1Le fort développement des pratiques artistiques amateurs a donné lieu à un déploiement parallèle d’enquêtes empiriques réalisées dans les principaux mondes de l’art – écriture, photographie, arts plastiques, danse ou musique. Quand certaines approches privilégient plutôt le rapport à l’art développé par ces artistes occasionnels – les goûts, les pratiques ou les apprentissages –, d’autres s’intéressent davantage aux rapports sociaux que ces pratiques révèlent, au sein des mondes de l’art – les relations avec les professionnels ou les hiérarchies entre amateurs – ou avec l’environnement social – ancrages territoriaux, sociaux ou institutionnels.
2L’enquête réalisée par Vincent Dubois, Jean-Mathieu Méon et Emmanuel Pierru sur les harmonies musicales dans la région de l’Alsace a pour ambition de croiser ces deux approches pour rendre compte de ces pratiques musicales amateurs dans leur complexité. Il s’agit en effet tout à la fois de saisir les manières dont ces amateurs font de la musique et de resituer ces pratiques musicales dans les mondes sociaux qui leur donnent sens. L’objet se prête de manière particulièrement juste à la mise en œuvre de cette belle ambition empirique. Les harmonies musicales ont été historiquement constituées pour jouer certaines musiques « populaires » dans des contextes sociaux locaux spécifiques (fêtes, cérémonies ou animations locales). Les évolutions démographiques, culturelles, scolaires ou musicales auxquelles elles sont soumises font des harmonies musicales un objet stimulant d’analyse. En 2002, parmi les orchestres à vents, on comptait plus de 2 600 harmonies et de 100 000 musiciens sur le seul territoire français.
3L’ouvrage rend ainsi compte d’une enquête menée en Alsace en 2004-2005 en collaboration avec la Fédération des sociétés musicales d’Alsace et l’observatoire des politiques culturelles. Deux questionnaires ont été passés, l’un auprès de musiciens d’harmonie (578), l’autre auprès de directeurs et de présidents de société de musique (219). Vingt-cinq entretiens ont été réalisés. Trois monographies d’orchestre alsacien ont été constituées à partir d’observations de situations musicales et des entretiens. « L’intention de cet ouvrage est de resituer au mieux un univers culturel particulier et d’en rendre raison » (p. 16).
4La première partie, « Aux marges du champ musical », met en œuvre une cartographie sociale et culturelle des harmonies musicales. Issus du mouvement orphéonique du 19e siècle, ces orchestres à vents ont d’emblée une double visée « populaire » : propager le goût de la musique aux classes populaires et les encadrer dans des régions ouvrières et rurales. La composition instrumentale – des instruments à vent – comme le répertoire joué – jugé peu difficile – font de ces orchestres des lieux musicaux dévalorisés dans le champ des musiques savantes qui en constituent pourtant l’espace principal de référence. Situées aux marges du champ musical, forme peu légitime de la musique, les harmonies recrutent également de manière privilégiée des musiciens aux positions sociales moyennes, liées par leur origine sociale aux classes populaires. Les harmonies se situent dans l’univers populaire, par la musique jouée, par les trajectoires des musiciens recrutés, par les goûts musicaux, les styles de vie ou les sociabilités de ces musiciens amateurs.
5Mais le monde social des harmonies se révèle aussi traversé par des différences entre les musiciens, les auteurs ayant identifié quatre pôles sociaux qui « s’ordonnent selon l’âge » autour de deux axes principaux – niveau de capital social, niveau de capital musical. Quand 35 % des musiciens, plutôt jeunes, bien formés musicalement, voient dans l’harmonie un lieu de pratiques musicales de loisir, 20 % des musiciens, les plus anciens y voient un lieu de sociabilités et de rencontres. Quand 25 % des musiciens, intermédiaires par l’âge (30 à 50 ans), privilégient la composante sociale de la pratique tout en s’investissant dans la pratique musicale, les 15 % restants croisent aussi bien un fort investissement musical et une grande adhésion aux pratiques de sociabilités. Les harmonies musicales sont traversées par des tensions, révélant la diversité des modes d’investissement dans la pratique et des profils sociaux, selon l’âge, le sexe, la formation musicale ou l’appartenance socioprofessionnelle. Car derrière la diversité des profils sociaux se joue la diversité des harmonies musicales, de l’orchestre municipal ancré dans un territoire rural aux orchestres urbains aux effectifs nombreux et aux fortes aspirations musicales en passant par les orchestres aux visées musicales et sociales intermédiaires (la majorité des cas) et les orchestres folkloriques commerciaux (moins de 5 % des cas).
