Couverture de SOPR_025

Article de revue

La division du travail de contrôle des élèves au collège

Pages 61 à 72

Notes

  • [1]
    Docteur en sociologie, professeur de sciences économiques et sociales.
  • [2]
    Inversement, il ne peut sans doute y avoir d’ordre scolaire en classe si aucun processus d’apprentissage n’est mis en œuvre.
  • [3]
    Dans ce texte, nous appelons « surveillants » les agents désignés comme tels dans les pratiques ordinaires du collège, quel que soit leur statut administratif : surveillant d’externat, assistant d’éducation, emploi aidé.
  • [4]
    L’analyse de la place de l’infirmière dans le « système d’autorité » du collège s’applique a fortiori au médecin et à l’assistante sociale ainsi d’ailleurs qu’à la conseillère d’orientation dans la mesure où ces personnels, sauf exception, ne reçoivent les élèves que sur rendez-vous.
  • [5]
    Le jargon scolaire désigne par ce terme les déplacements massifs d’élèves entre la cour de récréation et les étages et couloirs des bâtiments en début de demi-journée et à la fin des récréations.
  • [6]
    Une modification équivalente de l’organisation des mouvements a récemment été décidée au collège Van Gogh. Dans cet établissement également, l’insuffisance des effectifs de surveillants a conduit la vie scolaire à souhaiter et à obtenir une participation des enseignants au contrôle des élèves pendant les mouvements.

1L’expression « contrôle des élèves » désigne l’encadrement et la régulation du comportement ordinaire des élèves ainsi que le traitement des comportements déviants et/ou perturbateurs : absentéisme, désordres, « incidents » (Barrère, 2002), dégradations de matériel...

2Ainsi entendu, le contrôle des élèves constitue un enjeu essentiel du fonctionnement des collèges, comme de tout établissement scolaire. Il est une condition des apprentissages [2]. Il doit assurer la sécurité des élèves et des agents et plus largement permettre à chacun de mener dans l’établissement les activités prévues par sa fonction ou son rôle. Enfin, le contrôle des élèves exprime la puissance (au sens wébérien) que toute institution entend exercer sur ses usagers afin d’être en mesure de conserver la maîtrise de son fonctionnement et de remplir son « mandat généralisé » (Strauss, 1992).

3Cette activité de contrôle des élèves repose sur une division du travail qu’il s’agit ici d’examiner. La question de la division du travail de contrôle des élèves renvoie bien sûr en partie à celle de la prise en charge du « sale boulot » de la discipline (Payet, 1997). Toutefois le « sale boulot » concerne surtout les comportements jugés déviants et/ou perturbateurs et met principalement en jeu l’identité professionnelle des cpe et des enseignants. Tout en revenant ponctuellement sur cette question, nous voudrions quant à nous élargir le propos : d’une part en nous intéressant à la répartition des tâches de régulation du comportement ordinaire des élèves, en classe et hors la classe ; d’autre part en faisant intervenir dans l’analyse d’autres catégories d’agents, centrales (chefs d’établissement) ou peu étudiées (surveillants [3], enseignants-documentalistes, infirmières).

4Les analyses proposées reprennent certains résultats d’une thèse consacrée au contrôle des élèves au collège, brièvement présentée dans l’encadré méthodologique qui suit.

La recherche s’est appuyée sur un travail de terrain mené durant trois années scolaires dans trois établissements d’un même bassin d’éducation de l’académie de Versailles. Dans ces trois collèges, nous avons combiné observations formelles et flottantes (en classe et hors la classe), conversations informelles, entretiens (une trentaine d’entretiens de 30 à 45 minutes, avec des personnels enseignants et non enseignants). Nous avons poursuivi depuis, en tant que professeur, une forme d’observation directe, en particulier au collège d’une cité scolaire parisienne où nous travaillons actuellement (collège et lycée Vincent Van Gogh). Cela nous a permis d’enrichir, d’actualiser et de mettre en perspective le matériau recueilli lors des enquêtes de terrain.
Les résultats présentés reposent donc sur un matériau empirique important. Néanmoins, afin de ne pas alourdir le propos, nous avons volontairement limité l’apport de données brutes à quelques exemples. Enfin, nous n’avons pas retenu comme principe de variation le recrutement, contrasté, des différents collèges étudiés. En effet les enjeux et pratiques de la division du travail de contrôle des élèves analysés dans ce texte nous semblent être communs à l’ensemble des établissements, quelle que soit la structure de leur public selon l’origine socioprofessionnelle.

