Notes
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[1]
metices – Institut de sociologie – Université libre de Bruxelles.
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[2]
On y trouve cette mention au sujet de l’éditeur : « Herausgeber : Volkswagenwerk GmbH., Berlin ». il s’agit donc bien d’une publication d’entreprise, au sens statutaire du terme (« GmbH » signifie société à responsabilité limitée).
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[3]
L’auteur de la plaquette est Eberhard Moes, rédacteur en chef du journal nazi Der Deustche Sender consacré au monde radiophonique, auteur de plusieurs romans militaro-nationalistes et de brochures de propagande pour l’organisme Kraft Durch Freude.
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[4]
L’inauguration de l’usine est l’occasion de mentionner la cinquième année d’exercice du pouvoir par Hitler ; la brochure montre aussi le modèle réduit d’une vw offerte par Porsche à Hitler à l’occasion de son anniversaire… Autant d’expressions de l’influence du « temps qui court » sur la production d’énoncés par l’entreprise.
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[5]
Volkswagen ag, Automuseum Wolfsburg, Wolfsburg, Volkswagen, 1985.
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[6]
Le procédé sera également utilisé pour ses successeurs, Schmücker et Hahn, les Chronik publiées sous leur direction ne présentant pas de portraits de leurs prédécesseurs (sauf les mythiques Porsche et Nordhoff).
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[7]
Aucun des directeurs de vw ne pouvait se vanter de s’être opposé au régime hitlérien : Kurt Lotz fut major à la Luftwaffe en charge de l’évaluation des besoins (il confessa d’ailleurs que ce fut là sa première expérience en matière de gestion industrielle à grande échelle) ; Rudolf Leiding fut officier parmi les Pionieren et les troupes motorisées ; Toni Schmücker servit la Wehrmacht comme sous-lieutenant et adjudant de brigade… Seuls Nordhoff et Porsche n’avaient pas servi dans l’armée, même s’ils l’avaient bien servie : Porsche (membre de la Allgemeine-SS depuis 1937) en développant différents véhicules (Kübelwagen, voitures amphibies, chars d’assaut, etc.), et Nordhoff en exerçant la responsabilité, à partir de 1942, de la production des camions les plus célèbres de la Wehrmacht, les « Opel-Blitz », à l’usine Opel de Brandenburg. tous deux exploitèrent de la main-d’œuvre forcée durant ces années pour assurer les volumes de production prescrits par le régime.
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[8]
La place nous manque ici pour une démonstration détaillée, mais la composition de Das Buch peut être expliquée par l’influence non seulement de l’expérience de Carl Hahn en matière publicitaire (lorsqu’il dirigeait la branche américaine de vw, il lança une des plus célèbres campagnes publicitaires du xxe siècle, avec ces affiches, conçues par l’agence Doyle, Dane & Bernbach, à la fois humoristiques et sérieuses vantant les mérites de cette Coccinelle considérée par beaucoup comme indigne du marché américain), mais aussi par la diffusion de modèles productifs en provenance du Japon, plaçant les opérateurs ordinaires au centre de l’action managériale. On peut d’ailleurs lire dans l’ouvrage un entretien avec un professeur coréen enseignant l’économie japonaise et est-asiatique à l’université de Berlin.
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[9]
Rüstungsproduktion und Zwangsarbeit im Volkswagenwerk 1939-1945, suivi en 1988 par Das Leben der Zwangsarbeiter im Volkswagenwerk 1939-1945, tous deux chez l’éditeur Campus de Francfort.
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[10]
Dès 1986, des initiatives inédites se développent chez vw : des séjours d’apprentis de Wolfsburg au Centre International d’Échange pour la Jeunesse à Auschwitz, des visites commémoratives par des anciens travailleurs forcés (la première en 1988), ou encore l’inauguration d’une stèle du souvenir en 1991 et l’organisation, à partir de cette date, de projets humanitaires en faveur de la paix. Le principe d’un dédommagement individuel des travailleurs forcés ne sera cependant accepté qu’en 1998, trop tardivement selon certaines critiques.
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[11]
Pour un aperçu : www.volkswagenag.com/content/vwcorp/content/en/the_group/history.html.