6La deuxième partie, « Économie et écologie d’une pratique amateur », décrit de manière précise la spécificité des harmonies musicales : leur encastrement dans un réseau social local qui leur donne leur identité principale, leurs règles sociales de fonctionnement et leur légitimité sociale. La proximité géographique, familiale et sociale est au cœur du processus de recrutement et de maintien dans l’harmonie. La fidélité, l’attachement au groupe ou la défense d’une éthique collective, plus que la valeur musicale ou la réalisation d’une performance, prédominent au cœur de ces ensembles. Si des sociabilités plurielles et des tensions internes font jour, souvent liées aux différences d’âge et de formation musicale, le caractère local, convivial et festif reste premier dans la grande majorité des harmonies étudiées. L’arrivée d’un nouveau directeur, parfois porteur d’une volonté plus musicale – jouer un répertoire plus exigeant, travailler sur une exécution plus juste – peut d’ailleurs se traduire par des départs, des tensions ou des rejets caractérisés, l’enjeu social intégrateur étant ici mis en danger par une trop forte ambition musicale.
7Comment alors rendre compte des tensions qui parcourent doublement les harmonies musicales ? C’est tout l’objet de la troisième partie « L’autonomie culturelle en perspectives », que d’analyser aussi bien les évolutions démographiques et musicales qui affectent les harmonies que les manières dont les différents acteurs tentent d’y répondre. Les harmonies musicales ont longtemps pu vivre sur le mode de la « zone franche » musicale, de l’entre soi local protecteur qui tout à la fois s’appuyait sur une « éthique de l’harmonie » mise au service des événements locaux et de la convivialité associative et une prise de distance légitime avec les répertoires, les critères techniques ou les esthétiques plus reconnues. Mise au service des événements locaux, la matière musicale dépend des circonstances sociales – célébrations accompagnées par l’orchestre ou des goûts supposés d’un public néophyte – musiques de films, variétés internationales, morceaux « accessibles » d’un répertoire plus classique. Or, ces logiques sociales et musicales sont mises en danger par les transformations en cours. Les populations rurales sont en déclin, les loisirs offerts sont en expansion, les niveaux scolaires montent, les formations musicales s’étoffent, les goûts musicaux se modernisent, les écoles de musique s’étendent sur le territoire… Autant d’évolutions qui tendent à faire paraître les harmonies rurales comme « ringardes », à inciter les jeunes à s’investir dans d’autres loisirs concurrents, à transformer les attentes musicales de celles et de ceux qui jouent, qui écoutent. Si certaines harmonies, plutôt rurales, minoritaires, tendent à préserver les accords passés, d’autres s’efforcent de moderniser le répertoire, d’élever le niveau musical, notamment par l’intermédiaire des professionnels de la musique évoluant dans les écoles de musique. Ne semblent guère présentes en revanche les stratégies de réhabilitation, voire de légitimation culturelle, observées pour d’autres arts « populaires » comme le jazz ou le hip-hop.
8L’ouvrage, très bien écrit, présente une enquête passionnante, décrivant avec finesse les tensions auxquelles sont soumis ceux et celles qui pratiquent la musique amateur dans ces orchestres à vents historiques. Il se révèle une lecture incontournable pour celles et ceux qui cherchent à saisir les pratiques amateurs, en lien aussi bien avec les dynamiques des mondes de l’art qui les accueillent qu’en relation avec les mondes sociaux traversés par ces amateurs. Il oblige aussi à regarder autrement les questions plus larges de la démocratisation culturelle, entre préservation respectueuse de ces arts construits par les populations et prise en main par des intermédiaires culturels qui tentent d’en assurer la légitimation, les transformant alors par la seule mise en œuvre de ce processus de reconnaissance…
9On regrette par moments que les auteurs ne prennent pas le temps de décrire plus précisément les pratiques musicales comme les ancrages locaux pour donner une image plus juste encore des situations décrites et des processus sociaux qui les traversent. Par exemple, une grande majorité des musiciens amateurs qui participent aux harmonies est en promotion sociale, appartenant aux classes moyennes tout en étant d’origine populaire. En quoi cette pratique musicale est-elle non seulement l’expression de cette promotion sociale, mais aussi son vecteur, voire l’un de ses outils ? Ou encore, les répertoires évoluent aussi bien dans le sens d’une élévation des attentes musicales que dans la prise en compte de goûts musicaux modernes. Quelles sont les dynamiques plus précises d’introduction de ces nouveaux morceaux ? Quels en sont les principaux protagonistes ? Si ces questions sont abordées, on aurait apprécié une analyse plus fine des rôles joués par les intermédiaires culturels, par le public, par les musiciens, par les dirigeants dans cette évolution afin de mieux comprendre la relative absence d’un travail de légitimation du répertoire, pourtant si commune dans de nombreux arts populaires. Un autre exemple en serait la forte féminisation constatée dans la jeune génération. S’il apparaît qu’elle est le fruit de l’accès récent des femmes aux écoles de musique et à une ouverture sociale plus large des harmonies, on aimerait en savoir plus sur les manières dont cette féminisation opère. Est-elle un simple phénomène générationnel ou un processus plus pérenne ? Comment expliquer la faible présence des femmes aux postes de direction ? Comment se gèrent les places respectives des femmes et des hommes en concert, lors des répétitions ou dans les moments festifs ?