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Article de revue

Le roman scientifique : un genre paralittéraire

Pages 69 à 99

Notes

  • [1]
    Carneiro Florence, Rozet Brigitte, « Quelques aspects de la science dans le roman », in Béguet Bruno (éd.), La science pour tous. Sur la vulgarisation scientifique en France de 1850 à 1914, Paris, Bibliothèque du CNAM, 1990 ; Raichvarg Daniel, Jacques Jean, Savants et ignorants. Une histoire de la vulgarisation des sciences, Paris, Seuil, 1991, p. 111-119.
  • [2]
    Jeanneret Yves, Écrire la science. Formes et enjeux de la vulgarisation, Paris, PUF, 1994, p. 41-51.
  • [3]
    « Avertissement de l’éditeur », préface des Aventures du capitaine Hatteras de Verne (1866).
  • [4]
    Bensaude-Vincent Bernadette, « Un public pour la science. L’essor de la vulgarisation au XIXe siècle », Réseaux. n° 58. 1993.
  • [5]
    François Busnel, « Le cas Werber », L’Express, novembre 2001.
  • [6]
    Nous nous rallions à l’analyse proposée par Daniel Couégnas dans son Introduction à la paralittérature, Paris. Seuil, 1992.
  • [7]
    On se placera donc prioritairement du côté de la production – des « scientifiques-écrivains » –, délaissant, faute d’espace, le pôle de la « réception ».
  • [8]
    Snow Charles, Les deux cultures, trad., Paris, Pauvert, 1968, p. 32. Ce petit opuscule, reprise d’une conférence mémorable et controversée, qui porte certes les stigmates d’une époque tourmentée – celle de la Guerre froide –, revêt ici une importance particulière : en tant que diagnostic expert, il illustre, de façon symptomatique, cette « crise des savoirs » et de l’enseignement universitaire britannique – qui entre aussi en résonance avec des problématiques françaises. Cf., pour une socio-histoire de cette « scission », dans le creux de laquelle se sont engouffrées les sciences humaines au XIXe siècle, Lepenies Wolf, Les trois cultures : entre science et littérature, trad., Paris, Éd. de la MSH, 1990.
  • [9]
    Cette manière de voir, anti-essentialiste et nominaliste, n’est pas indifférente à la « science des œuvres », telle que l’entend Pierre Bourdieu, qui, au moyen d’une « historicisation » des pratiques littéraires, souligne la « vérité objective de la littérature comme fiction fondée sur la croyance collective » ; à ceci près toutefois que cette science ne saurait faire l’économie, au nom d’une forme de scepticisme axiologique, d’une analyse « interne » des œuvres – visant donc leur singularité (thématique, par exemple). Aussi, le « Roman scientifique » apparaît comme une sorte de « fétiche textuel » dont il s’agit de dégager simultanément les conditions pratiques de possibilité, et les caractéristiques définitoires. Cf. Bourdieu Pierre, Les règles de l’art, Paris, Seuil, 1998 [1992].
  • [10]
    Bensaude-Vincent Bernadette, art. cit. ; id., La science contre l’opinion. Histoire d’un divorce, Paris, Les Empêcheurs de Penser en Rond, 2003.
  • [11]
    Angenot Marc, « Jules Verne and French Literary Criticism », Science-Fiction Studies, 1, n° 1, Spring 1973.
  • [12]
    Bourdieu, op. cit., p. 222.
  • [13]
    Heinich Nathalie, L’épreuve de la grandeur, Paris, La Découverte, 1999.
  • [14]
    Evans Arthur, « Jules Verne and the French Literary Canon », in Smyth Edmund (éd.), Jules Verne : Narratives of Modernity, Liverpool, Liverpool University Press, 2000.
  • [15]
    Bourdieu, op. cit., p. 550.
  • [16]
    Zola Émile, « Jules Verne », Le Figaro littéraire (22 décembre 1878), Réimprimé dans Topin Marius, Romanciers contemporains, Paris, Charpentier, 1876, cité par Evans, art. cit.
  • [17]
    L’éditeur fut longtemps interventionniste à l’égard du travail de Verne. Il allait en effet jusqu’à censurer des passages quelque peu licencieux, réinventer des fins plus heureuses, raccommoder une morale plus pieuse et moins pessimiste, etc. Voir à ce sujet Dumas Olivier, Jules Verne, Lyon, La Manufacture, 1988, p. 121-133. D’emblée, ce genre d’ingérence éditoriale souligne l’étroite collaboration entre les auteurs et les éditeurs, catégories d’acteurs qui concourent de concert à la définition du genre ; une bonne partie des romans scientifiques doit d’ailleurs son existence à des initiatives éditoriales.
  • [18]
    Lettre à J. Hetzel, citée par Evans, art. cit., p. 18.
  • [19]
    Estime à double tranchant, cependant, puisque le fait d’être un « auteur populaire » renforce nécessairement la suspicion des clercs, qui partagent – aujourd’hui encore – une conception élitiste de l’art. Pour ces agents, l’évaluation par la vente en masse et le succès commercial (cf. la logique du best-seller) est d’emblée douteuse et ne vaut pas l’appréciation de ceux qui savent ce qu’est la littérature pure. Le cas de Werber est à cet égard édifiant ; le fait qu’il ait vendu 5 millions d’exemplaires de ses huit romans tend à le discréditer dans le monde littéraire. Voir aussi Couégnas, Introduction à la paralittérature, op. cit., p. 29.
  • [20]
    Evans, art. cit., p. 16-17.
  • [21]
    Voir notamment Ben-David Joseph, « Organisation, contrôle social et changement cognitif dans les sciences », in Éléments d’une sociologie historique des sciences, Paris, PUF, 1997.
  • [22]
    Gingras Yves, Keating Peter, Limoges Camilles, « La Renaissance : l’humaniste, l’artiste-ingénieur, l’imprimeur et la fin de la culture du scribe », in Du scribe au savant. Les porteurs du savoir de l’Antiquité à la révolution industrielle, Paris, PUF, 2000.
  • [23]
    Braffort Paul, Science et littérature. Les deux cultures, dialogues et controverses pour l’an 2000, Paris, Diderot Éditeur, 1998.
  • [24]
    Buffon, Discours sur le style, Castelnau-le-Lez, Climats, 1992.
  • [25]
    Les littéraires (les auteurs « réalistes » en particulier) se sont, depuis le XIXe siècle, largement inspirés de ce qu’ils percevaient comme étant l’« univers techno-scientifique ». Il existe donc des « zones d’influence », des emprunts. De même, les tenants de la littérature potentielle ont tenté de faire converger littérature et mathématiques. Voir notamment Cahn Michael, « Entre science et littérature », Littérature, mai 1991, n° 82, p. 28-42. Pour des études de ces contacts intra-textuels, cf., par exemple, Turner Marthe, Mechanism and the Novel. Science in the Narrative Process, Cambridge, Cambridge University Press, 1993 ; Noiray Jacques, Le romancier et la machine. L’image de la machine dans le roman français, 1850-1900, Paris, José Corti, 1989.
  • [26]
    Hulin-Jung Nicole, L’organisation de l’enseignement des sciences. La voie ouverte par le Second Empire, Paris, Éditions du CTHS, 1989.
  • [27]
    Belhoste Bruno, Les sciences dans l’enseignement secondaire français. Textes officiels, Tome 1 :1789-1914, Paris, INRP/Éd. Économica, 1995.
  • [28]
    Braffort, op. cit., p. 106.
  • [29]
    Heinich Nathalie, op. cit.
  • [30]
    Entretien pour Poésie 99, « Cartes blanches à… Jean-Pierre Luminet. Poète de l’Univers », Poésie 99, n° 78, juin 1999. L’auteur a repris ce terme significatif à plusieurs reprises lors de notre interview
  • [31]
    Tétry Andrée, Jean Rostand : prophète clairvoyant et fraternel, Paris, Gallimard, 1983.
  • [32]
    Bensaude-Vincent Bernadette, Rasmussen Anne (dir.), La science populaire dans la presse et l’édition : XIXe et XXe siècles, Paris, CNRS Éditions, 1998.
  • [33]
    Boltanski Luc, Maldidier Pascale, « Carrière scientifique, morale scientifique et vulgarisation », Information sur les sciences sociales, IX - 3, juin 1970.
  • [34]
    Dans la partie suivante, on avancera l’idée que le roman, dans ses spécificités formelles mêmes, est le lieu même où peuvent s’exprimer des aspirations de « totalité » qu’un certain idéal scientifique tend à réprouver. Il est du reste très fréquent de voir les scientifiques en fin de carrière généraliser, oser proposer une véritable vision du monde, au-delà de la physique.
  • [35]
    Cette insurrection par l’écriture n’est pas sans conséquences. Certains chercheurs se sont vus reprocher leurs activités de popularisation. Il est d’ailleurs des exemples d’excommunication ou de refus de promotion réels ; dans ces cas, ces pratiques exotériques peuvent jouer négativement dans l’évolution de la carrière du scientifique.
  • [36]
    Boltanski Luc, Maldidier Pascale, art. cit.
  • [37]
    Il va de soi que ce genre d’intentions ne sont que partiellement évoquées par les savants lors des entretiens…
  • [38]
    Dixit Lévy-Leblond, entretien DEA, 2002 (soutenu à l’Université René Descartes, Paris 5).
  • [39]
    Cet inventaire peut paraître assez expéditif, mais il reflète réellement l’état de l’offre.
  • [40]
    Cette légitimation par cette catégorie de « prix littéraire » est cependant révélatrice du caractère paralittéraire des romans scientifiques. On prend en effet l’initiative de créer un prix spécial pour le « livre de science », puisque celui-ci ne peut manifestement recevoir de consécration artistique de la part des grandes institutions que sont les différents prix littéraires, qui ne récompensent que les « littérarités constitutives » (Genette).
  • [41]
    Bourdieu Pierre, Les règles de l’art, op. cit., p. 196.
  • [42]
    Jules Verne aurait ainsi pour lecteur idéal un enfant, innocent et curieux ; Fontenelle, lui, enseignait la science aux femmes, alors prototypes de la frivolité.
  • [43]
    Genette Gérard, Fiction et diction, Paris, Seuil, 1991.
  • [44]
    Espagne Michel, De l’archive au texte. Recherche d’histoire génétique, Paris, PUF, 1998, p. 185-189.
  • [45]
    Pavel Thomas, La pensée du roman, Paris, Gallimard, 2003, p. 44.
  • [46]
    Et pour partie seulement ; à la suite de l’herméneutique ricœurienne du texte, il apparaît nécessaire de dissocier les intentions de l’auteur de celles que manifeste le texte « par lui-même », qui feront ici l’objet d’une interprétation théorique en termes de « pensée » et d’ « esprit »
  • [47]
    Le choix de cette œuvre s’est vite imposé à nous. Ce projet d’écriture – prenant corps dans deux romans à succès : Le Rendez-vous de Vénus et Le bâton d’Euclide – n’illustre certes pas dans sa plénitude une hypothétique idéologie du roman scientifique, mais il s’inscrit d’une façon singulière dans l’histoire du genre. De plus, si Luminet est scientifique « de formation », il n’empêche que les tentations de l’écriture l’ont très tôt assailli, et il n’a rien fait pour s’en déprendre, si bien qu’il exemplifie les contradictions mises en évidence dans la première partie de ce travail. L’idéologie humaniste que le cosmologiste soutient, dans différents formats textuels (poésie, essai, vulgarisation, roman, etc.), se fait dramatiquement l’écho de la « crise des savoirs », des noces gâchées de la entre Science et de la Littérature.
  • [48]
    De la même manière, Marianne Chouteau a sondé, dans les préfaces mêmes, qu’elle qualifie de « métadiscours », les diverses « intentions » qu’expriment quelques-uns des textes de vulgarisation scientifique les plus emblématiques, de Fontenelle à Figuier, en passant par Flammarion. Chouteau Marianne, Les intentions vulgarisatrices. Étude d’ouvrages de vulgarisation de 1686 aux années 1950, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2001.
  • [49]
    Ce d’autant plus que dans les sciences de l’univers, la recherche des raisons terminales, sublimée dans des investigations cosmologiques, est un pendant nécessaire. Les scientifiques sont ainsi rarement indifférents à ces problématiques, et sont de toutes façons sollicités par les publics de l’astronomie, lors des conférences, pour en disserter.
  • [50]
    Voir, au sujet de cette intrication du réel et du vraisemblable, Jacquart Danielle, « Le jeu avec les références scientifiques dans les romans de Jules Verne », in id. (éd.), De la science en littérature à la science-fiction, Paris, Éditions du CTHS, 1996.
  • [51]
    Barthes Roland, « Nautilus et Bateau ivre », in Mythologies, Paris, Seuil, 1970 [1957], p. 80.
  • [52]
    La figure de Dionysos n’est pas présente littéralement dans les textes de l’astrophysicien. Nous forçons le trait, en ayant bien à l’esprit les dérives auxquelles s’expose ce genre de surinterprétation.
  • [53]
    Nul mysticisme dans cette notion, loin donc d’une « mythocritique » littéraire qui, dans le prolongement de l’anthropologie symbolique de Gilbert Durand, dévoile les « structures anthropologiques » de cet imaginaire romanesque-là – une telle herméneutique a été déployée par Simone Vierne, in Jules Verne, mythe et modernité, Paris, PUF, 1989. On peut aussi substituer indifféremment à celle-ci des notions qui lui sont connexes : « idéologie » (au sens de Ricœur), « pensée » (Pavel), sens global du texte. En un sens plus sociologique, il n’est pas incongru non plus d’invoquer la notion d’« esprit » telle que l’utilise Weber dans ses études de sociologie religieuse. Là encore, il est question de caricatures théoriques ayant pour fonction de rendre saillantes des réalités empiriques, ici des représentations thématiques à dimension « anthropologique » ou « cosmologique ».
  • [54]
    Holton Gérald, L’imagination scientifique, trad., Paris, Gallimard, 1981.
  • [55]
    Braffort, ibid., p. 285.
  • [56]
    Gingras Yves, Keating Peter, Limoges Camilles, op. cit.
  • [57]
    Bideau Anne, « Le grand jeu de Jean-Pierre Luminet », Poésie 89, n° 30, décembre 1989.
  • [58]
    Feyerabend Paul, La science en tant qu’art, trad., Paris, Albin Michel, 2003, p. 74.
  • [59]
    Luminet Jean-Pierre, « Science, poésie, création », Revue intemporelle, n° 7, 1995.
  • [60]
    Holton Gerald, « La métaphore dans l’histoire de la physique », in Coorebyter (de) Vincent (dir.). Rhétoriques de la science, Paris, PUF, 1994, p. 169.
  • [61]
    Pavel, La pensée du roman, op. cit.
  • [62]
    Schaeffer Jean-Marie, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Seuil, 1989, p. 84.
  • [63]
    Jacobi Daniel, La communication scientifique. Discours, figures, modèles, Paris, PUG, 1999, p. 237-249.
  • [64]
    Luminet Jean-Pierre, Le bâton d’Euclide, Paris, JC Lattès, 2002, p. 271.
  • [65]
    Malgré sa récente panthéonisation, on ne peut pas dire qu’Alexandre Dumas ait une enviable réputation dans le champ des évaluateurs de la chose littéraire. L’étiquette de « romancier populaire », que les scientifiques-romanciers doivent accepter par défaut, participe décidément de cette dévaluation générique. Cf. la présentation et l’interview de Jean-Pierre Luminet sur le site des Éditions JC Lattès — http://www.editions-jclattes.fr
  • [66]
    Rey Pierre-Louis, Le roman, Paris, Hachette, 1992, p. 18.
  • [67]
    Schaeffer Jean-Marie, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, op. cit., p. 103.
  • [68]
    Jurdant Baudouin, « Vulgarisation scientifique et idéologie », Communication, n° 14, 1969.
  • [69]
    Evans Arthur, « Functions of Science in French Fiction », Studies in the Literary Imagination, 22, n° l, Spring 1989.
  • [70]
    Il est un ensemble relativement stable, formalisé et cohérent de ressources conceptuelles – autrement dit, un modèle que l’écriture concrétise.
  • [71]
    Hamon Philippe, « Un discours contraint », in Barthes, Bersani, Hamon, Riffaterre, Watt, Littérature et réalité, Paris, Seuil, 1982.
  • [72]
    Couégnas, Introduction à la paralittérature, ibid., p. 61.
  • [73]
    Bridenne Jean-Jacques, La littérature française d’imagination scientifique, Lausanne, Dassonville, 1950, p. 135.
« Il n’est pas bon que l’écrivain joue au savant, ni le savant à l’écrivain ; mais il n’est pas interdit à l’écrivain de savoir, ni au savant d’écrire. »
Jean Rostand (Pensées d’un biologiste, 1954)

