Notes
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[1]
Cette recherche a reçu un financement du Département des Etudes (DEPS) du Ministère de la Culture. Je remercie les lecteurs anonymes de Sociologie de l’art pour leurs remarques et suggestions.
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[2]
Le public des spectacles de rue et des concerts de musiques nouvelles a nettement augmenté au cours de la dernière décennie tandis que celui des concerts de musique classique a diminué et vieilli (Donnat 2009 : 179).
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[3]
Levine 1988, Lagrave 1972, Descotes 1964, Yon 2005.
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Proust 2005 : 116.
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Dont la moitié était des répondants à l’enquête Pratiques Culturelles des Français de 2008.
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[6]
Levine 1988.
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DiMaggio 1987.
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[8]
Ravel 1999 ; Corbin 1991 ; Féret 2012.
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[9]
Yon 2005 : 331.
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[10]
L’enquête Pratiques Culturelles des Français de 2008 montre qu’il y a seulement 4 % de spectateurs qui vont seuls au théâtre, contre 9 % dans le cas des visiteurs de musée et 38 % des spectateurs de cinéma (dont 7 % souvent seuls) Donnat 2009.
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[11]
Pasquier 2012 et 2013.
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[12]
Broth 2002 : 39. On n’abordera pas ici les travaux sur la réception différenciée des pièces par les spectateurs qui pose un problème de nature différente. Mervant-Roux a montré qu’il n’existe pas une perception monolythique d’un spectacle : les spectateurs voient différemment la même pièce, notamment selon la place qu’ils occupent en termes de distance physique à la scène. Mervant Roux 1997.
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Broth 2002 : 76.
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Goffman 1973.
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[15]
Ravar et Andrieu 1964.
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[16]
Hennion et als 2000 : 222.
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[17]
Rauch 2008.
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[18]
Biet et Neveux, 2007.
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[19]
Une analyse de la transformation des positions spectateurs/acteurs dans ce spectacle a été faite par Marie Madeleine Mervant-Roux : elle parle d’association entre un jeu du premier type (le travail théâtral des acteurs) et un jeu du second type (le soutien d’un public complice), « les spectateurs participant acceptant tacitement que leurs réactions successives s’intègrent pour les autres spectateurs à un ensemble qu’ils ne maitrisent pas eux-mêmes » (Mervant-Roux, 2000). Le théâtre de rue reprend ce principe avec des spectateurs en mouvement qui participent à la représentation. Le doctorat d’Anne Gonon sur les relations acteurs spectateurs dans le théâtre de rue montre à quel point cette présence corporelle des spectateurs dans le déroulé des pièces modifie leur réception de celles-ci. (Gonon 2007).
« Le théâtre, y a ce côté officiel où tu es posé sur une chaise, et tu dois aller jusqu’au bout »
Introduction [1]
1Dans un contexte où la consommation de la culture s’accompagne d’une grande tolérance au relâchement corporel et encourage la participation des publics, les normes de comportement qui sont dictées aux spectateurs de théâtre revêtent un réel caractère d’exceptionnalité. La plupart des pratiques culturelles se sont désacralisées et routinisées. La lecture ou l’écoute musicale accompagne les trajets dans les transports et s’accommode de discontinuité. La culture audiovisuelle s’est repliée sur le foyer où elle est consommée avec décontraction et sans concentration particulière. Le cinéma tolère de plus en plus de convivialité dans ses salles, les concerts de musiques nouvelles encouragent leurs publics à bouger, les arts de la rue s’accommodent d’une audience de passage [2]. Au théâtre, même s’il y a d’indéniables différences selon les salles et les répertoires, les spectateurs ont appris et accepté de se plier à une étiquette stricte : arriver avant le début de la pièce, s’asseoir à une place désignée, ne pas bouger et ne pas parler pendant le spectacle, réagir ou applaudir à des moments précis. C’est un phénomène d’autant plus surprenant qu’il est relativement récent – un peu plus d’un siècle nous disent les historiens- et qu’il s’est opéré à rebours de l’évolution générale vers une plus grande décontraction dans la consommation de la culture.
