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Article de revue

La preuve par la comparaison : méthode des panels et droit de la non-discrimination

Pages 45 à 55

Notes

  • [1]
    L’auteur remercie Romain Juston et Daniel Sabbagh pour leur relecture attentive et leurs conseils prodigués sur les premières versions de l’article. Le propos final n’engage bien entendu que l’auteur.
  • [2]
    Marie-Thérèse Lanquetin, « La double discrimination à raison du sexe et de la race ou de l’origine ethnique », Migrations Études, n° 126, 2004, p. 2.
  • [3]
    Cour d’Appel de Paris, 21 février 1997, référé, psa c/ Hennequin et autres/.
  • [4]
    Selon l’expression utilisée par Luc Boltanski. in, Les cadres : la formation d’un groupe social, Paris, Les Éditions de Minuit, 1982.
  • [5]
    Johanna Siméant, La cause des sans-papiers, Paris, Presse des Sciences Politiques, 1998.
  • [6]
    Semaine sociale Lamy, n° 1190, 15 novembre 2004.
  • [7]
    La non-légitimité politique de ce type de statistique peut empêcher ou limiter le « passage du droit » dans la monstration des discriminations raciales. Joan Stavo-Debauge, « Les vices d’une inconséquence conduisant à l’impuissance de la politique française de lutte contre les discriminations. II. Apprêter un chemin au droit, confectionner des catégories pour l’action publique », Carnets de bord 7 (2004) : 32-54.
  • [8]
    Le terme de monde industriel renvoie à un espace social structuré par des objets et dispositifs qui engagent un jugement par rapport à la « Cité industrielle », c’est-à-dire en fonction de critères de justice reposant d’abord sur les notions de compétence et de performance. Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification : les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.
  • [9]
    Article 4 de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations.
  • [10]
    Article L. 1133-1 du Code du Travail.
  • [11]
    Sauf devant les juridictions pénales.
  • [12]
    Marie-Thérèse Lanquetin, op. cit.
  • [13]
    Les bilans sociaux établissent ainsi des mesures de l’égalité salariale entre hommes et femmes. L’absence d’outils de statistiques ethniques empêche par contre toute évaluation sérieuse ou standardisée de l’égalité entre personnes de phénotypes différents.
  • [14]
    Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.
  • [15]
    Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat, Paris, Gallimard, 1999.

1Pour une victime de discrimination dans le domaine de l’emploi, apporter la preuve de l’infraction dont elle a été victime constitue souvent un obstacle de taille : comment prouver que l’inégalité qu’elle dénonce est bien fondée sur un des dix-huit critères prohibés, selon la définition légale ? Les différences de traitement sont intrinsèques au monde du travail et il est souvent difficile de pouvoir les relier avec certitude à un facteur unique. Il est rare que le coupable de discrimination laisse des traces évidentes de sa volonté discriminatoire. De plus, la diffusion du droit de la non-discrimination pousse probablement les entreprises qui souhaitent discriminer à être plus discrètes, rendant ainsi le travail de la victime encore plus difficile.

2La partie pourrait donc sembler déséquilibrée entre un employeur qui a le privilège du préalable et une certaine liberté dans ses choix, et une victime à qui le droit laisse en général la charge de la preuve, bien que souvent démunie pour avoir accès aux éléments qui pourraient l’aider dans son travail d’enquête. Cette asymétrie a néanmoins été prise en compte par le législateur qui, depuis 2001, a voté l’aménagement de la charge de la preuve devant les juridictions civiles, administratives et prud’homales pour les affaires de discrimination : désormais, la victime ne doit qu’apporter des éléments indiciels de la discrimination, et c’est au mis en cause de montrer que le différentiel de traitement constaté est justifié par des éléments objectifs et proportionnés. Cette évolution du droit positif ne doit pourtant pas nous faire passer d’un pessimisme morose à un optimisme naïf : les normes juridiques ne prennent de sens qu’à travers l’usage qui en est fait. Comme le rappelle Marie-Thérèse Lanquetin, « un texte ne signifie rien par lui-même. Son sens est à constituer, les normes sont à mobiliser pour leur faire produire ce sens » [2]. Le droit de la non-discrimination se doit donc d’être analysé à partir des pratiques des acteurs qui l’investissent.

