Couverture de SOART_013

Article de revue

Bruno Péquignot, La question des œuvres en sociologie des arts et de la culture

L'Harmattan, « Sociologie des Arts », 2007, 309 pages

Pages 121 à 129

1Ce livre fait l’état de la question des œuvres en sociologie des arts et de la culture. Il fait l’état des débats de la communauté des sociologues de l’art et il est aussi l’histoire de l’itinéraire intellectuel de son auteur (il parle de « territoire » et « d’espace théorique »). En trois grandes parties Bruno Péquignot brosse le territoire de cette problématique primordiale pour sa situation au sein des discours sur l’art, ainsi qu’au sein de la sociologie générale elle-même. Durant la lecture on a l’impression tout à la fois de lire un traité d’épistémologie de la sociologie des arts et de la culture, mais encore une histoire des discussions qui séparent et rapprochent les chercheurs (et cela clarifie les positions des uns et des autres) et enfin une histoire analytique des idées et des précurseurs qui ont inspiré le champ de l’étude des arts (ou qui ont été oubliés par une partie de la communauté des sociologues).

2Dans la première partie, B. Péquignot définit une sociologie des arts s’occupant de la création artistique sous toutes ses formes. Entre la sociologie des sciences et du travail, la sociologie des arts ne saurait éviter de construire son objet comme social, certes, mais tout autant particulier. La spécificité artistique fait débat, le parti pris de l’auteur consiste à parier sur la singularité de ce champ social (divers mais artistique). La connaissance globale du social se trouverait éclairée par les recherches de la sociologie de l’art. Toutes les interrogations importantes de l’étude des arts sont abordées, cependant, et cela est salutaire pour l’exercice de la pensée, chaque question est strictement formulée du point de vue de la sociologie, qui n’a pas pour fonction de critiquer, juger, valoriser ou dévaloriser l’art. En revanche ce sont les processus de déterminations, de désignations et de valorisations des œuvres qui intéressent le sociologue : comment se déterminent les valeurs (esthétique et/ou marchande) de l’œuvre d’art ? Comment les agents construisent-ils la différence entre les œuvres et les non-œuvres ? Comment relier la sociologie aux autres disciplines de l’art dont elle est tributaire (esthétique, histoire de l’art, critique d’art) ? Si la critique d’art est une source quasi documentaire, l’histoire de l’art et la philosophie ne peuvent se réduire à cela : cet aspect fait par évidence débat dans la communauté des sociologues de l’art (puisque Durkheim construit la sociologie moderne en opposition à la philosophie). La position de B. Péquignot se caractérise par l’ouverture pluri-disciplinaire de la sociologie qu’il défend. On ne saurait utiliser la production discursive de l’histoire de l’art et de la philosophie de l’art comme de simples données, de simples archives : on peut aussi en tant que sociologue prendre au sérieux les concepts, analyses, systèmes de pensée avancés dans ces champs des sciences humaines. L’ouverture de l’auteur se situe d’ailleurs également dans les objets artistiques et culturels à étudier (dans l’espace, la dimension historique et les domaines artistiques multiples). Pour lui cela ne signifie en rien baisser la garde « méthodologique », si l’on peut dire. Sa rigueur consiste justement à ne pas écarter idéologiquement des objets moins socialement légitimes, moins visibles (cinéma populaire, littérature sentimentale, chanson, bandes dessinées, par exemple), ou bien à ne pas écarter les disciplines non-sociologiques de l’art, traditions discursives nourrissant en quelque sorte le sociologue.

3La sociologie de l’art ne peut être indépendante du champ social de l’art en train de se faire (et donc de la pensée et des actes des artistes !) : l’originalité de la pensée sociologique de B. Péquignot consiste à assumer cette proximité toute sociale plutôt que d’instiller l’écart illusoire à l’objet d’étude, qui renvoie à d’autres paradigmes sociologiques (ou bien l’on soutiendrait que parmi les sociologues on ne trouve ni intellectuel, ni personne cultivée, ni lecteur, ni amateur d’art…). Cela n’implique en rien la confusion, mais bien plutôt le comparatisme historique et/ou contemporain (diachronique et/ou synchronique) des arts et de leurs pratiques. L’histoire et la sociologie relevant pour l’auteur, dans la lignée assumée de J. C. Passeron, d’une même épistémologie.