2Pendant longtemps, les publics du théâtre se sont montrés indisciplinés, usant de leur droit de spectateur pour tyranniser les acteurs, contester le texte des auteurs et interpeller les autres spectateurs [3]. Serge Proust s’est intéressé à cette « domestication du corps du spectateur », et l’analyse comme une affirmation progressive de la spécificité de la scène qui s’est faite en plusieurs étapes : expulser les spectateurs de la scène, asseoir le parterre, plonger la salle dans l’obscurité, réduire le public au silence. Ce travail sur le corps, dit-il, a été l’objet d’une éducation à de nouvelles normes de comportement portées par les classes moyennes éduquées, et au fondement du « théâtre d’art tel qu’il se constitue à la fin du XIX° siècle ». [4] Elles sont aujourd’hui en vigueur pour une partie seulement du spectacle vivant : l’opéra, la musique classique, le théâtre. Comment des spectateurs contemporains vivent-ils cette expérience culturelle atypique ? C’est la question qui sera posée ici, à partir d’une enquête menée par entretiens auprès de 80 spectateurs de théâtre, vivant dans différentes régions françaises [5]. Nous les avons interrogés sur leurs perceptions des contraintes de la posture de spectateur, mais aussi sur leurs perceptions des autres spectateurs présents dans la même salle. Enfin, nous avons cherché à discuter avec eux de la particularité de l’expérience du spectacle vivant, et bien sûr du lien avec les acteurs.
3Il existe une certaine variabilité des points de vue sur toutes ces questions, selon qu’il s’agit de spectateurs assidus ou occasionnels, fréquentant ou non le théâtre privé, dans des salles de province ou à Paris. Il existe toutefois un consensus sur deux points : le respect de la performance de l’acteur pendant la représentation, et l’acceptation globale des normes de comportement attendues dans une salle de théâtre. On examinera dans une première partie du texte les arguments qui sont mobilisés pour fonder ce consensus. On verra ensuite qu’il est perçu comme indispensable pour que puisse advenir la montée en charge émotionnelle de la performance. La représentation peut être alors étudiée comme une situation interactionnelle, durant laquelle les spectateurs doivent opérer un travail d’ajustement des comportements à celui des autres spectateurs et des acteurs. En même temps, si la norme est intériorisée, elle n’est pas toujours facile à respecter. Par moments, le corps reprend ses droits : les réactions négatives à un spectacle peuvent susciter chez certains spectateurs des manifestations physiques de désengagement de la situation, parfois incontrôlables, parfois volontaires. Comment cette rupture des normes de comportement est-elle vécue par les acteurs et les autres spectateurs ? C’est la question qui sera étudiée dans une dernière partie, en distinguant les écarts à la règle qui sont perçus comme une rupture de l’interaction et ceux qui sont jugés acceptables car relevant de pratiques de « coulisses », au sens goffmanien de ce terme.
Le respect de l’acteur
4Levine a analysé l’éducation d’un public de théâtre dans son travail sur les représentations du répertoire shakespearien aux États-Unis durant la seconde moitié du XIXe siècle [6]. Avant d’être un auteur de référence joué dans les théâtres huppés de la côte Est, Shakespeare était l’auteur le plus populaire d’Amérique. On jouait ses pièces partout, dans des auberges comme sur les bateaux qui remontaient le Mississipi, le public se recrutait dans toutes les classes sociales et à tous les âges, les spectateurs n’avaient aucun respect pour les acteurs et les acteurs aucun respect pour le texte, qui était tronqué et entrecoupé d’intermèdes burlesques. De nouveaux entrepreneurs culturels de la côte Est vont parvenir en quelques décennies à programmer un public de théâtre très différent [7]. On construit des salles dédiées. L’augmentation du prix des places entraîne un déclin radical de la mixité sociale. Le respect du texte devient une règle. On fait la chasse à la manifestation des émotions et à la participation des spectateurs. On apprend quand applaudir. Shakespeare est devenu un auteur classique.