1Par convention, les historiens de la littérature et de la culture scientifiques s’accordent pour dater l’émergence du « roman scientifique » au milieu du XIXe siècle [1]. Sous l’impulsion d’auteurs aujourd’hui consacrés par l’histoire littéraire, comme Jules Verne, Rosny aîné ou encore Herbert Georges Wells, se déploie donc un nouveau « genre littéraire », auquel est assignée la fonction de transmettre à un public large – i. e. les « classes populaires » – des savoirs scientifiques et techniques, par le biais de la forme romanesque. Or d’emblée, le roman scientifique apparaît comme un espace textuel d’hybridation singulier, puisqu’en son sein la Science est amenée à côtoyer l’Art, magnifiant une espèce d’idéal de connaissance encyclopédiste et moralisant, alors très prégnant [2], projet épistémologique et esthétique que Jules Hetzel, éditeur de Jules Verne, dévoile ainsi avec emphase : « L’heure est venue où la science a sa place dans le domaine de la littérature. » [3] Pourtant, au départ, le genre est marginalisé. Ni littéraire, ni scientifique, il n’est qu’un moyen en vue de soutenir l’avènement d’une « science populaire » [4]. Littérature d’amusement et d’instruction extrascolaire, le roman scientifique est cantonné dans un entre-deux épistémique peu confortable. Et pour utile qu’il puisse paraître, il n’en demeure pas moins futile et non légitime, tant pour les gardiens de la cité savante que pour les clercs de la Littérature. En témoigne encore, par exemple, la raillerie critique des « thrillers scientifiques » de Bernard Werber, le célèbre auteur des Fourmis (1991) [5]... Parce que la quête épistémologico-esthétique qu’il manifeste n’est pas reconnue comme d’intérêt scientifique et/ou littéraire, le roman scientifique est par conséquent une « paralittérature » [6], que seuls des écrivains, des journalistes et des scientifiques en marge sont prêts à défendre, au nom de convictions progressistes.

2Évalués par les institutions dont ils dépendent en fonction de leur productivité scripturale, les scientifiques se doivent d’inscrire au maximum dans les revues (« primaires » ou de valorisation) l’avancée de leurs travaux, l’article étant la preuve terminale de leur dévouement à la recherche… Pour cette raison, ils sont des écrivains assidus. Pourtant, nombre de rapports et d’essais écrits par des savants de renom ont attiré l’attention sur les lacunes scripturales dont pâtiraient ces piètres écrivains. Forcément, après que le divorce entre science et humanités a été consommé à la fin du XVIIIe siècle dans la plupart des nations européennes, tant au niveau institutionnel qu’épistémique, il n’est pas surprenant que soit pointée une telle tendance. Tout au long des cursus scientifiques et techniques, à l’université comme dans les instituts de formation para-universitaire, l’accent est prioritairement mis sur l’acquisition de savoir-faire directement liés aux domaines dans lesquels l’apprenti scientifique doit avoir quelque compétence certifiée. Exit donc dans ces filières l’apprentissage réglé de la langue française – aujourd’hui supplantée par l’anglais –, et a fortiori de la rhétorique des belles-lettres. Malgré ce contexte socio-institutionnel défavorable au mélange des genres, certains scientifiques, et non des moindres, se sont risqués à l’écriture. Quelques grandes figures de la science, comme l’académicien Jean Rostand, ont osé transgresser ces normes explicites, très enracinées dans les représentations communes d’alors. Mais ces entreprises sont exceptionnelles, loin des institutions de consécration et de légitimation (littéraire et scientifique). Ces aventures d’écriture constitueront donc l’objet de cette étude [7].