4L’humilité, mais aussi la lucidité, consiste à se rendre compte que « c’est du champ des pratiques artistiques que sont venues les questions qui ont provoqué la révolution intellectuelle qui a induit la nécessité historique d’une analyse sociologique du phénomène artistique. » (p. 21). Donc le domaine artistique est un champ social dans lequel le sociologue n’a pas la primeur du dévoilement des règles sociales : les artistes s’en chargent très bien depuis l’Impressionnisme et son salon des refusés, depuis Gustave Flaubert puis Marcel Duchamp. Les pratiques artistiques ont dévoilé elles-mêmes le caractère historique et social de tout critère artistique et esthétique. Même si le monde de l’art n’édicte pas les sciences humaines, la construction scientifique du processus artistique se doit de prendre en compte les définitions « qui fonctionnent dans les groupes sociaux analysés ». Car l’art peut se définir pour Péquignot, et à notre avis il s’agit ici d’une perspective (socio)anthropologique, comme « tout ce qui est reconnu comme tel dans un lieu, une époque, un groupe social déterminé » (p. 24). Le lecteur de ce livre aura donc le gain d’un débat éclairé quant à la relation entre la sociologie et les traditions discursives sur l’art, les œuvres, et les artistes ; il trouvera également les nœuds fondamentaux qui séparent les chercheurs, autrement dit ce qui est en discussion entre les spécialistes de l’art en sociologie. Péquignot, au lieu de renvoyer en notes quelques remarques sur les points de vue divergents avec A. Hennion ou N. Heinich, fait état en toute simplicité (et avec son point de vue déclaré) des écarts théoriques et pratiques de l’exercice du métier de sociologue de l’art. En faisant cela il fait œuvre historique dans ce champ spécifique, permettant aux étudiants et aux jeunes sociologues de connaître l’histoire vivante d’un champ en court d’élaboration collective (or nous le savons depuis Durkheim, l’histoire d’une discipline est en quelque sorte son inconscient). Se faisant il prolonge bien entendu les débats avec ses pairs : car qui voudrait d’une discipline morte dans laquelle une communauté de chercheurs serait d’accord par principe ou par inertie ?

5Par ailleurs la question des œuvres en sociologie ne peut éviter une dimension politique plus générale liée à la demande institutionnelle croissante d’évaluation des politiques culturelles (démocratisation culturelle, contribution des acteurs institutionnels à la construction de la valeur artistique, monde de l’art dans le sens de Becker). L’œuvre n’est pas indépendante de ses réseaux de production, de désignation et d’interprétation. Ainsi la réflexion de B. Péquignot se déploie tour à tour autour de l’œuvre, de l’artiste et des institutions culturelles, et cela en quatre étapes dans la première partie : l’art comme production, l’idéologie et ses liens avec la culture (à partir de Marx, Althusser et Michel Verret), l’art comme non-communication et non-expression (en partant de Rainer Rochlitz et Giogio Colli il est pensé que l’art est une représentation de nos représentations du monde, il n’y a par là aucune vérité à tirer de la polysémie d’une œuvre, si ce n’est une connaissance du social rendue visible et cohérente par l’artiste) et enfin la comparaison des pratiques des artistes et des scientifiques (avec la salutaire critique de C. Fourier). Les pistes de réflexions sont trop riches pour que l’on songe à les résumer dans le cadre de ce texte ; entre autres sont posées les questions de la pratique artistique comme fabrication de la réception ou de la distinction entre art et culture (avec J. L. Godard et J. P. Esquenazi) et de la distinction entre consommation et expérience (avec J. C. Passeron et E. Ethis).