3Dans cet article, nous nous proposons d’étudier l’émergence et la diffusion d’une méthode d’objectivation des discriminations appelée « méthode de comparaison par panel » ou « méthode des panels ». Nous étudierons cette méthode comme un « instrument du droit » qu’il faudra « ouvrir » et « disséquer » pour analyser les éléments techniques, juridiques et sociaux qui sont assemblés en son sein et qui peuvent expliquer sa réussite sociale : comment la méthode des panels est-elle devenue une technologie de preuve reconnue au sein de l’arène judiciaire ? Qui sont les acteurs qui l’ont portée ? Comment expliquer le succès de cet instrument et sa diffusion actuelle au-delà du monde syndical où elle est née ? Il s’agira ainsi d’apporter des éléments explicatifs de l’acceptation sociale de cet outil et de montrer les effets qu’il peut avoir en termes de reconfiguration des formes de l’emploi.

4Dans une première partie, nous reviendrons sur l’émergence et la constitution de cette méthode au sein de son « milieu d’origine » syndical (I). Nous montrerons ensuite les dynamiques d’expansion de l’instrument au-delà de la sphère des discriminations syndicales (II). Nous reviendrons ensuite sur les raisons du succès de cet instrument mais également sur ses limites (III.).

L’analyse développée ici, extraite d’une thèse en cours sur « Les dispositifs de recours au droit pour les victimes de discrimination dans le domaine de l’emploi », a été réalisée à partir d’entretiens réalisés avec des acteurs de la cgt ou gravitant autour et jouant un rôle dans l’accès à la justice des victimes de discrimination (N = 6), des victimes de discrimination (N = 3), d’observations réalisées au cours de procès pour discrimination dans le domaine de l’emploi (N = 5) et de participation à des réunions de fixation de stratégies juridiques et judiciaires. L’auteur a également pu consulter un certain nombre de dossiers de plaidoirie où est mise en œuvre la méthode des panels.

La découverte empirique et située d’une méthode de preuve

5La méthode des panels est très fortement associée à la personnalité et à la trajectoire professionnelle de l’ouvrier syndicaliste cgt François Clerc. Embauché à la sortie de son CAP de mécanique générale en 1971 à Peugeot-Sochaux sur une chaîne de montage en mécanique, il milite immédiatement à la cgt. Il est rapidement élu délégué suppléant du personnel. Selon F. Clerc, son intégration précoce dans la carrière syndicale condamne d’office toute possibilité d’évolution professionnelle. Au fur et à mesure que le syndicaliste avance dans sa carrière, la pénalisation financière se fait néanmoins sentir de façon de plus en plus douloureuse. François Clerc tente alors quelques recours internes pour faire cesser cette discrimination dans son évolution de carrière, sans succès majeur. Toujours freiné dans sa carrière professionnelle, il décide de passer son « bac F1 » en 1992. Après son obtention, il s’attend alors à se voir proposer une promotion mais reste pourtant bloqué, et on lui avoue que son appartenance active à la cgt le condamne à ne pas évoluer. C’est ce découplage entre « l’épreuve scolaire » – qu’il réussit avec succès – et « l’épreuve professionnelle » où ses compétences sont niées qui fait éclater chez lui un sentiment d’injustice. Suite à ce refus humiliant, François Clerc commence à discuter du problème avec un collègue ayant eu un parcours similaire. L’émergence d’un collectif informel de victimes va aboutir à la labellisation du problème comme une question de discrimination syndicale et au déploiement de nouvelles perspectives d’action :