1L’histoire de la société Volkswagen (Volkswagenwerk GmbH, ci-après vw) est celle d’une entreprise devenue colosse – un géant dont les pieds sont moins d’argile qu’ils ne baignent dans la boue. En effet, vw fut fondée en 1938 pour répondre à la volonté d’Adolf Hitler de produire dans le Reich une voiture accessible au peuple allemand. La question qui, depuis ce moment, se pose perpétuellement aux dirigeants de vw est la suivante (Duhamelle, 2006 : 138) : « Comment disposer dignement d’un capital dont les fondements ont été posés par un des rouages centraux du système nazi et par le travail forcé de prisonniers et de détenus ? » Il y a deux manières de traiter ce problème : garder le silence sur son passé, ou au contraire produire des récits de son histoire, ou « récits de maisonnée » (d’Almeida, 2012), qui permettent à vw de traiter le problème du couplage entre politique et industrie au temps du nazisme, union historiquement singulière dont l’entreprise est indéniablement née.
2Notre objectif est d’analyser comment ont été construits ces récits d’origine et quelles formes ils revêtent selon les époques. Nous montrerons que peuvent être identifiées deux manières d’opérer le traitement du passé chez vw (entretenir le flou et faire la lumière) et que les compositions éditoriales dans lesquelles s’incarnent ces récits (livres, brochures, musées, etc.) sont déterminées par l’état des relations qui caractérisent l’entreprise à un moment donné, état qui peut être caractérisé par quatre éléments (les deux premiers étant internes à l’entreprise, les deux autres étant relatifs à son environnement externe) :
- La situation de l’entreprise au moment où le récit est produit : son statut, ses dirigeants, son état conjoncturel ;
- L’état de ses investissements historiographiques antérieurs (quels sont les récits de maisonnée déjà produits à un certain moment) ;
- La nature des interpellations extérieures qui lui sont adressées au sujet de son passé ;
- La chronicité de certaines échéances et des attentes qui y sont liées (qui n’est pas déterminée par l’entreprise mais par le déroulement calendaire – et donc public – du temps, comme c’est le cas pour la date anniversaire de la fondation de l’entreprise, par exemple).
3Le Tableau 1, ci-dessous, précise les dates de parution de récits de maisonnée chez vw, en regard des étapes importantes dans l’évolution de son statut et de ses figures dirigeantes. Nous focaliserons notre attention sur les manières dont y est traitée la période allant des origines de vw à 1949, année de sa « normalisation » (vw retrouve son statut d’entreprise commerciale, dissous en 1945 par les Alliés).
Une chronologie de vw et de ses récits de maisonnée
Une chronologie de vw et de ses récits de maisonnée
1939 : l’origine, et son récit originel
4Datant de 1939, la brochure Dein KdF-Wagen (« Votre Auto-KdF ») est la première publication officielle de vw proposant un récit de son histoire [2]. De format A4, elle comporte 32 pages, dont quatre sont consacrées à l’histoire de la « voiture du peuple » et de l’entreprise qui lui a donné le jour, les autres parties portant sur des aspects techniques du produit et sur les modalités de son acquisition (le fameux système d’épargne par achat de timbres). Elle s’ouvre sur un récit de fondation : une photo en demi-page de Hitler à bord d’une vw cabriolet avec ce titre : « L’Auto-KdF – l’accomplissement de la volonté du Führer ». Est ici mise en scène sa vision comme origine et moteur de cet accomplissement, par le truchement d’une succession de dates (1934, 1935, 1936, 1937 et 1938) où le projet hitlérien s’est donné à voir et à s’incarner à travers ses discours. L’avenir est lui aussi annoncé : « début de la production en automne 1939, livraisons à partir de 1940 ». On trouve aussi des petites photos de Ferdinand Porsche et de son fils Ferry, présentés comme « le brillant Ingénieur Porsche et son groupe », mais ceux-ci apparaissent avant tout comme les exécutants d’un projet voulu par Hitler et développé par les institutions de son « mouvement ».
5On peut aisément comprendre les raisons de cette composition. D’une part, vw est simultanément l’organe de développement d’un produit industriel et de promotion du pouvoir politique dont elle est l’émanation. Ici, le couplage entre industrie et politique est opéré par la subordination explicite de la première à la seconde : il s’agit bien de mettre en lumière cette union. En outre, l’histoire de vw n’a encore été écrite que par le régime lui-même, qui recourt pour ce faire à ses techniques éprouvées de communication [3]. Quant aux interpellations dont vw pouvait faire l’objet à l’époque, elles portaient avant tout sur la faisabilité technique et économique de son projet et, plus largement, sur la capacité du régime à tenir ses promesses. La brochure répond à ces questions, non seulement en présentant le produit mais également, on l’a vu, en racontant son histoire – histoire présentée comme déterminée par les échéances du calendrier établi par Hitler et par le cours du temps lui-même [4]. Enfin, notons que cette brochure (tirée à 500 000 exemplaires) s’adresse tout autant au personnel de l’entreprise qu’à l’ensemble de la population allemande – ces deux entités étant explicitement confondues, comme le proclame Hitler : « L’usine doit naître de la force du peuple allemand entier et elle doit servir la joie du peuple allemand » (p. 2).