6La question de la plus ou moins grande proximité des analyses sociologiques avec une analyse interne des œuvres est une ligne de partage (idéologique et/ou méthodologique ?) au sein de la communauté des sociologues de l’art (ce que l’on pourrait qualifier en simplifiant de débat Péquignot-Heinich, dans les pages mêmes de cette revue par exemple, ou dans divers colloques du GDR OPuS). Il s’agit de maintenir un débat scientifique nourrissant cette question au regard de l’entreprise générale de l’étude des arts. Il est essentiel d’ailleurs, pour la pérennité de la sociologie des arts, que les débats sur ses objets, ses méthodes, sa finalité animent et nourrissent la communauté scientifique. Or B. Péquignot encourage une analyse récurrente des œuvres d’art, partant de l’analyse interne (dans la perspective de Francastel, on s’intéresse à l’esthétique, au style formel des œuvres, et aussi à ce qu’elles racontent) pour aller vers l’analyse externe (à leur relation au réel, économique par exemple, et aux structures mentales de l’époque), pour ensuite revenir vers l’œuvre, et ainsi de suite. Cette interdépendance, ce changement permanent d’échelles doit être complémentaire et non pas source de conflit entre des chercheurs qui feraient l’une ou l’autre analyse.

7Dans une seconde partie, l’auteur situe les enjeux de la question des œuvres dans une perspective épistémologique et historique. B. Péquignot fait donc une histoire intellectuelle personnelle de cette question à travers des figures d’auteurs précurseurs, souvent eux-mêmes au croisement de plusieurs disciplines (Marx, Dewey, Francastel, Halbwachs, Goldmann, Duvignaud, Bastide, Bourdieu). Il semble important que les chercheurs des diverses générations de la sociologie des arts n’oublient pas ces ancrages théoriques qui fondent le patrimoine intellectuel d’une discipline (patrimoine dont on ne peut oublier l’importance, puisque les concepts et les partitions des objets de recherche que nous utilisons, sont souvent issus de ces mêmes auteurs ; nous sommes « pensés » par ces catégories de langages et de pensées ; ou bien, effet contraire, nous réinventons des thèses par méconnaissance de ces travaux, la science se mettant en quelque sorte à bégayer). B. Péquignot défend l’idée qu’il faille réutiliser les questionnements et les problématiques pertinentes des précurseurs plutôt que des les évaluer à l’aune de leurs résultats (comme le prône plutôt N. Heinich). L’héritage intellectuel est invoqué chez ces deux auteurs sous couvert de conceptions différentes de l’avancée des sciences sociales. La sociologie des arts se structurerait, en tant que champ autonome de recherche, depuis une trentaine d’années (selon le propos de synthèse de Raymonde Moulin en 1985 à Marseille) : les écrits de références sur l’art remontent cependant à beaucoup plus loin ! Le danger pour B. Péquignot, même s’il ne l’explicite pas en ces termes, réside sans doute dans une communauté scientifique qui aurait des difficultés à lire autre chose que ce qu’elle produit depuis peu. Péquignot, dans une posture qui caractérise tout son ouvrage, se construit (entre autres démarches) dans des « rencontres intellectuelles » qui échafaudent son cheminement philosophique : il tient Francastel comme un des inventeurs de la notion de pensée plastique (pensée proprement artistique, à la fois individuelle et collective), ce qui permet de faire exister une véritable sociologie des œuvres. Il revendique ce travail spéculatif comme un travail de sociologie, sans vision tatillonne des champs disciplinaires. Il s’agit pour lui de connaître les questionnements et les problématiques des auteurs passés et actuels, et de les revisiter, dans leurs interactions mutelles. Le livre présente d’ailleurs de façon originale l’actualité de ces précurseurs en regard des travaux les plus récents de sociologues des œuvres d’art (P. Ancel, J. P. Esquenazi, F. Gaudez, E. Ethis, Y. Neyrat, C. Dutheil-Pessin, J. P. Brun, P. Nicolas-Le Strat, C. Levy, Y. Neyrat et L. Fleury). Ainsi, des questions anciennes ressurgissent dans des travaux nouveaux, sans exclusive épistémologique. Bruno Péquignot présente une pensée relationnelle, avec des précurseurs (car il ne se veut pas exhaustif) et des nouvelles recherches. Il pense que tout chercheur devrait présenter les auteurs avec lesquels il se construit, avec lesquels il écrit, même sans les citer, ainsi que les auteurs contre lesquels il produit sa pensée : c’est une posture de clarification du débat intellectuel qui est proposée. Et il la met en pratique (notamment en tenant compte des travaux des chercheurs d’une plus jeune génération).