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« C’est vrai qu’à partir du moment où on a le mot, c’est très important, parce que le mot est déclencheur de champs sémantiques et de perspectives. […] Dès l’instant où on le nomme, et bien on sait que ce mot a du sens, que ce mot qui a du sens se rapporte à des rapports judiciaires. »
(Entretien avec François Clerc, 12/01/2010)

7Les six plaignants initiaux, issus du collectif informel créé autour de François Clerc, présentent la particularité d’avoir eu un parcours professionnel irréprochable, et donc de présenter une discrimination plus évidente que dans certains autres cas plus ambigus. La réflexion collective se concentre alors sur la façon d’apporter la preuve incontestable de l’existence d’une discrimination syndicale. Elle va porter sur les techniques permettant d’objectiver la réalité de la discrimination, à travers la monstration de l’écart cumulatif entre les carrières et les évolutions salariales des ouvriers. Les plaignants – assistés de juristes cgt – mettent en place une technique de comparaison visant à construire deux panels d’ouvriers de Peugeot, rassemblés autour de leur proximité en termes de qualification, d’activité et de date d’entrée dans l’entreprise, mais se distinguant par leur appartenance ou non-appartenance au syndicat cgt. Cette méthode qui s’élabore de façon purement empirique, dans le local syndical, va aboutir à une représentation graphique où sont superposées sur un même dessin la courbe croissante de l’évolution salariale moyenne des salaires des salariés non-discriminés, et les courbes individualisées d’évolution, relativement plates, des plaignants. Un trait vertical marque le moment d’« origine » de la discrimination. On voit ainsi se creuser un écart de rémunération entre les deux courbes en suivant le déroulement du temps représenté en abscisse.

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« On s’est dit, il faut quand même montrer cette discrimination. Parce que il n’y avait pas de précédent. Donc c’est là que bon an, mal an, on s’est mis ensemble à inventer une méthode. »
(Entretien avec François Clerc, 12/01/2010)

Un exemple de la méthode des panels et de sa représentation graphique dans un autre dossier.

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Un exemple de la méthode des panels et de sa représentation graphique dans un autre dossier.

9Grâce à l’utilisation de cette technique de preuve, les salariés vont réussir à démontrer la discrimination et à la faire condamner par le juge des référés [3], malgré un certain nombre de rebondissements liés à des questions de stratégie interne au syndicat.

Généralisation et diffusion de la méthode au-delà de la discrimination syndicale.

10L’épisode Peugeot peut être analysé, dans le vocabulaire d’une sociologie de la carrière, comme une phase d’« initiation » où s’élabore de façon empirique et tâtonnante la forme sociale de la méthode des panels. C’est la réunion d’un collectif militant – incarné par la figure charismatique de François Clerc – et de juristes engagés autour d’une affaire qui fonctionne comme un « pôle attracteur » [4], qui permet la mise en place des routines de cet instrument de preuve. Mais ce qui est sociologiquement remarquable n’est pas tant la constitution in situ de cette méthode, que sa circulation postérieure dans l’espace judiciaire au-delà du cas initial pour lequel elle s’était constituée. En effet, la création d’une méthode ad hoc, taillée pour une situation localement et historiquement située, n’assurait pas automatiquement – loin de là – son transfert et son adaptation à d’autres cas.

11Ce transport de la méthode dans d’autres affaires qui permet son détachement et par là son objectivation est le fruit d’un travail collectif de médiation dans lequel François Clerc joue à nouveau un rôle décisif. Au cours de l’affaire, F. Clerc avait déjà entamé ce qu’il appelle son travail de « vrp », en se déplaçant sur demande dans les locaux syndicaux d’entreprises concernées par un problème proche. La diffusion initiale est donc dans un premier temps assurée par un travail de mise en relation entre des situations locales équivalentes, une méthode de preuve s’appuyant sur des données standardisées et un militant qui prend rapidement l’identité d’un entrepreneur de cause[5].

