitre (le reflet de la vitre est très présent) et une photo très similaire, mais sans le reflet : « Celle-ci on l’a reçue hier dès qu’elle est arrivée (en indiquant la première), et celle-ci on l’a reçue après (en indiquant la deuxième), c’est une série qu’il [le photographe] nous a envoyée après ». Julia : « Moi je préfère la deuxième ». Yannick : « Moi aussi ». Julia : « Mais j’ai mis la première parce qu’elle a eu pas mal de téléchargements, du coup c’est devenu la référence pour nous ». Je constaterai, ensuite, que c’est la deuxième photo que Yannick a sélectionnée pour le dossier des « meilleures images de la semaine ».

12Plusieurs éléments émergent à partir de cet extrait. L’observation des téléchargements paraît une composante importante des évaluations réalisées par ces deux journalistes. Elle peut, par moments, jouer un rôle dans les choix de sélection et de valorisation. Cependant, elle ne détermine pas de manière écrasante les jugements professionnels. On le voit par exemple lorsque Julia observe la photo d’un homme devant un temple en Inde. Paraissant à la fois surprise et déçue que la photo n’ait fait l’objet d’aucun téléchargement de la part des médias abonnés aux services de l’agence, elle décide néanmoins de conserver la photo dans la sélection des « meilleures images de la semaine », en continuant de la juger « vraiment belle ». À d’autres moments, Julia semble hésiter, et n’arrive pas à trancher de manière rapide sur les photos à sélectionner. Le fait que les décisions ne puissent pas être dictées de manière écrasante par une seule composante de l’évaluation (ses qualités esthétiques ou informatives, sa représentativité vis-à-vis de l’événement, ou l’intérêt qu’elle a suscité auprès des clients), manifeste que les jugements réalisés par les éditeurs (et, plus généralement, par les professionnels de l’agence) sont des jugements qui ne peuvent pas être déterminés mécaniquement par les retours chiffrés de l’audience.

13On peut ici parler d’un jugement multidimensionnel et synthétique, que des sociologues comme Florent Champy (2009) ou Cyril Lemieux (2010) ont considéré comme constitutif de certaines activités professionnelles (l’architecture ou le journalisme), fondant en pratique leur autonomie. C’est la complexité de l’évaluation devant être mise en œuvre, que les professionnels eux-mêmes considèrent comme indispensable pour mener à bien leur travail, qui justifie à leurs yeux l’écart relatif vis-à-vis des retours des clients. L’offre n’est donc pas déterminée mécaniquement par la demande : les professionnels se réservent la possibilité de réévaluer à chaque fois les objets informationnels à diffuser et à mettre en valeur, selon des critères professionnels élaborés de manière partiellement autonome. Ils manifestent ainsi l’ambition de définir leur propre « mandat » (Hughes, 1996), c’est-à-dire de prendre du recul vis-à-vis des définitions extérieures de leur mission, en refusant que les clients identifient à leur place les « bonnes » images d’actualité et le « bon » service rendu.

14La dimension collégiale de l’évaluation est essentielle : ne pouvant pas définir de manière standardisée et mécanique la bonne image, les acteurs considèrent les interactions entre collègues comme indispensables pour mener à bien leur travail. La mise en discussion des différentes options à l’intérieur d’un segment professionnel donné constitue non seulement une façon de résorber l’incertitude inhérente à l’évaluation, mais aussi une manière d’arbitrer implicitement sur les principes évaluatifs, et donc sur les finalités à privilégier, qui ne sont pas hiérarchisables à l’avance (Champy, 2009). Cela donne une certaine épaisseur politique à l’activité, car la pluralité des critères d’évaluation instaure « une délibération, un travail d’organisation pour en répondre » (Dujarier, 2017), et permet aux professionnels de questionner, au cours de l’action évaluative, le sens et les finalités de leur travail.

15Si, dans cette organisation particulière, les chiffres ne déterminent pas de manière écrasante les jugements, leur mise en visibilité auprès des salariés implique cependant une plus grande prise en compte des exigences des clients par rapport à il y a encore une quinzaine d’années. Les confirmations ainsi que les remises en question de la pertinence des choix éditoriaux passent de plus en plus par l’observation des chiffres. Alors que les cas de figure les plus valorisants, aux yeux des professionnels, se présentent lorsqu’un grand nombre de téléchargements vient confirmer leurs jugements éditoriaux, on assiste aussi à des cas où les chiffres donnent à voir le décalage qui peut séparer les appréciations des membres du service photo de celles des clients. Dans ce cas, les professionnels font face à une certaine déception : ce qu’ils considéraient comme du « bon » travail ne semble pas être reconnu comme tel par leurs premiers destinataires. Inversement, ce qu’ils ne jugeaient pas comme une production de qualité peut rencontrer un grand succès en termes de téléchargements, suscitant ainsi, au sein du service, des commentaires ironiques faisant transparaître une gêne, voire un certain mépris vis-à-vis des choix des clients. Toutefois, cela ne remet pas complètement en cause les jugements portés initialement sur la qualité de la production : la tension entre évaluations réalisées en interne et retours chiffrés de la part des clients est considérée comme une dimension constitutive du métier, que les acteurs ne souhaitent pas supprimer entièrement. C’est dans le maintien de cette tension que réside en effet la possibilité, pour les professionnels, de faire preuve d’autonomie.