8Dans la troisième et dernière partie le lecteur entre dans des études de cas qui questionnent des concepts, des catégories d’analyses et des événements de l’histoire culturelle. La qualité du travail de B. Péquignot, pour le lecteur, consiste à avoir cette vision d’ensemble des questions de l’art du point de vue des sciences humaines : il aborde tour à tour les questions de la politique culturelle (discutant les thèses de P. Urfalino, V. Dubois, L. Fleury et J. M. Pire) ; il se demande en quoi la querelle de l’art contemporain a eu des retombées chez les sociologues eux-mêmes avec d’un côté une « filiation » Domecq-Clair-Heinich, et de l’autre, peut-être, Y. Michaud et B. Péquignot lui-même. Cela tendant bien à montrer que la séparation entre le champ de l’art et le champ scientifique n’est pas tout à fait établie.

9Par ailleurs la question du style des œuvres, de leur esthétique, de leur forme reste une spécificité de la pensée de l’auteur (grande et ancienne question de l’histoire de l’art, notamment chez Panofsky, Francastel et Baxandall, que l’auteur « sociologise » et qui était présente dès son Pour une sociologie esthétique en 1993). Ajoutons qu’il s’agit d’une question qui gagne en pertinence d’année en année : le sociologue devra de plus en plus regarder les œuvres, sans systématiquement oublier les enjeux esthétiques, tout en reliant ces derniers aux interdépendances sociales. Il s’agit de maintenir une « résonance » entre les aspects internes des œuvres (style, forme, production) et les aspects externes (réception, interprétation, marché), sans se retrouvé taxé d’une théorie du reflet (qui par ailleurs n’existe nulle part, ni chez Marx, ni chez un autre auteur).

10La ligne de partage reste encore aujourd’hui pour B. Péquignot celle de la considération des œuvres comme objet scientifique au sein de la sociologie. Une déqualification guetterait les travaux sociologiques qui feraient un mauvais usage des œuvres d’art : la préface du livre, allègrement provocatrice, renvoie à la photographie de la première de couverture (« cette œuvre d’art n’est pas une structure de jeu ; toute utilisation est strictement interdite ») et déclare que faire de la sociologie des œuvres, les interpréter (lier l’analyse interne à l’analyse externe, construire cette « matière à œuvrer » dont parle P. Macherey), en mesurer la relation et l’expérience du social qu’elles génèrent (production-réception, expérience et anticipation du social), équivaut à déclarer à propos de cette démarche : ceci est bien de la sociologie, ceci n’est pas un dévoiement. Au contraire, partout où un obstacle se présente, la sociologie des arts devrait s’interroger sur le nœud de ses problèmes, sa pertinence s’en trouverait renforcée.

11À partir de cette somme importante, il semble qu’aujourd’hui les sociologues ne peuvent plus ignorer les œuvres au regard de leurs productions, leurs formes (le style), leurs esthétiques et leurs réceptions-interprétations. Le sociologue ne peut plus ignorer l’art comme fait social particulier, caractérisé à travers des œuvres multiples, protéiformes, autant d’objets de connaissance du social dont la richesse sociale n’égale que leurs singularités. Les œuvres d’art apportent de la nouveauté au social, de la polémique (Duvignaud) et de la rupture (comme pour la science selon Bachelard ou pour l’expérience esthétique chez Dewey), cela est à étudier en soi par le sociologue (sans soupçonner en permanence que cela soit une illusion des acteurs sociaux) ; à côté de la pensée scientifique et technique, il existe une pensée artistique pratique (qui ne se résume pas à la technique). Les inventions des procédés et des moyens de l’art par une pensée plastique et musicale, et chorégraphique, et théâtrale, etc., sont autant de pensées lucides des artistes, qui se situent eux-mêmes volontairement dans l’histoire des arts et de la société. Il est temps que la sociologie des arts et de la culture prenne au sérieux ces particularités qui font de l’œuvre à la fois un document, un phénomène prospecteur du social et une technique d’analyse du social ; la sociologie du processus dynamique des arts et de la culture est une sociologie de la connaissance du social (R. Bastide, F. Gaudez). Interpréter une œuvre d’art, en prenant au sérieux la construction scientifique de cet objet, c’est « comprendre le processus concret de production des sens, des significations ou des valeurs socialement attribués aux œuvres et les effets construits de cette production. » (p. 293).


Date de mise en ligne : 15/11/2012

https://doi.org/10.3917/soart.013.0121

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.80

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions