Couverture de SOCIO_143

Article de revue

Yaëlle Amsellem-Mainguy, Les Filles du coin. Vivre et grandir en milieu rural

Pages 373 à 375

English version

Yaëlle Amsellem-Mainguy, Les Filles du coin. Vivre et grandir en milieu rural

1 Avec l’ouvrage Les Filles du coin, clin d’œil aux Gars du coin publié par Nicolas Renahy (La Découverte, 2005), Yaëlle Amsellem-Mainguy vient combler un manque en matière de connaissance sociologique. Longtemps laissée de côté au bénéfice de la jeunesse urbaine qui a largement concentré l’attention des chercheur·es, la jeunesse rurale a fait l’objet de publications récentes dans les champs académique, décisionnel et littéraire. On peut à cet égard citer : Benoît Coquard, Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, Paris, La Découverte, 2019 ; Bertrand Coly et Danielle Even, Place des jeunes ruraux dans les territoires, Paris, CESE, 2017 et bien sûr Nicolas Mathieu, Leurs enfants après eux, Arles, Actes Sud, 2018, qui a reçu le Prix Goncourt. Malgré cette attention récente, nous ne disposions jusqu’alors que de peu d’éléments spécifiques sur les conditions de vie des jeunes femmes rurales, ce qui rend ce livre particulièrement précieux.

2 Yaëlle Amsellem-Mainguy s’est donc attachée ici à comprendre comment les jeunes femmes vivent leur jeunesse en milieu rural. Pour ce faire, elle a enquêté dans quatre territoires ruraux aux réalités socio-économiques hétérogènes : la Chartreuse, la presqu’île de Crozon, les Deux-Sèvres et les Ardennes, ce qui lui a permis de mettre à jour « ce que les territoires font à leurs habitantes » (p. 15). Âgées de 14 à 28 ans, les jeunes femmes rencontrées présentent un certain nombre de points communs : elles sont restées vivre dans leur territoire d’origine (même si certaines en sont parties pour y revenir après un certain laps de temps), elles appartiennent aux classes populaires ou à la petite classe moyenne. Pour entrer en contact avec elles, l’auteure s’est appuyée sur des professionnel·les travaillant avec les jeunes. Elle a ensuite mené une enquête de terrain approfondie mêlant entretiens individuels, collectifs et observations.

3 En introduction, de manière classique, Yaëlle Amsellem-Mainguy situe son ouvrage dans la littérature existante sur les jeunes ruraux, elle décrit ses enquêtées, présente ses questionnements initiaux et ses territoires d’enquête. L’ouvrage est ensuite composé de six chapitres. Le premier brosse un portrait général des jeunes femmes rurales puis les suivants abordent successivement les différentes sphères de la vie de ces personnes (les relations amicales, les parcours scolaires, le travail, le temps libre, la vie amoureuse).

4 Le chapitre 1 est donc intitulé « Être une fille d’ici ou d’ailleurs : territoire et inscription familiale ». Trois temps le composent. L’auteure s’intéresse tout d’abord à la construction subjective de la ruralité par les jeunes femmes. En reprenant largement les propos des jeunes femmes rencontrées, Yaëlle Amsellem-Mainguy met en évidence les effets des disparités territoriales sur les manières de considérer les campagnes dans lesquelles elles habitent. Alors que dans le cas des territoires étudiés les plus en déclin (les Ardennes, le Pays de Gâtine ou l’Aulne maritime), les jeunes femmes pointent l’absence d’emploi, d’infrastructures ou l’éloignement des centres urbains, dans les territoires plus attractifs (le massif de la Chartreuse ou la presqu’île de Crozon), elles vont surtout insister sur les relations entre les jeunes et le reste de la population, sur le manque d’offre de loisir ou bien encore sur les difficultés de mobilité, notamment pour rejoindre les villes. Le deuxième temps du chapitre se focalise sur l’inscription territoriale des jeunes, en s’intéressant notamment à l’ancrage local de leur famille. L’auteure distingue alors les familles qui sont là depuis plusieurs générations, les jeunes qui sont venues à la faveur de l’installation récente de leurs parents ou bien encore les jeunes qui vivent de manière plus mobile. Enfin, elle se penche sur les conséquences du fait « d’être fille de » (d’un·e notable local·e), de venir d’une famille présente à l’occasion des événements publics locaux. Elle conclut son propos en soulignant que cette situation est loin d’être partagée par l’ensemble des jeunes femmes et que certaines connaissent des sorts particulièrement difficiles, marqués par l’isolement et le retrait de cette vie sociale.

5 Le chapitre 2 s’intéresse aux relations d’amitié et au contrôle social des fréquentations. Quatre points éclairent le propos. En premier lieu, l’auteure souligne que l’interconnaissance qui caractérise les territoires ruraux entraîne des formes de sociabilité à la fois soutenues et enfermantes. Appartenir à une « bande » permet de lutter contre l’isolement, de se sentir affiliée. L’appartenance est également construite en opposition aux autres et on comprend l’importance des ragots, de la « réputation », des querelles de clocher… Dans un deuxième temps, l’auteure s’intéresse à la façon dont les jeunes femmes décrivent leur groupe d’amies. Elle souligne tout d’abord le fait que ces groupes sont finalement peu mixtes. Construits dans l’enfance sur l’appartenance à un même territoire, à un même établissement scolaire, à partir du lycée, les groupes se constituent davantage sur le fait de partager des expériences de vie similaires. Le troisième point du chapitre s’arrête sur une réalité tout à fait singulière du monde rural : les effets des décès par accident de la route des jeunes hommes sur la construction sociale des rôles féminins. Pour finir ce chapitre, Yaëlle Amsellem-Mainguy s’intéresse plus particulièrement aux jeunes femmes qui restent en marge des groupes. Certaines choisissent de privilégier leur couple au détriment des amies, d’autres n’entretiennent que peu de relations parce qu’elles n’osent inviter personne chez elles du fait de leur dénuement économique.

6 Le chapitre 3 est dédié à l’analyse des parcours scolaires et des sociabilités nouées au sein des établissements. Son contenu suit l’avancée en âge des jeunes femmes. L’auteure s’intéresse tout d’abord au temps de l’école et du collège. Fondées sur une expérience commune et de temps long, les scolarités rurales permettent de construite un fort sentiment d’appartenance territoriale. Le temps du lycée, deuxième point de l’analyse, conduit les jeunes femmes qui poursuivent leurs études à faire des choix. L’éloignement géographique qu’il implique, le départ en internat, ses contraintes et les préoccupations liées à la famille pèsent lourdement sur l’orientation scolaire et la réussite des études. Beaucoup des jeunes femmes rencontrées achèvent leurs études avec le baccalauréat et ne poursuivent pas dans le supérieur. En outre, du fait du peu de choix de filières qui s’offrent à elles, elles sont souvent contraintes à faire correspondre leurs aspirations aux possibilités familiales et à celles du territoire. Elles optent alors largement pour des filières de formation très genrées (notamment dans le service à la personne) qui proposent des métiers souvent expérimentés par leur mère ou leurs amies. L’influence des mères sur l’orientation scolaire et professionnelle des jeunes filles rurales apparaît d’ailleurs particulièrement significative dans les développements de l’auteure.

7 En suivant toujours l’avancée en âge des jeunes femmes, le chapitre 4 aborde la question du travail et des contraintes liées au peu d’offres disponibles dans la plupart des territoires étudiés. Les jeunes femmes rurales semblent se trouver confrontées à une alternative épineuse : soit partir en laissant derrière elles tout leur réseau familial et amical pour se forger un avenir marqué par de nombreuses incertitudes ; soit rester et accepter de se cantonner aux faibles possibilités d’embauche des territoires. Un premier élément ressort de l’enquête : la place importante du permis de conduire pour obtenir un travail (et, à l’inverse, la nécessité de travailler pour pouvoir se payer ce permis). En second lieu, des conditions de travail particulièrement pénibles sont soulignées : nombre de jeunes femmes enquêtées insistent sur les horaires décalés, fractionnés, la dureté des conditions de travail, les contrats de travail non conformes à la loi, la faiblesse des rémunérations… Pour pallier ces réalités, une partie des jeunes femmes se tournent vers les métiers de la sécurité (police, armée, pompiers) et y trouvent une certaine stabilité de l’emploi ainsi que des revenus plus constants. Certaines vont opter pour le travail à domicile en devenant assistantes maternelles ou en créant une micro-entreprise, mais ces activités se révèlent elles aussi épuisantes.