1974 : la première chronique officielle de l’après-guerre… et de l’après-Coccinelle
6Après avoir été maintenue en activité par les troupes britanniques arrivées en 1945, qui en avaient confié la direction opérationnelle à Heinrich Nordhoff en 1948, vw redevient une SARL (GmbH) le 6 septembre 1949, transférant son siège social de Berlin à Wolfsburg. Dix ans plus tard, en 1959, vw ouvre un département nommé Werkschronik, en charge des archives et des recherches historiques, « avec la responsabilité supplémentaire de rassembler les véhicules anciens qui seraient plus tard rendus visibles au public, pour documenter les accomplissements et les innovations de l’entreprise [5] ». Ce souci archivistique apparaît deux ans avant un important changement de statut : en 1961, vw devient en effet une société à actions (Aktiengeselschaft ou ag) – comme si elle souhaitait s’assurer des moyens d’archiver et de conter sa propre histoire dans un futur aux contours nouveaux pour elle.
7Néanmoins, à notre connaissance, aucune histoire officielle de l’entreprise ne fera l’objet d’une publication avant 1974, année où vw édite un livret intitulé Jahresringe, ce qui signifie « cernes », ces couches concentriques visibles sur la couche transversale d’un tronc d’arbre et qui permettent d’en déterminer l’âge.
8Jahresringe présente une série de faits relatifs à l’entreprise, chaque année occupant une double page, composée de textes brefs et de deux illustrations maximum. Le style d’écriture n’a plus rien en commun avec le document précédent : on n’y trouve ni effets littéraires, ni citations de paroles d’acteurs. Le propos est purement factuel, énonçant dates, noms, lieux et chiffres, sans trace de jugement. Le seul personnage à qui la parole est donnée est Porsche, qui « signe » la préface à travers un extrait de son « Exposé » sur les caractéristiques d’une voiture populaire, daté de janvier 1934. Jahresringe sort en janvier 1974, exactement 40 ans plus tard. La brochure mentionne d’ailleurs l’approbation des plans de Porsche par Hitler, qui annoncera le développement d’une « Volkswagen » au salon de Berlin le 8 mars 1934. Le récit, ici, inverse les causalités dans la présentation de l’enchaînement des faits : si, dans la brochure de 1939, la volonté d’Hitler qui s’énonce en 1934 est présentée comme ce qui donnera lieu à des « plans » de Porsche en 1935, dans la brochure de 1974 par contre c’est Porsche, nourrissant l’idée d’une voiture populaire, qui a « pris les contacts » nécessaires pour exposer ses plans et les réaliser, Hitler devenant l’annonceur du projet en mars 1934… Le couplage entre industrie et politique s’opère donc ici sous un nouveau mode : la vision de l’industriel Porsche est chronologiquement première, et le régime politique a été saisi comme opportunité pour la développer, sa pleine réalisation s’opérant précisément grâce à son découplage d’avec le nazisme.
9Mais la brochure ne vise pas seulement à commémorer ce fameux « Exposé ». Pour Rudolf Leiding, arrivé à la tête de vw en octobre 1971, elle est aussi l’occasion de s’inscrire personnellement dans la lignée des grands dirigeants de l’entreprise : son portrait est le troisième (et dernier) présenté dans Jahresringe, après ceux de Porsche et de Nordhoff – celui de Lotz, son prédécesseur, étant étrangement absent [6]. Leiding se met également en scène à côté de la Coccinelle qui, le 17 février 1972, permet à vw de battre le record mondial de production d’un même modèle, détenu jusque-là par la mythique Ford T. Si on ajoute le fait qu’en 1974 Leiding célébrera son soixantième anniversaire, on ne peut manquer de voir derrière la présentation des « cernes » de vw la manœuvre d’un homme qui entend montrer que les décisions qu’il prend s’inscrivent dans la lignée historique de l’entreprise. Et ce même si celles-ci seront synonymes d’inflexions radicales en termes industriels : fin de la production de la Coccinelle à l’usine de Wolfsburg, lancement de la Golf (juin-juillet 1974), ainsi que l’adoption du concept de Baukastensystem permettant l’usage de composants identiques sur plusieurs modèles (Thimm, 1976). La brochure Jahresringe apparaît ainsi comme un subtil outil de communication interne et externe, au service des stratégies managériales du moment (Hamman, 2000).