3Cet objet donne à penser une opposition paradigmatique, voire, selon Charles Snow, un « schisme de la culture occidentale » [8] : Science d’un côté, Littérature de l’autre. Ces deux appellations, simultanément catégories de sens commun, matrices de représentations courantes en vertu desquelles se structure un certain rapport à la connaissance, et servant à désigner des corps de savoirs certes objectivement identifiables, sont au niveau pratique l’enjeu de luttes socio-culturelles [9], lesquelles contribuent, en retour, à particulariser toujours plus ces deux « univers culturels ». Et l’on peut même élargir cette problématisation partielle et émettre l’hypothèse selon laquelle le roman scientifique, comme forme « épistémologico-esthétique » – à visée également « déontologique », on le verra –, en porte-à-faux entre science et littérature, vient révéler les contradictions et les failles d’un certain « système éducatif » et, au fond, les paradoxes de l’encyclopédisme français (i. e. celui qui puise sa légitimité dans l’idéologie des Lumières), toujours affiché sur les façades de l’université. Ce genre composite, irrémédiablement paralittéraire et parascientifique –car situé à la périphérie de la science et de la littérature –, permet enfin de soumettre à débat l’identité du texte littéraire, car au roman de science est refusée ce qui, par principe, particularise cette catégorie de bien symbolique : la « prétention » esthétique ou artistique. Or cet objet dissident conduit à confondre différents champs d’investigation sociologique : littéraire, scientifique, éducationnel.

4Avant que d’énoncer les enjeux épistémologiques et esthétiques liés à la fabrication de ces œuvres paradoxales et « hérétiques » (ii), on s’essayera à mettre en perspective le genre auquel sont par convention rattachées différentes œuvres (i).

Le roman scientifique : éléments de mise en contexte

« Jules Verne ? … un conteur de contes de fées à prétentions pseudo-scientifiques ! Un amuseur de collégiens ! … un tissu d’invraisemblances sans psychologie et sans style ! … Littérairement, cela n’existe pas ! »
Charles Lemire (Jules Verne, 1908)

5Le roman scientifique semble résister. En tant que sous-genre littéraire, il a néanmoins failli disparaître, forme en voie d’obsolescence, supplanté par des genres de popularisation scientifique concurrents –tels la vulgarisation et l’essai –, qui paraissaient mieux correspondre aux « attentes lectoriales »… du moins tel était le diagnostic que firent un temps les différents responsables en matière d’édition. Désaffection vite contenue, semble-t-il. Car actuellement, et toutes proportions gardées, dans les catalogues des éditeurs généralistes (Seuil, Albin Michel, Denoël, JC Lattès) et les maisons d’édition scientifique de taille modeste (EDP science, Pommier) sont de nouveau proposés des livres classés dans cette rubrique. Les débats nourris sur la démocratisation de la science n’y sont peut-être pas pour rien : comme au XIXe siècle, ce type de publication se présente comme une réappropriation publique de savoirs savants ou d’un « capital scientifique » concentrés et conservés dans certains espaces sociaux ; il est un pont entre « savants » et « ignorants » [10]. Pourtant, peu nombreux sont les écrivains – et surtout les écrivains-scientifiques – qui s’adonnent au genre au XXe siècle. En dépit donc des professions de foi éditoriales et de quelques initiatives associatives et institutionnelles assez peu suivies, ce qui est solennellement exposé comme un enjeu de société, à savoir la « mise en culture des sciences » (Jean-Marc Lévy-Leblond), demeure un horizon lointain et sous-investi.

Aperçus historiques

6Généralement, on reconnaît en Jules Verne le « créateur » du roman scientifique. Inventeur d’une mythologie singulière, alliant dans le roman la science et la fiction, il est depuis quelques décennies seulement (à partir des années 1960-1970) l’objet d’une attention particulière en histoire et en théorie littéraires [11]. Mais cette reconnaissance académique partielle, ce succès d’estime tardif, est l’aboutissement d’un lent processus de canonisation, toujours susceptible d’être remis en question. De son vivant, l’écrivain n’a ainsi jamais pu s’intégrer aux groupes littéraires qui contribuaient alors à l’affirmation de l’autonomie de la littérature – le « nomos » du champ littéraire, selon Bourdieu [12] –, et encore moins il eut l’avantage de goûter à « l’épreuve de la gloire » décrite par Nathalie Heinich [13], chose qu’il regretta profondément, invoquant quelque injustice. Aussi, s’il fut honoré par quelques rares écrivains, comme Georges Sand ou Théophile Gautier, il fut en revanche critiqué, souvent avec virulence et dédain, par d’autres autorités (journalistes-critiques, éditeurs, concurrents, etc.) du champ littéraire naissant, qui refusaient, au nom d’une idéologie avant-gardiste, de lui accorder le statut de littérateur, lui collant à la peau l’étiquette de « romancier scientifique » [14]. Actualisant une certaine « politique de la pureté » [15], Émile Zola, par exemple, contesta sévèrement les prétentions littéraires du roman vernien : « Si les Voyages extraordinaires se vendent bien, les alphabets et les paroissiens se vendent bien aussi à des chiffres considérables… [Ils sont] sans aucune importance dans le mouvement littéraire contemporain. » [16] Ce type d’opinion a été longtemps partagé par les conservateurs des belles-lettres – de l’Académie française, en particulier. En dépit de cette condescendance esthétique et idéologique généralisée, qui conduisait à repousser hors des frontières du littérairement correct toutes ces productions (de ce fait, paralittéraires), Verne avait à cœur de se faire une place dans ce champ ; il intériorisa alors les principes esthétiques légitimes, qu’il tenta de reproduire, dans l’écriture même, comme pour forcer son acceptation par des agents sociaux qui, néanmoins, ne le verront jamais comme un pair… Ainsi pouvait-il livrer à Hetzel, avec qui il entretenait des relations assez ambivalentes [17] :

7« Ce que je voudrais devenir avant tout, c’est un écrivain, louable ambition que vous approuvez pleinement. Vous me dites des choses sur mon style qui s’améliore… Rien ne m’a donc fait plus de plaisir qu’une telle approbation venant de vous… Tout ceci, c’est pour dire combien je cherche à devenir un styliste, mais sérieux ; c’est l’idée de toute ma vie. » [18]

8Ce moment d’adhésion au « jeu » propre à cette littérature de la fin du XIXe siècle, empli de « violence symbolique », dans le sens où Verne incorpore des normes de classement et une esthétique dominantes qui toutefois l’assujettissent, lui et son art, vient souligner le caractère tragique de cette trajectoire artistique. Or la quête de reconnaissance fut l’une des plus grandes motivations de Verne. Légitimation artistique de la part d’un monde des lettres qui, au final, le dénigra, car il était trop éloigné de ce que devait être un « écrivain ». L’auteur de Vingt Mille Lieues sous les mers, bourgeois de province que la vie de bohème des amoureux de l’art n’attirait guère, était par conséquent condamné à occuper une position « excentrique », ne bénéficiant que de l’estime de ses nombreux lecteurs [19]. Arthur Evans note justement à ce propos que ce rejet systématique résulte de la définition hiérarchisante de la littérature qui prévalait à l’époque. Pour les critiques orthodoxes, les aventures verniennes manquaient de « sérieux », ne correspondaient pas à l’idéologie du « bon goût » et du « Beau », instrumentalisaient la littérature pour concevoir des « contes de fées à prétentions pseudo-scientifiques », et pour ces raisons avaient quelque chose d’ignoble[20]. En témoigne aussi la citation de Lemire mise en exergue de cette partie : ces romans n’avaient rien de littéraire et ne pouvaient de ce fait être l’objet d’une consécration littéraire. Parce qu’il a des visées pratiques – privilégiant donc le fond à la forme, contre la doxa de l’Art pour l’Art –, souffre d’un manque patent de « littérarité », le roman vernien fait donc partie de la « littérature industrielle » que Sainte-Beuve stigmatisa. Aussi, le roman de science a beau avoir ses grands auteurs (Rosny, Arthur Mangin, Gustave Le Rouge, Jean de La Hire ou encore Maurice Renard), il n’en demeure pas moins un art mineur, qui passera de mode après la mort de Verne.