Un rôle central attribué au chef d’établissement par l’ensemble des catégories d’agents

5Dans le jargon scolaire, des agents qui s’estiment à peu près satisfaits de leur établissement et de leur propre situation de travail disent que le collège « tourne ». Ils entendent par là que l’établissement fonctionne au moins aussi bien que possible compte tenu de son recrutement et des politiques scolaires en vigueur.

6Or aux yeux des différentes catégories d’agents, une des conditions pour qu’un collège « tourne » est que les élèves s’y sentent et s’y sachent « cadrés », c’est-à-dire soumis à une autorité que l’on pourrait qualifier d’autorité « en dernier ressort ». Cette autorité est celle du principal et dans une moindre mesure (ou à défaut) de l’adjoint. Elle repose sur un certain nombre de pratiques que l’ensemble des catégories d’agents attend des chefs d’établissement.

7D’une part les agents, enseignants et non enseignants, souhaitent que le principal intervienne ou les soutienne en cas de comportements ou d’incidents qu’ils estiment ne pas pouvoir ou devoir traiter seuls. Cet appui peut prendre des formes variées, allant des remontrances appuyées à l’organisation d’un conseil de discipline en passant par l’exclusion temporaire ou la convocation des parents. Le soutien effectivement obtenu peut également dépendre de la réputation professionnelle de chaque agent ainsi que de la carrière déviante de l’élève concerné. Mais au-delà de ces variations, il existe dans chaque collège un point de vue collectif, étayé par des récits nombreux, quant à la manière plus ou moins satisfaisante dont le principal répond à cette attente.

8D’autre part les agents attendent de la direction qu’elle soit présente « sur le terrain » c’est-à-dire qu’elle soit visible, identifiable et identifiée par les élèves, et participe, ne serait-ce que par sa simple présence, au fonctionnement ordinaire de l’établissement. Les différentes catégories estiment que cette présence « sur le terrain » limite les désordres collectifs hors la classe, donc améliore leur situation de travail et les conditions de leur propre travail de contrôle des élèves, y compris en classe. Par exemple, les agents sont convaincus que les élèves « se rangent » davantage avant les cours lorsque le principal et l’adjoint ont l’habitude de circuler dans les couloirs. Or, poursuit un professeur qui vient précisément d’exprimer sa satisfaction sur ce point à l’égard de la direction de l’établissement, « quand vous avez des élèves qui sont rangés, en silence, dans le couloir, vous entamez votre cours directement. Sinon, y’a un retour au calme qui doit se faire » (entretien, professeur de mathématiques, collège G. Apollinaire).

9Nos observations suggèrent qu’un principal qui satisfait globalement les attentes des agents en matière de traitement des comportements déviants les satisfait également en termes de présence sur le terrain. Inversement, lorsque les agents sont mécontents de leur chef d’établissement, c’est à la fois parce qu’« il n’y a jamais aucun retour » lorsqu’ils lui signalent un incident et parce qu’« on ne le voit jamais », qu’« il ne sort jamais de son bureau », que « les élèves ne savent pas qui c’est » (propos en situation, conversations informelles, enseignants, surveillants, collège J. Ferry).

10Ainsi, c’est en acceptant de traiter (et en traitant efficacement) les déviances scolaires dont ils sont saisis et en incarnant au quotidien l’autorité de l’institution par leur présence « sur le terrain » que le principal et son adjoint font exister cette autorité. Ce faisant, ils créent les conditions que les différentes catégories estiment nécessaires à leur propre travail de contrôle des élèves, en classe et hors la classe.