1978-1984 : des « Chronik » annuelles, aux lignes épurées
10Jahresringe n’a connu qu’une seule édition. Mais entre 1978 et 1984, vw publie à un rythme annuel un livret intitulé Kleine Chronik, substantiellement identique à son prédécesseur – vw rentabilise donc l’investissement opéré précédemment. La brochure est destinée à être distribuée en interne, soit dans les différents départements, soit à certaines catégories du personnel, les Senioren et les personnes en incapacité de travail (comme l’indiquent les feuillets insérés dans les éditions successives). Une différence mineure est cependant instructive : le nom d’Hitler, cité deux fois dans la version de 1974, disparaît ici, seul le nom de Porsche y figure encore. Si les années de guerre sont mentionnées, plus rien ne permet de situer le développement de vw dans le contexte du régime politique nazi, ni textuellement, ni visuellement. Au contraire, on renforce l’image de la normalité industrielle de l’histoire de vw en précisant les chiffres de production, de « commandes » (mais passées par le régime pour des engins militaires, ce qui n’est pas dit explicitement) et d’augmentation du capital (assurée par un État engagé dans une économie de guerre débridée, aspect lui aussi non précisé) – renvoyant le contexte politique vers un espace extérieur à l’entreprise et à sa dynamique propre (voir Tableau 2, p. 32).
Extraits comparés de récits de maisonnée chez vw
Extraits comparés de récits de maisonnée chez vw
11Autre manière d’entretenir le flou : 1978 n’est pas mentionnée comme date anniversaire de la fondation de vw, pourtant bien renseignée à la page consacrée à 1938. Dans les éditions postérieures à 1980, la Chronik évoque les festivités du 40e anniversaire de la fondation de la ville de Wolfsburg, sans signaler celle de l’usine, vw se présentant comme partenaire de l’événement et préférant souligner l’augmentation historique de son capital décidée la même année. Dix ans plus tard, vw célébrera pourtant ses 50 ans par un volumineux ouvrage commémoratif, dans lequel la période nazie sera abordée explicitement.
12Comment comprendre la disparition du nazisme dans ces Chronik ? Une explication plausible consiste à y voir un geste de diplomatie symbolique, prenant sens d’une triple manière. D’une part, 1977 est marquée par des actions violentes à l’égard du patronat, dont le point culminant sera l’assassinat par la Fraction Armée Rouge de H.M. Schleyer, président des fédérations du patronat (bda) et de l’industrie (bdi). Parmi les reproches aux élites industrielles et économiques, figurait notamment leur proximité au régime hitlérien (Schleyer fut officier de la ss). La période est aussi marquée par une chasse au passé national-socialiste de nombreuses personnalités du pays (politiciens, juges, directeurs de presse, etc.), avec son lot de révélations fracassantes et de procès médiatiques (Grosser, 1985). Dans ce contexte tendu, la « disparition » d’Hitler de la chronique officielle de vw devait avoir une vertu préventive, notamment à l’égard des plus jeunes qui auraient pu « découvrir » ces liaisons délicates si elles étaient mentionnées explicitement [7]. C’est aussi en 1978 que se concrétisent pour vw deux « ouvertures » historiques : d’une part, elle livre un lot de 10 000 Golf à la rda, héritière idéologique de la lutte contre le nazisme ; d’autre part, entre en fonction l’usine de Westmoreland en Pennsylvanie, première usine automobile implantée aux États-Unis sans être américaine. On peut imaginer que vw (emmenée par le style diplomatique de son nouveau pdg, Toni Schmücker, nommé en 1975, également membre du directoire du bdi) se soit montrée soucieuse d’éviter toute évocation politiquement gênante tant aux yeux de « terroristes » potentiels qu’à ceux de ses nouveaux partenaires. Ainsi apparaît cette nouvelle phrase, sur les liens anciens et purement industriels entre vw et l’Amérique : « 1937. […] Lors d’un voyage en Amérique, le Dr Porsche passa commande de machines industrielles auprès d’installateurs américains et engagea des spécialistes de production germano-américains pour l’usine Volkswagen » (p. 9). Le rôle de Porsche dans les premières années de vw est également renforcé par la mention, elle aussi absente dans la version de 1974, de l’autorité générale qu’il exerça sur l’usine entre 1938 et 1945 – un détail qui contribue à normaliser l’image de vw au cours de ces années noires, rendant sa direction à une personnalité civile (dans le double sens du terme : n’appartenant pas à l’armée, ni donc censément au régime, et ayant une tenue civilisée, donc incomparable aux infréquentables Nazis). D’autant plus que, toujours en 1978, cesse définitivement la production de la Coccinelle en Europe – troisième élément qui dédouane l’entreprise (au moins temporairement, comme le montrera la décennie suivante) de l’obligation de mentionner certains aspects du passé d’un véhicule dont l’histoire a désormais bifurqué.