Une diminution de l’autonomie professionnelle ?

16Présentons maintenant le cas de la rédaction web. Celle-ci se caractérise par un modèle organisationnel en rupture par rapport à celui que nous avons décrit jusque-là. Alors qu’à l’agence les différents segments professionnels prennent en charge les artefacts de manière séquentielle, de façon similaire à ce qui se passe dans une chaîne industrielle de production, nous nous trouvons ici face à une structure réduite, où les places ne sont pas totalement définies, et où la polyvalence et l’esprit d’adaptation des acteurs ont un rôle important. Chaque journaliste n’a pas l’obligation de se coordonner avec une multitude de figures professionnelles, mais peut prendre individuellement en charge la réalisation d’un produit informationnel (un article, un diaporama, une vidéo…), s’il fait preuve de polyvalence.

17Une autre différence de taille est à souligner : les retours chiffrés de l’audience sont à la fois plus nombreux et plus centralisés. Ils proviennent en effet de plusieurs logiciels aux principes épistémologiques parfois incompatibles. On peut mentionner les chiffres produits par Médiamétrie sur la base du suivi d’un panel d’internautes, utilisés principalement par la régie publicitaire (dits user-centric[4]), ainsi que les données site-centric[5] en provenance de différents logiciels : Google Analytics, Xiti ou Chartbeat. Or, malgré cette profusion de chiffres, peu de personnes ont, dans la rédaction, accès aux retours chiffrés de l’audience : il s’agit du directeur, du rédacteur en chef, de ses adjoints et de la Front Page Editor[6]. Alors que l’on pourrait supposer que la centralisation des métriques préserve au moins en partie les journalistes des logiques économiques et des exigences de rentabilité, l’ethnographie nous permet de constater que, dans la rédaction observée, cela permet la conception de formules ad hoc, pouvant réduire la multidimensionnalité de l’évaluation et les marges de manœuvre des journalistes.

18

Je suis avec Rémy (rédacteur-iconographe), qui est en train de réaliser un diaporama sur la sortie du nouvel iPad à partir de photos qu’il a prises à l’Apple Store le matin même. Devant son ordinateur, il est sur l’interface de gestion du site internet, appelée le backoffice. En s’adressant à moi, légèrement souriant : « C’est le pire reportage que j’aie fait… ». (…) Il commence à regarder les photos, une par une : « Ça, c’est l’étape de l’editing, il faut en sortir une douzaine – quinzaine qui soient représentatives. En général c’est assez compliqué ». (…) Il observe deux images où une femme apparaît avec deux poses différentes : « J’hésite entre ces deux images. Celle-là a un cadrage plus original, mais celle-ci est plus claire. Je garde les deux pour le moment » [après l’editing, je verrai que c’est la deuxième qu’il a gardée]. (…) En regardant une photo : « Ça c’est l’image que tout le monde attend, la fille contente avec son iPad… ça va être une bonne photo pour la Home ». Puis (sérieux) : « Adrien [le directeur de la rédaction] veut des images très claires pour la première, pour que les gens rentrent dans le diaporama et enchaînent des clics. C’est un peu frustrant, parce que parfois tu as une belle image, à côté tu as une image banale, et Adrien m’appelle pour dire : “Il faut celle-ci” ». (…) En attendant que les photos soient chargées sur le site, il se rend sur une autre page du back-office et change le diaporama s’affichant en Home, en remplaçant une galerie photo sur les salariés d’Arcelor Mittal en grève par un diaporama sur le salon des robots domestiques. En s’adressant à moi : « Vers 11 h il faut changer la galerie en Une… apparemment ils ont vu que les gens qui étaient là à 8 h du soir reviennent à 11 h du matin, donc c’est bien de varier » (…). Je lui demande qui a choisi le sujet de ce reportage : « Adrien, il est fan de tout ce qui est Apple. Il m’a appelé ce matin alors que j’étais encore dans le métro pour me dire : “Tu vas directement à l’Apple Store”. Pour la sortie de l’iPhone 4, c’était tout de suite après la mort de Steve Jobs, j’y étais allé avec mon iPhone pour envoyer directement les photos sur le site ! Pour te dire l’importance nationale… » [Il sourit, ironique].