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« Comme il y avait eu une couverture médiatique, comme après la fédération avait connaissance de tout ça, ce qui s’est passé, c’est que j’ai été sollicité. […] Et donc à partir de là, moi j’ai commencé à donner un peu des conseils, par téléphone, et on a fait appel à moi. »
(Entretien avec François Clerc, 12/01/2010)

13Sa « promotion syndicale » à la Fédération de la Métallurgie va accélérer ce mouvement. La consécration institutionnelle du militant et la multiplication d’affaires similaires vont être à l’origine de la mise en place d’un réseau d’avocats militants de la cgt, que F. Clerc réunit régulièrement pour des sessions de formation au droit syndical et à « sa » méthode, abreuve de méls les informant des derniers jugements et arrêts en la matière, et à qui il « distribue » les affaires selon des critères géographiques et de spécialisation juridique.

14Par un effet « boule de neige » lié à la médiatisation des procès de discrimination syndicale et de la trajectoire de François Clerc, le nombre de contentieux augmente, entraînant la production d’une jurisprudence importante. D’instrument de démonstration de la discrimination, la méthode des panels devient plus en plus un moyen de « chiffrer » le manque à gagner subi par le syndicaliste au cours des années où la discrimination est établie. Le calcul de l’écart entre les deux courbes permet en effet de donner une évaluation monétaire du préjudice égal à la somme des écarts entre salaire du discriminé et salaire moyen des non-discriminés.

15En novembre 2004, la Semaine Sociale Lamy consacre un numéro à la discrimination syndicale et à « la méthode Clerc » [6]. Cette publication apporte un surcroît de légitimité à la technique de preuve. Il n’est pas rare qu’une photocopie de la page présentant la méthode soit incluse dans les pièces du dossier à destination des juges. Progressivement, la méthode devient donc directement admise, sans qu’il soit à nouveau besoin de l’expliciter, c’est-à-dire de justifier les opérations cognitives qui en sont à l’origine. La méthode va donc pouvoir être appropriée par les victimes de discrimination et leurs avocats qui y ont accès par le biais de brochures distribuées par la cgt, ou par le conseil d’inspecteurs du travail qui en ont connaissance. L’inspection du travail éditera d’ailleurs en décembre 2008 un guide de « Lutte contre les discriminations – Repères juridiques et méthodologiques » dont une sous-partie traite de la méthode des panels dans le cas de « discrimination en matière de salaire ou carrière ».

16Le succès de la méthode – au-delà de son foyer initial – est à mettre au crédit des multiples canaux de diffusion investis par les acteurs de la cgt et également de sa grande simplicité – sous ses allures techniques et objectives – qui permet son appropriation par tout un chacun.

17Cette seconde étape d’expansion va être suivie d’une troisième étape de transversalisation, en cours aujourd’hui. Conçue initialement pour montrer la discrimination syndicale, la méthode des panels va être progressivement utilisée dans d’autres types de discrimination, en résonance avec l’équivalence partielle posée par la loi entre les différents critères discriminatoires. Le collectif antidiscrimination de la cgt va prendre progressivement en compte les questions de discrimination à l’encontre des femmes, en écho à l’agenda politique de la fin des années 2000 concernant l’égalité professionnelle. Les avocats vont notamment réaliser, par la méthode des panels, que certaines femmes syndiquées sont encore plus discriminées que leurs homologues masculins, témoignant ainsi d’une stratification à l’intérieur même de la population des victimes de discrimination :

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« Au fil des dossiers et au fil des années, quand on avait les noms des gens et donc qu’on s’est mis à sexuer les panels en disant « bah regardez où sont les femmes », bah là on s’est aperçu que les carrières de syndicalistes sont des carrières de femmes. Donc là on s’est dit, on va peut-être pouvoir utiliser cette méthode-là. […] Ça veut dire qu’en défendant les militants, on sait défendre les autres aussi. Les autres travailleurs. Donc les femmes, les handicapés, les immigrés, les malades, etc. »
(Entretien avec une avocate proche de la cgt, 16/09/2010)