9Mais ce dernier n’était pas un « savant », du moins au sens socioprofessionnel du terme. Les auteurs de romans scientifiques sont très rarement des scientifiques, lesquels préfèrent à la rigueur s’adonner à des genres plus ouvertement didactiques, comme l’est par exemple la vulgarisation journalistique. Or, comment expliquer cette frilosité ? Il est certes difficile de répondre ici à cette question. Mais il nous semble que la manière dont sont organisés l’enseignement et le système éducatif en France depuis le début du XIXe siècle et l’officialisation du schisme culturel dont parle Snow, permettent de rendre intelligible le fait que les scientifiques ne se frottent pas à l’« écriture littéraire ». Après la Renaissance, en effet, la science moderne se dote de ses propres structures institutionnelles, en particulier les Académies, et tend à s’autonomiser par rapport au reste de la société [21]. À partir du XVIIe siècle, donc, ce mouvement de particularisation et de spécialisation conduit à dissocier des savoirs que l’humanisme unifia un temps : les sciences et les humanités, que les « artistes-ingénieurs » comme Vinci ou Vasari concilièrent [22], étaient alors deux régimes de connaissances hétérogènes, voire incompatibles. Malgré quelques timides rapprochements conjoncturels, cette tendance n’a fait que s’accentuer depuis ; les « deux cultures » semblent s’être développées chacune de son côté, s’ignorant l’une l’autre. Au XVIIe siècle s’ébauche ainsi l’institutionnalisation de ce grand partage [23]. L’on ne pourra alors être savant et lettré dans le même temps, sans susciter quelque perplexité. Par exemple, Buffon eut dans son fameux Discours sur le style[24] prononcé lors de sa réception à l’Académie française en 1753 d’immenses difficultés à justifier sa place, alors qu’il était déjà membre de l’Académie des sciences. Savant et écrivain, voilà deux fonctions sociales qu’un certain contexte socio-institutionnel oblige donc à différencier. Certes, l’on trouve quelques initiatives notoires en faveur d’un rapprochement (par exemple, l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, la Théorie des couleurs de Goethe, l’Art et la Science de Hugo) [25], mais la rupture paraît irrémédiablement consommée. Et les différentes réformes de l’enseignement secondaire sous le Second Empire radicalisèrent davantage ce long processus historique [26]. Ces changements structurels avaient, dans l’esprit de leurs défenseurs (Cousin, Cuvier, Dumas, etc.), pour fonction d’adapter le système scolaire à la « vie moderne » ; l’industrialisation impose en effet une revalorisation des sciences, dominées dans les lycées et à l’université par la culture classique. La « bifurcation » décrite par Durkheim dans L’évolution pédagogique est à cet égard décisive. Outre une redéfinition des programmes scolaires, cette suite de législations instaure un système de déviation – décidé notamment en 1852, avec la réforme de H. Fortoul –, qui commande aux élèves de choisir, dès la 4e, entre les cursus scientifique et littéraire (les humanités). Cette organisation des savoirs a été durement critiquée par les adversaires de la spécialisation mais dans les faits, elle ne sera plus remise en cause [27]. Aussi, au XXe siècle, on ne trouve plus de véritables encyclopédistes : encore une fois, on est scientifique ou littéraire, mais difficilement les deux à la fois. Par exemple, les rares scientifiques qui se sont essayés à l’écriture abandonnèrent définitivement leur carrière scientifique. C’est le cas de nombreux médecins, depuis sacrés par l’histoire littéraire : Breton, Aragon [28]. En outre, cette bifurcation a pour conséquence de débarrasser les scientifiques de l’apprentissage serré de la langue française ; peut-être avec raison, on privilégie dans les sections scientifiques l’acquisition de savoir-faire techniques, au détriment de dispositions scripturales considérées comme littéraires. Ce panorama historique est brossé trop rapidement mais montre combien les modifications successives des structures professionnelles et éducationnelles depuis le XVIIe siècle ont eu, par extension, d’importantes conséquences sur la croissance des littératures scientifiques écrites par les scientifiques eux-mêmes. Selon cette perspective, la répartition auctoriale des tâches, qui privilégie l’écriture du roman de science par les littéraires, trouve ses racines dans l’organisation du système éducatif français. Le roman scientifique, à son humble niveau, rend par conséquent saillants les problèmes pratiques que pose à l’universalisme et à l’encyclopédisme français la séparation des filières littéraires et scientifiques.

10Enfin, la logique d’infériorisation par une certaine idée de la littérature (qui justifie l’existence d’un milieu social relativement autonome) qu’a subie Verne a encore aujourd’hui quelque effet sur des auteurs qui ont choisi, pour diverses raisons – croyance dans l’importance culturelle de la science, simple envie d’écrire, etc. –, de faire perdurer le roman scientifique. Les rares romanciers-scientifiques sont toujours confrontés aux mêmes problèmes d’auto-légitimation et d’identification à ce « statut » social instable et intermédiaire. Comment un scientifique s’assume-t-il donc écrivain, alors même qu’il est rétribué par des institutions scientifiques pour lesquelles rien n’est plus esotérique que la littérature ? Cette question traverse fatalement l’esprit de ces auteurs, et ce d’autant plus que selon leurs pairs (souvent jaloux), ces pratiques romancières ne présentent en soi aucune espèce d’intérêt, tant épistémique qu’esthétique. Cette expérience d’écriture hétérodoxe a ainsi à voir avec un problème d’identité assez contrariant – il peut du moins être vécu de cette manière. Comme l’a montré Heinich, la catégorie d’« écrivain » est relationnelle : elle se construit à travers le regard des autres, par leur reconnaissance des grandeurs de tel scripteur [29]. Or, on l’a vu dans notre rapide évocation de la trajectoire artistique de Verne, le roman scientifique est paralittéraire. Et, qui plus est, ce type de création (para-) artistique va à rencontre même des logiques internes de production des connaissances scientifiques certifiées. Devant ce séparatisme épistémique vis-à-vis duquel il est institutionnellement déconseillé de transiger, le savant-écrivain a donc toutes les chances de ressentir quelque embarras. Pour cet individu, le sentiment de « schizophrénie » [30] renvoie à un régime d’identité trouble et incertain. Car il est difficile de persister dans l’hérésie dans des structures professionnelles. Certes, nous forçons ici le trait. Les efforts de divulgation sont récompensés, au moins symboliquement – par la remise d’une certaine catégorie de « prix littéraires ». Pourtant, la force des stéréotypes est telle que les stratégies d’excommunication pour « trahison » sont encore courantes. Dans une structure laborantine, le romancier fait immanquablement figure d’étranger. Même un savant-écrivain aussi réputé et respecté que Jean Rostand a ainsi dû faire face aux attitudes dénégatrices de quelques envieux… La double étiquette d’homme de science et de lettres, si elle lui convenait bien, n’en restait pas moins péjorative [31].

Résurgence contemporaine

11Peut-on parler d’un regain d’intérêt contemporain, tant auctorial qu’éditorial, pour le roman scientifique ? Bien qu’il soit nécessaire de tempérer l’optimisme de ce constat conjoncturel, il semblerait que le genre jouisse aujourd’hui d’une certaine popularité chez certains publics, jeunes en particulier – mais on est encore très éloigné de l’« âge d’or » de la science populaire du XIXe siècle… [32] Pour autant, la longue période d’abandon qu’il a dû endurer lors du XXe siècle n’est pas terminée, tant il subsiste toujours dans les marges de la littérature consacrée. Si l’on s’en tient à un dénombrement des occurrences de cette catégorie infra-générique dans les catalogues éditoriaux et à sa visibilité dans les espaces de distribution et de mise à disposition des imprimés (librairies, bibliothèques), on perçoit certes une assez nette augmentation en volume de titres. Mais cette évolution n’est pas exponentielle, loin s’en faut. Si résurgence il y a, en effet, elle est toute relative et à relier à la mauvaise santé du secteur éditorial du livre de science – les faibles tirages et le peu de titres proposés en sont des indices édifiants. Pour une raison que la sociologie du champ scientifique peut rendre intelligible, seule une poignée de scientifiques écrit des œuvres de popularisation, et à plus forte raison, ils sont très peu parmi ceux-là à expérimenter la forme romanesque, s’accaparant, faute de concurrents, le marché français du roman de science. Aussi, qui sont ces scientifiques qui risquent l’excommunication symbolique de la cité savante, et prennent le risque d’être critiqués négativement par les tenants de la cité littéraire ?

12D’emblée, il est intéressant de souligner l’étroite affinité qui lie les trajectoires socioprofessionnelles et intellectuelles de ces quelques agents. Le constat que firent Boltanski et Maldidier au sujet des pratiques de vulgarisation durant les années 70 [33] est encore juste : ils occupent le plus souvent une place élevée dans la hiérarchie des organismes de la recherche scientifique (directeurs de recherche, professeurs des universités), sont âgés d’une cinquantaine d’années (la fleur de l’âge pour les scientifiques, l’heure des grandes généralisations [34]), ont ressenti une même « frustration » (dixit Jean-Pierre Luminet, entretien DEA, 2002) vis-à-vis du refus implicite du monde scientifique de favoriser les écritures para-scientifiques. La tension mythifiée entre science et littérature, la plupart de ces savants l’ont même vécue comme une aberration culturelle contre laquelle il s’est tôt agi de lutter, par l’écriture, qui apparaît alors comme une forme de sédition [35]. Ainsi partagent-ils la même ambition : conjuguer ces deux pans du « savoir universel », disjoints au terme d’un processus de définition des systèmes éducatifs européens, depuis le XVIIIe siècle. Mais les aspirations de ces écrivains sont très différentes de celles qui animaient les groupes de vulgarisateurs philanthropes et les sociétés savantes au XIXe siècle. Leur écriture para-scientifique, non sanctionnée par l’évaluation des pairs, est peu investie socio-politiquement. Ces écrivains ne sont pas des militants comme Flammarion ou Rostand ; s’ils défendent un certain projet culturel, c’est moins en raison d’engagements idéologiques « pro-populaires » que d’intérêts de connaissance assez « individualistes », ou du moins qui ne visent pas exclusivement à un partage large de leur savoir : écrire pour soi plutôt que pour les autres (cf. infra l’idéologie que manifeste l’écriture de Jean-Pierre Luminet). Il semblerait plutôt que le roman ou quelque genre de popularisation que ce soit ait pour eux une fonction cathartique implicite : face à la monotonie structurelle de la recherche et au conservatisme des institutions scientifiques, ces pratiques ont typiquement pour intérêt de divertir des scientifiques rejetés (plus ou moins poliment, certains criant à l’imposture) par leurs collègues pour leurs inspirations.

13Mais il ne faut pas omettre d’insister sur l’importance, dans le stock de justifications auquel ont recours ces agents pour rendre compte de leurs actions, d’une quête de gratifications symboliques externes [36]. Certes peu avouable, cette recherche de prestige, en dehors des sphères de contrôle de la communauté scientifique, demeure tout de même prégnante [37]. Quoi de plus valorisant pour un savant que d’être aussi considéré comme un littérateur, sorte de porte-parole de la culture universelle, de pont humain entre Science et Littérature ? À cette raison, simultanément « bonne » et « mauvaise » – tant pour l’axiologie scientifique que pour celle du monde littéraire, idéalement désintéressées –, se greffent par ailleurs des stratégies assez explicites de distinction. Elles trouvent leur place directement dans le texte : la citation « cosmétique » [38] d’une œuvre esthétiquement valorisée, mise en exergue dès la préface d’un roman, témoignage plus ou moins vérifiable d’une large culture littéraire ; le jeu (forcé) de la référence, dans la narration, à tel style reconnaissable ; la comparaison ad hoc (lors des entretiens d’auteur) à tel grand auteur, comme Jules Verne ou Alexandre Dumas.