19Il est intéressant de remarquer que, dans le cas des évaluations mises en place par le rédacteur-iconographe, les retours chiffrés de l’audience sont à la fois absents et présents. Rémy ne peut pas y accéder directement, mais ses évaluations font tout de même transparaître l’importance qui leur est attribuée dans les choix éditoriaux qu’il effectue. Cette séquence est représentative de la relative réduction de l’autonomie que nous avons pu observer dans cette rédaction. Les marges de manœuvre des acteurs ne disparaissent pas complètement : on le remarque à travers les doutes, les hésitations et les critiques qu’ils émettent à plusieurs moments. Cependant, leur réflexivité ne peut pas s’exercer jusqu’au bout. Les finalités de leur action semblent davantage formalisées en amont. La pluralité des objectifs et des destinataires possibles sont en partie soustraits à l’incertitude et à l’arbitrage collectif, ce qui conduit à une érosion partielle de l’« épaisseur politique » du travail (Dujarier, 2017), et à une moindre prise des professionnels sur la définition de leur « mandat ». Cela entraîne une simplification des évaluations, que les salariés perçoivent comme étant dévalorisante et sont amenés, parfois, à critiquer.

20Il faut ici ouvrir une parenthèse : l’importance attribuée aux résultats comptabilisés par les outils de mesure des audiences est en partie liée, dans le cas de la rédaction web observée, au modèle économique de la gratuité pour le lecteur, qui implique une plus grande dépendance de l’activité aux revenus publicitaires. Les chiffres jouent donc, dans ce contexte, plusieurs rôles. Premièrement, ils sont un moyen de rendre compte auprès des annonceurs des audiences du site (ce qui permet aux régies publicitaires de négocier des prix plus avantageux pour la vente des espaces publicitaires). En deuxième lieu, ils fournissent aux rédacteurs en chef et au directeur de la rédaction le moyen d’identifier et de formaliser les contenus susceptibles d’attirer les internautes et de générer du « clic ». Pour finir, ils jouent un rôle important dans la légitimation des formules et des procédures d’évaluation ainsi conçues auprès des salariés, comme on le constate lorsque Rémy reprend à son compte l’explication qui lui a été fournie par le directeur quant à l’importance de remplacer le diaporama en Home.

21Mais, si le modèle économique sur lequel repose la rédaction web demande aux acteurs d’attribuer beaucoup d’importance au fait d’attirer l’attention du public, il ne peut expliquer à lui seul la réduction de l’autonomie dont disposent les journalistes. Même dans les cas où les acteurs attribuent une grande importance aux jugements du public, en effet, la question reste de savoir qui, dans un contexte donné, se fait le porte-parole du public à l’intérieur de la rédaction et sur quelles bases il construit sa légitimité. Dans cette rédaction, la centralisation des données chiffrées par la hiérarchie permet au directeur de développer une forme d’expertise sur les comportements de l’« internaute type ». La figure de l’internaute type vient donc constituer en quelque sorte une « boîte noire » (Latour, 1989), que les journalistes pris individuellement n’ont pas forcément les moyens de rouvrir ou de contester. L’interprétation centralisée des données chiffrées, qui découle directement du modèle organisationnel, diminue ainsi la possibilité pour les salariés de questionner et de redéfinir leur mandat.

22Ainsi, le modèle organisationnel propre à cette rédaction nous paraît central pour comprendre pourquoi les chiffres semblent être le support d’une dynamique de diminution de l’autonomie professionnelle. Contrairement à ce que nous avons observé à l’agence, les acteurs ne sont pas insérés dans des segments stables, à l’intérieur desquels aurait lieu une confrontation collégiale. L’organisation de l’activité, basée sur la polyvalence, tend à individualiser le travail. C’est cette organisation du travail plus lâche et plus individualisée qui confronte les salariés à un rapport dual au directeur, en limitant leur prise sur la définition du sens et des finalités de leur activité. Ainsi, les professionnels ne peuvent pas s’appuyer sur les interactions avec les confrères et consœurs pour définir de manière autonome leur « mandat ». À la conception de ce qu’il convient de faire, élaborée par la hiérarchie (qui passe par des injonctions explicites sur les formats et les contenus à privilégier) les professionnels peuvent donc moins facilement opposer une vision alternative de l’activité, qui leur permettrait de trouver l’espace d’une réelle autonomie.

23Bien entendu, les acteurs doivent toujours faire preuve d’un certain « professionnalisme ». Ils arbitrent en effet entre un certain nombre de choix, prennent en charge une pluralité de tâches, changent ponctuellement de poste de travail, gèrent la multiactivité, font preuve de plusieurs compétences, etc. Cependant, tout en reconnaissant que ces journalistes web conservent des marges de manœuvre et des compétences spécifiques, on peut affirmer qu’ils jouissent d’une moindre autonomie professionnelle par rapport à leurs collègues agenciers. Si nous considérons l’autonomie professionnelle comme la capacité d’un groupe ou d’un segment à s’autoréguler, nous constatons en effet que, en travaillant de manière plus isolée, leur capacité à définir les critères du « bon » travail et du « bon » service rendu s’affaiblit, au profit d’un renforcement du contrôle hiérarchique.