19La méthode va alors pouvoir s’extraire de l’espace de la discrimination syndicale. Le fait que des institutions compétentes sur tous les critères de discrimination comme l’inspection du travail s’approprient cette méthode explique cet élargissement. En 2007, à l’occasion d’un cas concernant une femme cadre d’une grande banque s’estimant victime de discrimination en raison de son sexe et où la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Égalité (Halde) a été saisie, les juristes de cette dernière vont avoir l’occasion de se familiariser à cette méthode de preuve en rencontrant de façon régulière François Clerc, qui va être nommé comme « expert ». Sera établie alors de façon officielle la connexion entre une méthode de preuve née dans un espace militant, et une autorité administrative indépendante en charge de faire appliquer le droit. On voit donc comment des cas précis et localisés vont servir de passerelles permettant d’aligner des acteurs aux propriétés sociologiques extrêmement différentes autour d’une même méthode.

20Il faut néanmoins souligner que ce processus d’élargissement au-delà de la discrimination syndicale est encore timide. L’absence de catégories objectivées dans les statistiques permettant de construire des panels testant la variable « ethnique » peut l’expliquer en partie – au moins pour les cas de discrimination raciale [7]. Il ne faut pas sous-estimer non plus la faiblesse de l’engagement des syndicats dans la lutte contre les discriminations autres que syndicales, et la faible implantation des associations de défense des droits dans l’entreprise.

21Le succès de la carrière de cet instrument de preuve s’explique donc à la fois par les prises qu’il offre à une appropriation aisée par les acteurs de la lutte contre les discriminations, par le travail de diffusion et de généralisation entrepris par les acteurs syndicaux réunis autour du collectif anti-discrimination de la cgt, et par l’écho rencontré au sein de la sphère juridique et judiciaire. Mais, comme nous allons le voir à présent, cette réussite peut également s’expliquer par la capacité de la méthode à proposer une vision non ponctualiste et non intentionnelle de la discrimination, et en accord avec les caractéristiques sociales d’un « monde industriel » [8].

Les affinités « industrielles » d’une méthode de preuve

22La représentation graphique de la méthode va permettre de sortir d’un mode de pensée « instantanéiste » de la discrimination. Fréquemment pensée sur un mode binaire d’un désavantage ponctuel, elle se conçoit maintenant comme une accumulation de micro différences qu’on n’identifie pas forcément à un moment particulier et isolable mais qui prennent leur sens quand elles sont totalisées sur un même graphique. Cette rupture de la conception du fait discriminatoire fait écho à l’aménagement de la charge de la preuve, reconnue par la jurisprudence européenne puis française, avant d’être validée par la loi. Désormais, devant les juridictions prud’homales (entre autres), le plaignant ne doit que « présenter des éléments de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination directe ou indirecte » [9]. À la partie défenderesse de montrer alors que ces éléments trouvent des justifications objectives, c’est-à-dire qu’« elles répondent à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et pour autant que l’objectif soit légitime et l’exigence proportionnée » [10]. La démonstration graphique du creusement des inégalités est concordante avec cette nouvelle approche probatoire. Elle traduit une évolution du paradigme de compréhension de la discrimination : la catégorie de l’intention sort du cadre argumentatif de démonstration de la discrimination [11]. On peut donc discriminer sans volonté de le faire, c’est-à-dire par « négligence ». La méthode des panels, en mettant en avant une inégalité dans le temps qui ne devient que progressivement importante, n’apporte donc pas d’éléments sur une intention discriminatoire qui serait isolable dans une action. Elle enjoint par contre le mis en cause à justifier de cette inégalité dans les termes d’une rationalité économique encadrée légalement.