14Actuellement donc, et sans être arbitraire ni exagérer, on retrouve seulement une poignée de scientifiques en activité : Denis Guedj, Étienne Klein (L’Atome au pied du mur, et autres nouvelles, 2000), Philippe Chomaz (Des séquoias dans les étoiles, 2002), Gérard Lambert (La Terre chauffe-t-elle ?, 2001) ou encore Jean-Pierre Luminet (Le rendez-vous de Venus, 1999) ; des journalistes reconvertis, Bernard Werber ; des romanciers prolixes, tel Pierre Pelot (auteur de 150 romans), qui a récemment réactualisé, dans une saga publiée chez Denoël (Le nom perdu du soleil (1998), Debout dans le ventre blanc du silence (1999), Sous le vent du monde (1999)), et avec l’appui scientifique du paléontologue Yves Coppens, le roman de préhistoire qui fit la renommé de Rosny [39]. Mais ces écrivains ne font pas à eux seuls un genre. La diffusion du roman implique en effet une pluralité d’agents, et au premier chef des éditeurs. Et, une nouvelle fois, peu de maisons soutiennent ce type d’offre. Même les éditeurs de « littérature scientifique » ne proposent que très peu de romans, lui préférant des manuels, des ouvrages de vulgarisation, des essais. Hormis Albin Michel, qui publie avec profit Werber, les jeunes éditions du Pommier (anciennement Fayard), rares sont les maisons qui se risquent à apporter de l’eau au moulin du roman de science. La socio-diffusion de cette paralittérature ne tient donc qu’à peu de chose. C’est seulement grâce à l’initiative de quelques individus que survit le roman de science. Encore une fois, peu de livres de ce genre rencontrent un véritable succès commercial. On est très loin des tirages faramineux d’un Jules Verne ou d’un Cari Sagan aux États-Unis. Cette économie précaire repose alors sur des initiatives privées, sans véritable soutien de la part des pouvoirs publics, si l’on excepte toutefois des manifestations ponctuelles comme, par exemple, le prix du livre de sciences organisé par le département des Hauts-de-Seine (92) [40].

15Sur une échelle des valeurs des biens littéraires, le genre reste donc structuralement déprécié, et peu nombreux sont les individus qui semblent vouloir inverser le cours des choses. Il est hiérarchisé en fonction des publics touchés [41]. Et l’on retrouve, là encore, le problème auquel sont instamment confrontées les productions artistiques « populaires ». Le fait même qu’elles aient pour horizon de réception les classes sociales les moins bien pourvues en capitaux (culturel, en particulier) et des types sociaux symboliquement dévalués [42] renforce la suspicion des agents sociaux (critiques, universitaires, éditeurs, organisateurs de salons, etc.) et des institutions qui ont le pouvoir de dire ce qui est légitime en matière de culture, et ce en dépit des efforts de démocratisation culturelle.

De la mise en scène de la science dans le roman

16Ces quelques éléments de mise en contexte rendent donc saillant le manque de considération dont pâtissent le roman scientifique et ses auteurs. Cette paralittérature intermédiaire demeure « conditionnelle », pour reprendre une notion de Gérard Genette [43] : sa qualité d’œuvre littéraire et/ou scientifique dépend pratiquement de l’appréciation esthétique et/ou épistémique de ceux qui la reçoivent et/ou la classent. Cela renforce l’idée selon laquelle les œuvres d’art n’existent en tant que telles qu’en fonction des jugements esthétiques qui sont portés à leur endroit, par des observateurs déterminés, plus ou moins compétents pour émettre ces mêmes jugements. Les convenances et les conventions en matière de « goût » et de valeur esthétique sont, par surcroît, socialement conditionnées – donc arbitraires –, et indépendantes de ce qui est perçu après coup comme les qualités internes de l’objet soumis à l’appréciation esthétique [44]. Malgré cela, l’analyse en termes de champs littéraire et scientifique et de luttes pour l’imposition des formes littéraires légitimes peut (et doit) être complétée par une analyse « interne ».

Au principe de l’écriture : la pensée du roman scientifique et le désir d’écrire

17La question pourtant décisive de la « généricité » du roman scientifique n’a pas été abordée jusqu’ici. S’accommodant d’une division disciplinaire des tâches, la sociologie de la littérature a longtemps tendu à esquiver cette question, à quelques exceptions près – la posture sceptique en est probablement l’origine. Cependant, avant de parler d’un objet, ici d’une classe générique canonisée, il semble indispensable de procéder à un essai de caractérisation. On ne peut en effet exposer l’itinéraire socio-historique du roman de science sans faire appel à quelques traits descriptifs et concepts normatifs. Partir stratégiquement d’une interprétation pluraliste et molle de ce genre, comme l’a fait, avec certes quelque réussite, la théorie littéraire moderniste (le New Criticism anglo-saxon, notamment) [45], s’avère au bout du compte une impasse théorique, en ce que cela amène à nier la grande parenté des intentions romanesques depuis l’éclosion du sous-genre. Thomas Pavel a certainement raison de ne pas se satisfaire de cette position de principe qui conclut à l’indétermination absolue du roman, forme qui serait alors paradoxalement déterminée par sa « plasticité » et sa diversité thématique : « Peut-on faire l’histoire sociale d’un objet qui n’a pas de définition ? » Dans ces derniers paragraphes, il ne s’agira donc pas de déterminer absolument ce qui fait l’ipséité du genre, d’en déconstruire les codes stylistiques, tâches d’une certaine critique littéraire, mais plutôt de saisir, par une élucidation idéaltypique de moindre portée, à partir d’œuvres particulières, ce qui constitue son « esprit », sa « pensée ».

18Quoique la réduction de cette importante bibliographie à une seule et même orientation idéologique serait abusive, puisque les romanciers scientifiques suivent des voies qui leur sont (idéalement) propres. Que recherche alors le savant-romancier ? Sonder les intentions auctoriales est une charge importante ; c’est par elles que se dévoilent pour partie [46] la pensée du genre et les stratégies intratextuelles. Reste que les entretiens d’auteur ne fournissent en la matière qu’un succédané de justifications factices et peu originales. Devant la généralité d’un tel questionnement, les auteurs répliquent le plus souvent en situation d’entretien par des propositions tout aussi quelconques. Or, comme l’a rappelé à juste titre Heinich, c’est précisément ces apparents manques d’explicitations qui doivent intéresser au premier chef le sociologue : y est ostensible l’idéologie concrète de la production littéraire, au-delà des motifs tous faits, rationalisés par des auteurs qui, pour rendre compte de leurs pratiques, puisent dans le discours des professionnels autoproclamés de l’histoire littéraire, maîtres de la doxa officielle et prescriptive du champ. L’étude de l’œuvre romanesque du cosmologiste Jean-Pierre Luminet [47] et la lecture cursive du petit nombre de romans publiés ces dernières années – et des paratextes qui leur sont attachés (préface, postface, appendice) [48] – fourniront une série d’hypothèses qui permettent d’approcher cette pensée (qui à l’évidence ne saurait se laisser subsumer sous un même concept), et conduiront à accréditer ces réflexions.

19Premièrement, on fera l’hypothèse selon laquelle le roman, par l’orientation thématique qu’il préfigure, s’accorde à des aspirations intellectuelles que la recherche scientifique tendrait à réprimer. Lors d’entretiens avec des vulgarisateurs d’astronomie, nous avons observé cette envie de totalité, ce besoin de « raisons suffisantes », que la science normale évacuerait systématiquement. Or ces questions fondamentales et « métaphysiques », qui taraudent plus ou moins secrètement l’imagination des scientifiques, ne sauraient disparaître, sous l’effet d’une sorte de censure intellectuelle implicite [49]. Pour Luminet, le roman, forme d’expression exotérique et non sujette à un contrôle positif institutionnalisé, est l’espace textuel où peut s’éprouver sa « quête » spirituelle. En effet, en sa « généricité » même, il le conçoit en tant que « totalité » ; il emblématise et représente le monde sur un mode holistique, par-delà les clivages culturels et les distinctions génériques. Du point de vue formel, pourrait-on en déduire, il est donc synthétique et structurellement « isotopique », dans ce qu’il englobe la globalité d’un univers (romanesque), mi réel, mi fictif – ces deux dimensions étant absolument entrelacées par les romanciers : Luminet et, bien avant lui, Verne [50]. L’esprit qui s’y fait jour introduit par conséquent un certain rapport au monde, l’identification à un certain monde. À propos de l’univers de référence « bourgeois » de Jules Vernes, Barthes évoque cette même « clôture » cosmologique : « Verne a construit une sorte de cosmogonie fermée sur elle-même, qui a ses catégories propres, son temps, son espace, sa plénitude, et même son principe existentiel. » [51] Or cette identification quasi spéculaire semble aller contre l’idéal de positivité le plus communément admis dans les communautés scientifiques, où abondent les adhésions et les croyances rationalistes, que Holton nomme « apollinien ». L’investissement intellectuel de Luminet dans le roman et le romanesque, qui soutient le déploiement d’une littérature thématiquement « ouverte », bien que formellement archi-contrainte (cf. infra les exigences épistémiques du genre), outrepasse le seuil de tolérance cognitive entériné par un positivisme apollinien encore largement répandu chez les scientifiques.