5Le changement de la relation aux comédiens sur scène est tout particulièrement spectaculaire : au XVIIIe siècle les acteurs étaient systématiquement humiliés et le parterre pouvait décider du sort d’une représentation [8]. Les huées et les sifflets s’exerçaient spécifiquement à l’encontre des acteurs, ce que Jean-Claude Yon explique à propos du XIXe siècle « par le sentiment de supériorité sociale que ressent la majorité des spectateurs par rapport aux artistes qui se produisent sur scène » [9]. Aujourd’hui rien de tel : l’acteur de théâtre n’est non seulement pas méprisé, mais il semble même jouir d’un statut privilégié auprès de son public par comparaison avec ses homologues du cinéma et de la télévision.
6C’est aussi que l’unicité de l’expérience théâtrale est fondée sur cette interaction physique entre comédiens et spectateurs. Les spectateurs y puisent leur goût pour le théâtre : « Il y a des vrais gens qui sont sur une scène, ils jouent à telle heure à tel endroit, et si on les loupe, on n’est pas sûr de pouvoir y retourner ». C’est ce qui fait tout le prix de ces sorties et explique que les spectateurs puissent parfois placer le théâtre très au-dessus de formes culturelles infiniment plus faciles à pratiquer :
« Il y a le côté vivant que la télévision ou le cinéma n’a pas. Vous avez l’impression, enfin un peu, c’est peut-être présomptueux, mais de communier avec les acteurs… Et le film, c’est beaucoup plus difficile, c’est une représentation… enfin j’ai l’impression, par rapport à ma personnalité, le théâtre, on a l’impression que c’est vécu, que ça sort de la personne et tout, alors qu’au cinéma, ça fait plus… Ils font cinq, dix plans pour que ce soit parfait et tout ! C’est pas la perfection que je recherche… c’est la sincérité, le premier jet, je dirais ! Le cinéma est juste un écran et j’ai l’impression d’être passive. Lorsque que vous êtes près de la scène en général, vous sentez l’émotion et la chair de poule. J’ai une impression de vie quand je vais au théâtre alors que je ne la ressens pas quand je vais au cinéma. Dans un cas, on a des gens en face de soi, et dans l’autre cas on a l’écran ! C’est quand même pas pareil ! C’est plus vivant….
8Les spectateurs de théâtre se disent individuellement concernés par la performance que l’acteur leur présente. Dans les entretiens, ils multiplient les exemples du contrat personnel qui les lie aux comédiens sur scène :
« Je pars du principe que les acteurs nous invitent un peu dans leur création. Quand vous êtes invité chez quelqu’un, vous partez pas avant la fin de la soirée, enfin, je sais pas, moi, ça me semble inconcevable. Moi je reste en place, par politesse pour les artistes et…pour tout le monde quoi ! Parce que partir c’est pas poli. Pour tout le monde. Des fois on se force. Comme là, bon Les Misérables, bon, bah je me suis forcée à rester… »
10« Politesse », « invitation », les mots sont forts, et témoignent du fait que les spectateurs sont conscients du rôle qu’ils jouent dans la production d’un spectacle. Mais le registre du respect du travail est tout aussi présent. Et cette interviewée explique fort bien la spécificité du contrat de présence avec l’acteur de théâtre par rapport à celui qui la lie à d’autres créateurs :
« Je sais pas, pour moi, si je vais voir une pièce, c’est comme… c’est comme si je passais un contrat, je vais la voir jusqu’au bout ! Alors après, on aime ou on n’aime pas, mais y a un respect du travail fait par l’autre, enfin… Oui, pour moi, c’est choquant ! Je m’engage, quand je rentre dans la pièce, je m’engage à assister au spectacle jusqu’à la fin ! Sinon je trouve c’est un peu facile ! Si ça va pas, on part, enfin on peut appliquer ça à plein d’autres situations et c’est une solution de facilité ! À la télé, j’arrêterais facilement de regarder… Mais ouais, je pense qu’y a cette histoire quand même de la personne qui est en face de nous ! Elle est en train de travailler, on visionne pas quelque chose qui est filmé ! Et la personne, elle voit qu’on part ! Non, moi j’ai envie d’écouter jusqu’à la fin, ce qu’elle est en train de travailler ! Alors que le livre, vous pouvez le fermer, personne, euh, l’auteur, il le saura pas… »
Faire public : une situation interactionnelle fragile
12Liens avec l’acteur mais aussi liens entre spectateurs. Ces derniers sont de deux sortes : des liens d’interconnaissance et de complicité entre les spectateurs qui sont venus ensemble assister à la représentation et qui sont assis les uns à côté des autres [10] ; et un simple contrat d’association avec les autres spectateurs avec lesquels ils partagent l’expérience d’une représentation particulière. De façon générale, nos entretiens ont montré que les spectateurs sont très attentifs aux réactions des autres spectateurs, surtout bien sûr à celles de ceux qui les ont accompagnés pour la sortie. Cette transmission par proximité des émotions, négatives comme positives, ne véhicule pas la même charge émotionnelle selon les configurations d’accompagnement. On a ainsi pu opposer la sortie en couple, qui peut susciter une fois dans la salle une certaine inquiétude si l’un des conjoints – généralement l’homme – témoigne d’un désintérêt pour la représentation, et de l’autre, la sortie en groupe d’amis, où il existe au contraire une complicité entre les membres qui permet ensuite de rire ensemble de l’échec d’une expérience théâtrale [11].
13Mais c’est avec les spectateurs que l’on ne connaît pas que la mise en accord est la plus difficile à opérer. Comme le souligne Mathias Broth, « pour se définir continuellement comme un membre du public » il est crucial « qu’un spectateur interprète « correctement », c’est-à-dire de la même manière que tous les autres, ce qui se passe sur la scène et dans le public » [12]. Broth a analysé quatre enregistrements audio visuels de spectacles donnés au Théâtre de la Colline à Paris. Son idée était de repérer à quels moments les bruits de toux et de gorge se produisaient par rapport au déroulé de la pièce, et de suivre les processus de contagion des rires et leur durée. Les résultats sont très intéressants. L’étude montre que la plupart des bruits de toux ou de raclements de gorge se produisent entre les différentes scènes ou entre deux séquences d’action, à un moment donc où les comédiens ne sont pas dans le « plein jeu » : « les spectateurs cherchent visiblement à ne faire de bruit qu’à certains endroits et ces endroits sont des espèces de « micro charnières » dans l’interaction sur la scène, c’est-à-dire les moments de transition d’une première action à une action successive » [13]. L’auteur en conclut que « les spectateurs essayent de rester complètement silencieux, et que ceux qui font effectivement du bruit accomplissent tout un travail intérieur pour le faire aux endroits où cette activité gêne le moins ». L’étude de Broth montre aussi que les spectateurs se coordonnent pour rire en même temps. Un spectateur qui produit un rire isolé, s’arrêtera de rire si les autres spectateurs n’embrayent pas. En revanche, si d’autres mêlent leurs rires au sien, le rire va aller crescendo dans la salle pour ensuite redonner la place au travail du comédien, en s’arrêtant quand le dialogue reprend. Pour faire public ensemble dans une salle, il faut qu’individuellement, chaque spectateur accomplisse un travail d’ajustement aux autres spectateurs et accorde une « attention soutenue, soumise et solidaire » aux actions des acteurs. La salle de spectacle est une scène sur laquelle les spectateurs ont chacun un rôle à jouer pour maintenir une définition de la situation compatible avec celle des autres spectateurs [14].
14On peut supposer enfin que les acteurs eux-mêmes effectuent en permanence un travail d’interprétation des réactions du public, travail qui les guide dans la conduite de leur performance et peut faire varier leur niveau d’engagement dans l’action. L’expérience menée par Ravar et Andrieu indique que les acteurs sont très attentifs aux retours de la salle. Ils ont procédé à l’enregistrement sonore de 30 représentations successives de la même pièce au Théâtre de Poche à Bruxelles et réalisé des entretiens avec les comédiens de la troupe [15]. Tout d’abord, les enregistrements permettent de montrer qu’aucune représentation ne se déroule comme une autre : les spectateurs ne rient pas toujours aux mêmes moments, les silences n’ont pas la même qualité, et il y a de fortes variations dans le nombre et le volume des bruits enregistrés (chuchotements, craquement des sièges, toux). Pour les comédiens interrogés sur les enregistrements, tous ces bruits de la salle sont autant de messages : le silence est l’indice d’une forte émotion – et donc d’un très bon public –, les petits bruits de l’inconfort sont assimilés à de l’ennui chez les spectateurs, et les rires isolés sans entraînement du reste de la salle témoignent d’un malentendu sur le texte ou la mise en scène. Bref, il y a une alchimie qui se fait ou pas. Elle dépend aussi du taux de remplissage de la salle (les soirs où la salle est pleine sont meilleurs que ceux où elle est à moitié pleine) et des jours de représentation (le lundi est toujours plus difficile que le samedi).