Le contrôle des élèves en classe : prise en charge individuelle et division du travail intra et intercatégorielle

11Les situations de désaccords, voire de conflits, autour de la prise en charge de comportements déviants survenus en classe ne doivent pas occulter le fait que chaque catégorie d’agents, notamment les enseignants et les conseillers d’éducation, considère et admet que son propre travail comporte une part de contrôle des élèves, y compris dans sa dimension de « sale boulot ». En effet le contrôle des élèves dans la classe repose de moins en moins – si tant est que ce fût jamais totalement le cas – sur un « ordre symbolique partagé » bénéficiant « d’une légitimité et d’une autorité d’institution » (Périer, 2010). Pour « faire face » et pour « faire la classe », chaque professeur doit « faire preuve » d’une autorité que sa fonction, son statut et son savoir ne lui garantissent pas d’emblée (Périer, 2010). De fait, la construction de l’ordre scolaire dans la classe fait donc partie du travail enseignant. Aucun professeur ne peut se soustraire à cette donnée ni penser pouvoir déléguer à quiconque ces tâches de régulation.

12D’ailleurs, « pour les enseignants, l’ordre scolaire est aujourd’hui un indicateur minimum et global de réussite, la condition nécessaire et parfois suffisante de l’auto-estime comme de la réputation professionnelle » (Barrère, 2002). C’est pourquoi les professeurs sont circonspects dans le recours à d’autres catégories – cpe et direction – pour traiter les comportements déviants ou les incidents perturbateurs qui surviennent en classe. Ils jugent certes indispensable de pouvoir compter sur le soutien du cpe et/ou de la direction lorsqu’ils l’estiment nécessaire pour eux-mêmes ou pour des collègues en difficulté. Mais nombre d’entre eux disent essayer d’y recourir le moins possible, afin de ne pas compromettre in fine leur capacité à contrôler leurs élèves. Le travail de terrain et notre propre expérience professionnelle suggèrent en effet qu’une « externalisation » par un enseignant de ses « problèmes de discipline » jugée excessive ou non justifiée par les autres catégories d’agents (voire par ses collègues) ainsi d’ailleurs que par les élèves eux-mêmes, enclenche des processus cumulatifs qui ont toutes les chances d’affaiblir effectivement son autorité auprès des élèves.

13Il nous semble donc que les professeurs, non seulement n’ont pas d’autre choix que de prendre en charge la construction de l’ordre scolaire dans la classe, mais en outre ne font en effet intervenir qu’avec prudence les cpe ou la direction dans le traitement des désordres. On peut d’ailleurs souligner que cet usage limité de l’externalisation a également des raisons pragmatiques. En effet les enseignants sont nombreux à juger plus efficace de prendre en charge eux-mêmes, individuellement ou collectivement, des sanctions en principe du ressort de la vie scolaire. Ainsi de nombreux enseignants font-ils venir les élèves en retenue pendant leurs propres cours plutôt que pendant les « créneaux », peu nombreux, organisés par la vie scolaire. Il arrive que cet usage implique plusieurs enseignants, membres d’une même équipe pédagogique ou d’un « réseau affinitaire » (Périer, 2010) :

14

Nous assistons au collège Montaigne à un cours de français. Un élève ne rend pas son « devoir maison ». Le professeur, M. F., lui demande son carnet de liaison, qu’il nous montre à la fin de l’heure :
La rubrique « Travail non fait » du carnet est presque pleine. M. F. vient d’y ajouter une ligne, précisant que l’élève est convoqué en retenue le samedi suivant, de 10 h 30 à 12 h 30. Le professeur commente :
  • « (M. F.) En principe, ils finissent à dix heures et demie. Moi je n’ai pas cours le samedi, il faut que je voie chez qui je l’envoie.
  • (B. Chevit) Ah oui, parce que vous les collez entre vous ?
  • (M. F.) Oui, on s’est mis d’accord. En principe, le troisième à mettre une remarque pour travail non fait colle l’élève. Bon, là, c’est la 4e ou la 5e depuis la colle précédente, mais bon… »
[Observations in situ, conversation informelle.]