20Deuxième hypothèse : le roman de science, toujours chez Luminet, semble manifester une sorte de plaidoyer tacite en faveur de la réminiscence de Dionysos, notamment comme figure épistémologique mythifiée de la confusion du sujet avec le Cosmos et de l’Unité du savoir [52]. Holton décrit cet « esprit dionysien » [53] comme anti-scientifique ; il est pour l’historien le soubassement cognitif ou la source « thématique » d’une certaine « imagination scientifique » [54]. Aussi, au début du XXe siècle, de nombreux intellectuels stigmatisent les méfaits supposés de la science occidentale, pour mieux protéger la tradition, la « vieille Europe ». Ces attitudes doxiques sont alors très répandues chez les littéraires – mais très peu dans les milieux scientifiques. Il est en effet de bon ton de dévoiler les dommages que causeraient la civilisation technique et la « faillite de la Science » (Brunetière). Mais il nous semble que cette vision dionysienne ne s’inscrit pas forcément contre la science. On peut en retrouver les caractéristiques dans le discours humaniste de Luminet, qui entend réunir science et littérature en un seul Art, par le roman notamment. Sa conception moniste de la science, son ambition de réintégrer les sciences dans la culture en peut-être est le signe. Et, là encore, une telle aspiration n’a de sens que rattachée au contexte socio-institutionnel évoqué plus haut. Comme le souligne Paul Braffort, « lorsqu’une certaine spécialisation se précise, on rencontre encore des créateurs aux talents multiples qui maintiennent le goût pour l’unité et favorisent les illuminations de l’encyclopédie. » [55] Des associations comme les « Humains associés » – à laquelle adhère Luminet – témoignent de l’existence de ce genre d’idées ; le mythe humaniste, qu’ont du reste cultivé tous les grands auteurs de romans scientifiques, de Verne à Cari Sagan, est ici actualisé et sert de caution morale à des ambitions idéologiques totalisantes. On peut certes voir dans ces représentations de la nostalgie. La réhabilitation du type psychosocial de l’« artiste-ingénieur » [56] exemplifie largement ce sentiment. De même, l’apologie de la créativité, moteur de la subversion des frontières entre les genres et les savoirs, est le point cardinal de la rhétorique dionysienne de Luminet. Par principe, il n’y a pas lieu de distinguer la formation des concepts scientifique et la création artistique ; ces deux processus sont les deux faces d’une même « poïétique » [57]. Ces opérations mentales sont constitutives de l’inspiration de l’esprit humain. On retrouve là un thème cher à l’un des plus illustres défenseurs de la confusion de l’art avec la science, le philosophe Paul Feyerabend. Structurant son discours anarchiste sur le thêma de l’unité, il veut démonter l’antinomie entre ces deux sphères d’activité, radicalisée par le « rationalisme occidental » ; d’après lui donc, les « arts sont des sciences », et vice versa[58]. Cette posture esthétique et éthique, qui veut rétablir la figure de l’artiste-ingénieur de la Renaissance italienne du XVIe siècle, est donc reprise presque mot à mot par Luminet, qui en appelle à un « humanisme du savoir », contre la « déplorable scission issue du XIXe siècle, entre science et arts » [59]. En tout cas, ce genre de préoccupations cognitives confirme une nouvelle intuition de Holton : la science est une inépuisable réserve « mythopoïétique » [60].

Itinéraires paradoxaux d’un objet intermédiaire

21Ce type de roman construit un rapport singulier au vrai, plus pointilleux en somme que la « vraisemblance » qu’instaure le réalisme aux 18 et 19 siècles [61]. Soumis à l’appréciation quasi scientifique des éditeurs (au sens le plus étroit du terme) et de certains spécialistes mandatés pour la tâche critique de relecture, il dépeint des réalités susceptibles de vérification, et est de surcroît subordonné à des « exigences de référentialité » [62] lourdes. Par exemple, la bibliothèque d’Alexandrie, dont Luminet retrace l’histoire dans Le bâton d’Euclide, a bien existé. Certes, l’auteur s’est plu à inventer, pour agrémenter la trame romanesque, des personnages fictifs, des « prototypes imaginaires » [63], telle Hypathie, mathématicienne et musicienne, et a tissé des relations imaginaires entre d’illustres savants et hommes d’État, comme Marc Aurèle et Claude Ptolémée. Pourtant, il s’est aussi (et surtout) attaché à rendre a minima « plausible » [64] son récit, par la recherche de sources historiques savantes – c’est un détour factuel obligé : il y va de la crédibilité de la démarche dans son ensemble. Pour justifier l’exigence réaliste, Luminet fait ainsi référence à l’histoire de France romancée par son modèle auctorial, Alexandre Dumas [65]. Il partage avec l’illustre romancier une conception instrumentaliste du roman historique : à l’inverse de la vulgarisation, qui admet comme fonction énonciative idéaltypique de transmettre des savoirs, le roman, lui, « met en scène » ou théâtralise ceux-ci, en vue de « sensibiliser » le lecteur [66]. La technique et l’art du roman de science sont donc associés à des « fonctions perlocutoires » [67] qui lui sont propres. Typiquement, l’écrivain doit alors jouer dans le registre de l’émotion, anticiper sur les structures cognitives d’une réception d’abord conçue comme « pathétique » (Michel Meyer), en vue de provoquer la sensibilisation, préalable conatif à l’acte de connaître. En revanche, cette stratégie rhétorique qui fonctionne comme opérateur syntaxique – c’est-à-dire en tant que mode de construction et de configuration du texte dans sa globalité – peut in fine desservir le genre, dans ce que le scientifique, qui évalue scrupuleusement la « véracité » de l’information divulguée, y verra une déformation, voire une dénaturation. Et de l’autre côté, les littéraires voient dans cette instrumentalisation des propriétés génériques du roman une opération encore une fois ignoble. Dans les deux cas, le plus condamnable est la « profanation » [68] qu’induit ce régime sémantique trouble et complexe, tiraillé entre fiction et réalité, cultivant une ambivalente vraisemblance. Ce critère « interne » vient de ce fait justifier une désapprobation cognitive.

22Mais il ne faut pas perdre de vue que le roman de science n’a de sens que rattaché au projet socio-politique de popularisation des sciences qui germa au XIXe siècle. Il n’est donc pas une fin esthétique poursuivie pour elle-même, mais un support textuel en vue de supporter ce dernier, stratégie rhétorique qu’Arthur Mangin explicite dans la préface à son Voyage scientifique autour de ma chambre (1961) :

23

« Le fond de l’ouvrage comprend deux éléments, l’un accessoire, c’est la fiction, le petit roman qui amène le dialogue, l’autre essentiel, c’est la série de leçons scientifiques qui sont l’objet de ce dialogue. »

24Conçu de la sorte, le roman scientifique remplit donc des « fonctions pédagogiques » ; les histoires mises en récit ne sont que prétextes à l’énoncé des vérités que la science met au jour [69]. En outre, il est une littérature archi-contrainte. Du point de vue de sa forme, en effet, il est un sous-genre qui impose une vraie discipline d’écriture aux auteurs, prescrivant des « recettes » stylistiques, des « trucs » rhétoriques (les mots entre guillemets sont de Hetzel). Nous ne convoitons pas de systématiser une déconstruction des principes qui fondent et définissent, sur un monde nécessaire et impératif, ce mode d’énonciation ; mais, sans plus de prétention, l’on peut rattacher ce modèle d’écriture à quelques traits saillants du « projet réaliste » au XIXe siècle. Par cette analogie critique, il est possible d’individualiser le roman scientifique, en tant que modèle discursif qu’actualisent les romanciers, par l’écriture [70]. Dans un article remarquable, Philippe Hamon parvient à identifier ce qu’il appelle le « cahier des charges » de ce projet littéraire [71]. Selon le théoricien, ce dernier admet un complexe de « présupposés » qui encadrent l’écriture (par exemple, la nécessité de l’énonciation descriptive, la recherche de la lisibilité et de la littéralité) ; ils forment donc les conditions de possibilité sémio-textuelles de ce type de discours, qui, du reste, interviennent directement sur la mise en œuvre de la « pensée du roman ». Or, certains de ces critères définitoires correspondent parfaitement au canon du roman de science ; on peut reconnaître en effet quelques constantes génériques, présentes au creux de cette textualité : la possibilité d’une transmission de contenus informationnels (i), la capacité de la langue à mimer un réel indépendant de celle-ci (ii), le « geste producteur du message (style, énonciation, modalisation) » comme superfétatoire, au profit d’une esthétique (voire une éthique) de la transparence (iii), etc. Nullement exhaustive, cette liste n’en permet pas moins de mettre en lumière le mode de fonctionnement « interne » du roman de science. Et cette grammaire contraignante, ce « despotisme sémiotique » est le propre du « récit paralittéraire », tel que le décrit Daniel Couégnas. Selon l’auteur, on retrouve dans ce « modèle paralittéraire » toujours les mêmes logiques de structuration, qui se répètent à l’infini – c’est le cas, par exemple, des techniques narratives, maniées avec une « lourdeur » caractéristique. De Verne à Wells, jusqu’à Werber, l’on remarque l’efficience de stratégies rhétoriques récurrentes, si bien qu’il n’est pas interdit de parler, avec cependant quelque prudence nominaliste, d’une certaine « généricité » du roman scientifique – i. e. ce qui le distingue d’autres productions paralittéraires et, surtout, parascientifiques (l’essai, la vulgarisation). Appuyant son raisonnement sur l’importante théorie des genres littéraires proposée par Jean-Marie Schaeffer, Couégnas rationalise sa modélisation de la paralittérature, et admet qu’« un genre, ce sera donc à la fois : un ensemble de propriétés textuelles, de contraintes matérielles, structurelles, pragmatiques (horizon d’attente, contrat de lecture) ; une série de règles, de conventions esthétiques et formelles ; une tradition d’œuvres, un espace intertextuel, avec des mécanismes de reproduction, d’écart, d’opposition, de dépassement ; un ensemble d’œuvres présentant, hors de tout lien historique, des similitudes, en particulier thématiques. » [72]

25Cette caractérisation, à laquelle nous nous rallions totalement, permet à l’évidence d’envisager le roman scientifique comme constituant une sous-classe générique relativement homogène, et ce depuis son apparition, au milieu du XIXe siècle ; il s’est en effet dégagé de la « vulgarisation scientifique » (celle que promurent les professionnels de l’« éducation populaire » : Arago, Figuier, Tissandier, Flammarion…), autre genre périphérique, auquel il a été abusivement amalgamé par les théoriciens de la popularisation livresque des sciences.