23L’observation des audiences montre alors le double axe de controverse qui détermine en général le résultat du procès. C’est tout d’abord la constitution du panel de comparaison qui fait l’objet de débat. La méthode s’appuie sur le postulat de l’identité des caractéristiques professionnelles des salariés excepté la variable « testée ». Un des points d’appuis de la critique de la démonstration peut donc porter sur la pertinence de ce travail d’équivalence fait, en contestant par exemple l’identité des formations professionnelles. L’autre axe de critique s’inscrit dans le cadre de discussion porté par la partie demanderesse : l’inégalité constatée n’est pas niée, mais son explication en termes de discrimination est contestée. D’autres arguments sont alors apportés (compétence des individus mis en cause, présence au travail, demandes de promotion ou de formations, etc.) qui vont faire l’objet de discussions serrées. Le procès devient alors un moyen d’ouvrir au juge la boîte noire de l’entreprise, en se faisant contrôleur de la rationalité économique de l’employeur et de son inscription dans l’ordre légal [12].

24Ces effets en termes d’immixtion dans la rationalité économico-légale de l’entreprise peuvent survivre au temps même du procès, quand sont mis en place des dispositifs d’évaluation continus des politiques de rémunération. En effet, le procès permet à un moment donné d’engager une épreuve visant à contester les grandeurs attribuées aux différents salariés, mais son déclenchement présente un certain nombre de coûts – ceux du recours au droit – ainsi qu’une incertitude toujours présente quant au résultat attendu. La mise en place de dispositifs de suivi continu de l’égalité salariale entre syndiqués et non-syndiqués, mais également entre d’autres catégories de la population [13], permet d’économiser ces coûts d’engagement dans l’épreuve du procès subis à la fois par la partie demanderesse et la partie défenderesse. La mise en place de ces dispositifs permet donc de faire évoluer les pratiques internes de l’entreprise en rendant descriptible sa politique de rémunération.

25L’analyse de Luc Boltanski et Eve Chiapello sur l’évolution des formes du capitalisme [14] nous permet néanmoins de tempérer le succès rencontré à terme par cet instrument de preuve. Pour les deux sociologues, les épreuves du capitalisme évoluent sous l’effet des critiques portées contre elle vers des formes plus conformes aux discours de justice qui les soutiennent. Néanmoins, à un moment donné, ces modifications intervenues sur les formats de l’épreuve font que les « capitalistes » ne peuvent plus tirer un gain de l’opacité des dispositifs qu’ils organisaient. Il peut alors se produire de façon progressive un « déplacement » des épreuves, c’està-dire une modification radicale des formes du capitalisme rendant les critiques précédentes vaines car inadaptées. On peut alors se demander si la méthode des panels n’arrive pas d’une certaine façon « après la bataille », ou même si elle ne contribue pas à finaliser ce déplacement qui avait laissé quelques secteurs intacts. En effet, la méthode des panels, pour fonctionner correctement, nécessite de s’appuyer sur un système de grilles indiciaires qui permettent de mener de façon satisfaisante les comparaisons. Le monde industriel des années 1950 et 1960 offrait tous les équipements nécessaires à ce travail comparatif, par l’importance donnée dans le système productif aux catégories professionnelles, par les strictes équivalences posées entre diplômes et postes d’entrée et par l’encadrement des évolutions salariales « normales » par les conventions collectives imposant des grilles de rémunération [15]. De plus, l’importance numérique des carrières longues au sein d’une même entreprise permettait de mettre en avant de façon visible le creusement des inégalités salariales tout au long de la carrière. Les procès gagnés en discrimination syndicale l’ont été dans leur grande majorité dans des entreprises présentant encore ce profil et fortement équipées dans la gestion standardisée de leur force de travail. Mais cette méthode de preuve est beaucoup moins adaptée aux formes modernes du capitalisme où le raccourcissement des carrières, l’individualisation des trajectoires et l’introduction croissante d’une part variable dans les salaires rend le travail de comparaison toujours plus compliqué.

