Couverture de SOPR_017

Article de revue

Quand le psychologique prend le pas sur le social pour comprendre et conduire des changements professionnels

Pages 1 à 11

Notes

  • [1]
    Centre de Sociologie du Travail, de l’Emploi et de la Formation, Université Libre de Bruxelles.
  • [2]
    Si l’on ne peut nier que ces pratiques psychologiques constituent pour les responsables d’organisation une solution économique qui évite de remettre en cause des systèmes établis, ou même des méthodes pour désamorcer les conflits sociaux ou « casser les syndicats, casser les collectifs, amener de la désolidarisation généralisée » (E. Enriquez), les cas présentés ici montrent surtout les bonnes intentions qui animent les acteurs lorsqu’ils y font appel : intention de démocratisation scolaire de la part des enseignants ; souci de préparation des étudiants aux nouvelles attentes de l’entreprise de la part des animateurs du « Projet Personnel et Professionnel » ; préoccupation de l’institution carcérale pour l’intégrité physique et psychique de ses personnels ; volonté des conseillers pour l’emploi d’apporter, faute de prise sur l’offre d’emploi, un soutien moral aux chômeurs ; etc.

1Dans de multiples situations professionnelles, un langage d’inspiration psychologique semble aujourd’hui s’imposer comme intermédiaire privilégié pour décrire, évaluer, interpréter et transformer des réalités de travail et d’emploi. En témoignent les nombreux dispositifs élaborés à partir de catégories psychologiques qui, des tests de personnalité au coaching, en passant par les stages de développement personnel ou de gestion du stress, les cellules d’écoute, les formations à l’analyse transactionnelle, sont destinés à des profils socioprofessionnels de plus en plus larges et différenciés, dans l’entreprise mais aussi dans les secteurs de l’insertion professionnelle, du travail social ou même associatif. Ces dispositifs constituent la partie la plus immédiatement visible d’une diffusion plus large, inscrite dans le langage ordinaire des acteurs au travail, d’une tendance à focaliser l’attention sur ce qui se joue en situation de travail dans l’ordre du psycho-affectif, à expliquer et évaluer les comportements par des effets de personnalité, à décrire les difficultés au travail sous le seul angle intersubjectif, à penser leur résolution par un « travail sur soi », etc.

2Ces constats posent la question de la psychologisation des rapports de travail, entendue comme la substitution à un langage politique, organisationnel ou social d’un langage psychologique pour énoncer, analyser et résoudre des problèmes de travail et d’emploi.

3Ce mouvement a pu être analysé par les sociologues comme un prolongement du processus sociohistorique de civilisation analysé par Norbert Elias (1974) et caractérisé par une intériorisation du contrôle social et une individualisation grandissantes. S’il est d’abord établi à propos des institutions psychiatriques, et interprété comme une nouvelle pratique du pouvoir visant un « gouvernement de soi par soi » (Foucault, 2003), c’est son expansion en dehors des murs des « institutions totalitaires » (Goffman, 1961) ou du colloque singulier de la cure et à seule destination de personnes souffrant de troubles mentaux, qui a ensuite fait l’objet d’attention. Cette dynamique, qui a conduit au recours à une compétence psychologique en dehors du champ de la santé mentale, pour le champ médico-social puis celui du travail et de l’entreprise, a pu être désignée comme un « passage du thérapeutique au para-thérapeutique, puis à l’extra-thérapeutique » (Castel, 1981). C’est enfin le constat de la diffusion massive d’une culture psychologique qui a été réalisé. Portée par un contexte de recomposition des rôles sociaux et des institutions et appelant à la mobilisation et à la responsabilisation permanentes de l’individu (Ehrenberg, 1991, 1998), soutenue par les médias et entretenue par l’intervention sur la scène publique d’acteurs désignés « psys », cette diffusion est définie par des formes de vulgarisation et de banalisation des schèmes d’interprétation psychologiques, que tout un chacun peut adopter (parlant alors de « son œdipe ou de sa difficulté à faire son deuil » (Mehl, 2003, p. 20).

4Or, précisément, dans cet ensemble, les sociologues ont peu montré les situations concrètes et pratiques effectives d’appropriation des catégories psychologiques par les acteurs. C’est seulement au détour de récents travaux en sociologie de l’action publique, de l’intervention sociale ou du travail, que cette perspective sur la psychologisation des rapports sociaux a pu être abordée et contribuer ainsi à renouveler la problématique. Celle-ci était d’ailleurs dans ces recherches moins considérée comme une question a priori que comme un résultat, découvert au gré des enquêtes de terrain, à travers la description et l’analyse des transformations du travail social (Fassin, 2004 ; Bresson, 2006) et des pratiques de rationalisation de l’activité de travail (Buscatto, 2002), de prise en charge de tensions professionnelles (Loriol, 2000), de formation pour cadres (Brunel, 2004) ou de gestion de l’emploi (Stevens, 2005).