1985-1993 : les investissements historiographiques de l’ère Hahn
13De l’examen des initiatives historiennes sous l’ère Carl Hahn (qui dirige vw de 1982 à 1993), on peut poser trois constats. Premièrement, vw va dorénavant exploiter la manière de raconter son histoire qui fut mise en forme dans les publications des années 1970, car on en retrouve l’influence dans de nombreuses publications ultérieures ; deuxièmement, à côté de ce très net investissement de forme apparaîtra une version inédite de la préhistoire de l’entreprise, véritable révolution dans ses récits de maisonnée. Enfin et troisièmement, une autre innovation majeure va marquer la période : le recours à une expertise historiographique externe à l’entreprise.
14Si la série des Chronik s’interrompt en 1984, leur formule va être réexploitée dès 1987 avec la publication, durant trois années consécutives, d’une brochure intitulée Eine Idee macht Geschichte (« Une idée qui a fait l’histoire »). De format A4 et avec des photos en couverture cette fois (dont celles de Porsche et de Nordhoff), son contenu est substantiellement similaire, à l’exception de la préface (où c’est dorénavant vw qui parle, et non plus Porsche) et de la présence de titres distinguant des périodes en fonction de leur trait propre. À partir de 1990, vw publie une version encore remaniée de cette chronique, dans un format A5 et un layout modernisé. Les titres des périodes sont abandonnés, tandis que disparaissent de la couverture les deux figures mythiques. La forme de la Chronik se retrouve également dans l’organisation du musée d’entreprise, l’AutoMuseum, inauguré en 1985, et dans son catalogue, dont une grande partie du texte est identique et qui présente une automobile par année. En d’autres termes, elle fonctionne comme un modèle faisant l’objet de nombreux « recyclages », elle constitue une formule maîtrisée par l’entreprise, à laquelle celle-ci va progressivement attacher son image – au point de devenir en elle-même une sorte de produit proprement vw.
15Mais c’est précisément sur fond de la récurrence de cette forme que se détache la particularité de l’ouvrage Das Buch, publié en 1988 à l’occasion du 50e anniversaire de vw. Si la référence à la Chronik y est présente (une double page portant ce titre se trouve à la fin du volume), sa composition est radicalement différente. Non seulement il est volumineux (en termes de format et de pages), mais surtout il met en scène l’histoire de la firme à partir de son présent, et plus particulièrement de ses employés actuels, formant une sorte d’énorme album de famille : des centaines de photos emplissent les pages, la plupart étant des portraits de membres du personnel, toutes catégories confondues, dont les noms sont généralement précisés [8]. Cette logique de personnalisation est poussée à l’extrême, puisque chaque exemplaire du livre comporte sur sa couverture le nom de la personne à qui il est destiné. Mais ce qui nous intéresse plus particulièrement est le fait qu’y est développé un sujet qui fait son apparition à cette époque : le travail forcé chez vw durant la guerre. Jamais il n’en avait été question dans les récits précédents. De même, les protagonistes de l’époque sont désignés par leur nom (Hitler, les Nazis, etc.) et montrés sur des photos, comme jamais auparavant (sauf dans la brochure de 1939).
16Selon nous, ce changement provient de la dynamique des interpellations publiques vis-à-vis de vw. Dès le début des années 1980, des débats animèrent le conseil municipal de Wolfsburg au sujet de l’opportunité de maintenir le nom de Porsche pour une rue et un collège de la ville, de la manière de signaler et aménager le cimetière des anciens travailleurs forcés, de la possibilité de les dédommager, etc. C’est en outre en 1986 et 1988 que paraissent deux livres sur ce sujet signés par K.-J. Siegfried, employé aux archives municipales de Wolfsburg [9]. Le problème soulevé n’est plus, pour la direction, l’évaluation de l’implication individuelle de ses membres dans le Reich hitlérien (les personnes potentiellement concernées ne sont plus en fonction, et l’esprit du temps n’est plus à la chasse aux sorcières), mais bien l’évaluation de la responsabilité sociale de l’entreprise, que cette direction incarne aujourd’hui. Or, c’est précisément en affirmant la continuité et, plus fondamentalement, l’intégrité de cette entité que toute l’histoire officielle de vw a jusqu’ici assuré son découplage par rapport au nazisme. vw ne pouvait alors rester indifférente à une déconstruction historiographique de cette évidence si longtemps affirmée. La stratégie choisie va consister non pas à nier ou réfuter les interpellations venues de l’extérieur, mais bien au contraire à intégrer cette problématique au discours de l’entreprise, d’un côté par des actions internes [10], d’un autre côté par le recours à une expertise externe, autrement dit en se montrant disposée à faire la lumière sur ces réalités encore largement méconnues.