8 Le chapitre 5 de l’ouvrage se focalise, quant à lui, sur l’usage de leur temps libre par les jeunes femmes. L’auteure pointe de nouveau le peu d’offres disponibles dans les territoires, notamment du fait de l’insuffisance des transports en commun. Si la proximité avec la nature pouvait apparaître comme une richesse durant l’enfance, elle ne suffit plus en grandissant pour répondre aux aspirations des jeunes. Cette faible offre se double du fait que de nombreux bourgs, frappés par le déclin économique, abritent des magasins fermés. Pour se déplacer vers les centres urbains, les jeunes filles ont alors recours soit à leurs parents soit aux deux-roues ou encore aux voitures des un·es et des autres. Dans les deux derniers cas de figure, elles s’exposent aux dangers de la route évoqués précédemment. Si de nombreuses filles sont impliquées dans l’enfance dans des activités sportives au sein d’équipes mixtes locales, à l’adolescence elles doivent rejoindre des équipes non mixtes souvent éloignées de leur lieu d’habitation et beaucoup sont contraintes d’arrêter leur pratique. Les activités de loisir des jeunes femmes ont dès lors plutôt cours au sein de l’espace domestique ; qu’il s’agisse de surfer sur internet ou de recevoir ses amies chez soi, c’est le lieu principal de développement des loisirs des jeunes femmes rurales.

9 Dans le dernier chapitre de son livre, Yaëlle Amsellem-Mainguy s’intéresse à la vie amoureuse, sexuelle et conjugale des jeunes femmes, question qui mobilise ses travaux depuis un certain temps. L’auteure souligne tout d’abord la fréquence avec laquelle les jeunes femmes rencontrées évoquent le contrôle social des fréquentations et les images sociales que ce contrôle génère. Elle évoque le rôle que joue internet dans l’ouverture des possibilités d’échapper au dénigrement et à l’entre-soi territorial. D’autres difficultés pèsent particulièrement sur les manières de conduire sa vie amoureuse pour les jeunes femmes rurales ; il apparaît difficile d’avoir un partenaire racisé, d’être une personne LGBTQIA +. Au-delà de ces aspects, l’ouvrage met en évidence la force de la norme de la conjugalité : il faut être en couple pour se conformer, pour faire la « preuve de sa valeur sur le marché affectif et relationnel » (p. 232). Quand elles s’installent avec leur conjoint, les jeunes femmes rurales semblent rester fortement en lien avec leur famille d’origine et/ou avec la famille du jeune homme. Ces dernières apportent au jeune couple des soutiens divers, financiers ou en nature. La dernière section de ce chapitre aborde la question de l’installation dans le couple. Pour la grande majorité des jeunes femmes rencontrées, s’installer avec son conjoint est un objectif de vie désirable. L’accession au logement autonome ne passe pas nécessairement par l’arrivée rapide des enfants, mais l’auteure constate que les jeunes femmes qui franchissent l’étape de cette installation ont tendance à orienter largement leurs activités vers l’espace domestique.

10 En conclusion, l’auteure revient sur la question de la mobilité et des freins à la mobilité physique et psychique. Elle souligne ainsi les contraintes qui pèsent sur les jeunes femmes rurales, notamment en termes de temps passé à parcourir les trajets domicile-école ou domicile-travail, et elle mentionne également l’impossibilité de bénéficier de la mobilité pour les jeunes femmes qui ont en charge un parent ou un enfant et/ou qui concentrent fortement les attentes de leur famille.

11 Écrit de manière vive et dynamique, Les Filles du coin est un livre de sociologie passionnant et très complet. Il aborde l’ensemble des dimensions de la vie de ces jeunes femmes. Avec un ton jamais condescendant ou misérabiliste, l’auteure nous donne à voir la complexité de leur parcours ainsi que les solidarités et les amitiés qui peuvent venir les soutenir. Si l’on peut souhaiter une sorte de suite à l’ouvrage qui nous donnerait à voir des parcours de jeunes femmes quittant le monde rural pour l’urbain et continuant leurs études dans l’enseignement supérieur, il complète néanmoins largement des dimensions jusque-là peu explorées à la fois dans les domaines de la sociologie de la jeunesse et de la sociologie du genre.


Mise en ligne 12/09/2023

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