5Ce numéro de Sociologies Pratiques est né de l’intention de réunir des travaux empiriques sur ces processus à l’œuvre dans le monde du travail. Il propose d’explorer les différentes manières, sur des terrains volontairement variés, qu’ont les acteurs de s’emparer d’un langage psychologique (ou de se le voir imposer) pour décrire une réalité et agir sur elle. En donnant à voir la multiplicité des formes concrètes de psychologisation des rapports de travail, l’objectif poursuivi est de ne pas rester immergé dans cette culture psychologique, voire de se démarquer de la « tentation psy » qui conduit à penser toute technologie d’inspiration psychologique comme une solution « naturelle » face à des difficultés de toutes sortes.

6Ce qui est d’ailleurs désigné sous ce vocable de « psy » recouvre des réalités multiples. Les acteurs concernés peuvent être psychiatres, psychologues, psychanalystes, psychothérapeutes. Ils s’appuient sur des approches théoriques différentes voire concurrentes, et ont des niveaux de formation, des dynamiques professionnelles et des formes d’organisation collective bien distincts. Ces professionnels de la santé mentale n’ont pas le monopole de l’usage des langages psychologiques : dans de nombreux contextes, et particulièrement dans les entreprises et les organisations intermédiaires de l’emploi, des intervenants aux trajectoires sociales et professionnelles hétérogènes proposent leur panoplie de pratiques d’inspiration psychologique, sorte de « boîte à outils » constituée à partir de savoirs et de techniques psychologiques hétéroclites, diversement appropriés. Si ces acteurs s’appuient sur le mouvement d’extension des champs d’action de la (des) psychologie(s), ils y contribuent fortement en retour, faisant ainsi du processus de psychologisation des rapports sociaux un processus intrinsèquement pluriel.

7Les contributions réunies ici témoignent de cette multiplicité des formes de psychologisation des rapports de travail. De par les contextes étudiés tout d’abord : on visitera aussi bien des entreprises de pompes funèbres, une grande banque française, des organismes d’aide à la recherche d’emploi, que des prisons, un centre médico-psycho-pédagogique, des écoles ou un institut universitaire. De par les acteurs professionnels qui les produisent ensuite : on observera successivement les pratiques de psychiatres, psychologues cliniciens, psychanalystes, coachs, conseillers pour l’emploi, formateurs, animateurs de « Projet Personnel et Professionnel » ; ou ceux qui sont visés : on suivra tour à tour des cadres supérieurs, opérateurs, chômeurs, surveillants de prison, éducateurs, enseignants et élèves, étudiants. De par leurs logiques pratiques et leurs effets, multiples voire contradictoires, enfin : on observera aussi bien des dynamiques d’accentuation des inégalités et fragilités sociales que des formes de résistance et de détournement, individuelles comme collectives. Au final, le numéro donnera à voir un processus qui, s’il est ancien, n’est ni linéaire, ni homogène, ni dominant.

La construction sociale du processus de psychologisation des rapports sociaux

8Robert Castel et Eugène Enriquez rappellent l’inscription historique de ce processus en ouverture du numéro, en la faisant remonter à la Renaissance. C’est durant cette période que l’idée même d’individu émerge, et à la suite de laquelle se succéderont des conceptions différenciées, parfois idéologiquement antagonistes, de l’individu, qui mettront successivement l’accent sur sa liberté d’entreprendre, ses relations d’interdépendance ou son inscription dans les rapports de production, son rôle social, et enfin sa subjectivité.

9Les auteurs soulignent le rôle majeur de la psychanalyse dans cette dernière évolution, mais également dans le mouvement de psychologisation qu’elle amorça en remettant progressivement en cause la distinction entre normal et pathologique. Sur ce terrain, elle fut reprise et dépassée par les thérapies dites « nouvelles », issues du « mouvement du potentiel humain » né en Californie dans les années 1960 autour d’Abraham Maslow et de Carl Rogers. Désignées « thérapies pour normaux » et proposant à tous un « mieux-être », ces dernières offrirent une conception élargie de la relation thérapeutique et un cadre plus court et pragmatique, rencontrant de ce fait un large public, dans des champs variés.