15Cette pratique collective est une forme de division du travail intra-catégorielle, jugée plus réactive donc plus efficace que le processus de demande de retenue auprès de la vie scolaire. Elle relève si l’on veut de « l’autonomie de contrebande » des enseignants (Périer, 2010) dans la mesure où elle permet de s’affranchir des contraintes et du regard de la vie scolaire. Cette autonomie de contrebande fondée sur une division intra-catégorielle du travail de contrôle des élèves peut également concerner les exclusions de cours : au lieu d’être « envoyé chez le cpe », l’élève exclu est « envoyé » dans le cours d’un collègue, en vertu d’un accord collectif préalable. Cette pratique s’applique surtout aux élèves considérés comme les plus perturbateurs, pour lesquels la question de l’exclusion de cours se pose de manière récurrente car « ils empêchent les autres de travailler ». Attentifs à leur réputation professionnelle mais plus encore sans doute soucieux d’autonomie et de souplesse, les enseignants prennent donc en charge, individuellement ou collectivement, une partie des comportements jugés déviants.

16En revanche, l’absentéisme, déviance non perturbatrice, est pris en charge par les différentes catégories de la vie scolaire. La saisie informatique des absences est effectuée par le surveillant affecté au « bureau » selon l’organisation du travail établie par les cpe pour chaque demi-journée. Cette saisie peut d’ailleurs désormais déclencher l’envoi automatique d’un texto aux parents des élèves absents. Les absences (et retards) sont sanctionnés selon une échelle graduée définie pour partie localement (le nième retard ou absence entraîne une heure de retenue) et pour partie nationalement (obligation officielle de signalement à l’inspection académique à partir de quatre demi-journées d’absence non justifiées). Mais ces sanctions sont appliquées et modulées par les cpe dans le cadre d’une approche éducative plus large, fondée sur un « dialogue » avec l’élève et éventuellement sa famille. L’identité professionnelle des cpe repose, on le sait, sur une « contradiction majeure » (Payet, 1995) entre fonction disciplinaire et fonction éducative. Le traitement des absences, ou plus exactement de l’absentéisme, est sans doute une des composantes de leur travail qui leur permet de transformer cette contradiction en complémentarité.

17Quant à l’évitement ponctuel de cours, autre comportement déviant, il peut donner lieu à une coopération inter-catégorielle qui mérite d’être signalée. Pour un collégien, il est compliqué d’échapper à un cours de manière ciblée, si ce n’est en se rendant à l’infirmerie. S’il le fait de manière fréquente ou régulière (le jeudi matin, à l’heure de la piscine), l’infirmière scolaire s’en aperçoit, d’autant plus aisément que tout passage à l’infirmerie doit désormais être consigné informatiquement. L’infirmière du collège Van Gogh explique ainsi qu’elle signale au cpe les élèves qui lui paraissent pratiquer un évitement significatif de cours, que ce soit à ses yeux pour des raisons strictement « opportunistes » ou parce qu’ils expriment un mal-être particulier. Cette division du travail de contrôle de l’absentéisme « ciblé » et de ses motifs est sans doute assez contingente. Elle dépend en effet de l’intensité, de la nature et du degré de formalisation de relations interindividuelles et inter-catégorielles qui peuvent être très variables d’un établissement à l’autre.

18Il semble toutefois que l’implication de l’infirmière dans le « système d’autorité » (Becker, 1996) du collège se limite à cet éventuel repérage et signalement des comportements d’évitement de cours. Nos enquêtes et notre pratique professionnelle suggèrent en effet que les enseignants comme les personnels sociaux et de santé [4] considèrent que ces derniers ne sont pas directement concernés par le contrôle des élèves et sa répartition. Par exemple, le fait qu’un élève demande à être autorisé à quitter le cours pour se rendre à l’infirmerie est bien une situation perturbatrice à laquelle les enseignants ont à « faire face ». Pour autant nous n’avons jamais entendu d’enseignants déplorer un accueil et une écoute supposément trop bienveillants que les élèves trouveraient à l’infirmerie et qui les inciteraient à multiplier ce type de demandes. Quant aux infirmières, il leur est à peu près indifférent que les enseignants accèdent plus ou moins à ces demandes, cela n’affectant significativement ni la nature ou les conditions de leur travail ni leur identité professionnelle. Dès lors, les propos qui suivent nous semblent exprimer le point de vue le plus répandu chez les infirmières scolaires : « Je ne reproche pas aux profs de me les envoyer… ou de ne pas me les envoyer ! » (entretien, infirmière, collège Van Gogh).