17Ainsi, vw décide en 1986 de confier à Hans Mommsen, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Bochum, la responsabilité d’une étude indépendante sur le sort des travailleurs forcés chez vw sous le IIIe Reich. À cette époque, l’histoire de l’économie nazie est presque exclusivement le fait d’historiens marxistes, ou d’historiens étrangers (c’est le cas du Britannique Richard Overy, qui publie au début des années 1980 plusieurs études abordant le cas vw), ce qui les rend peu légitimes pour entreprendre une histoire officielle de vw, héraut du capitalisme national. Mommsen a quant à lui déjà acquis une certaine notoriété, développant une interprétation « structuraliste » du nazisme, qui insiste sur les effets d’entraînement du système administratif nazi, lesquels ne se réduisent pas aux intentions et injonctions personnelles d’Hitler (Kershaw, 1997). Sa posture garantissait ainsi la réalisation d’une monographie empiriquement fouillée et idéologiquement modérée, a priori peu encline à voir dans le projet vw l’opportunisme du grand capital ou le caprice d’un dictateur fou.
18Cette décision de vw d’externaliser le travail d’écriture de son histoire se marque concrètement dans Das Buch par le fait que la parole est donnée sur ce sujet à des experts extérieurs. Le texte décrivant la période nazie est ainsi repris au livre Smal Wonder de l’américain W.H. Nelson (paru en 1965 !) ; et il est suivi d’un entretien avec Mommsen, dont la mission (d’un coût de 12 millions dm) est encore à ses débuts (les résultats finaux seront publiés seulement en 1996).
Les années 2000 : produire la transparence pour contrôler la pénombre
19Au travers des initiatives qu’elle a prises depuis la seconde moitié des années 1980, on constate que l’enjeu pour la direction de vw n’est pas seulement de renouveler le style de son récit de maisonnée ; il porte aussi sur la maîtrise des connaissances relatives à son passé, et en particulier à sa période nazie. Les suites données à la publication du livre de Mommsen (Das Volkswagenwerk und seine Arbeiter im Dritten Reich, Econ, 1996) en sont la preuve en actes. L’ouvrage reçoit un très large écho, tant dans la presse que dans le monde académique. En interne, il va provoquer la colère du successeur de Hahn, Ferdinand Piëch, petit-fils de Ferdinand Porsche, devenu pdg en 1993, qui n’accepte pas la version présentée par le livre au sujet de l’implication de ce dernier dans le fonctionnement de vw à cette époque. Mais une des suggestions de Mommsen sera néanmoins suivie : vw crée un nouveau département (Historische Kommunikation/Corporate History Department) et lui alloue d’importants moyens financiers et humains. Des historiens professionnels sont recrutés (dont, en 1998, Manfred Grieger, le collaborateur de Mommsen) et leurs travaux vont prendre la forme de publications de facture académique, aux pages aérées et aux couvertures dominées par un blanc éclatant [11]. À ce jour, pas moins de 16 monographies ont été publiées, éclairant chacune des aspects particuliers de l’histoire de vw. L’une d’entre elles, sortie en 2005, s’intitule Volkswagen Chronik ; on y retrouve la formule éditoriale développée dans les années 1970, mise au goût du jour d’un point de vue graphique. Outre le fait qu’elle reflète la structure actuelle du conglomérat vw (avec des sections consacrées à chaque marque du groupe) et qu’elle intègre, pour la période qui nous intéresse, des informations absentes des versions antérieures (notamment sur le travail forcé), la manière dont elle assure le couplage entre industrie et politique reste inchangée. Celui-ci se voit même réaffirmé : le projet d’une voiture pour tous prend ses racines bien avant le nazisme (une illustration propose un extrait d’un magazine allemand datant de 1904 évoquant cette idée), et ne se réalisera véritablement qu’après la chute du nazisme, et précisément parce que le projet industriel a pu se libérer de son sombre joug : « La fin tant attendue de la dictature nazie signifia le départ d’une nouvelle ère pour Volkswagen. » Le mariage était décidément contre-nature : voilà ce que raconte, à nouveau, l’histoire officielle – désormais experte et prolifique – de l’entreprise.