Conclusion

26Nous avons voulu montrer dans cet article les deux ensembles de conditions nécessaires à l’établissement de la méthode de preuve des comparaisons de panel. Il a d’abord fallu que cette méthode soit élaborée et prise en charge par un certain nombre d’acteurs qui ont su profiter des opportunités qui leur étaient offertes pour la diffuser au-delà de son espace initial d’élaboration. L’analyse de la trajectoire de l’instrument montre ainsi comment celui-ci, né d’une action collective associée à une affaire précise, a pu se développer à mesure que s’établissaient des connexions entre des acteurs ou des causes hétérogènes.

27À un niveau plus macro, le succès de la méthode est également à mettre en correspondance avec une affinité entre la représentation de la discrimination donnée, les appuis matériels et cognitifs de la démonstration et le type d’univers social dans lequel la discrimination se déploie. Si l’instrument a fonctionné, c’est à la fois par sa force de conviction graphique et par sa parfaite adaptation à un monde du travail standardisé facilitant le travail de comparaison mené par les plaignants.

28Ces résultats permettent alors de souligner la nécessité du caractère dynamique de la lutte contre les discriminations. Le phénomène discriminatoire peut en effet prendre des formes très différentes, et il est très probable que celles-ci évoluent au fur et à mesure que les acteurs engagés dans sa résorption innovent dans leurs techniques et leurs instruments. Cette dynamique ne doit pas amener à conclure à un échec programmé des actions et politiques de lutte contre les discriminations. Elle doit plutôt inciter à être attentif aux formes de recomposition des épreuves où peut se cacher la discrimination, et symétriquement, aux innovations portées par la société civile et les acteurs des politiques publiques pour lutter contre les nouvelles formes discriminatoires.


Date de mise en ligne : 22/11/2011

https://doi.org/10.3917/sopr.023.0045

Notes

  • [1]
    L’auteur remercie Romain Juston et Daniel Sabbagh pour leur relecture attentive et leurs conseils prodigués sur les premières versions de l’article. Le propos final n’engage bien entendu que l’auteur.
  • [2]
    Marie-Thérèse Lanquetin, « La double discrimination à raison du sexe et de la race ou de l’origine ethnique », Migrations Études, n° 126, 2004, p. 2.
  • [3]
    Cour d’Appel de Paris, 21 février 1997, référé, psa c/ Hennequin et autres/.
  • [4]
    Selon l’expression utilisée par Luc Boltanski. in, Les cadres : la formation d’un groupe social, Paris, Les Éditions de Minuit, 1982.
  • [5]
    Johanna Siméant, La cause des sans-papiers, Paris, Presse des Sciences Politiques, 1998.
  • [6]
    Semaine sociale Lamy, n° 1190, 15 novembre 2004.
  • [7]
    La non-légitimité politique de ce type de statistique peut empêcher ou limiter le « passage du droit » dans la monstration des discriminations raciales. Joan Stavo-Debauge, « Les vices d’une inconséquence conduisant à l’impuissance de la politique française de lutte contre les discriminations. II. Apprêter un chemin au droit, confectionner des catégories pour l’action publique », Carnets de bord 7 (2004) : 32-54.
  • [8]
    Le terme de monde industriel renvoie à un espace social structuré par des objets et dispositifs qui engagent un jugement par rapport à la « Cité industrielle », c’est-à-dire en fonction de critères de justice reposant d’abord sur les notions de compétence et de performance. Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification : les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.
  • [9]
    Article 4 de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations.
  • [10]
    Article L. 1133-1 du Code du Travail.
  • [11]
    Sauf devant les juridictions pénales.
  • [12]
    Marie-Thérèse Lanquetin, op. cit.
  • [13]
    Les bilans sociaux établissent ainsi des mesures de l’égalité salariale entre hommes et femmes. L’absence d’outils de statistiques ethniques empêche par contre toute évaluation sérieuse ou standardisée de l’égalité entre personnes de phénotypes différents.
  • [14]
    Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.
  • [15]
    Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat, Paris, Gallimard, 1999.

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