19D’une manière générale, le travail des enseignants et celui des personnels sociaux et de santé demeurent globalement indépendants. Il arrive certes aux professeurs d’exprimer leur incompréhension et leur colère face au « maintien » au collège d’élèves extrêmement perturbateurs, unanimement considérés comme présentant des troubles « psychiatriques » ou « du comportement », qui nécessiteraient une prise en charge « spécialisée ». Toutefois cette indignation ne les conduit pas à mettre en cause le travail du médecin, de l’infirmier(e) ou de l’assistant(e) social(e), eux-mêmes considérés comme impuissants face aux procédures administratives ou face aux parents qui « refusent » les solutions proposées.

Le contrôle des élèves hors la classe : quelle participation des catégories enseignantes ?

20Ce sont les personnels de la vie scolaire qui sont officiellement chargés des diverses tâches de contrôle (individuel et collectif) des élèves lorsqu’ils ne sont pas en cours et n’ont pas à l’être : entrées et sorties, mouvements [5], demi-pension, récréations, permanences… Contrairement à celle du « sale boulot » de la discipline, cette attribution ne présente pas d’ambiguïté et n’est pas contestée par les cpe. On peut d’ailleurs préciser que les conditions du travail de la vie scolaire semblent avoir été modifiées par le changement de statut intervenu en 2003, les surveillants d’externat (se) devenant assistants d’éducation (aed). Synonyme de précarité pour les salariés concernés, ce nouveau statut des « surveillants » offre aux établissements scolaires à la fois la possibilité de constituer des équipes efficaces et « sérieuses » (en ne renouvelant pas en fin d’année le contrat des surveillants qui n’ont pas donné satisfaction) et une souplesse d’organisation typique des nouvelles formes d’emploi. Par exemple, le temps de travail hebdomadaire des AED étant plus réduit et plus varié que ne l’était celui des se, il est plus facile de moduler en fonction des besoins le nombre de surveillants présents aux différents moments de la journée. Certains cpe, tout en déplorant les conditions d’emploi actuelles imposées aux surveillants, reconnaissent qu’elles facilitent dans une certaine mesure le travail de la vie scolaire, et en particulier les tâches de contrôle des élèves hors la classe.

21Il n’en reste pas moins que les agents de la vie scolaire attendent des enseignants une participation à ce contrôle. cpe et surveillants sont plus ou moins soutenus par la direction dans cette attente et la participation effective des enseignants au contrôle des élèves hors la classe semble dépendre beaucoup de ce soutien.

22L’encadrement des élèves pendant les « mouvements » constitue ainsi un enjeu de la division du travail de contrôle entre les catégories de la vie scolaire (cpe et surveillants) et les enseignants. Aux collèges J. Ferry et Montaigne, les professeurs participent à l’encadrement des mouvements en allant chercher leurs élèves dans la cour de récréation pour se rendre en classe avec eux. Ce n’est pas le cas en revanche au collège G. Apollinaire, du moins au début de l’enquête. L’organisation alors en vigueur ne satisfait pas les agents de la vie scolaire, comme l’explique une des cpe :

23

« C’est vrai que quand…, quand y’a quatre personnes [surveillants] par jour, qu’il y a trois étages et qu’en plus de ça les étages sont des labyrinthes, heu…, ben on a du mal, quoi. On a du mal à… surveiller alors les élèves qui sont…, en permanence…, les élèves qui… sont en retard, donc il faut encore un surveillant, donc il en reste plus que deux pour les étages. Deux pour trois étages, quand il y a mille élèves qui sont sur trois étages c’est… ingérable. (…) Y’a un battement à peu près de cinq minutes avant que les professeurs montent, donc là il peut se passer n’importe quoi…, ils bouchent les serrures, ils se tapent dessus heu… quand on a trois cents élèves dans un étage bon…, ça fait du monde, quoi. (…) Parce que c’est lourd, en plus, pour la vie scolaire, quoi, hein. D’être présent à chaque heure dans les étages. »
(Entretien, CPE, collège G. Apollinaire)