10Dans celui du travail et de l’entreprise, ces pratiques ouvrirent de nouvelles perspectives d’application et supplantèrent en partie celles qui existaient déjà et s’étaient succédé depuis le début du xxe siècle, entre les tests psychotechniques utilisés pour orienter les individus vers des emplois conformes à leurs aptitudes (Le Bianic, 2005) et les interventions psychosociologiques de l’après plan Marshall (Boltanski, 1981) pensées, comme le souligne ici Eugène Enriquez, pour faciliter les relations au sein des collectifs de travail.

11Ces évolutions des pratiques d’inspiration psychologique dans le monde du travail se poursuivent depuis, toujours sous l’influence des innovations thérapeutiques et de l’arrivée de nouveaux acteurs professionnels, ainsi que des transformations des formes d’action publique et des demandes d’intervention dans l’entreprise. Elles se nourrissent des changements des structures sociales et économiques et des contextes idéologiques, parmi lesquels Castel et Enriquez désignent dans les dernières décennies une décollectivisation du travail, un « nouveau régime du travail » ou plus largement une « précarisation généralisée des rapports sociaux » qui exigent de l’individu apprentissage constant et « travail sur soi-même ». Elles contribuent à la construction sociale d’une figure du travailleur toujours changeante : « le travailleur “apte” de la psychotechnique, le travailleur “motivé” de la psychosociologie, le travailleur “autonome” de la psychologie clinique du travail » (Le Bianic, 2005, p. 21), ou encore le travailleur « entrepreneur de soi » des approches cognitivo-comportementalistes (Stevens, 2005).

Un mouvement en extension, dans des univers professionnels diversifiés…

12Les articles de ce numéro montrent ce mouvement d’extension par la diversité actuelle des espaces d’action mais aussi des usages de pratiques d’inspiration psychologique.

13En premier lieu, le psychologique est désigné comme une évidence pour résoudre des tensions au travail qui se révèlent sous un registre individuel et psychique (stress, dépression, harcèlement moral, etc.). Proposé par les responsables d’organisation ou réclamé par les acteurs professionnels eux-mêmes, il est considéré comme une réponse immédiate à des souffrances, que celles-ci touchent par exemple les surveillants de prison face à la pénibilité de leurs conditions de travail (C. Rostaing) ou les agents des pompes funèbres à qui il est demandé davantage d’investissement personnel au travail (J. Bernard).

14Le psychologique est également convoqué pour penser les interactions au travail et inspire de nombreux dispositifs visant une « bonne gestion » de ces interactions. Cela concerne des activités de services dans lesquelles la dimension relationnelle avec les clients ou les usagers revêt un enjeu déterminant ; on le voit par exemple à travers les dispositifs de formation visant l’acquisition de compétences d’« accompagnement » des clients endeuillés, ou la pacification des relations entre personnels pénitentiaires et détenus. Cela touche également des situations de travail inscrites dans les nouveaux modes d’organisation (transversaux, par projet, etc.) qui exigent des attitudes d’autocontrôle dans les contacts avec les partenaires de travail (pairs, fournisseurs, supérieurs hiérarchiques) ; on l’observe notamment avec le coaching qui apprend aux cadres supérieurs à jouer de la présentation de soi (S. Salman).

15Une troisième raison de recours au psychologique que l’on peut ici observer est de pallier l’incertitude et la discontinuité des parcours d’emploi contemporains. Qu’il s’agisse de procurer aux étudiants des techniques censées faciliter leur insertion dans l’entreprise (S. Tralongo), de donner aux chômeurs des outils de « connaissance de soi » pour définir un nouveau projet professionnel (S. Divay), ou même de proposer aux cadres supérieurs les services d’un coach pour réorienter leurs carrières bloquées, les pratiques d’inspiration psychologique visent ici l’adoption d’un nouveau rapport à l’emploi et de nouveaux comportements, enjoignant chacun à devenir autonome, mobile, responsable.

16Enfin, dans certaines activités, le langage psychologique est constitutif des acteurs professionnels comme les psychologues, psychiatres et psychomotriciens d’un établissement du secteur médico-social (S. Morel), ou fait l’objet d’une longue tradition de cadrage de l’activité professionnelle, comme à l’école élémentaire où il est au cœur d’orientations et de dispositifs pédagogiques (S. Bonnéry). Dans ces cas, on peut observer des formes de débordement de ses usages en dehors de l’activité clinique vers des situations professionnelles plus larges (notamment d’interprétation de comportements et de relations entre collègues), ou plus largement une tendance à sa prédominance sur d’autres schèmes d’interprétation (cognitifs, sociologiques, etc.).