La cacophonie du ratage ?
15Le moment de la « communion avec les acteurs », pour reprendre les termes d’une interviewée est un moment très attendu, mais il n’est jamais garanti d’avance. Antoine Hennion en faisait la remarque dans son travail sur les amateurs de musique baroque, « le concert n’est pas un distributeur de musique mais une performance : ce qui fait arriver ». [16] La représentation théâtrale est une situation interactionnelle qui repose sur des équilibres fragiles et des situations d’interdépendance complexes.
16La montée en émotion collective peut être perturbée par de minuscules incidents, a priori anodins, mais qui ont une réelle capacité à ébranler la solidarité du public : des bruits de toux, des grincements de sièges, des bâillements ou de légers ronflements, des soupirs, des chuchotements. Au cinéma, on ne les entend pas. Au théâtre, on n’entend qu’eux. On a vu qu’ils perturbent les comédiens, mais qu’en est-il des spectateurs qui les entendent eux aussi ? Nous avons cherché à creuser la question dans les entretiens, en constatant qu’elle semblait non seulement pertinente aux intéressés mais même importante. Et surtout ils ont exactement la même analyse que les comédiens : la toux n’est par exemple pas considérée comme un symptôme physique incontrôlable, mais comme une manifestation ouverte d’ennui, une véritable rupture dans l’interaction entre partenaires pour maintenir la façade :
« C’est vrai que c’est très gênant, je préfère effectivement quelqu’un qui sort, il gêne une bonne fois, plutôt que quelqu’un qui tousse en permanence ou qui bouge. C’est le signe qu’il s’emmerde c’est le moins qu’on puisse dire, quand les gens bougent dans la salle ou font du bruit, c’est qu’il y a quelque chose qui ne va pas quand même. C’est qu’on n’est pas pris par l’ambiance. Je pense que c’est une question de politesse envers l’acteur d’éviter la toux intempestive ! C’est surtout de voir que les gens sont pas intéressés, bon, on les a pas obligés à venir ! La moindre des choses, c’est d’être respectueux du travail qui se fait, qui est réalisé. »
18D’autres vont encore plus loin, comme ce spectateur qui qualifie les bruits de la salle de « cacophonie du ratage » :
« Quand la concentration disparaît, le corps a besoin d’évacuer par des croisements de jambes, un redressement sur le fauteuil… la toux bien sûr. Ça, c’est la cacophonie du ratage. On sent bien la dispersion, les gens qui commencent à bouger, à changer de position, qui sont appuyés comme ça sur leur main, qui plongent de la tête ou qui regardent les autres, on sent qu’ils se disent « putain, ça va pas finir », qui regardent leur montre, alors ça se voit quand même. J’ai des antennes, les trucs où on s’est vraiment emmerdés, ça se voit, les gens qui sont devant qui commencent à regarder à droite à gauche, on se dit « OK je ne suis pas le seul ». Des spectateurs qui s’ennuient, on le ressent, il y a du bruit, des commentaires. On sent bien l’ambiance de la salle, si tout le monde est endormi… Ça se sent quand même, si les gens ils adhérent, s’ils accrochent, ou si tout le monde est endormi. »
20On notera aussi que les remarques désagréables sur la pièce sont majoritairement condamnées. Exprimer tout haut le mal qu’on pense d’une pièce, siffler un acteur, lancer des injures, sont des formes de participation désormais jugées choquantes et qu’une grande partie des spectateurs se refusent à commettre. On doit garder ses jugements pour soi pendant le spectacle, toujours pour la même raison : ne pas déstabiliser la performance de l’acteur :
« Derrière moi, il y avait trois personnes qui disaient : « Ouais franchement, ça ne vaut rien, c’est n’importe quoi… ». Enfin voilà, qui disaient vraiment ce qu’ils pensaient et assez fort, et je trouve ça vraiment irrespectueux parce qu’à la rigueur qu’ils en parlent tout seul après, autour d’un verre s’ils veulent sortir, mais dans le théâtre non. (…) Les acteurs, il faut quand même vachement les respecter, ce n’est pas forcément facile de jouer et voilà quoi, tu travailles et tu peux quand même être respecté, moi ça m’énerve si quelqu’un critique ouvertement quoi, pendant la pièce. ».