Pour conclure : les prétentions croisées du roman d’histoire des sciences

26Aussi, ce relatif discrédit du roman de science vis-à-vis des instances critiques et des agents de consécration serait-il au fond la conséquence d’une fiction indigente et peu sophistiquée, d’un imaginaire littéraire sommaire ?, d’une écriture qui, à force de didactisme et de nivellement stylistique, deviendrait par trop « vulgaire » ?, ou encore des gratifications symboliques et matérielles dont ont pu bénéficier les quelques rares auteurs à succès, injustifiables en rapport aux codes doxiques du champ littéraire, acquis par convention au slogan romantique de l’Art pour l’Art ? Il nous semble qu’il n’appartient pas au sociologue d’apprécier la « littérarité » de cet objet quasi artistique, d’en déplorer la mauvaise réputation ou, plus généralement, de participer à ce type de débats essentialistes, qui mettent en jeu des schèmes de perception socialement situés, des axiologies déterminées. De même ne doit-on pas s’évertuer à reproduire la tendance, fort répandue en sociologie de la culture – et a fortiori dans le champ des études sur la popularisation scientifique –, qui consiste à subordonner la recherche à des jugements de valeur, en prenant par exemple la défense du roman de science et de la « culture de masse » ; c’est au mieux dans la connaissance des enjeux de ces luttes catégorielles qu’émerge le sens de ces dévalorisations esthétiques et épistémiques. Mais, en toute objectivité, on ne peut que constater l’attitude relativement défavorable des « pontifes », des « snobs » [73] et des institutions du littéraire en général à l’égard du roman scientifique, et ce depuis le XIXe siècle, et, parallèlement, le refus par les scientifiques (en général) d’accepter celui-ci au sein du corpus des textes certifiés. Au mieux ne les considère-t-on qu’en tant qu’œuvres paralittéraires, revendiquant pour la forme un statut ambivalent de littérature conditionnelle, ou comme œuvres pré- ou para-scientifiques, bénéficiant d’une reconnaissance positive faite de « condescendance axiologique » (Genette). Si le nom de Jules Verne est présent dans le catalogue de la prestigieuse maison Gallimard, c’est dans la collection de poche « Folio Junior », et non pas en Pléiade… Ces indices sont loin d’être anecdotiques et sont riches de significations, présentent un contexte d’écriture structurellement hostile au roman de science. Plus largement, ils donnent à voir les contradictions et les dissensions inhérentes au partage sectoriel des savoirs et, par extension, à l’institution socioculturelle de ce partage.

27Le roman d’histoire des sciences, d’une facture finalement très classique – disons même, après Pavel, littérairement « pré-moderne » –, qui, du fait des codes génériques qui lui sont propres, n’autorise qu’un minimum de marge de liberté stylistique aux écrivains, peut par conséquent être rangé dans la classe infériorisée des « littératures populaires » et marginales. Par l’« anthropologie fondamentale » (Pavel) humaniste que certains pensent y déceler, il a pourtant l’insi-gne pouvoir de libérer la parole de scientifiques pris dans un étau institutionnel et culturel inconfortable au niveau identitaire. Les dionysiens, toutes obédiences confondues – humanistes, néo-romantiques, écologistes, etc. –, reprochent à la science son manque d’audace, la routinisation d’une recherche uniquement axée sur le rendement théorique et technique, oubliant entre-temps les « fins spirituelles » qu’elles devraient poursuivre. D’après eux, il lui manquerait l’aventure, le souffle de l’épopée, la flamme de Prométhée. Or le roman est une instance textuelle pour ainsi dire « dialogique » : Science et Littérature y sont confondues, dans un univers fictionnel qui ose, par endroits, s’affranchir de toute référence au réel et vise la vraisemblance, pour au fond mieux servir un idéal de connaissance unitaire. L’apologie de la créativité, d’une mystique (non-avouée) à dimension cosmologique, est chez Jean-Pierre Luminet la pierre de touche d’un « imaginaire » réifié. L’enjeu de ces trajectoires d’écriture et de ces projets éditoriaux est donc de fournir au roman et aux romanciers les moyens de se légitimer par eux-mêmes – les légitimations scientifiques et littéraires leur faisant défaut. Comme forme à prétention artistique, le roman pèche néanmoins par la subversion politique qui le porte, puisque, en dernière instance, c’est l’ordre des savoirs dans sa généralité qu’il conduit à remettre en question.

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Mots-clés éditeurs : roman scientifique, littérature populaire., vulgarisation scientifique, genre littéraire