24Ainsi, compte tenu des effectifs de la vie scolaire (deux cpe + quatre surveillants présents en même temps au collège) et des différentes tâches à assurer simultanément au moment des mouvements, ceux-ci représentent pour ses agents une contrainte et une charge de travail excessives et ne peuvent donc qu’être très imparfaitement contrôlés. Ce dernier point permet de faire valoir auprès des autres catégories d’agents que l’organisation en vigueur n’est satisfaisante pour personne : elle est source de désordres et de déviances hors la classe qui finissent par perturber les conditions des cours. Du point de vue des agents de la vie scolaire, seule une organisation impliquant les enseignants apporterait une véritable solution. En effet la difficulté essentielle vient de ce que les collégiens « montent » dès la « première » sonnerie, cependant que les enseignants considèrent plutôt celle-ci comme le signal indiquant qu’il est temps de finir ce qu’ils sont en train de faire (boire un café, faire des photocopies…). C’est cette pratique collective qui explique le « battement à peu près de cinq minutes » évoqué par la conseillère d’éducation entre la montée des élèves et celle des enseignants. Par ailleurs, seule la présence des professeurs parmi les élèves permettrait d’assurer un taux d’encadrement significativement plus élevé que celui que peuvent apporter les effectifs de la vie scolaire.

25Le point de vue des agents de la vie scolaire du collège G. Apollinaire, qui est également celui de la direction, finit par prévaloir et être imposé par le principal : lors de la troisième année d’enquête, les enseignants vont chercher leurs élèves dans la cour [6]. Cette nouvelle organisation allège et facilite par définition le travail des agents de la vie scolaire tout en améliorant selon eux la qualité du contrôle exercé : « On constate beaucoup moins de dégradations dans les étages, (…) y’a beaucoup moins de serrures bouchées, beaucoup moins de bagarres dans les couloirs » (conversation informelle, cpe, collège G. Apollinaire).

26Le fait que les enseignants (en premier lieu des cpe) attendent de la vie scolaire un soutien dans leur travail de contrôle des élèves est bien connu. L’exemple des mouvements montre qu’inversement la vie scolaire attend également des enseignants qu’ils participent à ses tâches d’encadrement. Un autre exemple illustre cette attente : il concerne l’accueil et donc le contrôle des élèves pendant leurs heures de « trou », source possible de malentendus voire de tensions entre la vie scolaire et les documentalistes, statutairement « enseignants documentalistes ».

27Ces derniers tiennent à préserver la spécificité pédagogique du cdi, lieu de recherches et travaux documentaires ou de « lecture plaisir ». Si cette fonction n’exclut évidemment pas de l’activité professionnelle des documentalistes des tâches de construction de l’ordre et de gestion des désordres, elle n’est en revanche pas compatible à leurs yeux avec celle d’une permanence : « Le cdi n’est pas une permanence ! C’est un lieu où les élèves viennent parce qu’ils en ont envie, pas parce qu’il n’y a plus de place en permanence » (conversation informelle, documentaliste, collège Van Gogh).

28En réalité, il n’est pas rare que les documentalistes acceptent que des élèves n’ayant pas réellement besoin des ressources spécifiques du cdi viennent simplement y faire leurs devoirs. Mais ils veulent avoir le choix d’accepter ou pas ces élèves, ou encore ne pas accepter d’élève supplémentaire au-delà d’un effectif défini par eux-mêmes. Se voir « envoyer » des élèves par la vie scolaire, comme cela est parfois le cas, n’est pas acceptable à leurs yeux : il leur arrive alors ne pas accepter les élèves et de les « renvoyer » à la vie scolaire.

29Or les agents de la vie scolaire attendent précisément des documentalistes qu’ils participent à l’encadrement des élèves qui n’ont pas cours, en tout cas lorsqu’ils sont nombreux dans ce cas (ou lorsqu’eux-mêmes sont occupés à d’autres tâches). Les surveillants, mais parfois également les cpe voire les chefs d’établissement veulent bien reconnaître la spécificité théorique du cdi. Ils ont néanmoins tendance à considérer comme illégitime le refus des documentalistes d’accepter autant d’élèves qu’il y a de place au cdi alors même que les permanences sont « surchargées » ou qu’il fait très froid dehors pendant les heures de demi-pension.