22Il y a quelques exceptions à cette règle. Par exemple, le public de la danse contemporaine est plus insolent que celui du théâtre, sans doute aussi parce qu’il répond à des propositions artistiques souvent avant-gardistes et provocantes. Il y a aussi des comportements qui sont admis dans une salle alors qu’ils seraient impensables dans la plupart des autres. Le public du Théâtre de la Ville à Paris – théâtre qui programme d’ailleurs surtout de la danse – est connu pour ses écarts à la norme : départs bruyants d’une partie des spectateurs au milieu des spectacles, huées ou cris d’enthousiasme. On sait aussi que les publics jeunes refusent souvent d’adopter les codes de civilité prescrits, et se comportent plutôt comme on le faisait deux siècles plus tôt, en parlant tout haut, en applaudissant spontanément, ou en faisant tout autre chose que suivre la représentation.
23Mais la plupart des spectateurs adoptent des stratégies de contournement de la norme comportementale beaucoup moins frontale. Il y a deux manières acceptables de se désengager de l’action sans rompre le contrat avec l’acteur et avec les autres spectateurs : dormir sur son siège et partir à l’entracte. Dormir est même revendiqué par beaucoup de spectateurs comme une manifestation « correcte » de désintérêt, dans la mesure où cela ne perturbe pas le travail de la scène : on dort sans faire de bruit, en restant sur son siège et en cachette de l’acteur (« partir, je fais pas, non, je préfère dormir, ça se voit moins, et ça dérange moins les acteurs »). Le départ en douce au moment de l’entracte est aussi accepté puisqu’il ne se fait pas devant l’acteur qui joue (« s’il y a un entracte je le fais sans souci, s’il n’y a pas d’entracte, ça me gêne un peu plus, parce que je trouve cela délicat de partir en plein milieu »). C’est sans doute là un des paradoxes les plus intéressants du public du théâtre : les spectateurs qui se désintéressent de la pièce adoptent pour la plupart un comportement conforme à la norme comportementale établie. Il y a une éthique de l’autocontrôle suffisamment forte pour l’emporter sur la réception personnelle de l’œuvre. Le public se rassemble plus autour des codes de civilité que des émotions.
24Il y a toutefois des voix qui s’élèvent chez certains interviewés pour défendre des comportements moins sages au théâtre. Une spectatrice, qui vit dans une petite ville de province où il n’y a qu’un seul théâtre, se plaint des réactions molles qui sont habituelles dans cette salle (« c’est très cocooning, il n’y a pas de vagues, il y a très rarement des emportements où tout le monde se lève à la fin »). Une autre prend parti pour les jeunes spectateurs (« Ceux qui demandent à pas être avec les scolaires, c’est un peu des vieux cons pour moi. Si t’es pas prêt à ce qu’il y ait un peu d’ambiance, parce que c’est ce qui fait aussi la richesse du truc, bon, bah, tu restes chez toi, quoi »). D’autres enfin expriment carrément leur frustration à ne pouvoir exprimer plus leurs émotions (« parfois on a envie de pousser des cris. On a une éducation qui nous contraint. C’est vrai ça a évolué de manière un peu guindée, le théâtre est devenu élitiste, c’est ça l’explication »).
Conclusion
25Après avoir assis le parterre à la fin du XVIII° siècle, faut-il maintenant œuvrer à remettre le public debout ? Visiblement la question s’est posée pour certains metteurs en scène, qui ont, durant ces dernières décennies, cherché à bousculer le modèle : sortir des salles dédiées – Copeau et le mouvement de la décentralisation théâtrale [17] ; replacer le spectateur sur scène et interdire les rituels d’applaudissements, signe d’asservissement du public – Living Theater et théâtre militant [18] ; encourager le public à bouger en même temps que les acteurs – le 1789 de Mnouchkine [19].