17Ces exemples illustrent combien le registre psychologique peut s’imposer aux acteurs institutionnels et professionnels comme « allant de soi » pour faire face aux transformations de l’organisation du travail et du marché de l’emploi. Ils permettent également de saisir comment ce mouvement s’auto-alimente : l’introduction d’un registre psychologique pour analyser une situation peut conduire à la mise en œuvre d’un dispositif d’inspiration psychologique qui contribue en retour à la diffusion de schèmes d’interprétation psychologique qui, à leur tour, inciteront à une action psychologique, etc. L’analyse de Corinne Rostaing sur la diffusion de ce type de pratiques dans les prisons est particulièrement révélatrice : la prise en charge psychiatrique des détenus, déjà ancienne, s’est tout d’abord largement diversifiée et étendue, jusqu’à s’adresser finalement au personnel de surveillance lui-même, par le biais de formations assurées par les différents intervenants « psy ». Tout ceci a soutenu le partage par l’ensemble des acteurs pénitentiaires de catégories psychologiques pour analyser aussi bien les comportements des détenus que leurs propres difficultés au travail. De même, Julien Bernard souligne le processus de « contagion » de la psychologisation de la « relation client » à la gestion des salariés.

18Si cette diffusion se poursuit, c’est sans doute aussi parce que, sous certains angles, ces pratiques psychologiques donnent satisfaction. Ainsi, plusieurs articles montrent leur rôle de formation professionnelle qui permet aux travailleurs d’enrichir leur répertoire d’action et de se doter de nouvelles compétences ; Stanislas Morel souligne également combien l’appropriation des catégories psychologiques confère au personnel non soignant et aux rééducateurs une plus grande légitimité professionnelle et requalifie symboliquement leur travail. Mais c’est aussi parce que ces pratiques apparaissent bien souvent aux yeux des acteurs comme les seules réalisables dans un système de production qui a complexifié (voire placé hors d’atteinte) les interdépendances organisationnelles et éloigné les centres réels de décision. Se sentant bien souvent impuissants à « changer l’ordre du monde », les responsables d’organisations jugent alors plus facile de transformer les dispositions des travailleurs ou des demandeurs d’emploi plutôt que leurs conditions de travail. Ces derniers, empreints bien souvent des mêmes sentiments et ne pouvant s’appuyer sur des équipes de travail désormais fluctuantes ou des collectifs politiques ou syndicaux déstabilisés, tentent de s’adapter tant bien que mal à leur contexte.

19Ce faisant, tous ont tendance à délaisser les registres dans lesquels ils décrivaient jusqu’alors leur situation de travail : technique, organisationnel, institutionnel, politique, social, etc. Et les causes objectives des dysfonctionnements, conflits, mal-être, et autres difficultés, sont ainsi, volontairement ou non [2], ignorées.

… produisant des effets d’aveuglement des déterminants sociaux…

20Tous les articles mettent en évidence les effets d’invisibilisation des déterminants sociaux que produisent ces pratiques d’intervention psychologique.

21Stéphane Bonnéry montre ainsi que les interprétations psychologisantes de l’expérience scolaire multiplient les situations de « malentendu socio-cognitif » et entretiennent dès lors les inégalités sociales de réussite. Dans un même ordre d’idées, Stéphanie Tralongo note que ce sont les performances scolaires des étudiants (et particulièrement leur rapport à l’écrit) et leur rapport aux études et au monde professionnel, largement définis par les socialisations familiales, qui sont véritablement décisifs dans le dispositif « Projet Personnel et Professionnel ». Scarlett Salman montre également que le coaching masque l’importance du diplôme dans la carrière des cadres dirigeants au profit d’explications en termes de « savoir-être ». Julien Bernard dévoile quant à lui les risques de naturalisation des compétences des femmes au sein des pompes funèbres qui, par leurs supposées plus grandes « empathie » et « douceur », seraient plus à même d’occuper les postes d’accueil des clients endeuillés, produisant alors une division sexuée du travail. Corinne Rostaing parle d’une surestimation des troubles psychiques des détenus qui évite d’interroger leurs conditions de détention ou le sens de leur peine ; elle estime également que la réponse psychologique aux difficultés des surveillants « ne traite pas d’une question de fond, celle de la dégradation des conditions de vie et de travail liées à la surpopulation carcérale ». Enfin Sophie Divay analyse les pratiques des conseillers pour l’emploi qui, en se focalisant sur le « travail sur soi » que doivent réaliser les chômeurs, occultent les réalités du marché du travail.