30Éviter que le cdi ne soit considéré voire utilisé comme une « extension » naturelle de la permanence constitue donc un enjeu pour les documentalistes, d’autant plus peut-être que leur identité professionnelle d’enseignants est fragile. Les enquêtes suggèrent qu’il leur est difficile de conserver la maîtrise de l’accès au cdi s’ils ne sont pas soutenus par le cpe, voire par le principal.

31*

32Loin de se limiter aux seuls enseignants et conseillers d’éducation, les pratiques et les enjeux du contrôle des élèves impliquent plusieurs autres catégories d’agents des collèges. Enseignants, enseignants-documentalistes, cpe, surveillants, chefs d’établissement considèrent que leur propre travail comporte un certain nombre de tâches de contrôle et prennent ces tâches en charge, éventuellement collectivement. Chacune de ces catégories a également des attentes à l’égard des autres catégories en matière de contrôle des élèves. Enfin, du fait de ce vaste système d’attentes réciproques, chaque catégorie est confrontée aux attentes des autres catégories à son égard, attentes qui peuvent mettre en cause sa propre identité professionnelle et auxquelles elle est plus ou moins en mesure de résister. C’est le cas bien sûr pour les cpe mais également pour les enseignants-documentalistes. Les infirmières, quant à elles, ne sont pas véritablement insérées dans ce système d’attentes réciproques, ce qui ne les empêche pas de participer à certains aspects particuliers du contrôle des élèves.

33Impliquant de nombreuses catégories, fondée sur des pratiques variables et en partie contingentes ainsi que sur des attentes plus ou moins satisfaites, la division du travail de contrôle des élèves est une des composantes, jamais tout à fait stabilisée, de « l’ordre scolaire négocié » (Périer, 2010) au collège.

Bibliographie

Références bibliographiques

  • Barrère A. (2002), « Un nouvel âge du désordre scolaire : les enseignants face aux incidents », Déviance et société, 26 (1), p. 3-19.
  • Becker Howard S. (1996), « L’institutrice dans le système d’autorité de l’école publique », Hommage à Howard S. Becker, Textes réunis par J.-P. Briand et H. Péretz, Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis, p. 79-95.
  • Payet J.-P. (1995), Collèges de banlieue. Ethnographie d’un monde scolaire, Paris, Armand Colin.
  • Payet J.-P. (1997), « Le “sale boulot”. Division morale du travail dans un collège de banlieue », Les Annales de la Recherche Urbaine, 75, p. 19-31.
  • Perier P. (2010), L’Ordre scolaire négocié. Parents, élèves, professeurs dans des contextes difficiles, Rennes, pur.
  • Strauss A. (1992), La Trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme, Paris, L’Harmattan.

Notes

  • [1]
    Docteur en sociologie, professeur de sciences économiques et sociales.
  • [2]
    Inversement, il ne peut sans doute y avoir d’ordre scolaire en classe si aucun processus d’apprentissage n’est mis en œuvre.
  • [3]
    Dans ce texte, nous appelons « surveillants » les agents désignés comme tels dans les pratiques ordinaires du collège, quel que soit leur statut administratif : surveillant d’externat, assistant d’éducation, emploi aidé.
  • [4]
    L’analyse de la place de l’infirmière dans le « système d’autorité » du collège s’applique a fortiori au médecin et à l’assistante sociale ainsi d’ailleurs qu’à la conseillère d’orientation dans la mesure où ces personnels, sauf exception, ne reçoivent les élèves que sur rendez-vous.
  • [5]
    Le jargon scolaire désigne par ce terme les déplacements massifs d’élèves entre la cour de récréation et les étages et couloirs des bâtiments en début de demi-journée et à la fin des récréations.
  • [6]
    Une modification équivalente de l’organisation des mouvements a récemment été décidée au collège Van Gogh. Dans cet établissement également, l’insuffisance des effectifs de surveillants a conduit la vie scolaire à souhaiter et à obtenir une participation des enseignants au contrôle des élèves pendant les mouvements.
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