24On pourrait alors, en suivant Julia Evetts, parler d’une transformation du professionnalisme, et plus précisément du passage d’un professionnalisme « occupationnel » à un professionnalisme « organisationnel ». La première forme de professionnalisme se reconnaît dans la capacité d’un groupe ou d’un segment professionnel à s’autoréguler par la confrontation et par le contrôle collégial. La deuxième se retrouve, quant à elle, dans la capacité d’adaptation, la souplesse et les savoir-faire qui permettent aux acteurs de répondre aux injonctions en provenance de la hiérarchie et, plus globalement, de l’organisation (Evetts, 2003 ; Evetts, 2010).

Conclusion

25Deux modes de gouvernance de l’entreprise de presse se dessinent ainsi à partir de nos observations. D’un côté, un dispositif de travail fonctionnant sur la base d’une confrontation collégiale (Freidson, 2001), à l’intérieur duquel la mise en discussion des critères de qualité et leur articulation complexe avec les retours chiffrés sont prises en charge par des segments professionnels qui conservent un certain contrôle sur la définition de l’activité et sur ses finalités. De l’autre côté, un dispositif de travail où la prise en charge de la définition du « bon » produit est effectuée par un groupe restreint d’acteurs, et où les chiffres jouent un rôle important dans la naturalisation de la qualité des biens et dans la légitimation de procédures d’évaluation standardisées auprès des salariés. Alors que des organisations fondées sur la collégialité et sur la confrontation encouragent les acteurs à mobiliser les chiffres en faisant preuve d’une certaine prudence, un contexte de renforcement du pouvoir hiérarchique et d’individualisation du travail tend à en faire des outils de standardisation de l’évaluation et d’encadrement managérial.

26Si les chiffres semblent entraîner, dans ce deuxième cas, des effets importants sur les évaluations des professionnels, les dynamiques à l’œuvre dépassent largement la simple introduction d’outils techniques permettant la quantification, et concernent surtout la reconfiguration de l’organisation des pratiques et la division du travail au sein des entreprises de presse. L’approche ethnographique, attentive aux dynamiques de l’évaluation et aux interactions, permet ainsi de réfuter l’idée selon laquelle les outils chiffrés auraient des effets mécaniques ou univoques sur les pratiques professionnelles. En même temps, elle permet de porter une attention accrue aux caractéristiques des dispositifs de travail, en montrant qu’une analyse de l’organisation s’avère fondamentale pour comprendre de quelle manière les chiffres affectent concrètement l’évaluation journalistique.

Bibliographie

Références bibliographiques

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  • Gans H.-J. (1979), Deciding What’s News. A Study of cbs Evening News, nbc Nightly News, Newsweek and Time, New York (N. Y.), Pantheon Books.
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  • Le Floch P. et Sonnac N. (1999), L’Économie de la presse, Paris, La Découverte.
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  • Schlesinger Ph. (1978), Putting « Reality » Together : bbc News, Londres, Constable & Co.

Notes

  • [1]
    En prêtant une attention particulière à l’organisation du travail, nous suivons le conseil de C. Lemieux, pour lequel « l’attention analytique, s’il s’agit de comprendre l’autonomie dont un individu dispose au travail, ne doit pas porter d’abord sur cet individu en tant que tel, ni non plus sur les croyances partagées au sein de son entreprise, mais sur l’organisation des pratiques au sein du collectif de travail dont il fait partie » (Lemieux 2010, p. 39).
  • [2]
    Les médias français et internationaux sont les principaux clients de l’agence.
  • [3]
    Les éditeurs du service photo de l’agence ainsi que les rédacteurs-iconographes de la rédaction web observés ont un statut de journalistes. Ce dernier n’est pas déterminé par la possession d’une carte de presse, mais par le simple fait d’avoir « pour activité principale, régulière et rétribuée, l’exercice de sa profession dans une ou plusieurs entreprises de presse, publications quotidiennes et périodiques ou agences de presse et [d’en tirer] le principal de ses ressources », tel que le précise l’article L7111-3 du Code du travail.
  • [4]
    Ces données sont dites user-centric, car elles se basent sur le suivi d’un panel d’internautes (Jouet 2003).
  • [5]
    Les chiffres dits site-centric se basent quant à eux sur les données enregistrées par le serveur du site internet (Jouet 2003).
  • [6]
    La Front Page Editor est une figure typique de la presse en ligne, dont le rôle est de « concevoir, animer, faire vivre la “page d’accueil” » (Charon et Le Floch 2011, p. 55).
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