26Mais c’est sans doute un faux débat. Cette recherche a montré à quel point les spectateurs sont finalement attachés à l’exception culturelle que constitue la pratique du théâtre. Même si, par moments, certains dérogent aux codes de comportement prescrits, force est de reconnaître que la grande majorité plébiscite la prééminence de la scène, aime les rituels particuliers qui encadrent l’arrivée et la tenue dans la salle, et reconnaît à l’acteur le droit de mener le jeu. On a même montré que les spectateurs œuvrent en équipe, comme les acteurs sociaux décrits par Goffman, pour maintenir une façade cohérente, même quand ils ne prenaient pas de plaisir personnel à la représentation.
27Il entre sans doute une part de protection du caractère cultivé de la pratique et du statut artistique de la forme culturelle derrière cette attitude. Le public du théâtre, on le sait, se recrute dans des milieux diplômés, surtout dans le cas des pratiquants assidus – qui constituent le gros des audiences du théâtre public de création. La volonté de maintenir une approche ascétique de la culture – et la capacité à vivre ces moments ascétiques – n’a rien de très surprenant dans de tels milieux sociaux, mais elle ne nous dit rien de la possibilité de l’inscrire dans d’autres univers. Tout laisse au contraire à penser qu’elle est un frein important à plus d’ouverture sociale. Car, après tout, c’est quand il n’imposait aucun rituel comportemental que le théâtre a recruté ses publics les plus populaires.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : ascèse corporelle, acteur, toux, spectateur, théâtre
Date de mise en ligne : 22/06/2016
https://doi.org/10.3917/soart.025.0177Notes
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Cette recherche a reçu un financement du Département des Etudes (DEPS) du Ministère de la Culture. Je remercie les lecteurs anonymes de Sociologie de l’art pour leurs remarques et suggestions.
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Le public des spectacles de rue et des concerts de musiques nouvelles a nettement augmenté au cours de la dernière décennie tandis que celui des concerts de musique classique a diminué et vieilli (Donnat 2009 : 179).
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Levine 1988, Lagrave 1972, Descotes 1964, Yon 2005.
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Dont la moitié était des répondants à l’enquête Pratiques Culturelles des Français de 2008.
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DiMaggio 1987.
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Ravel 1999 ; Corbin 1991 ; Féret 2012.
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L’enquête Pratiques Culturelles des Français de 2008 montre qu’il y a seulement 4 % de spectateurs qui vont seuls au théâtre, contre 9 % dans le cas des visiteurs de musée et 38 % des spectateurs de cinéma (dont 7 % souvent seuls) Donnat 2009.
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Pasquier 2012 et 2013.
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[12]
Broth 2002 : 39. On n’abordera pas ici les travaux sur la réception différenciée des pièces par les spectateurs qui pose un problème de nature différente. Mervant-Roux a montré qu’il n’existe pas une perception monolythique d’un spectacle : les spectateurs voient différemment la même pièce, notamment selon la place qu’ils occupent en termes de distance physique à la scène. Mervant Roux 1997.
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[13]
Broth 2002 : 76.
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[14]
Goffman 1973.
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[15]
Ravar et Andrieu 1964.
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[16]
Hennion et als 2000 : 222.
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[17]
Rauch 2008.
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[18]
Biet et Neveux, 2007.
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[19]
Une analyse de la transformation des positions spectateurs/acteurs dans ce spectacle a été faite par Marie Madeleine Mervant-Roux : elle parle d’association entre un jeu du premier type (le travail théâtral des acteurs) et un jeu du second type (le soutien d’un public complice), « les spectateurs participant acceptant tacitement que leurs réactions successives s’intègrent pour les autres spectateurs à un ensemble qu’ils ne maitrisent pas eux-mêmes » (Mervant-Roux, 2000). Le théâtre de rue reprend ce principe avec des spectateurs en mouvement qui participent à la représentation. Le doctorat d’Anne Gonon sur les relations acteurs spectateurs dans le théâtre de rue montre à quel point cette présence corporelle des spectateurs dans le déroulé des pièces modifie leur réception de celles-ci. (Gonon 2007).