22Ces modes psychologiques d’intervention ont ainsi tendance à sous-évaluer ou à ignorer les déterminations sociales qui pèsent sur les comportements. Dès lors, ils contribuent à les renforcer. D’une part parce qu’ils conduisent chacun à s’attribuer l’origine de ses difficultés, induisent une « normalisation de l’individu », renforcent des comportements d’auto-contrôle, et peuvent aboutir à des formes d’acceptation des places socialement assignées. D’autre part, parce que, impensées, les logiques sociales ne font pas l’objet d’une réflexion, d’un dispositif ou d’une politique visant à les compenser. On voit alors dans ces phénomènes une accentuation des processus de responsabilisation individuelle et de dépolitisation des rapports sociaux, susceptibles de fragiliser davantage les individus.

23Ces constats sur le mouvement d’extension de pratiques psychologiques et ses effets ne doivent cependant pas laisser penser à un processus exclusif et dominant qui ne rencontrerait aucune forme d’opposition, de résistance, de détournement. Les contributions rapportent au contraire que les acteurs peuvent refuser l’imposition de schèmes psychologiques, que certains contextes organisationnels empêchent de les utiliser, ou encore que d’autres registres d’interprétation et d’action demeurent.

… mais rencontrant des résistances et des retournements

24Si l’on observe bien une multiplication de dispositifs d’inspiration psychologique, leur place dans les institutions, les politiques de gestion des ressources humaines ou les situations de travail quotidiennes reste bien souvent limitée et amène parfois à relativiser certaines conclusions sur leurs effets. Le cas des « psychologues des coursives », qui disposent d’un faible temps de travail auprès des surveillants et d’un statut de vacataires, réduisant leurs possibilités d’action, est à ce titre significatif. Celui des coachs également, dont les services sont réservés à quelques cadres supérieurs dans les grandes entreprises et dont les pratiques restent marginales à côté de formations ou de dispositifs de mobilité professionnelle.

25La place et le rôle de ces opérations peuvent également être mis à distance, refusés ou détournés par les acteurs concernés. Ainsi, les surveillants de prison expriment une certaine méfiance à l’égard des services psychologiques qui leur sont proposés et les utilisent peu, préférant même après un événement traumatisant se tourner vers leurs collègues de travail, leurs proches et leurs responsables hiérarchiques. Autre exemple : le cadre coaché « n’est pas dupe de l’externalisation du problème par le coaching » et se montre stratège face à son coach et son supérieur hiérarchique pour retrouver une position jugée satisfaisante. Les secrétaires du centre médico-psycho-pédagogique perçoivent la charge de travail supplémentaire que produit leur implication dans les activités thérapeutiques, sans que soient pour autant changés les rapports d’autorité et les rétributions, et refusent dès lors d’y contribuer. Les rééducateurs critiquent la « toute-puissance des psys » et remettent en cause l’intérêt de la psychanalyse, perçue comme un instrument de domination.

26C’est en partie pour ces raisons que le registre psychologique est rarement dominant et coexiste avec d’autres langages. L’exemple le plus saisissant est celui des « psys » eux-mêmes, rapporté par Stanislas Morel : alors qu’ils font ordinairement reposer leur logique professionnelle sur une mise à distance des catégories administratives, ils font appel en situation de conflit à ce registre institutionnel, ainsi qu’à un registre syndical.

27Il arrive également que le langage psychologique ne se traduise pas vraiment dans les pratiques et ressemble dès lors à une rhétorique institutionnelle ou professionnelle visant à valoriser et légitimer des positions. C’est ainsi que derrière le souci affiché des pompes funèbres d’une gestion psychologique de leurs clients, les pratiques des agents funéraires et les savoirs qu’ils mobilisent demeurent techniques (maîtrise des soins de conservation du mort), administratifs (connaissance des procédures et déclarations à faire à la suite d’un décès) ou encore sociaux (respect des gestes religieux, des rituels cérémoniels, etc.).

28Enfin, même lorsque des outils psychologiques sont fortement inscrits dans les pratiques professionnelles, il arrive que des changements institutionnels les restreignent voire les fassent disparaître, de sorte que leur place n’est jamais assurée. C’est ce qu’indique Sophie Divay lorsqu’elle montre de quelle manière les récentes réformes du traitement du chômage obligent les conseillers à réduire considérablement la part de leur activité consacrée à l’écoute et au travail d’introspection du chômeur pour donner la priorité à un retour rapide à l’emploi.