Des récits d’origine : qui et pourquoi ?
20Nous voudrions conclure en reprenant deux questions qui, en filigrane, traversent notre enquête. Qui se trouve derrière ces récits et leur production ? Les réponses peuvent se décliner à plusieurs niveaux. On pourrait d’abord chercher à débusquer personnes, circonstances et épreuves au travers desquelles ces documents ont pris leur forme définitive, c’est-à-dire à rendre visible tout ce qui, précisément, y est rendu invisible. C’est une voie que nous n’avons pas explorée, faute de moyens et de temps. Mais en se limitant au niveau du contenu de ces publications, deux constats peuvent néanmoins être posés au sujet du « qui ».
21Le premier est que certaines publications sont attribuées nominativement à des auteurs, contrairement à d’autres qui sont renvoyées à l’entreprise dans son ensemble ou à un de ses organes (cf. Tableau 3). On observe alors que sont signés les ouvrages à caractère unique, tandis que les publications sous forme de chroniques (la plupart ayant connu plusieurs éditions successives) sont anonymes, comme si l’entreprise parlait de sa propre voix, sans porte-parole.
Les récits d’origine et leurs auteurs
Les récits d’origine et leurs auteurs
22Le second constat est que toutes ces publications sont l’œuvre de l’entreprise elle-même : même lorsque des auteurs sont cités, ils sont toujours membres de vw. Par conséquent, on peut dire que, chez vw, il n’y a d’histoire autorisée que racontée par elle-même. Le cas de la monographie de Mommsen est significatif à cet égard : bien que commandée par vw, sa publication a fait l’objet d’une réception mitigée chez vw, le livre ne bénéficiant d’aucune signature d’officiels vw, tandis que Mommsen mentionne dans son avant-propos l’évolution des sensibilités à l’égard de son étude. L’ouvrage ne sera jamais cité dans les chroniques ultérieures de vw (et très rarement dans les Notate). Bref, si nous n’avons pu retracer les décisions éditoriales concrètes derrière chaque document, il apparaît néanmoins clairement que le récit de maisonnée est toujours placé sous le contrôle de la direction de l’entreprise – sauf à ne plus être, précisément, reconnu comme tel.
23Enfin, pourquoi raconter son histoire ? Ce qui est en jeu dans les usages du passé, ce sont toujours les images du présent : énoncer son histoire consiste pour l’entreprise à se montrer sous un certain jour aux yeux de ses travailleurs et des observateurs d’aujourd’hui. Des publications telles que celles étudiées ici alimentent le commerce de la confiance et de l’allégeance à l’intérieur de l’entreprise (dans la majorité des cas, elles sont offertes par les instances dirigeantes aux membres du personnel), mais font également circuler son histoire vers l’extérieur. À travers le récit de maisonnée, l’entreprise parle d’elle-même en tant qu’entité qui dépasserait fonctionnellement et historiquement les individus qui la composent ; elle aurait donc sa propre vie (et sa propre parole). À côté de marchandises ou de services, vw produit également la fiction de sa propre constance : ses récits « sont un artefact visant à retrouver et à construire un continuum dans la nécessaire discontinuité. L’entreprendre comme action sur le présent, comme création permanente et comme initiative toujours surprenante est fondamentalement en tension avec l’activité narrative qui reconstruit la continuité des choix et l’inscrit dans la durée » (d’Almeida, 2012 : 31).
24Pour une société comme vw, l’enjeu est sans doute d’autant plus grand qu’elle incarne le destin d’une nation tout entière, prolongeant dans un écho ambigu la prophétie hitlérienne à propos de cette entreprise ambitieuse…
Bibliographie
Références bibliographiques
- Bellanger J.-L. (2004), « Wolfsburg, la ville de Volkswagen », Le Patriote résistant, 781, p. 8-9.
- D’Almeida N. (2012) [2001], Les Promesses de la communication, Paris, puf.
- Duhamelle C. (2006), « La fondation Volkswagen », Bulletin d’information de la mission historique française en Allemagne, 42, p. 137-143.
- Grosser A. (1985), L’Allemagne en Occident, Paris, Fayard.
- Hamman P. (2000), « La construction d’une histoire officielle d’entreprise », Genèses, 40, p. 53-80.
- Kershaw I. (1997), Qu’est-ce que le nazisme ? Problèmes et perspectives d’interprétation, Paris, Gallimard.
- Reich S. (1990), The Fruits of Fascism. Postwar Prosperity in Historical Perspective, Ithaca (N. Y.), Cornell University Press.