Date de mise en ligne : 15/11/2012

https://doi.org/10.3917/soart.006.0069

Notes

  • [1]
    Carneiro Florence, Rozet Brigitte, « Quelques aspects de la science dans le roman », in Béguet Bruno (éd.), La science pour tous. Sur la vulgarisation scientifique en France de 1850 à 1914, Paris, Bibliothèque du CNAM, 1990 ; Raichvarg Daniel, Jacques Jean, Savants et ignorants. Une histoire de la vulgarisation des sciences, Paris, Seuil, 1991, p. 111-119.
  • [2]
    Jeanneret Yves, Écrire la science. Formes et enjeux de la vulgarisation, Paris, PUF, 1994, p. 41-51.
  • [3]
    « Avertissement de l’éditeur », préface des Aventures du capitaine Hatteras de Verne (1866).
  • [4]
    Bensaude-Vincent Bernadette, « Un public pour la science. L’essor de la vulgarisation au XIXe siècle », Réseaux. n° 58. 1993.
  • [5]
    François Busnel, « Le cas Werber », L’Express, novembre 2001.
  • [6]
    Nous nous rallions à l’analyse proposée par Daniel Couégnas dans son Introduction à la paralittérature, Paris. Seuil, 1992.
  • [7]
    On se placera donc prioritairement du côté de la production – des « scientifiques-écrivains » –, délaissant, faute d’espace, le pôle de la « réception ».
  • [8]
    Snow Charles, Les deux cultures, trad., Paris, Pauvert, 1968, p. 32. Ce petit opuscule, reprise d’une conférence mémorable et controversée, qui porte certes les stigmates d’une époque tourmentée – celle de la Guerre froide –, revêt ici une importance particulière : en tant que diagnostic expert, il illustre, de façon symptomatique, cette « crise des savoirs » et de l’enseignement universitaire britannique – qui entre aussi en résonance avec des problématiques françaises. Cf., pour une socio-histoire de cette « scission », dans le creux de laquelle se sont engouffrées les sciences humaines au XIXe siècle, Lepenies Wolf, Les trois cultures : entre science et littérature, trad., Paris, Éd. de la MSH, 1990.
  • [9]
    Cette manière de voir, anti-essentialiste et nominaliste, n’est pas indifférente à la « science des œuvres », telle que l’entend Pierre Bourdieu, qui, au moyen d’une « historicisation » des pratiques littéraires, souligne la « vérité objective de la littérature comme fiction fondée sur la croyance collective » ; à ceci près toutefois que cette science ne saurait faire l’économie, au nom d’une forme de scepticisme axiologique, d’une analyse « interne » des œuvres – visant donc leur singularité (thématique, par exemple). Aussi, le « Roman scientifique » apparaît comme une sorte de « fétiche textuel » dont il s’agit de dégager simultanément les conditions pratiques de possibilité, et les caractéristiques définitoires. Cf. Bourdieu Pierre, Les règles de l’art, Paris, Seuil, 1998 [1992].
  • [10]
    Bensaude-Vincent Bernadette, art. cit. ; id., La science contre l’opinion. Histoire d’un divorce, Paris, Les Empêcheurs de Penser en Rond, 2003.
  • [11]
    Angenot Marc, « Jules Verne and French Literary Criticism », Science-Fiction Studies, 1, n° 1, Spring 1973.
  • [12]
    Bourdieu, op. cit., p. 222.
  • [13]
    Heinich Nathalie, L’épreuve de la grandeur, Paris, La Découverte, 1999.
  • [14]
    Evans Arthur, « Jules Verne and the French Literary Canon », in Smyth Edmund (éd.), Jules Verne : Narratives of Modernity, Liverpool, Liverpool University Press, 2000.
  • [15]
    Bourdieu, op. cit., p. 550.
  • [16]
    Zola Émile, « Jules Verne », Le Figaro littéraire (22 décembre 1878), Réimprimé dans Topin Marius, Romanciers contemporains, Paris, Charpentier, 1876, cité par Evans, art. cit.
  • [17]
    L’éditeur fut longtemps interventionniste à l’égard du travail de Verne. Il allait en effet jusqu’à censurer des passages quelque peu licencieux, réinventer des fins plus heureuses, raccommoder une morale plus pieuse et moins pessimiste, etc. Voir à ce sujet Dumas Olivier, Jules Verne, Lyon, La Manufacture, 1988, p. 121-133. D’emblée, ce genre d’ingérence éditoriale souligne l’étroite collaboration entre les auteurs et les éditeurs, catégories d’acteurs qui concourent de concert à la définition du genre ; une bonne partie des romans scientifiques doit d’ailleurs son existence à des initiatives éditoriales.
  • [18]
    Lettre à J. Hetzel, citée par Evans, art. cit., p. 18.
  • [19]
    Estime à double tranchant, cependant, puisque le fait d’être un « auteur populaire » renforce nécessairement la suspicion des clercs, qui partagent – aujourd’hui encore – une conception élitiste de l’art. Pour ces agents, l’évaluation par la vente en masse et le succès commercial (cf. la logique du best-seller) est d’emblée douteuse et ne vaut pas l’appréciation de ceux qui savent ce qu’est la littérature pure. Le cas de Werber est à cet égard édifiant ; le fait qu’il ait vendu 5 millions d’exemplaires de ses huit romans tend à le discréditer dans le monde littéraire. Voir aussi Couégnas, Introduction à la paralittérature, op. cit., p. 29.
  • [20]
    Evans, art. cit., p. 16-17.
  • [21]
    Voir notamment Ben-David Joseph, « Organisation, contrôle social et changement cognitif dans les sciences », in Éléments d’une sociologie historique des sciences, Paris, PUF, 1997.
  • [22]
    Gingras Yves, Keating Peter, Limoges Camilles, « La Renaissance : l’humaniste, l’artiste-ingénieur, l’imprimeur et la fin de la culture du scribe », in Du scribe au savant. Les porteurs du savoir de l’Antiquité à la révolution industrielle, Paris, PUF, 2000.
  • [23]
    Braffort Paul, Science et littérature. Les deux cultures, dialogues et controverses pour l’an 2000, Paris, Diderot Éditeur, 1998.
  • [24]
    Buffon, Discours sur le style, Castelnau-le-Lez, Climats, 1992.
  • [25]
    Les littéraires (les auteurs « réalistes » en particulier) se sont, depuis le XIXe siècle, largement inspirés de ce qu’ils percevaient comme étant l’« univers techno-scientifique ». Il existe donc des « zones d’influence », des emprunts. De même, les tenants de la littérature potentielle ont tenté de faire converger littérature et mathématiques. Voir notamment Cahn Michael, « Entre science et littérature », Littérature, mai 1991, n° 82, p. 28-42. Pour des études de ces contacts intra-textuels, cf., par exemple, Turner Marthe, Mechanism and the Novel. Science in the Narrative Process, Cambridge, Cambridge University Press, 1993 ; Noiray Jacques, Le romancier et la machine. L’image de la machine dans le roman français, 1850-1900, Paris, José Corti, 1989.
  • [26]
    Hulin-Jung Nicole, L’organisation de l’enseignement des sciences. La voie ouverte par le Second Empire, Paris, Éditions du CTHS, 1989.
  • [27]
    Belhoste Bruno, Les sciences dans l’enseignement secondaire français. Textes officiels, Tome 1 :1789-1914, Paris, INRP/Éd. Économica, 1995.
  • [28]
    Braffort, op. cit., p. 106.
  • [29]
    Heinich Nathalie, op. cit.
  • [30]
    Entretien pour Poésie 99, « Cartes blanches à… Jean-Pierre Luminet. Poète de l’Univers », Poésie 99, n° 78, juin 1999. L’auteur a repris ce terme significatif à plusieurs reprises lors de notre interview
  • [31]
    Tétry Andrée, Jean Rostand : prophète clairvoyant et fraternel, Paris, Gallimard, 1983.
  • [32]
    Bensaude-Vincent Bernadette, Rasmussen Anne (dir.), La science populaire dans la presse et l’édition : XIXe et XXe siècles, Paris, CNRS Éditions, 1998.
  • [33]
    Boltanski Luc, Maldidier Pascale, « Carrière scientifique, morale scientifique et vulgarisation », Information sur les sciences sociales, IX - 3, juin 1970.
  • [34]
    Dans la partie suivante, on avancera l’idée que le roman, dans ses spécificités formelles mêmes, est le lieu même où peuvent s’exprimer des aspirations de « totalité » qu’un certain idéal scientifique tend à réprouver. Il est du reste très fréquent de voir les scientifiques en fin de carrière généraliser, oser proposer une véritable vision du monde, au-delà de la physique.
  • [35]
    Cette insurrection par l’écriture n’est pas sans conséquences. Certains chercheurs se sont vus reprocher leurs activités de popularisation. Il est d’ailleurs des exemples d’excommunication ou de refus de promotion réels ; dans ces cas, ces pratiques exotériques peuvent jouer négativement dans l’évolution de la carrière du scientifique.
  • [36]
    Boltanski Luc, Maldidier Pascale, art. cit.
  • [37]
    Il va de soi que ce genre d’intentions ne sont que partiellement évoquées par les savants lors des entretiens…
  • [38]
    Dixit Lévy-Leblond, entretien DEA, 2002 (soutenu à l’Université René Descartes, Paris 5).
  • [39]
    Cet inventaire peut paraître assez expéditif, mais il reflète réellement l’état de l’offre.
  • [40]
    Cette légitimation par cette catégorie de « prix littéraire » est cependant révélatrice du caractère paralittéraire des romans scientifiques. On prend en effet l’initiative de créer un prix spécial pour le « livre de science », puisque celui-ci ne peut manifestement recevoir de consécration artistique de la part des grandes institutions que sont les différents prix littéraires, qui ne récompensent que les « littérarités constitutives » (Genette).
  • [41]
    Bourdieu Pierre, Les règles de l’art, op. cit., p. 196.
  • [42]
    Jules Verne aurait ainsi pour lecteur idéal un enfant, innocent et curieux ; Fontenelle, lui, enseignait la science aux femmes, alors prototypes de la frivolité.
  • [43]
    Genette Gérard, Fiction et diction, Paris, Seuil, 1991.
  • [44]
    Espagne Michel, De l’archive au texte. Recherche d’histoire génétique, Paris, PUF, 1998, p. 185-189.
  • [45]
    Pavel Thomas, La pensée du roman, Paris, Gallimard, 2003, p. 44.
  • [46]
    Et pour partie seulement ; à la suite de l’herméneutique ricœurienne du texte, il apparaît nécessaire de dissocier les intentions de l’auteur de celles que manifeste le texte « par lui-même », qui feront ici l’objet d’une interprétation théorique en termes de « pensée » et d’ « esprit »
  • [47]
    Le choix de cette œuvre s’est vite imposé à nous. Ce projet d’écriture – prenant corps dans deux romans à succès : Le Rendez-vous de Vénus et Le bâton d’Euclide – n’illustre certes pas dans sa plénitude une hypothétique idéologie du roman scientifique, mais il s’inscrit d’une façon singulière dans l’histoire du genre. De plus, si Luminet est scientifique « de formation », il n’empêche que les tentations de l’écriture l’ont très tôt assailli, et il n’a rien fait pour s’en déprendre, si bien qu’il exemplifie les contradictions mises en évidence dans la première partie de ce travail. L’idéologie humaniste que le cosmologiste soutient, dans différents formats textuels (poésie, essai, vulgarisation, roman, etc.), se fait dramatiquement l’écho de la « crise des savoirs », des noces gâchées de la entre Science et de la Littérature.
  • [48]
    De la même manière, Marianne Chouteau a sondé, dans les préfaces mêmes, qu’elle qualifie de « métadiscours », les diverses « intentions » qu’expriment quelques-uns des textes de vulgarisation scientifique les plus emblématiques, de Fontenelle à Figuier, en passant par Flammarion. Chouteau Marianne, Les intentions vulgarisatrices. Étude d’ouvrages de vulgarisation de 1686 aux années 1950, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2001.
  • [49]
    Ce d’autant plus que dans les sciences de l’univers, la recherche des raisons terminales, sublimée dans des investigations cosmologiques, est un pendant nécessaire. Les scientifiques sont ainsi rarement indifférents à ces problématiques, et sont de toutes façons sollicités par les publics de l’astronomie, lors des conférences, pour en disserter.
  • [50]
    Voir, au sujet de cette intrication du réel et du vraisemblable, Jacquart Danielle, « Le jeu avec les références scientifiques dans les romans de Jules Verne », in id. (éd.), De la science en littérature à la science-fiction, Paris, Éditions du CTHS, 1996.
  • [51]
    Barthes Roland, « Nautilus et Bateau ivre », in Mythologies, Paris, Seuil, 1970 [1957], p. 80.
  • [52]
    La figure de Dionysos n’est pas présente littéralement dans les textes de l’astrophysicien. Nous forçons le trait, en ayant bien à l’esprit les dérives auxquelles s’expose ce genre de surinterprétation.
  • [53]
    Nul mysticisme dans cette notion, loin donc d’une « mythocritique » littéraire qui, dans le prolongement de l’anthropologie symbolique de Gilbert Durand, dévoile les « structures anthropologiques » de cet imaginaire romanesque-là – une telle herméneutique a été déployée par Simone Vierne, in Jules Verne, mythe et modernité, Paris, PUF, 1989. On peut aussi substituer indifféremment à celle-ci des notions qui lui sont connexes : « idéologie » (au sens de Ricœur), « pensée » (Pavel), sens global du texte. En un sens plus sociologique, il n’est pas incongru non plus d’invoquer la notion d’« esprit » telle que l’utilise Weber dans ses études de sociologie religieuse. Là encore, il est question de caricatures théoriques ayant pour fonction de rendre saillantes des réalités empiriques, ici des représentations thématiques à dimension « anthropologique » ou « cosmologique ».
  • [54]
    Holton Gérald, L’imagination scientifique, trad., Paris, Gallimard, 1981.
  • [55]
    Braffort, ibid., p. 285.
  • [56]
    Gingras Yves, Keating Peter, Limoges Camilles, op. cit.
  • [57]
    Bideau Anne, « Le grand jeu de Jean-Pierre Luminet », Poésie 89, n° 30, décembre 1989.
  • [58]
    Feyerabend Paul, La science en tant qu’art, trad., Paris, Albin Michel, 2003, p. 74.
  • [59]
    Luminet Jean-Pierre, « Science, poésie, création », Revue intemporelle, n° 7, 1995.
  • [60]
    Holton Gerald, « La métaphore dans l’histoire de la physique », in Coorebyter (de) Vincent (dir.). Rhétoriques de la science, Paris, PUF, 1994, p. 169.
  • [61]
    Pavel, La pensée du roman, op. cit.
  • [62]
    Schaeffer Jean-Marie, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Seuil, 1989, p. 84.
  • [63]
    Jacobi Daniel, La communication scientifique. Discours, figures, modèles, Paris, PUG, 1999, p. 237-249.
  • [64]
    Luminet Jean-Pierre, Le bâton d’Euclide, Paris, JC Lattès, 2002, p. 271.
  • [65]
    Malgré sa récente panthéonisation, on ne peut pas dire qu’Alexandre Dumas ait une enviable réputation dans le champ des évaluateurs de la chose littéraire. L’étiquette de « romancier populaire », que les scientifiques-romanciers doivent accepter par défaut, participe décidément de cette dévaluation générique. Cf. la présentation et l’interview de Jean-Pierre Luminet sur le site des Éditions JC Lattès — http://www.editions-jclattes.fr
  • [66]
    Rey Pierre-Louis, Le roman, Paris, Hachette, 1992, p. 18.
  • [67]
    Schaeffer Jean-Marie, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, op. cit., p. 103.
  • [68]
    Jurdant Baudouin, « Vulgarisation scientifique et idéologie », Communication, n° 14, 1969.
  • [69]
    Evans Arthur, « Functions of Science in French Fiction », Studies in the Literary Imagination, 22, n° l, Spring 1989.
  • [70]
    Il est un ensemble relativement stable, formalisé et cohérent de ressources conceptuelles – autrement dit, un modèle que l’écriture concrétise.
  • [71]
    Hamon Philippe, « Un discours contraint », in Barthes, Bersani, Hamon, Riffaterre, Watt, Littérature et réalité, Paris, Seuil, 1982.
  • [72]
    Couégnas, Introduction à la paralittérature, ibid., p. 61.
  • [73]
    Bridenne Jean-Jacques, La littérature française d’imagination scientifique, Lausanne, Dassonville, 1950, p. 135.

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