29Pour toutes ces raisons, le processus de psychologisation des rapports de travail doit être considéré comme un mouvement susceptible de connaître des avancées et des reculs en fonction des contextes et des situations ; mais également comme un mouvement ambivalent qui fait des catégories d’interprétation et d’action psychologiques tantôt des ressources, tantôt des contraintes, selon les propriétés des acteurs impliqués et les usages qu’ils peuvent en faire.

30Dans ces dialectiques, n’entend-on d’ailleurs pas aujourd’hui davantage de voix s’élever contre une tendance hégémonique du psychologique qui proposerait, comme ce numéro le présente, de réguler les activités sociales relatives à tous les moments de la vie, « du berceau à la tombe » ? La récente médiatisation des suicides dans de grandes entreprises et les démarches des syndicats pour les faire reconnaître comme accidents du travail peuvent le laisser penser. Ces actions ont d’une part mis en évidence la persistance voire l’accentuation de certains phénomènes de fragilisation individuelle malgré les expériences psychologiques existant parfois de longue date ; elles ont ainsi publiquement insisté sur le fait que les dispositifs d’écoute et les divers soutiens psychologiques ne résolvaient pas tout. Elles ont d’autre part désigné les formes d’organisation et de management et les conditions de travail comme principales responsables. Aussi, à côté des « observatoires du stress » mis en place par les syndicats et les directions d’entreprise (souvent de manière concurrente), on observe des démarches inédites d’intervenants pour objectiver les risques dits « psychosociaux » et leurs causes organisationnelles (et pas seulement individuelles), et pour apporter des solutions alternatives à la seule prise en charge psychologique. Dans ces démarches, il semble particulièrement éloquent que certains coachs (précisément parmi ceux formés à la psychosociologie) montrent leur préoccupation de ne pas accentuer la responsabilisation individuelle et cherchent de nouveaux modes d’intervention qui impliqueraient davantage les décideurs et leurs actions sur l’organisation.

31Faut-il voir dans ce mouvement de dénonciation renouvelée de la psychologisation un effet de « contre-balancier » face à l’importance prise par le processus ? Faut-il y repérer le succès d’une critique menée par différents acteurs qui analysent ou interviennent dans l’entreprise et l’action sociale : les syndicalistes qui voient là un enjeu déterminant dans leur rapports de force avec les employeurs ; les médecins du travail également, bien souvent premiers acteurs institutionnels amenés à constater les pathologies liées au travail ; certains segments des professions « psy- » eux-mêmes qui refusent de se voir attribuer des activités dans lesquelles ils estiment ne plus faire de psychologie, et qui contestent leur perte de contrôle des usages de leurs savoirs par les travailleurs sociaux, formateurs et intervenants divers (Fassin, 2004 ; Bresson, 2006) ; enfin les sociologues qui, affirmant leur divergence épistémologique, rappellent que « le fait social est premier, le fait psychologique n’est qu’une séquelle » ? Faut-il distinguer là un « retour de la question sociale », une recollectivisation des problèmes, une repolitisation des questions de travail ?

32S’il est sans aucun doute trop tôt pour répondre à ces interrogations, toujours est-il que ces initiatives nouvelles laissent percevoir un vaste champ d’action pour une sociologie qui cherche aujourd’hui de nouveaux modes de professionnalisation.

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Date de mise en ligne : 28/10/2008

https://doi.org/10.3917/sopr.017.0001

Notes

  • [1]
    Centre de Sociologie du Travail, de l’Emploi et de la Formation, Université Libre de Bruxelles.
  • [2]
    Si l’on ne peut nier que ces pratiques psychologiques constituent pour les responsables d’organisation une solution économique qui évite de remettre en cause des systèmes établis, ou même des méthodes pour désamorcer les conflits sociaux ou « casser les syndicats, casser les collectifs, amener de la désolidarisation généralisée » (E. Enriquez), les cas présentés ici montrent surtout les bonnes intentions qui animent les acteurs lorsqu’ils y font appel : intention de démocratisation scolaire de la part des enseignants ; souci de préparation des étudiants aux nouvelles attentes de l’entreprise de la part des animateurs du « Projet Personnel et Professionnel » ; préoccupation de l’institution carcérale pour l’intégrité physique et psychique de ses personnels ; volonté des conseillers pour l’emploi d’apporter, faute de prise sur l’offre d’emploi, un soutien moral aux chômeurs ; etc.

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