- Thimm A.L. (1976), « Decision-Making at Volkswagen 1972-1973 », Columbia Journal of World Business, Spring, p. 94-103.
- Tolliday S. (1995), « Enterprise and State in the West German Wirtschaftswunder : Volkswagen and the Automobile Industry, 1939-1962 », Business History Review, 69, p. 273-350.
Mots-clés éditeurs : lexique iconographique, Volkswagen, pouvoir, nazisme, récit de maisonnée
Mise en ligne 04/11/2014
https://doi.org/10.3917/sopr.029.0025Notes
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metices – Institut de sociologie – Université libre de Bruxelles.
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On y trouve cette mention au sujet de l’éditeur : « Herausgeber : Volkswagenwerk GmbH., Berlin ». il s’agit donc bien d’une publication d’entreprise, au sens statutaire du terme (« GmbH » signifie société à responsabilité limitée).
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[3]
L’auteur de la plaquette est Eberhard Moes, rédacteur en chef du journal nazi Der Deustche Sender consacré au monde radiophonique, auteur de plusieurs romans militaro-nationalistes et de brochures de propagande pour l’organisme Kraft Durch Freude.
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[4]
L’inauguration de l’usine est l’occasion de mentionner la cinquième année d’exercice du pouvoir par Hitler ; la brochure montre aussi le modèle réduit d’une vw offerte par Porsche à Hitler à l’occasion de son anniversaire… Autant d’expressions de l’influence du « temps qui court » sur la production d’énoncés par l’entreprise.
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[5]
Volkswagen ag, Automuseum Wolfsburg, Wolfsburg, Volkswagen, 1985.
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[6]
Le procédé sera également utilisé pour ses successeurs, Schmücker et Hahn, les Chronik publiées sous leur direction ne présentant pas de portraits de leurs prédécesseurs (sauf les mythiques Porsche et Nordhoff).
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Aucun des directeurs de vw ne pouvait se vanter de s’être opposé au régime hitlérien : Kurt Lotz fut major à la Luftwaffe en charge de l’évaluation des besoins (il confessa d’ailleurs que ce fut là sa première expérience en matière de gestion industrielle à grande échelle) ; Rudolf Leiding fut officier parmi les Pionieren et les troupes motorisées ; Toni Schmücker servit la Wehrmacht comme sous-lieutenant et adjudant de brigade… Seuls Nordhoff et Porsche n’avaient pas servi dans l’armée, même s’ils l’avaient bien servie : Porsche (membre de la Allgemeine-SS depuis 1937) en développant différents véhicules (Kübelwagen, voitures amphibies, chars d’assaut, etc.), et Nordhoff en exerçant la responsabilité, à partir de 1942, de la production des camions les plus célèbres de la Wehrmacht, les « Opel-Blitz », à l’usine Opel de Brandenburg. tous deux exploitèrent de la main-d’œuvre forcée durant ces années pour assurer les volumes de production prescrits par le régime.
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[8]
La place nous manque ici pour une démonstration détaillée, mais la composition de Das Buch peut être expliquée par l’influence non seulement de l’expérience de Carl Hahn en matière publicitaire (lorsqu’il dirigeait la branche américaine de vw, il lança une des plus célèbres campagnes publicitaires du xxe siècle, avec ces affiches, conçues par l’agence Doyle, Dane & Bernbach, à la fois humoristiques et sérieuses vantant les mérites de cette Coccinelle considérée par beaucoup comme indigne du marché américain), mais aussi par la diffusion de modèles productifs en provenance du Japon, plaçant les opérateurs ordinaires au centre de l’action managériale. On peut d’ailleurs lire dans l’ouvrage un entretien avec un professeur coréen enseignant l’économie japonaise et est-asiatique à l’université de Berlin.
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Rüstungsproduktion und Zwangsarbeit im Volkswagenwerk 1939-1945, suivi en 1988 par Das Leben der Zwangsarbeiter im Volkswagenwerk 1939-1945, tous deux chez l’éditeur Campus de Francfort.
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Dès 1986, des initiatives inédites se développent chez vw : des séjours d’apprentis de Wolfsburg au Centre International d’Échange pour la Jeunesse à Auschwitz, des visites commémoratives par des anciens travailleurs forcés (la première en 1988), ou encore l’inauguration d’une stèle du souvenir en 1991 et l’organisation, à partir de cette date, de projets humanitaires en faveur de la paix. Le principe d’un dédommagement individuel des travailleurs forcés ne sera cependant accepté qu’en 1998, trop tardivement selon certaines critiques.
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Pour un aperçu : www.volkswagenag.com/content/vwcorp/content/en/the_group/history.html.